Nymphée (Rosny aîné)/II/II

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 95-109).

II

Le combat sous-lacustre


Si nous gagnions sur le radeau poursuivi, c’est ce que je n’aurais pu dire. Je le voyais toujours comme un point noir sur l’horizon, et il était à craindre qu’il ne disparût à la première apparence de brumes. Cela arriva vers midi. Le ciel n’étant pas tout à fait libre, parcouru de larges nues, les vapeurs furent condensées.

Toujours entraîné sans que la vitesse se ralentît, peu à peu je glissais à la rêverie, à la vaine imagination de moyens fantastiques pour reconquérir ma fiancée, quand le cri batracien des Hommes-des-Eaux m’éveilla. Je relevai la tête. Le radeau était à trois cents mètres d’une île basse où des peupliers montaient dans un fourmillement lumineux de leurs feuilles. Entre les troncs espacés, je revoyais le radeau, toujours comme une tache noire, mais plus proche, puisqu’il se montrait malgré la brume. Mon regard, attiré d’abord sur ce point, s’en détourna bientôt aux clapotements d’appel de mon équipe. Tous indiquaient, au-delà de l’île, sur la droite, un massif de grands roseaux autour duquel l’eau s’agitait avec fureur. Le radeau s’immobilisa. Je tenais mon arme, chargée de ses deux coups, et j’attendais l’attaque. Le bouillonnement autour du massif de roseaux se déplaçait, se dirigeait vers nous. Puis, soudain, un calme absolu. Les eaux limpides montrèrent leur fond de hautes plantes comme une forêt submergée, et, sur les arabesques des tiges, les guipures de la feuille, partout descendait la divine lumière, d’iris autour des ombres, en globules de mercure sur les bulles d’air des feuilles. La vase avait une couleur indécise entre le plomb terni de la glaise et l’or du sable. Aux moindres rides, des serviettes d’argent s’y déployaient, d’un bleu bordé d’orange, et ces plissements de la lumière plissaient la forêt immergée comme une étoffe souple.

À part on ne sait quels glissements reptiliens, rien ne décelait les hommes. Ils devaient être enfouis dans la fange, se guettant en une bizarre lutte d’immobilité : l’ultra-défiance de leur réciproque adresse et promptitude. Cependant, un petit nuage marqua le déplacement d’un corps. Alors un harpon hélicoïde flotta, traça un lacet, s’abattit, et je vis un cadavre monter vers moi. Je connus ainsi la position des camps adverses. Les clairs se tenaient un peu en avant de mon radeau, les autres plus loin, adossés au massif.

Au trait mortel qui venait de tuer un des nôtres, vingt traits répondirent, et je vis avec une sorte de joie féroce deux cadavres noirs monter vers la surface. Puis le guet reprit ; les nuages de bourbe se dissipèrent, je pus revoir le plomb terni et l’or de la vase, les ombres irisées et les globules de vif-argent, toute la cristallerie tremblante du flot. Je compris alors que l’attaque était aussi dangereuse que la défense, qu’il ne fallait pas négliger un instant de se couvrir. Mais comment cette tactique pourrait-elle se prolonger ? La réflexion que j’en fis m’éclaira. Je perçus que les deux camps, avant de recourir à la bataille, se disputaient une position stratégique et que cette position allait dépendre de la capacité à rester sous l’eau. Ceux à qui faillirait la respiration se verraient obligés de remonter, de se découvrir. J’attendis avec anxiété cette minute critique en tournant parfois les yeux vers le radeau de Sabine, arrêté comme le mien, très loin.

Le massif de roseaux épandait vers l’est et vers l’ouest des éventails de rides fines, mais le champ du combat demeurait à l’abri, si bien que, mon regard plongeant aux frêles végétations, je vis venir parmi les plantes rameuses, parmi les larges feuilles, des milliers de reflets métalliques, comme des louis d’or et des écus à la volée, puis la cristallerie du flot, les serviettes d’argent, les globules de mercure, tout chancela, vacilla, des bandes innombrables de poissons envahirent le champ de bataille, et je distinguai une musique lointaine à laquelle une autre musique, bientôt, répondit.

Je pense que les Sombres s’efforçaient de mettre ce rempart vivant entre eux et les Clairs, avec l’intention de respirer à son abri. Pour quelque motif, la vie des poissons semblait sacrée : pacte, loi de guerre ou simple respect de la bête qui se donne volontairement et que la violence rendrait réfractaire ?

Ce fut dans le drame un épisode saisissant, tout de grâce et de prodige. À les voir évoluer, pointus ou discoïdes, avec leurs yeux aux bagues fines, leurs bouches rondes ouvertes, le jeu muet de leurs opercules, s’éparpillant et se rassemblant, bandes assombries de dos, grappes de clarté de flanc, tourbillonnant sous la voix mince des roseaux, filant droits comme des rayons de lune par les branches ou frémissant ainsi que les feuilles à la tempête, ils semblaient les notes visibles d’une orchestration prodigieuse où les yeux prenaient tous les plaisirs de rythme et d’harmonie de l’oreille.

La lutte pour les maintenir ou les éloigner dura quelque temps ; mais un de nos hommes s’étant aventuré sur le radeau, le roseau à rainure à la main, dès qu’il se mit à jouer, les poissons montèrent vers la surface et s’éloignèrent.

Les poissons disparus, le camp des Noirs marqua sa fatigue. Les quelques-uns qui avaient tenté de gagner la surface pendant la phase des poissons, flottaient maintenant un trait dans le cœur. Trois autres s’élevèrent, au mépris du danger, et furent tués. Alors les harpons des Noirs voguèrent par centaines, comme des hirondelles en migration, et ils s’enfonçaient parmi les plantes, soulevaient en légers tourbillons la vase. Les nôtres ne bougeaient point. Seuls, deux blessés montèrent, et, avant que la riposte fût possible, les Noirs élevèrent un épais rideau de tourbe derrière lequel ils vinrent à la surface pour respirer. Déjà les Clairs traversaient ce rideau, prenaient position sous l’ennemi. Vaincus, leurs munitions épuisées, les Noirs se donnèrent à la fuite… Beaucoup y réussirent, mais un grand nombre furent tués, un grand nombre aussi retenus captifs. Je pressentis la poursuite inutile, l’arrière-garde des fuyards se séparant des poursuivants par d’immenses voiles de fange. Captifs et morts, acheminés sous bonne escorte vers les huttes, étaient partis depuis quelque temps, lorsque je vis émerger cinq ou six hommes clairs portant un enfant noir qu’ils déposèrent sur le radeau. On me fit signe de veiller sur lui et, comme je l’entendais pousser des gémissements, on me montra avec compassion son bras gauche. Je palpai ce bras. Il était luxé à l’articulation de l’épaule. Mais j’y fis peu attention, car le radeau de Sabine, en ce moment, disparaissait dans les brumes.

Nous avions rejoint l’île. Notre troupe y prit du repos, mais sans aucune joie de la victoire, plutôt du dégoût et de la tristesse, accompagnés d’indignations subites, de grandes colères clapotantes. Pendant qu’ils faisaient cuire du poisson, je rôdai par l’île. Je la parcourus jusqu’aux deux tiers, dans sa largeur. Il y croissait d’immenses graminées, et je me rappelle, à travers ma songerie, avoir remarqué une sorte de sillon où ces graminées se couchaient ; mais ce fut une de ces remarques qui ne pénètrent pas, qui reviennent seulement plus tard comme les ébauches d’idées reviennent dans le sommeil. Quelques pas encore, le terrain s’effondrait dans un entonnoir hérissé de pierres dures où s’ouvrait, vers le fond, un trou plein de vertige et de nuit.

Je me penchais sur ce sépulcre, y comparant mon âme vide et béante, et j’eus une hallucination. Il me sembla qu’une plainte venait de là, une plainte non comparable avec celles qui pouvaient sortir du larynx d’un Homme-des-Eaux : rien du clapotement humide, batracien, si caractéristique, mais une voix toute terrestre, sèche et vibrante, telle qu’une voix d’Européen.

– Sabine ! criai-je.

Étais-je fou ? Sabine fuyait sur les eaux. J’écoutais pourtant. Je prêtais une oreille capable de percevoir le vol d’une phalène dans les bois. Et je n’entendais que la rumeur des choses mortes, celle qui gronde à toute caverne avec les craquements menus de la pierre, les obscurs déclics de l’horloge des choses.

Alors, tout songeur, je revins au campement. La halte ne se prolongea guère, car dès que le poisson fut rôti, nous l’emportâmes. Eux s’en repurent sous l’eau ainsi que je le leur avais vu faire souvent, moi je mangeai ma part sur le radeau. J’en avais offert à mon compagnon de route. Il avait refusé. Dans cette angoisse où je vivais, sa souffrance m’avait d’abord laissé indifférent, mais ce refus de nourriture, sa soif continuelle, les plaintes qu’il exhalait, attirèrent enfin mon attention. Déployant toute mon énergie, je parvins à remettre en état les surfaces articulaires de son bras.

Tandis que je me penchais pour finir mon opération, une particularité m’attira. Sans le moindre doute, les yeux du blessé n’avaient pas, à beaucoup près, les caractéristiques des yeux des autres Hommes-des-Eaux, Le blanc s’y montrait très apparent et de forte courbure, l’iris, quoique penchant vers le rouge, n’avait pas une couleur précise, et plus d’un Européen possède des yeux semblables. Très surpris, j’examinai les autres parties de son corps. Je reconnus que ni pour la peau, ni pour les cheveux, ni pour l’affinement des extrémités, il n’était comparable à la gent aquatique parmi laquelle il vivait.

À travers les soucis, les hypothèses et les conjectures m’agitèrent irrésistiblement. Me trouvais-je devant une race mixte entre les hommes terrestres et les Hommes-des-Eaux ? Ou bien, par quelque phénomène d’hérédité, celui-ci revenait-il à la souche terrestre ? Fallait-il supposer que la transformation de l’homme terrestre en homme aquatique s’était faite si rapidement qu’il avait suffi de quelques siècles ? Par bribes, des rappels de lectures m’apportaient les affirmations de vieux auteurs sur la faculté de certains êtres extraordinaires à vivre sous l’eau. L’expérience faite sur de jeunes chats aurait démontré, qu’immergés dès leur naissance dans du lait tiède, ils y étaient restés vivre pendant des heures. Notre existence, tout aquatique avant la mise au jour, ne pourrait-elle, selon des accommodations graduées, demeurer amphibie ?


Les ravisseurs prenaient soin de multiplier les obstacles, en troublant l’eau sur de vastes étendues, et mes compagnons n’arrivaient à tenir la piste que par une quête sagace. Qu’on se figure donc ma joie, lorsque, vers deux heures, la brume de l’horizon se déchira sous les efforts du soleil et que je revis le radeau de Sabine.

Mon doigt à partir de ce moment pointa vers la tache mouvante et nous glissâmes avec une rapidité double.

Nous gagnions visiblement. De quart d’heure en quart d’heure, le radeau de Sabine devenait plus distinct, et je jetai un cri de suprême allégresse en voyant se dessiner confusément sur le ciel une silhouette de femme. Mais l’angoisse mordit mon cœur à ce même moment : le jeune chef, plutôt que de nous abandonner Sabine, ne l’attirerait-il pas au fond du lac ?

Ah ! qu’elle ne soit pas traînée dans les lourdes nappes de l’humide, son pauvre corps plus doux qu’un corps d’oiseau, son être aérien, sa beauté de créature faite pour peupler les jardins fragiles de notre Occident.

Encore plus près, l’adorable silhouette précise au point que je reconnaissais le petit mantelet ailé de Sabine. Je m’étais mis debout, mon cœur ne semblait pas dans ma poitrine, mais répandu dans l’espace. Je n’avais plus que l’impression du soleil sur le lac, de la brise douce, du cri de mes compagnons, je sentais mon corps dans ces choses comme un arbre dans une forêt, tandis que toute mon âme se précipitait vers le radeau dont cinq cents mètres à peine nous séparaient. Et cette distance décroissait continuellement.

Or, debout sur mon radeau, entouré de fermes et beaux nageurs, dans le vent, dans l’étincellement du lac, les vagues où chaviraient un monde de lueurs, le chant éperdu de mes Hommes-des-Eaux, c’était une chose vertigineuse. L’espoir et l’impatience se rencontraient dans ma poitrine comme des corps de cavalerie au nœud d’une bataille. Je voyais Sabine, mais elle ne pouvait me voir ; elle avait la tête tournée vers le large. Par quel artifice la contraignaient-ils ? Pourquoi le regard adoré ne venait-il pas au mien ? Vagues préoccupations d’amant, puéril jusqu’au cœur d’un drame.

Arrivés à trois cents mètres, mes nageurs libres s’élancèrent dans la direction du radeau. À ce même moment, un homme se dressa à côté de Sabine. Le cœur étreint d’épouvante, je le vis saisir la jeune fille à bras le corps. Elle lui résistait, elle se débattait. Il s’efforçait de l’entraîner.

Ah ! j’ai gardé la trace de ces minutes sur mon organisme ; mon cœur, durant des années, en demeura affaibli, tremblant, et plusieurs mèches grises se mêlèrent dès lors à mes cheveux.

La chose maudite s’accomplit sous mes yeux. Sabine fut précipitée dans les flots. La force du malheur déracina mon être ; dans des voiles obscurs, parmi la chute, semblait-il, de fragments immenses du monde, je me lançai dans le lac, lourd, lent, impuissant comme un insecte dans la glu, je nageai vers ma bien-aimée. Je compris presque aussitôt l’inutilité de cet effort, l’inutilité de tout effort sur cette misérable terre et, cessant de lutter, je me laissai couler à fond.