Nymphée (Rosny aîné)/I/VII

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 85-90).

VII

La disparition


Rien de particulier ne survint durant la fin de la semaine. Chaque jour, les Hommes-des-Eaux noirs venaient en députation vers notre île ; les nôtres leur rendaient visite sur la grande île la plus voisine, où ils avaient établi leur campement. Les jeunes gens des deux races continuaient à organiser des fêtes. L’animation avait grandi ; les nuits se passaient en rondes, en grands ballets aquatiques au clair de la lune décroissante. Le temps demeurait tiède ; une invincible exquisité accompagnait l’appréciation continuelle qui me torturait. Mon sommeil était trouble, traversé de cauchemars. Je m’éveillais en sursaut, les tempes baignées, la bouche fiévreuse.

J’aurais dû me rassurer, cependant, d’abord parce que nous étions bien gardés, ensuite parce que les nouveaux venus semblaient avoir oublié notre présence. Il était très probable que le jeune chef, en supposant qu’il eût eu quelque idée équivoque, l’avait abandonnée avec cette mobilité qui semblait un des caractères de sa race.

J’avais beau me répéter cela, je n’en étais pas plus tranquille. Un pressentiment plus fort que toute raison m’obsédait. D’ailleurs, nos amis montraient toujours une méfiance égale à la mienne, et qui ne contribuait pas peu à m’énerver : ils ne devaient pas, eux, être mus par de simples pressentiments ; ils avaient sans doute des raisons sérieuses pour se défier !

Un soir, au lever de la lune, les Hommes-des-Eaux noirs vinrent en très grand nombre, — accompagnés de leurs vieillards. Il se fit de solennelles démonstrations, de plus nombreux échanges de cadeaux. Je devinai qu’il s’agissait d’un départ : l’espérance glissa furtive sur mon âme.

Le ciel était pur sur les trois quarts de son pourtour, particulièrement à l’orient. Une lueur jaune errait sur les eaux. Les bêtes amphibies bruissaient sur les feuilles de nénuphar, sur les longs glaives de l’iris. Toute l’humide perspective exhalait une poésie nerveuse. On percevait la fécondité sans bornes, le tendre élan de joie frôlant la pointe des roseaux, l’aile des noctuelles et des chauves-souris, la rêverie des saules. C’était un des jours où la création psalmodie la renaissance éternelle.

Les Hommes-des-Eaux le sentirent ; — leurs adieux furent une fête miraculeuse. Jamais je ne vis, sur le petit cosmos lacustre, un plus adorable ballet, une plus harmonieuse rêverie mouvante. Corps noirs et corps clairs passaient en entrelacs infinis, en arabesques pleines d’un sentiment subtil des courbes, en symphonie de trajectoire. Le jeu des rais lunaires sur tous ces corps émergeant, plongeant aux profondeurs, tournoyant dans des pénombres cristallines, des flaques de nacre et d’aigue-marine, était si doux que j’en oubliais mes angoisses.


Vers une heure, tout cessa. La scène des adieux fut grave : je vis s’éloigner l’escadre vivante.

« Ah ! — dis-je à Sabine, qui avait assisté avec moi à toute cette scène… — Se pourrait-il qu’ils partent ?

— Je le crois ! » — fit-elle.

Ses yeux craintifs se levaient vers moi, inondés de rayons pâles. Je l’embrassai avec un mélange de fièvre et de délice :

« J’ai eu bien peur ! Pour toi ! …

— Pourvu, — dit-elle en soupirant, — que mon père revienne maintenant… je suis si inquiète ! …

— Il reviendra ! »

Mais je n’étais toujours pas tranquille. Une peur informe, sans cause, continuait à remuer en moi, et que l’arrivée même de notre ami, nous expliquant par signes que les autres étaient bien partis, ne put dissiper.

Pourtant, vers deux heures du matin, je m’endormis fiévreusement.

Je crois que mon sommeil fut d’abord très lourd — en revanche de mes insomnies des nuits précédentes. Vers le matin, j’eus un cauchemar qui finit par m’éveiller en sursaut. Mon cœur était en tumulte. La terreur régnait sur moi confuse, étouffante :

— Sabine ! — m’écriai-je.

Je m’étais levé. Le sang-froid me revint. Je jetai un regard hors de mon abri. L’aube était venue. Les frênes susurraient dans la brise matinale. La lune errait encore près du zénith. Tout respirait la confiance. Les dernières palpitations du cauchemar s’éteignirent. Je restai quelques minutes à contempler la douce incertitude firmamentaire :

— Qu’il ferait bon vivre ici !

Je fis quelques pas vers l’abri de Sabine, et tout à coup la stupeur, l’horreur, l’épouvante : l’abri était vide !


fin de la première partie