Nymphée (Rosny aîné)/I/V

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 61-74).

V

Les habitants du lac


Les jours passèrent.

Nous nous attachions de plus en plus à ce lac merveilleux, nous y allions visiter les îles en compagnie de nos amis aquatiques. Des troupes de jeunes hommes et de jeunes femmes poussaient notre radeau en se jouant, nageaient tout autour dans l’eau très transparente. Nous prenions du repos aux berges fraîches, sous de frêles saules ou de hauts peupliers.

Mais de cette vie délicieuse, le charme supérieur était nos hôtes mêmes, que nous commencions à connaître, avec qui nous échangions trois ou quatre paroles. Toutefois, c’est eux qui apprenaient notre langue, nos oreilles demeurant impuissantes à analyser les sons dont ils communiquaient entre eux.

Leurs mœurs étaient simples et faciles. La notion de famille leur était parfaitement étrangère. Je crois que toute la population du lac montait à douze cents personnes environ. Hommes et femmes élevaient indifféremment les enfants : nous n’en vîmes négliger aucun.

Leurs habitations étaient de bois, recouvertes de mousses et de branchages, creusées de fenêtres. Elles ne servaient guère durant la belle saison et devaient être plutôt des abris pour hiberner. Leur cuisine se faisait en plein air et ne consistait qu’en cuisson de poissons, d’œufs, de champignons et de quelques légumes sauvages. Ils ne mangeaient pas leurs oiseaux domestiques ni aucun animal à sang chaud. Nous comprîmes qu’ils répugneraient à nous en voir nourrir ; nous nous contentâmes de leur régime. Notre santé s’en trouva très bien.

Ils avaient quelques armes, entre autres une manière de harpon hélicoïde, qu’ils pouvaient lancer sur l’eau, non seulement en ligne droite, mais encore en série de courbes, et faire revenir à eux comme le boomerang des Australiens. Ils s’en servaient pour capter les gros poissons. Il faut dire ici que les poissons du lac étaient les plus rusés que j’aie vus — sans doute à cause même de la présence d’un homme-marin qui, de génération en génération, les avait accoutumés à une défense plus subtile qu’ils n’en ont ailleurs coutume. Nos hôtes en avaient aussi apprivoisés beaucoup : ils ne touchaient pas à ceux-là, — ils ne consommaient que leurs œufs. En revanche, ils étaient âpres à la chasse aux brochets et aux perches.

Leur industrie n’était pas complexe, encore qu’ils connussent le métier du potier et les éléments de ceux du menuisier et du charpentier. Ils n’usaient point de métaux, mais d’une sorte de néphrite fort dure, dont ils faisaient leurs harpons, leurs scies, leurs haches, leurs couteaux.

Somme toute, la simplicité de leurs besoins matériels ne les portait guère à l’industrie. — Leur vie était plus poétique que pratique. Jamais je ne vis créatures plus débarrassées qu’eux de tous soucis d’accaparement ou de propriété. Ils semblaient n’avoir retenu que les éléments de bonheur, écarté toute vaine souffrance. Non d’ailleurs qu’ils fussent indolents, — ils adoraient l’exercice, les voyages aquatiques, jusqu’à l’épuisement, — ils étaient sans cesse en mouvement comme les cétacés. À l’encontre des sauvages, qui passent des chasses forcenées aux longs jours d’assoupissement, ceux-ci se remuaient inlassablement.

Mais cette prodigieuse action n’avait aucun but productif. C’était leur rêve. Ils nageaient, voguaient, bondissaient, comme d’autres se reposent. À part quelques chasses sous l’eau — et uniquement contre les poissons carnivores, ils bougeaient pour bouger.

Je leur vis résoudre d’extraordinaires problèmes de mouvement, une variété d’attitudes et de lignes auprès desquelles la souplesse de l’hirondelle ou du saumon est grossière. Leurs jeux n’étaient qu’un continuel déploiement d’art, des nages-danses, des ballets complexes et suggestifs.

À les voir se croiser, se tourner, décrire des hélices les uns autour des autres, se précipiter à vingt ou à trente dans des tourbillons, on sentait chez eux un sens de pensée dynamique, de pensée musculaire, inconnu chez les autres humains.

Surtout ils étaient admirables dans le clair de lune. J’ai assisté à des fêtes sous l’eau, si belles, si douces, si rêveuses, faites d’évolutions si variées, que rien ne s’y peut comparer en ce monde.

Ces fêtes s’accompagnaient, lorsqu’ils étaient en nombre, d’un phénomène étrange et délicieux. L’eau, rythmée par leur ballet, élevait peu à peu une voix euphonique. Cette voix, partie d’une mélopée indicible, une confidence de murmures, un chuchotement d’harmonies s’enflait lentement, ineffablement. L’Élément tremblait et chantait, l’élément envoyait un grand hymne humide — ô douceur intraduisible, ô voix pénétrante du prodige ! — qui nous faisait venir des larmes d’exaltation.

Encore, je rêvais à la Légende, à cette victorieuse voix des Sirènes que les navigateurs antiques crurent ouïr sur les flots. N’était-ce pas elle que nous entendions dans la nuit argentée, mais si bonne, si fraternelle ! Et combien supérieure au mythe, car c’est l’Eau même, c’est le Lac qui chante, — c’est la grande rumeur des vagues soumise au rythme par les Hommes-des-Eaux — comme y pourrait être soumise la rumeur du Vent sur les Forêts.

La pensée par le mouvement n’était pas uniquement, chez nos hôtes, générale et poétique. Elle devenait souvent particulière : j’entends qu’elle servait à exprimer des notions précises. J’ai pu épier, par exemple, dans quelques cas, de véritables dialogues en action, dont je finissais par saisir quelque vague linéament, insuffisant sans doute pour me faire suivre la pensée des nageurs, mais très suffisant pour me faire saisir que c’était une causerie que je voyais. Dans des leçons aquatiques aux enfants, auxquelles j’eus la joie d’assister, je me confirmai dans ma conviction : ceux qui enseignaient les enfants exprimaient leur approbation ou leur désapprobation par des inflexions de nage, dont, en fin de compte, j’en distinguai deux au moins : par l’un on arrêtait net la leçon, par l’autre on la modifiait.

L’amour y trouvait naturellement son expression. Les Hommes-des-Eaux savaient déployer un art de tendresse, de supplication, de fierté, variable d’individu à individu, art plus imprévu que leur art collectif, art très subtil, très délicat et peut-être supérieur à nos idylles causantes.

Ils ne semblaient pas avoir l’esprit métaphysique — peu enclins à l’abstraction. Je ne vis nulle trace de culte, de croyance surnaturelle, — mais un vif amour de la nature. J’ai parlé de leur douceur envers les oiseaux et les mammifères et aussi envers les poissons domestiques. Cette douceur les mettait en communication intime avec les êtres. Ils savaient s’en faire comprendre à un degré admirable. J’ai vu donner des ordres à des salamandres, à des chauves-souris, à des oiseaux, à des carpes, des ordres dont l’idée seule nous paraîtrait chimérique, par exemple d’aller en quelque place désignée, quelque île, quelque district du lac. Des cygnes ont fait, sur ordre, des trajets de plusieurs lieues. Des chauves-souris ne chassaient plus pendant quelques jours. Des carpes cessaient temporairement de s’abriter dans une retraite favorite.

La scène qui se passa lors de notre première rencontre avec l’Homme-des-Eaux se renouvela souvent, depuis, sous mes yeux. À l’aide d’un roseau, entaillé de rainures plus ou moins larges et profondes, et par le frottement d’un crochet de pierre, quelque musicien produisait ces notes si finement intervallées. Les sons rassemblaient les bêtes et les tenaient sous le charme : reptiles, oiseaux, poissons, venaient les écouter, et les bêtes de proie accordaient une trêve à leurs victimes.

Que de fois ces scènes nous enchantèrent, que d’heures claires à voir tel musicien ou musicienne renouveler les fables antiques, et avec un instrument si rudimentaire ! Que d’extraordinaire félicité dans tous les jeux, dans toute la vie de ces populations amphibies !

J’ai dit que les mœurs étaient libres. Avec une réserve pourtant : l’union durait un mois lunaire. Généralement, la lune nouvelle coïncidait avec la période du choix. Jeunes gens et jeunes filles s’appariaient alors jusqu’à la fin des phases. C’était tout de même une sorte de mariage, un mariage ensemble physiologique et astronomique, d’autant que les jeunes filles étaient parfaitement accordées avec l’astre[1].

Ces mœurs ne suscitaient aucun désordre. Elles s’accompagnaient d’une grande loyauté. Nous ne vîmes ombre de dispute, moins encore de combat, entre nos hôtes mâles. Le choix fait, chacun s’y tenait jusqu’au décours de la lunaison ; chacun le refaisait jusqu’à la lunaison prochaine. Il n’était pas interdit de continuer le mariage par un nouveau bail, mais il était rare qu’on le fît. Plutôt s’y reprenait-on quelques mois plus tard. Pour les enfants, ils appartenaient pendant quelques mois à la mère, mais la communauté entière veillait à leur bien-être.

Relativement à un organe d’adaptation[2] qui pût expliquer leur long séjour sous l’eau, je n’ai pu décidément en trouver aucune trace. Le temps qu’un Homme-des-Eaux peut plonger sans reparaître à la surface est parfois de plus d’une demi-heure. Si vous ajoutez à cela une vitesse de nage qui atteint de trente à quarante-cinq kilomètres par heure, vous verrez qu’ils peuvent rivaliser avec les cétacés. Ils ont une véritable supériorité sur ces derniers, dans leur œil, qui est admirablement adapté à la vision aquatique. C’est ce que la simple inspection de cet organe pouvait déjà faire prévoir : leurs immenses prunelles planes sont aussi favorables à la vue dans l’eau que les yeux du faucon à la vue aérienne. A posteriori, la supériorité de cet organe est surabondamment démontrée par la subtilité de leurs évolutions : ils accomplissent en troupe des merveilles de précision, ils calculent, à une ligne près, des élans qui mal exécutés se termineraient par des chocs terribles. Dans leurs chasses-pêches, ils perçoivent le menu poisson à des centaines de mètres.

Sur terre, leur vue est trouble, à la façon de celle des presbytes : ils distinguent confusément en deçà de dix mètres ; en revanche, ils voient assez bien dans le lointain.

Leur ouïe aussi est sensiblement différente de la nôtre. J’ai parlé de leur musique intervallée par de véritables commas, de leur bizarre articulation de parole. C’est, je crois, que, tout comme leur œil, leur oreille est plutôt adaptée à la vie aquatique qu’à la vie aérienne. On sait que la vitesse du son est plus que quadruple dans l’eau que dans l’air, ce qui crée nécessairement de sérieuses divergences entre une ouïe développée en milieu aquatique et une ouïe aérienne. On répondra que la vraie divergence est que les habitants de l’eau sont le plus souvent muets ; que l’ouïe s’est développée avec la raréfaction de l’air. Je n’ai pas à discuter ici ce problème : l’expérience est de mon côté, en ce qui concerne les Hommes-des-Eaux, et prime toute théorie. Je me bornerai à dire que, une fois née, l’ouïe a pu recevoir des modifications dues aux milieux mêmes qui avaient retardé sa naissance. C’est ainsi que si une atmosphère très dense a pu s’opposer à la production d’un organe d’audition, il n’est pas prouvé que l’organe, déjà venu, ne serait pas capable de se développer tout de même, si l’animal était amené à revivre dans une atmosphère dense. Au surplus, le fait que l’ouïe a crû sur la terre dans les conditions précitées ne démontre pas péremptoirement qu’elle n’eût pas crû autrement : il n’y eût fallu sans doute que quelques millions d’années de plus. Et enfin et surtout, les affirmations actuelles de la science à ce sujet ne sont peut-être pas plus définitives que telle assertion de nos devanciers immédiats, comme par exemple celle (bien importante cependant) qui attribuait le vaste développement des reptiles de l’âge secondaire à la présence de grandes quantités d’acide carbonique : on sait qu’aujourd’hui on l’attribue au contraire à un excès de pression et d’oxygène.


  1. Tout cela, naturellement, je ne l’ai su que bien plus tard.
  2. Comme je n’ai pas eu de cadavre d’Homme-des-Eaux entre les mains, mon expérimentation a été forcément limitée.