Nymphée (Rosny aîné)/II/VIII

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 144-150).

VIII

Les lacs intérieurs


Suivant d’abord une étroite chaussée, bientôt nous avions gravi un passage obscur qui devait nous faire passer au-dessus de l’eau souterraine, car nous aperçûmes son reflet dormant par une crevasse de la pierre. Nous marchâmes environ deux heures, plus allègres qu’au matin, encore que les ténèbres fussent plus froides, plus humides et le couloir plus étroit. Enfin nous débouchâmes dans le fond d’une vallée. Ce fut un éblouissement. L’orage s’apaisait ; quelques abîmes bleus s’ouvraient parmi les nues molles, et des géants de neige y voyageaient sur des montagnes de coton.

La vallée était une partie de la grotte dont le haut, sous quelque cataclysme, avait chu. Les parois, terriblement escarpées jusqu’à la hauteur de dix pieds, prenaient à partir de là une végétation folle où les reptiles de la liane le disputaient aux durs squelettes des arbrisseaux. En bas, c’était l’effondrement de la montagne, un flux pétrifié de blocs immenses, ciselés par la pluie en dents de monstres, en rudes figures d’animaux.

Nous suivîmes ce val pendant quelque temps, puis nous rentrâmes sous terre, mais pour trouver, au bout de vingt minutes, un nouveau val. Il se passa deux heures ainsi. Nous ne fîmes que tomber de l’ombre à la clarté, de jolis vals fleuris à de stupéfiantes cavernes. Enfin, la dernière fois, nous reparûmes au jour dans une combe immense remplie d’eau. On voyait venir de loin la rivière qui alimente ce gigantesque bassin ; elle y tombe en une chute large de plus de soixante-dix mètres et haute de quinze à vingt.

Alors la joie de l’enfant nous frappa. Rapide, il nous entraînait, nous faisait doubler un cap de hautes roches, et voilà que des demeures humaines apparurent semblables à celles des Hommes-des-Eaux. Aux cris poussés par quelques femmes, tout un peuple amphibie sortit de l’onde, accourut vers nous.

Ils étaient semblables à l’enfant, leurs cheveux longs et fins, leurs extrémités assez épaisses, au total leur ressemblance plus grande avec nous. Je reconnus par la suite qu’ils étaient inférieurs aux Hommes-des-Eaux clairs ou aux noirs, et cela m’expliqua leur relégation aux lacs et rivières souterrains. Il est notable que leur infériorité provenait de leur moindre distance à notre type, constituant, ici, un retard d’évolution. Ma première hypothèse où je voyais en eux les derniers venus dans la contrée ne tint pas devant d’ultérieures recherches : il semble plutôt qu’ils appartenaient à une des premières émigrations qui suivirent à quelques siècles celles des Hommes-Échassiers. Ceux-ci défendirent les marais et les eaux peu profondes avec assez d’énergie pour obliger les survenants à se rejeter dans les vallées intérieures où la profondeur des lacs les rendit amphibies. Maintenant, il reste également probable que les Hommes-des-Eaux noirs ne sont qu’un rameau détaché et perfectionné pour la vie aquatique de cette race des hauts vals, tandis que les Hommes-des-Eaux clairs semblent, au rebours, être venus directement des plaines de l’ouest à travers les marécages et s’être adaptés aux conditions de la vie nouvelle par pure imitation.

Les mélanges entre les diverses espèces de l’homme aquatique sont très restreints ; si l’on découvre des traces de fusion entre les Hommes-des-Eaux des deux couleurs, rien ne permet de supposer qu’il y eut jamais aucun mariage des amphibies avec les échassiers, ceux-ci, regardés comte une race inférieure tombée à la mélancolie des déchus et diminuant de jour en jour.

La possession de Sabine m’enlevait en grande partie l’inquiétude et je m’abandonnais à l’enthousiasme de tant de merveilleuses découvertes. Je voyais l’humanité sous cette nouvelle forme de l’adaptation directe, si méprisée à cause de notre infatuation du cerveau. Je me promettais un long séjour parmi les populations aquatiques, et j’espérais bien pénétrer leur mystère, non seulement au point de vue historique et ethnographique, mais encore et surtout dans ce qu’ils apportaient de modifications à notre sens des êtres et des choses.

Une tristesse cependant me poignait à songer que d’autres expéditions suivraient la nôtre, que, peut-être, des colonies d’hommes terrestres viendraient férocement détruire l’œuvre admirable des siècles, anéantir les diverses formes d’hommes lacustres. Alors je me disais, avec cette sincérité vis-à-vis de nous-mêmes qui est la plus notable conquête des philosophies positives, que mieux vaudrait pour ces pauvres gens que nous périssions tous. Puis je frissonnais en pensant à Sabine, puis encore je cherchais quelque consolation dans la quasi-impossibilité de franchir les marécages où nous avions failli périr ; j’espérais, du moins, qu’il faudrait de longues années avant que les peuplades environnantes, si peu denses, se décidassent à affronter les noirs périls de l’émigration, que, d’ici un siècle, l’organisation des Hommes-des-Eaux leur permettrait la résistance. Pour accepter le joug d’une grande nation, ils n’en défendraient pas avec moins de vigueur l’intégrité de leur territoire. Leur souplesse à s’assimiler notre langue était aussi d’un excellent présage. Enfin, ces régions, quoique admirables et parfaitement saines, n’en restaient pas moins essentiellement lacustres, donc, peu accessibles aux hommes terrestres.

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L’accueil que nous reçûmes fut des plus hospitaliers. Selon la coutume de ces peuples, après un délicieux repas, ils nous donnèrent de belles fêtes aquatiques. D’une agilité incomparable et d’une grande résistance à l’asphyxie (bien que ces qualités fussent moins brillantes chez eux que chez leurs rivaux aux yeux planes), leurs évolutions demeuraient pour nous infiniment curieuses. Après tant de fatigues, nous jouissions du calme et au bien-être comme des soldats après une longue étape. Le soir vint, le manteau de la nuit traîna sur la vallée, et Sabine, anéantie, s’endormit contre mon épaule. Or, de ces populations cordiales, des belles eaux crépusculaires, du vaste ciel où s’évanouissaient en fils de coton les dernières fureurs de l’ouragan, il venait une telle quiétude, une si tentante promesse de bonheur, que je résolus de passer la nuit avec Sabine en cet endroit.