Nymphée (Rosny aîné)/Texte entier

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 9-166).


PREMIÈRE PARTIE




I

Les grands marécages


Dans le pays que nous parcourions, il règne une fécondité merveilleuse. Les hommes y sont rares. Le silence stagne autour de formidables marécages ; la Bête, libre de croître, s’est multipliée sur les terres et dans les eaux ; les oiseaux remplissent jusqu’aux nuages, les rivières bouillonnent d’une population grouillante et profonde.

L’âme y prend de l’envergure ; j’y connus plusieurs mois de vastité et de pleine vie. Mon rêve coulait comme les grandes eaux, croissait comme les forêts terribles : j’assistais à de puissants exodes de loups, de grues, de chevaux, d’ours, de ramiers ; j’étais fou de bonheur dans le vent, le reflet des rivières, la douceur des herbes, le bruit des saules et des roseaux.

C’est alors que les marécages nous arrêtèrent. Une contrée équivoque allait à notre gauche, entrecoupée de longs caps où les hérons se tenaient dans leurs songes, où des râles couraient parmi les roseaux. Nous traversâmes de confuses lagunes, nous franchîmes un marais profond sur un radeau fait d’un aulne abattu par la foudre. Et la contrée noire s’élargit, pleine de forces souterraines, pleine d’une vie reptilienne et fiévreuse : des crapauds géants rôdaient près des rives ; des serpents plongeaient dans les boues et les herbes flétries ; de fourmillants insectes creusaient la terre molle pour y abriter leurs maternités. Des gaz fades et mortels, je ne sais quels bas orages venus des vases et des boues, tous les carbures qui s’y allument la nuit, et surtout le firmament très bas et très opaque sur les bandelettes de terre perdues dans l’eau sinistre et les algues d’écume verte, tout nous emplissait d’un sentiment de grandeur épouvantée.

Nous avancions toujours, n’ayant plus le courage de reculer, acharnés à trouver une traverse.

Or, c’était au décours d’août : depuis trois semaines déjà nous errions à l’aventure. Au passage de rapides, nous avions perdu nos tentes ; le découragement régnait parmi nos hommes. Mais le chef ne désarmait pas. Âpre esprit explorateur, doué d’énergie opiniâtre, étroite, farouche et presque cruelle, cuirassé contre l’inquiétude et contre la tendresse, il était de la race de ceux qui savent admirablement lutter, dompter hommes et choses, mourir héroïquement lorsqu’il le faut, — mais dont la vie intime est morose, monotone, presque nulle. Il nous tenait sous le joug de sa volonté.

Déjà notre guide asiatique n’avait plus la moindre connaissance du pays ; et à toutes les demandes il répondait avec la tristesse impassible des Orientaux :

« Pas savoir… terres des hommes méchants… y a rien savoir ! »

Nos hommes suivaient avec un commencement de révolte. Moi, je n’avais d’inquiétude que pour la délicieuse fille du capitaine, Sabine Devreuse.

Comment elle avait obtenu de nous accompagner, c’est ce qu’il est malaisé de comprendre. Sans doute le capitaine avait cru l’expédition courte et peu périlleuse, et les supplications de la jeune fille avaient fait le reste. Puis, les coureurs d’univers finissent par avoir des optimismes insondables, des croyances singulières en leur étoile.

Chaque jour, Sabine Devreuse m’était devenue plus chère : par elle, une lumière de grâce, une joie supérieure accompagnait le voyage. Par elle, les haltes du soir devenaient un incomparable poème. Avec sa physionomie sensitive, sa bouche finement tendre, elle était d’une grande résistance — jamais malade, rarement lasse. — Oh ! oui, qu’elle était le charme de nos expéditions, l’églantine exquise de notre rude buisson d’hommes.

Un matin, nous crûmes aborder un pays plus praticable. Le commandant triomphait déjà, tandis que nous traversions une manière de plaine fiévreuse, à peine constellée de petites mares :

« Nous allons déboucher par l’est… probablement dans des savanes… comme j’avais prévu, » disait-il.

Je ne partageais pas son optimisme ! L’œil fixé à l’horizon, j’avais le pressentiment de périls plus considérables. Bientôt en effet, les eaux revinrent, les eaux perfides et pernicieuses. Par surcroît, une pluie interminable commença de tomber. La plaine s’étendait mi-pierreuse, couverte par places d’une mousse spongieuse et d’un lichen muqueux. Les marécages se multiplièrent, on perdait des jours à les contourner, pendant que toutes espèces de bêtes palustres glissaient autour de nous, épouvantaient nos chevaux. Nos imperméables troués nous couvraient mal ; nous étions mouillés jusqu’aux os. La halte du 30 août, sur une petite éminence schisteuse, sans abri, sans combustible, fut parmi les plus accablantes de notre voyage.

Le commandant, raide et dur comme les conducteurs assyriens qui mènent les captifs sur les bas-reliefs de Khorsabad, ne parlait pas. Un abominable crépuscule mourait dans le déluge. L’humide implacable, les grisailles funéraires, le sol indigent et fiévreux, accablaient les âmes. Seule, Sabine Devreuse trouvait la force d’un sourire. Chère fille, symbole du foyer, de la grâce familière d’Europe, voix argentée dans ces ombres pluvieuses. Ah ! que je me rassérénais à l’entendre, oubliant angoisse et lassitude. Figurez-vous notre coucher sur le sol visqueux, dans des ténèbres absolues, car c’était à la lune nouvelle, à la lune obscure, sous un firmament triplement couvert de nuées, du levant au couchant.

Je dormis cependant, avec des intervalles de réveil et d’affreux cauchemars. Environ une heure avant l’aube, nos chevaux s’agitèrent avec de grands souffles de terreur. Ils se seraient certainement enfuis, sans les courroies solides dont nous avions coutume de les entraver. Le guide me toucha le bras :

« Le Mangeur d’hommes ! »

Vous ne pouvez imaginer, dans la nuit d’encre, sous la froide douche intarissable, l’horreur de ces paroles. Levé en sursaut, j’eus pourtant la force d’armer ma carabine, protégée par une gaine de cuir huilé, puis je tentai de sonder les ténèbres. Autant aurait valu tenter de regarder au travers d’une muraille.

« Comment le sais-tu ? » dis-je.

Un grondement assourdi s’éleva sur la plaine, dissipant tout doute. C’était bien Lui, le plus grand fauve du monde, l’immense tigre du Septentrion qui franchit les rivières glacées, ravage les petites cités de l’Amour, successeur, sinon descendant, du formidable dominateur de l’âge quaternaire.

Ce n’était pas la première fois que nous le rencontrions. Mais à douze, derrière un brillant feu de campement, bien armés, bons tireurs, il ne nous avait jamais surpris jusqu’à l’épouvante, tandis que dans cette nuit funèbre, nous étions incapables de suivre les mouvements du monstre. Nous n’avions que la ressource d’attendre. Lui y voyait admirablement.

« En carré ! » — murmura le commandant.

Nous étions debout, nos chevaux haletaient davantage. Nous aurions pu nous faire un abri de leurs corps, mais ils gisaient en désordre, et le danger était peut-être plus grand auprès d’eux. Le guide dit :

« Lui venir… moi l’entendre ! »

Nul ne doutait de la prodigieuse ouïe de l’Asiatique et… oh ! ce mur humide, cette pluie noire, cet innommable mystère ! Bientôt je perçus à mon tour le pas du grand fauve se glissant, s’arrêtant. La sensation qu’il nous voyait, qu’il se préparait, calculait son attaque, allait bondir à l’improviste, c’était à faire défaillir les plus braves !

Une pause. La bête devait hésiter sur le choix d’une victime. Dans ces solitudes où elle n’est point en contact avec l’homme ni le cheval, l’un et l’autre l’étonnaient sans doute. À la fin, la marche reprit dans l’ombre, nous perçûmes que le tigre était vers la gauche, plus près de notre carré que des chevaux.

« Un coup au jugé, » — me dit Devreuse.

J’étais incontestablement le meilleur tireur au jugé de la troupe, je crus pouvoir viser à cent pas… Un rugissement suivit la détonation ; nous entendîmes trois fois la chute d’un corps lourd. Le tigre était maintenant proche. Son souffle était violent, saccadé.

« Alcuin, Lachal, tirez ! » dit le chef.

À la lueur des amorces, nous entrevîmes la silhouette formidable, accroupie pour un élan suprême ; puis, avant que Devreuse eût pu donner un nouvel ordre, la bête fut sur nous. Dans l’impénétrable ténèbre un cri de mort, deux secondes d’horreur infinie. Personne n’osait tirer ! Puis un nouveau cri, un craquement de mâchoires. Enfin, quelqu’un tira.

La lueur montra deux des nôtres renversés, le tigre dressé, prêt à en terrasser un troisième. Mais, en même temps, la position du fauve était connue — des carabines s’abattirent.

Quatre détonations… La bête poussa un gémissement épouvantable, puis il se fit un court silence.

« Lui blessé ! » — chuchota notre guide.

À peine avait-il parlé, qu’un rauquement répondit. Je sentis le passage d’une masse formidable, je fus saisi implacablement, irrésistiblement, roulé, secoué, emporté, comme un passereau par un lynx.

« Je suis perdu ! » pensai-je.

Il me vint une résignation incroyable. Je m’abandonnai à la mort. Je n’avais aucun mal ; j’étais dans un délire lucide, je tenais machinalement ma carabine… Un temps indéterminable s’écoula, puis un arrêt brusque. J’étais sur le sol. Une haleine forte et fétide me soufflait sur la face… Et soudain toute ma résignation me quitta, se changea en terreur immense, en regret démesuré de la vie… Une griffe s’abaissa, je sentis que j’allais être déchiré, broyé, dévoré.

« Adieu ! » m’écriai-je faiblement.

Et cependant, d’un instinct désespéré, j’avais levé ma carabine… L’éclair, le crépitement… La bête hurle et bondit, et bondit encore. Je suis toujours étendu, j’attends toujours la mort… J’écoute ce râle colossal à trois pas : un faible espoir pénètre dans mon âme… Qu’est-ce ? Vais-je périr, vais-je vivre ? Pourquoi suis-je libre ? Pourquoi le fauve demeure-t-il à râler, sans chercher sa vengeance ? Un mouvement ! Il s’est relevé, je vais mourir… Non, il retombe, il ne râle plus, le silence !… le grand silence !…

Combien de temps tout cela dura-t-il ?

L’épouvante et l’horreur en firent de l’infini. Je me retrouvai debout sans savoir comment, dans l’attente mortelle. Des approches de pas humains, une voix, la voix de l’Asiatique :

« Lui très mort ! »

Dans les ténèbres, sa main avait saisi la mienne ; je répondis d’une sauvage étreinte. Et l’angoisse demeurait, le doute si la bête était vraiment anéantie… si elle allait se relever et bondir.

Certes, elle ne bougeait ni ne respirait. On n’entendait que la chute monotone de la pluie, et les pas tâtonnants de mes compagnons. La voix du capitaine s’éleva :

– Robert, êtes-vous sauf ?

– Oui !

Et je parvins après plusieurs tentatives à allumer une allumette sous le couvert de mon manteau. Dans cette frêle lueur, l’apparition fut saisissante : la bête géante dans la boue rouge, belle encore d’attitude et de menace, la gueule crispée sur ses immenses dents de carnivore, une griffe en arrêt, montrant ses poignards effilés ! En vérité, elle ne remuait plus, ne palpitait plus ! Comment cela s’est-il fait ? Est-il possible que me voilà parmi les vivants, sauvé du péril hideux ? Est-ce moi qui respire ?… Ah j’ai bien cru sentir l’heure dernière, le souffle glacé de l’anéantissement.

L’Asiatique répétait :

« Lui très mort ! »

À tâtons nous rejoignîmes le capitaine, nous regagnâmes l’éminence. Là une douce voix tremblante me fit battre le cœur :

« Êtes-vous blessé ?

– Non, mademoiselle… ou du moins peu grièvement… la bête a du me tenir par le cuir et le caoutchouc de mes vêtements. Et les autres ?

– Moi, — répondit Alcuin, — il me semble avoir une bonne estafilade à la poitrine… le tigre m’a tout de suite quitté… »

Une deuxième voix s’éleva plus plaintive, plus voilée :

« Je suis blessé à la hanche… mais le choc surtout a été terrible… »

Nous ne pensions plus ni à la fatigue ni à la pluie : ce terrible péril esquivé nous remplissait d’une excitation presque joyeuse. Une très fine grisaille commençait à teinter l’orient. Longtemps, cette lueur demeura incertaine, permettant à peine de nous entr’apercevoir. Elle grandit enfin et ce fut le jour, un triste jour dans une contrée de désolation où la pluie faisait déborder les marécages. Devant la misère du paysage l’excitation tomba. Une tristesse profonde pénétra les âmes. Moi, je n’avais d’yeux que pour cette brillante Sabine qui éclairait ma destinée comme la tramontane les marins antiques.

Nos blessures n’étaient pas assez graves pour nécessiter une halte.


Une journée encore dans l’horrible solitude, sous l’implacable pluie tueuse d’énergie. Nos hommes murmuraient de plus en plus. Ils se tenaient à distance, ils conféraient secrètement. Lorsque j’approchais, ils me jetaient des regards méfiants. Il n’était pas difficile de deviner qu’ils complotaient – et quoique je fusse personnellement prêt à suivre le capitaine au bout du monde, cependant je comprenais leur mécontentement, j’avais pitié d’eux.

Vers quatre heures de l’après-midi, Devreuse se décida enfin à faire halte. Outre notre fatigue excessive, outre les soins dus aux blessures, cette halte fut déterminée par la rencontre inespérée d’un abri.

Au milieu de la plaine, c’était un bizarre monticule de gneiss, à peu près haut de trente mètres. Nous le gravîmes par une large enfonçure qui semblait complétée par des mains humaines. Au sommet, le monticule comportait une plate-forme et une grotte. Le sol de la grotte, en pente, était fort sec ; le tout faisait une vaste salle assez claire.

Après deux jours d’averse, cet abri avait quelque chose de providentiel. Aussi nos hommes manifestèrent l’intention d’y passer la nuit. Le chef ne se refusa pas à une demande aussi raisonnable ; nos petits chevaux montèrent sans encombre, et nous nous trouvâmes logés avec un confort inespéré. Inespéré, car, outre la grotte proprement dite, nous trouvâmes des couloirs, des renfoncements où nous pûmes procéder à quelques soins d’hygiène. L’eau ne manquait pas, une dépression de la plate-forme formait un petit étang, d’autant plus frais qu’il s’écoulait continuellement.

Une heure plus tard, nos blessures bien pansées, une partie de nos vêtements séchaient dans la grotte. Nous achevâmes de manger les provisions qui nous restaient de notre dernière chasse – quelques tranches d’élan cuites d’avance. Mais qu’il eût été bon de boire une tassé de thé chaud ! Hélas ! le feu manquait.

« Il sera utile d’aller couper quelques branchages, dit un des hommes.

– Ils n’auraient pas le temps de sécher ! dit morosement le capitaine.

– Voire ! répondit l’homme.

Son ton me frappa. Je me tenais à ce moment sur le seuil de la grotte avec Sabine. Nous contemplions le pays à travers le rideau mélancolique de la pluie. Je n’en goûtais pas moins le délice de cette minute. Que la grâce est forte ! Dans son manteau gris, les cheveux humides négligemment noués, le teint diaphane, Sabine restait le sens palpitant de la vie, la jeunesse sacrée. Toutes les nostalgies, toutes les anxiétés, s’évanouissaient à la courbe de cette bouche, à son mystérieux sourire…


Comme je l’ai dit, la voix de l’homme (c’était Alcuin) me fit me retourner. Devreuse aussi avait été frappé de la réponse. Et avec sévérité :

« Qu’avez-vous dit ? »

Alcuin, troublé d’abord, repartit avec une fermeté respectueuse :

« C’est que nous sommes bien fatigués, capitaine… quelques jours de repos nous sont nécessaires… et la blessure de Lefort demande des précautions ! »

Ses compagnons hochèrent la tête pour l’approuver, ce qui eût dû faire réfléchir le chef. Mais, comme toujours, la déraison de sa volonté l’emporta :

« Nous partons d’ici demain matin !

— Nous ne le pourrons pas ! »

Et Alcuin se risqua encore à dire :

« Nous désirons cinq jours de repos… L’abri est sain… Nous y reprendrons des forces… »

Une ombre d’indécision passa sur le dur visage du chef. Mais l’homme était décidément trop inaccessible, maniaque de résolutions absolues, superstitieux et croyant à sa prescience. Il avait déterminé en lui-même qu’il y avait un passage sud-ouest : il ne voulut pas perdre un jour :

« Nous partirons demain matin !

— Et si nous ne le pouvons pas ? » demanda doucement Alcuin.

Le visage de Devreuse se ferma :

« Refuserez-vous de m’obéir ?

— Non, capitaine, nous ne refusons pas, mais nous ne pouvons plus ! L’expédition ne devait durer que trois mois. »

Devreuse, agité, évidemment reconnaissait quelque justice à la réclamation de son subalterne, sinon il n’aurait pas différé sa réponse. J’espérais encore qu’il céderait au bon sens, accorderait le répit. Mais non, il lut fut impossible de céder :

« C’est bien, dit-il. — J’irai seul… »

Puis il se tourna vers moi :

« Vous m’attendrez ici dix jours ?

— Non ! m’écriai-je… que ceux-ci vous abandonnent, je ne veux pas être leur juge… mais pour moi, je fais le serment de ne pas vous quitter que nous ne soyons sur une terre civilisée ! »

Les hommes demeurèrent impassibles. L’âpre lèvre de Devreuse marquait une émotion inaccoutumée :

« Merci, Robert ! » — dit-il avec force.

Et s’adressant aux autres, dédaigneusement :

« Je ne dénoncerai pas votre conduite, prenant en considération la fatigue et la longueur du voyage. Mais je vous donne l’ordre de nous attendre ici jusqu’au quinzième jour… Hors le cas de force majeure, votre désobéissance, cette fois, sera de la trahison.

— Au moins jusqu’au soir du quinzième jour ! — répondit Alcuin d’un ton humble… Et nous regrettons… »

Devreuse l’interrompit d’un geste hautain… Nous demeurâmes longtemps dans un sombre silence.

II

Aveu


Je me levai à l’aurore. Tout le monde dormait encore profondément. J’étais nerveux, plein d’inquiétude pour cette délicate Sabine que son père allait exposer à des périls nouveaux. Je me reprochais ma résolution peut-être, si je m’étais rangé du côté des autres, le capitaine ne se fût pas opiniâtré. Cette idée me rongeait. Et cependant, intraitable comme il l’était, le contraire semblait plus probable. Ne serait-il pas parti seul, emmenant Sabine ?… Cette séparation m’eût été plus amère que la mort !

Ainsi rêvais-je sur le seuil de la plate-forme. Une morose journée débutait dans l’inépuisable pluie. Tout le paysage était eau. L’eau triomphait du ciel à la terre.

Soudain, j’entendis un faible bruit derrière moi, une marche légère et prudente. Je me retournai ; — c’était elle, Sabine. Enveloppée de sa petite mante, elle venait d’un air de gracieux mystère. Et avec elle toute crainte, toute tristesse s’éparpillaient. La pluie même devenait charmante.

Immobile, hypnotisé, j’eus tout juste la force de balbutier un mot de politesse :

« Je venais vous parler. »

Ces mots si simples prirent un infini de mystère et de trouble.

« J’ai été très touchée, — reprit-elle, — de votre dévouement… Mon père, qui vous en gardera une reconnaissance éternelle, ne sait pas remercier. Voulez-vous que je vous remercie pour lui ? »


Oh ! les cheveux du matin mi-libres sur la nuque éblouissante, oh ! l’humble mante grise plus belle qu’une robe de fée. Délicieuse entrée de grotte, douce pluie qui scandait les paroles de ma bien-aimée… Je n’étais plus que force adorante, chacun de mes nerfs chargé d’amour… Mais une angoisse me prend. Cette minute est trop belle ! Elle a — sais-je pourquoi ? — d’un coup parachevé ma passion. Elle a été l’éclair qui déchaîne l’orage. Sans doute tout était prêt, l’âme depuis longtemps fleurie, la tendresse profonde et durable. Mais si souvent l’amour, même puissant, se perd dans un long silence, dans un silence qui peut n’être jamais rompu. Une aventure légère — une jolie démarche comme celle de Sabine en ce moment — peut ne laisser plus que l’alternative entre le bonheur et la détresse, le triomphe ou l’amour mortel, sans réponse. Ce matin, je sais que je vais parler, je sais que je vais interroger le destin. De quelles tortures je puis payer cette minute ! Et alors maudite soit la venue de l’aimée. Je murmure :

« Si j’ai pu vous plaire en parlant comme j’ai parlé… la récompense est trop grande. »

Elle m’épie de ses beaux yeux frais, et toujours grandit le sortilège.

« Trop grande ? »

Voilà qu’elle rougit. Pour moi, mon souffle va si vite que, toute une minute, ma voix se perd. Comment oserais-je lui dire ? Et si je parle, et si j’ai parlé pour la nuit ? Si c’est le refus ? Si jamais ces mains ne doivent étreindre les miennes, si ces lèvres rouges ?… Doutes âpres, doutes puissants, comme ils contractèrent mon être ! Je pus parler enfin :

« Oui … trop grande… votre remerciement payerait tous les périls et tous les dévouements !… »

Elle cessa de me regarder. La lèvre craintive sur la pâleur des dents, Sabine fut ma destinée même, elle résuma la Vie et Le Nirvana en ses grands cils abaissés. Je dis avec tremblement :

« Mon dévouement vous fait peur ?

— Il faudrait que je fusse bien peureuse, » fit-elle avec une légère ironie, mais une ironie très douce, presque tremblante !

Le doute continuait, la terreur de la perdre sur un coup de dés.

Je balbutiai au hasard :

« Ne voulez-vous pas que je vous suive toujours ?

— Toujours ?

— Oui, pour toute la vie ? »

Elle prit un grave visage : je me sentis évanouir. Mais il n’y avait plus à tergiverser : j’avais jeté les dés !

« Ne voulez-vous pas que je demande à votre père s’il me veut pour fils ? »

Le doute passa sur son visage. Puis, avec une charmante bravoure :

« Oui, demandez-le !

— Sabine, m’écriai-je, avec une joie presque pénible… Puis-je croire que vous m’aimez ?

— Et que pourriez-vous donc croire ? » — fit-elle, avec un peu de l’ironie revenue, de la tendre et bonne ironie.

Silhouette de bonheur, petit matin pluvieux, paradis de marécages ! Doucement j’avais pris la jolie main, doucement je l’avais attirée sur ma bouche.

Et je me sentais le maître du Monde.


III

L’homme-des-Eaux

Nous avions, le capitaine, Sabine et moi, quitté nos hommes depuis deux jours. Nous avancions à travers une contrée toujours plus morne — mais cependant d’une ténébreuse et grandiose beauté. Qu’il y eût ou non un passage, la marche devenait à chaque heure plus pénible. Heureusement, nous n’avions amené que le petit cheval de Sabine : nos montures nous eussent été une charge plutôt qu’un secours.

Vers la fin du deuxième jour, la pluie tarit. Nous étions de toutes parts environnés de mares. Nous avancions durement, au long d’une arête surhaussée.

— La nuit arrive ! Encore un effort ! » — dit le capitaine.

La nuit arrivait en effet. Les braises s’éteignaient dans la fournaise couchante. Nous nous dirigeâmes vers ce qui nous parut être un tertre. Je ne sais pas ce qui arriva au cheval de Sabine. Il s’emballa follement, il passa comme l’éclair à la gauche du tertre. Sabine poussa un grand cri. Sa bête venait de se précipiter dans le marécage. Je ne pris pas le temps de réfléchir, je fus en un instant auprès de la jeune fille ; la terre molle m’attira à mon tour. Pendant quelques minutes nous essayâmes de lutter.

« Nos mouvements nous enfoncent davantage ! » — remarqua Sabine.

C’était incontestable. Empêtrés dans des lacis de plantes, nous ne pouvions ni avancer, ni reculer, ni remonter. C’était un de ces pièges où la nature inerte semble aspirer l’être vivant, avec une lente et sûre férocité.

Cependant, le capitaine n’avait pas perdu son sang-froid. Il avançait par une voie détournée, au long d’un frêle promontoire dont la pointe obliquait légèrement vers nous. Il avait déroulé quelques mètres de cordelle qu’il portait toujours sur lui, il s’apprêtait à nous en jeter un bout. Tout notre espoir était en lui, nous le regardions avec angoisse. Brusquement, il glissa, il trébucha, il voulut reculer. Le sol du promontoire, fait sans doute, à l’endroit où il était parvenu, de quelque encroûtement végétal, s’effondra dans l’eau verte. Devreuse étendit le bras et s’accrocha au hasard. Mais sa main ne rencontra qu’un appui illusoire : sa situation était devenue identique à la nôtre !

Et la nuit était venue ! On ne distinguait plus que des formes vagues. Les bêtes soupiraient ou se lamentaient dans les pénombres de la vaste solitude. Les follets rôdaient sur l’étendue… Nous étions prisonniers de la vase ! Chaque geste nous engloutirait davantage, chaque minute marquerait une étape de notre affreuse agonie. La lune fuligineuse et molle vint entre des strates nuageuses. Elle se posa immense sur un rideau lointain de peupliers, légèrement écornée déjà par le décours. Le cheval de Sabine enfonçait jusqu’à la croupe ; elle me regardait avec un commencement de désespoir :

« Robert, nous sommes perdus ! »

J’essayais de saisir autour de moi quelque soutien ; mais tout cédait, toute tentative hâtait l’heure…

« Eh bien ! — s’écria le capitaine, — si rien ne vient à notre aide… et je ne vois pas ce qui pourrait venir… nous sommes en effet perdus, mes pauvres enfants ! »

Sa voix si dure avait une inflexion de tendresse : elle me fit d’autant plus mal. Les yeux de Sabine se dilataient d’horreur. Elle nous regardait alternativement, et tous trois nous nous abandonnions à cette hideur où le combat est refusé, où l’élément vous dévore, enlevant à chaque minute un peu de votre force.

« Mon Dieu ! » — soupira Sabine.

La lune, chassant ses fumées, resplendit sur la lagune. Des étoiles vinrent sur le Sud, solitaires, comme un petit archipel au sein d’un océan. Le vent rasa lentement le marécage, avec une douceur lourde et toxique.

La boue me venait aux épaules, une demi-heure encore et je disparaissais. Sabine étendit la main pour me retenir.

– Mourons ensemble, cher Robert. »

Douce fille, sois bénie dans la mort !


Soudain une mélodie confuse courut sur les algues, je ne sais quelle musique étrangère, musique d’aucun temps, d’aucun lieu — des intervalles inappréciables pour nos grossiers organes et pourtant perceptibles. Je regardai. La lune roulait dans une citerne claire, les rais tombaient lucides. Je vis une fine silhouette humaine, debout sur une langue de terre, espèce d’îlot allongé en esquif. Ses doigts maniaient un objet menu, dont je ne discernais pas exactement la forme…

Et nous vîmes une scène extraordinaire.

Des salamandres géantes grimpaient sur l’îlot et se rassemblaient autour de l’homme et des tritons, des protées, des serpents d’eau.

Des chauves-souris voletaient autour de sa tête, des grèbes sautelaient sur un rythme. Il accourut encore des formes vagues, puis des rats, des poules d’eau, des chats-huants. L’homme continua sa musique bizarre, une grande douceur se dégageait de la scène, un sentiment de fraternité panthéistique que je sentis bien, malgré l’horreur de notre position.

Nous poussâmes un cri de détresse. L’homme se tourna vers nous et s’interrompit. Quand il eut vu notre position, il bondit de son îlot, il disparut parmi les algues. L’angoisse et l’espérance, aussi entremêlées que des lianes, nous tenaient immobiles. Tout à coup, l’homme reparut proche — et sans une parole, il se jeta vers nous. Nous ne pûmes nous rendre compte de ses mouvements, mais je me sentis saisi et entraîné en même temps que Sabine. Quelques instants plus tard nous pûmes marcher sur une boue moins perfide, et finalement atterrir. Devreuse nous rejoignit après quelques minutes, et l’homme nous regardait d’un air tranquille. Il avait une chevelure maigre, pareille à des lichens barbus. Point de poils sur le corps ni sur le visage, et, malgré cette boue où il avait plongé, la peau nette, un peu reluisante, un peu huileuse même. Il était presque nu, n’ayant qu’un court vêtement de fibres au bas de la ceinture.

Devreuse le remercia en divers dialectes. L’homme écouta doucement et secoua la tête. Évidemment, il ne comprenait pas. Dans la joie du sauvetage, nous lui prîmes les mains avec ardeur. Il sourit, parla confusément : ce n’était pas une voix humaine, mais je ne sais quelle syllabation gutturale d’amphibie.

Cependant il nous voyait grelotter. Il nous fit signe de le suivre. Nous passâmes au long d’une mince chaussée naturelle, ferme et dure. Elle s’élargit, elle s’éleva, si bien que nous atteignîmes une manière de plate-forme au milieu des eaux. Là, l’homme nous fit signe d’arrêter, et de nouveau disparut.

« Nous abandonnerait-il ? — demanda anxieusement Sabine.

— N’importe, nous sommes sauvés.

— Et si étrangement ! »

La lune était haute, presque blanche, éclatante. À perte de vue s’étendaient les marécages, le pays des Eaux-Tristes. Je rêvais à des choses nombreuses, dans une espèce d’hallucination, lorsque je vis la silhouette de l’homme revenir, et, avec lui, le cheval de Sabine :

« Mon pauvre Géo ! » — s’exclama-t-elle avec des larmes d’attendrissement.

L’homme rapportait en outre des plantes, du bois, des œufs.

Il nous tendit les œufs, quelques poignées d’une noix comestible. En même temps, il tassait des brassées de bois et de tigelles sèches, et nous alluma du feu.

Cela fait, il sourit lentement, puis, bondissant du haut de la plate-forme, il redisparut encore sous les flots, profonds en cet endroit. Nous restâmes à examiner l’endroit où il avait plongé : nous ne vîmes rien.

Ne sachant qu’imaginer, nous nous regardions avec stupeur :

« Quel est le sens de ceci ? » — criai-je.

Devreuse répondit d’un air pensif :

« C’est à coup sûr la chose la plus incroyable de mes quinze ans de voyage. Mais ce qui doit arriver arrive, soupons ! »

Nous soupâmes de bon appétit, nous séchâmes nos vêtements au feu rouge. Le soir était tiède, secourable, nous dormîmes. Mais vers le milieu de la nuit, je m’éveillai : la bizarre musique de notre sauveur résonnait, très loin, sur le silencieux marécage. Le musicien était invisible.

Alors, il me parut être entré dans une vie neuve, une réalité plus féerique que les plus féeriques légendes.


Nous nous éveillâmes à l’aurore, ayant bien dormi.

« Capitaine ! » — m’écriai-je.

Je lui montrais nos vêtements nettoyés, parfaitement secs.

« C’est notre homme de l’eau ! — répartit Sabine. — Je commence à croire que c’est quelque faune bienfaisant. »

Il restait des noix et des œufs dont nous fîmes un bon déjeuner. Le soleil montait avec douceur, rafraîchi de légers nuages. La sombre merveille du marécage nous tint rêveurs. Des hérons passèrent, puis une bande de sarcelles. Réconfortés et bien portants, nous ne laissions pas que d’éprouver quelque inquiétude. Soudain, Sabine poussa un léger cri :

« Regardez. »

Quelque chose flottante avançait vers notre abri : bientôt nous reconnûmes une manière de radeau. Il semblait avancer seul parmi les algues, et ce mouvement vivant d’un objet inerte nous causait du trouble. Mais une tête apparut, puis un corps jaillissant de l’onde verte ; nous reconnûmes notre bizarre providence. À nos gestes de bienvenue, l’Homme-des-Eaux répondit avec une non équivoque cordialité. Son apparence nous étonna davantage encore que dans le clair de lune : il avait la peau verte comme les jeunes pousses d’herbe, les lèvres violettes, les yeux étrangement arrondis, presque sans sclérotique, avec l’iris couleur d’escarboucle, la prunelle creuse et très grande.

Avec cela, une grâce particulière, une grande fraîcheur de jeunesse. Je l’examinai longuement et surtout ses yeux singuliers, dont je n’avais aperçu l’analogue chez aucune créature humaine.

Il nous fit signe d’entrer dans le radeau, après avoir attaché Géo à l’arrière. Nous obéîmes, non sans une légère méfiance qui s’accentua quand nous le vîmes redisparaître sous l’eau et que le radeau se remit en marche de la façon singulière dont il était venu.

Sous l’eau épaisse, fangeuse, encombrée de végétations fiévreuses, nous pouvions entrevoir notre conducteur, et pendant vingt minutes nous voguâmes sans qu’il eût une seule fois émergé. Nous allions d’une bonne vitesse. Notre abri de la nuit dernière était loin. Le paysage commençait à changer. L’eau était plus fraîche ; nous frôlâmes de petites îles délicieuses.

La tête de l’Homme-des-Eaux reparut : il nous montra le Sud et replongea. Un air plus pur vint dans la brise. Bientôt le marécage se rétrécit, nous franchîmes une espèce de détroit peu profond. Puis nous nous trouvâmes dans des eaux nouvelles, des eaux de lac, belles, fraîches, où courait une atmosphère agile…


IV

Le lac Nymphée


Le lac tout semé d’îles, enchanté par de grands nymphæas pâles dans leurs anses plantées d’une végétation infinie de fleurs, d’herbes, de buissons et de grands arbres, le lac s’allongeait à des lieues. Nous nous dirigions vers une des îles. Notre défiance était partie comme était parti l’air lourd et somnolent, l’air morbide du marécage. Nous respirions à pleins poumons la santé, à pleine âme l’espérance et la poésie lacustre.

Le radeau s’arrêta à la pointe d’un promontoire. L’Homme-des-Eaux sortit et nous fit signe de le suivre. Et nous nous trouvâmes devant le plus extraordinaire spectacle. Sur une berge de l’île, une trentaine d’êtres humains étaient réunis, vieux et jeunes, hommes et femmes, jeunes filles, enfants : tous avaient le teint vert, la peau lisse, les yeux d’escarboucle, aux grandes prunelles aplanies, les cheveux pareils à des lichens barbus, les lèvres violettes.

À notre vue, les enfants accoururent, et les adolescents, les adolescentes, un grand vieillard. Ils se pressaient autour de nous avec des exclamations de batraciens, ils montraient une grande vivacité rieuse.

Tandis que nous nous tenions là, d’autres Hommes-des-Eaux surgirent du lac et vinrent sur la berge. Bientôt nous nous trouvâmes entourés de cette population aquatique, non seulement bien humaine, mais plus proche, comme traits généraux, de la race blanche que des autres races terrestres. Leur couleur verte et la mouillure huileuse de la peau n’étaient pas même désagréables à contempler. Chez les jeunes, c’était un joli vert pâle, léger comme celui des végétations claires du printemps ; chez les vieux, c’était souvent le vert de velours des mousses ou des feuilles de lotus. Quelques jeunes filles présentaient une sveltesse de corps, un effilement des extrémités, une finesse de traits qui les rendaient véritablement séduisantes.

Je tenterais en vain de dire notre émerveillement. Ce que nous ressentîmes ne peut être pressenti que par ces rêves où l’âme entrevoit la jeunesse du monde, les temps divins des genèses. Pour le capitaine et moi, il s’y joignait un orgueil de savants : quelle découverte comparable à celle-ci ?

N’était-ce pas, réalisée, et sans l’appareil mythique des ancêtres, sans les monstruosités de l’homme-bête ou de l’homme-poisson, une des plus attrayantes traditions de tous les peuples ? Une fois de plus, ne vérifiions-nous pas que les légendes ont constamment une origine de vérité ? De même que le gorille, l’orang-outang et le chimpanzé avaient justifié la fiction des faunes et des satyres, les relations de Ctésias sur les Calystriens, le passage du Périple d’Hannon sur les hommes velus du Golfe de la Corne du Sud, de même ne voyions-nous pas se réaliser l’immense cycle légendaire des Hommes-des-Eaux ? Encore notre découverte était-elle plus passionnante, les hommes que nous avions sous les yeux étant de vrais hommes, et non des anthropoïdes.

Le premier étonnement passé, il ne demeura en moi qu’une espèce d’ivresse mystique que je voyais partagée par Sabine et par Devreuse.

Notre sauveur nous entraîna vers un bosquet de frênes. Nous y trouvâmes un abri. Des oiseaux aquatiques rôdaient autour : canards, cygnes, poules d’eau — évidemment domestiqués. On nous apporta des œufs frais, une perche rôtie. Après le repas, nous retournâmes sur la berge.

Le temps était tiède. Nous suivîmes toute l’après-midi les allées et venues des Hommes-des-Eaux. Ils filaient comme de grands batraciens, plongeaient, disparaissaient. Puis une tête émergeait, un corps bondissait sur l’île.

Ému du bonheur de leur double vie, je continuais à les examiner avec une curiosité dévorante, tâchant de découvrir quelque organe d’adaptation qui leur permît de séjourner si longtemps sous l’eau ; mais, sauf une grande capacité thoracique, je ne trouvais aucun indice qui pût m’éclairer sur ce point.

Cette après-midi, nous ne demeurâmes jamais seuls. Un groupe constant nous entourait, s’exerçant à nous adresser la parole, nous témoignant une innocente bienveillance.

Malgré la séduction et la merveille de ces êtres étranges, nous nous proposions de partir dès le lendemain, comptant d’ailleurs revenir au plus vite, après avoir pris des dispositions avec nos hommes. Le capitaine, devant l’intérêt supérieur de la découverte, renonçait à son fameux passage vers le Sud-Ouest.


Le sort modifia nos projets. Dans la nuit, je fus éveillé par Devreuse :

« Sabine est malade ! »

Je me levai en sursaut. À la pâle clarté d’une torche de frêne, je vis l’aimée qui s’agitait dans la fièvre.

Saisi, je l’examinai, je l’auscultai : je me rassurais à mesure.

« Est-ce grave ? — demanda le père.

— Quelques jours de tranquillité absolue la remettront.

Combien de jours ?

— Dix jours !

— C’est le moins ?

— Le moins ! »

Il fit une moue d’impuissance, il me regarda dans la pénombre :

« Robert, je puis vous confier votre fiancée… Il n’est pas possible que je n’aille pas m’entendre avec les hommes, pour qu’ils prolongent leur halte pendant une couple de mois… Je serai de retour ici à la fin de la semaine. »

Il parlait avec agitation, allant de-ci de-là :

« D’ailleurs, si les semaines que je compte passer parmi ces êtres extraordinaires ne suffisaient pas, il est infaillible que nous organisions un nouveau voyage… Nous avons le temps… Je démissionnerai s’il le faut, de manière à disposer de plusieurs années… Raison de plus pour que je n’abandonne pas mes hommes !

— Mais, — répliquai-je, — c’est à moi de les aller prévenir.

— Non ! Vos soins sont indispensables à Sabine… Moi, je ne lui serais pas de plus de secours qu’une souche. »

Il me mit les mains sur les épaules :

« N’est-ce pas, Robert ?

— Je vous obéirai ! » — dis-je.

Sabine, quoiqu’elle eût un peu de délire, nous avait très bien compris. Elle se souleva sur le coude :

« Je serai assez forte pour te suivre, père !

— Petite fille, — répliqua Devreuse avec autorité, obéis au médecin. Avant six jours je serai revenu et j’aurai accompli mon devoir. Est-ce toi qui prétendrais m’en empêcher ? »

Sabine ne répliqua rien, subjuguée ; nous demeurâmes quelque temps taciturnes. La fièvre recommença d’agiter la jeune fille ; puis elle tomba dans un demi-sommeil. Je l’épiais à la pauvre lueur de notre torche. Des pressentiments indéfinissables passèrent. La voix du capitaine vint me tirer de ma rêverie :

« Vous êtes bien sûr que ce n’est pas dangereux ?

— En médecine, on n’est jamais sûr !

— Mais autant qu’on peut l’être ?

— Autant que je puis en juger, Mlle  Sabine sera rétablie dans la quinzaine…

— Je partirai donc tantôt… »

Je sentis bien que sa résolution était prise, je n’essayai plus de le dissuader. Il partit au matin, comme il l’avait annoncé.


Le mal était encore moins grave que je ne l’avais imaginé. Au bout de trois jours Sabine était en convalescence et pouvait se lever pendant quelques heures. Le temps restait charmant. Une mouvante beauté s’épandait sur l’île et le lac. Nos hôtes lacustres étaient pleins de bonne volonté, de gentillesse, de sympathie.


La semaine passa. La jeune fille était presque entièrement rétablie ; mais une grande inquiétude naquit : le capitaine ne revenait pas. Une après-midi, assis sur la berge, je consolais Sabine de mon mieux, sans parvenir à calmer ses inquiétudes.

« J’ai peur ! » — répétait-elle.

Je ne savais plus que lui dire, lorsque nous vîmes une ombre s’allonger près de nous. En me retournant, je vis que c’était celui des Hommes-des-Eaux qui nous avait sauvés, et avec qui nous avions des relations plus particulièrement amicales. Il sourit, nous montra une grande hirondelle cendrée, spéciale à ces régions et très familière. Quand il fut proche, il me tendit l’oiseau.

« Qu’est-ce ? » demanda Sabine.

Je m’avisai bientôt d’un petit tuyau de plume fixé sous le ventre pâle, et que je détachai. Il contenait un fin fragment de papier pelure :

« Une lettre de votre père ! »

Il n’y avait que ces mots :

« Arrivé port. Jambe démise dans une chute. Rien de grave. Mais je suis retardé. N’ayez aucune inquiétude et surtout attendez-moi. Ne quittez pas l’île. »


Sabine éclata en larmes. Pour moi, je m’étonnai que le capitaine eût songé à emporter ce petit messager. Un sourire de l’Homme-des-Eaux me fit soupçonner que l’idée ne venait pas de Devreuse. Ma compagne continuait à se désoler.

« Sabine ! — chuchotai-je avec douceur, — ce n’est pas dangereux… une jambe démise, il n’y paraîtra plus dans quelques semaines…

— Vous en êtes sûr ?…

— Absolument… »

L’Homme-des-Eaux avait disparu. Sabine, morne, ne pleurait plus. Il régnait un vaste silence. Je passai mon bras autour du col gracile. La tête blonde reposait sur mes bras, mes yeux se réfléchissaient dans les yeux de lumière. Hélas ! à travers les vicissitudes, jamais je n’avais été plus heureux.

Elle était faible, lasse. Elle ne demandait que de croire. Le ciel pur, les ombres tremblantes l’enveloppaient de divinité… Oh ! puissance mystérieuse qui as créé l’Amour vainqueur de la Mort !


V

Les habitants du lac


Les jours passèrent.

Nous nous attachions de plus en plus à ce lac merveilleux, nous y allions visiter les îles en compagnie de nos amis aquatiques. Des troupes de jeunes hommes et de jeunes femmes poussaient notre radeau en se jouant, nageaient tout autour dans l’eau très transparente. Nous prenions du repos aux berges fraîches, sous de frêles saules ou de hauts peupliers.

Mais de cette vie délicieuse, le charme supérieur était nos hôtes mêmes, que nous commencions à connaître, avec qui nous échangions trois ou quatre paroles. Toutefois, c’est eux qui apprenaient notre langue, nos oreilles demeurant impuissantes à analyser les sons dont ils communiquaient entre eux.

Leurs mœurs étaient simples et faciles. La notion de famille leur était parfaitement étrangère. Je crois que toute la population du lac montait à douze cents personnes environ. Hommes et femmes élevaient indifféremment les enfants : nous n’en vîmes négliger aucun.

Leurs habitations étaient de bois, recouvertes de mousses et de branchages, creusées de fenêtres. Elles ne servaient guère durant la belle saison et devaient être plutôt des abris pour hiberner. Leur cuisine se faisait en plein air et ne consistait qu’en cuisson de poissons, d’œufs, de champignons et de quelques légumes sauvages. Ils ne mangeaient pas leurs oiseaux domestiques ni aucun animal à sang chaud. Nous comprîmes qu’ils répugneraient à nous en voir nourrir ; nous nous contentâmes de leur régime. Notre santé s’en trouva très bien.

Ils avaient quelques armes, entre autres une manière de harpon hélicoïde, qu’ils pouvaient lancer sur l’eau, non seulement en ligne droite, mais encore en série de courbes, et faire revenir à eux comme le boomerang des Australiens. Ils s’en servaient pour capter les gros poissons. Il faut dire ici que les poissons du lac étaient les plus rusés que j’aie vus — sans doute à cause même de la présence d’un homme-marin qui, de génération en génération, les avait accoutumés à une défense plus subtile qu’ils n’en ont ailleurs coutume. Nos hôtes en avaient aussi apprivoisés beaucoup : ils ne touchaient pas à ceux-là, — ils ne consommaient que leurs œufs. En revanche, ils étaient âpres à la chasse aux brochets et aux perches.

Leur industrie n’était pas complexe, encore qu’ils connussent le métier du potier et les éléments de ceux du menuisier et du charpentier. Ils n’usaient point de métaux, mais d’une sorte de néphrite fort dure, dont ils faisaient leurs harpons, leurs scies, leurs haches, leurs couteaux.

Somme toute, la simplicité de leurs besoins matériels ne les portait guère à l’industrie. — Leur vie était plus poétique que pratique. Jamais je ne vis créatures plus débarrassées qu’eux de tous soucis d’accaparement ou de propriété. Ils semblaient n’avoir retenu que les éléments de bonheur, écarté toute vaine souffrance. Non d’ailleurs qu’ils fussent indolents, — ils adoraient l’exercice, les voyages aquatiques, jusqu’à l’épuisement, — ils étaient sans cesse en mouvement comme les cétacés. À l’encontre des sauvages, qui passent des chasses forcenées aux longs jours d’assoupissement, ceux-ci se remuaient inlassablement.

Mais cette prodigieuse action n’avait aucun but productif. C’était leur rêve. Ils nageaient, voguaient, bondissaient, comme d’autres se reposent. À part quelques chasses sous l’eau — et uniquement contre les poissons carnivores, ils bougeaient pour bouger.

Je leur vis résoudre d’extraordinaires problèmes de mouvement, une variété d’attitudes et de lignes auprès desquelles la souplesse de l’hirondelle ou du saumon est grossière. Leurs jeux n’étaient qu’un continuel déploiement d’art, des nages-danses, des ballets complexes et suggestifs.

À les voir se croiser, se tourner, décrire des hélices les uns autour des autres, se précipiter à vingt ou à trente dans des tourbillons, on sentait chez eux un sens de pensée dynamique, de pensée musculaire, inconnu chez les autres humains.

Surtout ils étaient admirables dans le clair de lune. J’ai assisté à des fêtes sous l’eau, si belles, si douces, si rêveuses, faites d’évolutions si variées, que rien ne s’y peut comparer en ce monde.

Ces fêtes s’accompagnaient, lorsqu’ils étaient en nombre, d’un phénomène étrange et délicieux. L’eau, rythmée par leur ballet, élevait peu à peu une voix euphonique. Cette voix, partie d’une mélopée indicible, une confidence de murmures, un chuchotement d’harmonies s’enflait lentement, ineffablement. L’Élément tremblait et chantait, l’élément envoyait un grand hymne humide — ô douceur intraduisible, ô voix pénétrante du prodige ! — qui nous faisait venir des larmes d’exaltation.

Encore, je rêvais à la Légende, à cette victorieuse voix des Sirènes que les navigateurs antiques crurent ouïr sur les flots. N’était-ce pas elle que nous entendions dans la nuit argentée, mais si bonne, si fraternelle ! Et combien supérieure au mythe, car c’est l’Eau même, c’est le Lac qui chante, — c’est la grande rumeur des vagues soumise au rythme par les Hommes-des-Eaux — comme y pourrait être soumise la rumeur du Vent sur les Forêts.

La pensée par le mouvement n’était pas uniquement, chez nos hôtes, générale et poétique. Elle devenait souvent particulière : j’entends qu’elle servait à exprimer des notions précises. J’ai pu épier, par exemple, dans quelques cas, de véritables dialogues en action, dont je finissais par saisir quelque vague linéament, insuffisant sans doute pour me faire suivre la pensée des nageurs, mais très suffisant pour me faire saisir que c’était une causerie que je voyais. Dans des leçons aquatiques aux enfants, auxquelles j’eus la joie d’assister, je me confirmai dans ma conviction : ceux qui enseignaient les enfants exprimaient leur approbation ou leur désapprobation par des inflexions de nage, dont, en fin de compte, j’en distinguai deux au moins : par l’un on arrêtait net la leçon, par l’autre on la modifiait.

L’amour y trouvait naturellement son expression. Les Hommes-des-Eaux savaient déployer un art de tendresse, de supplication, de fierté, variable d’individu à individu, art plus imprévu que leur art collectif, art très subtil, très délicat et peut-être supérieur à nos idylles causantes.

Ils ne semblaient pas avoir l’esprit métaphysique — peu enclins à l’abstraction. Je ne vis nulle trace de culte, de croyance surnaturelle, — mais un vif amour de la nature. J’ai parlé de leur douceur envers les oiseaux et les mammifères et aussi envers les poissons domestiques. Cette douceur les mettait en communication intime avec les êtres. Ils savaient s’en faire comprendre à un degré admirable. J’ai vu donner des ordres à des salamandres, à des chauves-souris, à des oiseaux, à des carpes, des ordres dont l’idée seule nous paraîtrait chimérique, par exemple d’aller en quelque place désignée, quelque île, quelque district du lac. Des cygnes ont fait, sur ordre, des trajets de plusieurs lieues. Des chauves-souris ne chassaient plus pendant quelques jours. Des carpes cessaient temporairement de s’abriter dans une retraite favorite.

La scène qui se passa lors de notre première rencontre avec l’Homme-des-Eaux se renouvela souvent, depuis, sous mes yeux. À l’aide d’un roseau, entaillé de rainures plus ou moins larges et profondes, et par le frottement d’un crochet de pierre, quelque musicien produisait ces notes si finement intervallées. Les sons rassemblaient les bêtes et les tenaient sous le charme : reptiles, oiseaux, poissons, venaient les écouter, et les bêtes de proie accordaient une trêve à leurs victimes.

Que de fois ces scènes nous enchantèrent, que d’heures claires à voir tel musicien ou musicienne renouveler les fables antiques, et avec un instrument si rudimentaire ! Que d’extraordinaire félicité dans tous les jeux, dans toute la vie de ces populations amphibies !

J’ai dit que les mœurs étaient libres. Avec une réserve pourtant : l’union durait un mois lunaire. Généralement, la lune nouvelle coïncidait avec la période du choix. Jeunes gens et jeunes filles s’appariaient alors jusqu’à la fin des phases. C’était tout de même une sorte de mariage, un mariage ensemble physiologique et astronomique, d’autant que les jeunes filles étaient parfaitement accordées avec l’astre[1].

Ces mœurs ne suscitaient aucun désordre. Elles s’accompagnaient d’une grande loyauté. Nous ne vîmes ombre de dispute, moins encore de combat, entre nos hôtes mâles. Le choix fait, chacun s’y tenait jusqu’au décours de la lunaison ; chacun le refaisait jusqu’à la lunaison prochaine. Il n’était pas interdit de continuer le mariage par un nouveau bail, mais il était rare qu’on le fît. Plutôt s’y reprenait-on quelques mois plus tard. Pour les enfants, ils appartenaient pendant quelques mois à la mère, mais la communauté entière veillait à leur bien-être.

Relativement à un organe d’adaptation[2] qui pût expliquer leur long séjour sous l’eau, je n’ai pu décidément en trouver aucune trace. Le temps qu’un Homme-des-Eaux peut plonger sans reparaître à la surface est parfois de plus d’une demi-heure. Si vous ajoutez à cela une vitesse de nage qui atteint de trente à quarante-cinq kilomètres par heure, vous verrez qu’ils peuvent rivaliser avec les cétacés. Ils ont une véritable supériorité sur ces derniers, dans leur œil, qui est admirablement adapté à la vision aquatique. C’est ce que la simple inspection de cet organe pouvait déjà faire prévoir : leurs immenses prunelles planes sont aussi favorables à la vue dans l’eau que les yeux du faucon à la vue aérienne. A posteriori, la supériorité de cet organe est surabondamment démontrée par la subtilité de leurs évolutions : ils accomplissent en troupe des merveilles de précision, ils calculent, à une ligne près, des élans qui mal exécutés se termineraient par des chocs terribles. Dans leurs chasses-pêches, ils perçoivent le menu poisson à des centaines de mètres.

Sur terre, leur vue est trouble, à la façon de celle des presbytes : ils distinguent confusément en deçà de dix mètres ; en revanche, ils voient assez bien dans le lointain.

Leur ouïe aussi est sensiblement différente de la nôtre. J’ai parlé de leur musique intervallée par de véritables commas, de leur bizarre articulation de parole. C’est, je crois, que, tout comme leur œil, leur oreille est plutôt adaptée à la vie aquatique qu’à la vie aérienne. On sait que la vitesse du son est plus que quadruple dans l’eau que dans l’air, ce qui crée nécessairement de sérieuses divergences entre une ouïe développée en milieu aquatique et une ouïe aérienne. On répondra que la vraie divergence est que les habitants de l’eau sont le plus souvent muets ; que l’ouïe s’est développée avec la raréfaction de l’air. Je n’ai pas à discuter ici ce problème : l’expérience est de mon côté, en ce qui concerne les Hommes-des-Eaux, et prime toute théorie. Je me bornerai à dire que, une fois née, l’ouïe a pu recevoir des modifications dues aux milieux mêmes qui avaient retardé sa naissance. C’est ainsi que si une atmosphère très dense a pu s’opposer à la production d’un organe d’audition, il n’est pas prouvé que l’organe, déjà venu, ne serait pas capable de se développer tout de même, si l’animal était amené à revivre dans une atmosphère dense. Au surplus, le fait que l’ouïe a crû sur la terre dans les conditions précitées ne démontre pas péremptoirement qu’elle n’eût pas crû autrement : il n’y eût fallu sans doute que quelques millions d’années de plus. Et enfin et surtout, les affirmations actuelles de la science à ce sujet ne sont peut-être pas plus définitives que telle assertion de nos devanciers immédiats, comme par exemple celle (bien importante cependant) qui attribuait le vaste développement des reptiles de l’âge secondaire à la présence de grandes quantités d’acide carbonique : on sait qu’aujourd’hui on l’attribue au contraire à un excès de pression et d’oxygène.


VI

L’attaque


Un matin, nous voguions mollement, Sabine et moi, sur le lac. Notre ami nous avait d’abord suivis dans notre paresseuse promenade. Il allait, revenait par des sauts imprévus, entraînait quelque temps notre radeau. Nous fîmes halte à l’ombre d’un bouquet de frênes, sur un îlot.

Des nymphæas songeaient neigeusement sur leurs feuilles assombries. L’humble renoncule d’eau se levait entre de fins archipels d’algues. Les sagittaires déployaient leur fine pâleur, aux reflets adoucis comme les nimbus à l’aube. Et les poissons aigus, émergeant par cohortes, s’élançaient à la joie. Plantes et bêtes glorifiaient le jour ; l’heure sonnait aux carillons de l’ombre, aux rides de l’eau, aux balancements du roseau. Les tièdes caresses se cherchaient dans les impondérables nues de pollen, dans la fleur venue tendrement des profondeurs vers une fleur aimée. Le monde des Eaux, père de la vie, ancêtre fécond, multipliait son intarissable magie.

Le regard de Sabine était imprégné de la fraîcheur du lac, de la palpitation du jour. Ému, je tremblais en la regardant. Éternel Éden de la nature autour de la jeunesse amoureuse !

Je me souviens du passage d’un rayon sur elle, à travers la trouée du feuillage. Elle était debout, ses cils abaissés vers moi. Le rayon se mit à trembler sur sa chevelure, dans un frôlis de feuilles. Un rameau tomba ; un insecte brillant erra sur son col. Et le bonheur semblait posé sur l’eau bleuissante, sur le bord nacré des pétales. Je la pris contre mon cœur ; une douceur périlleuse nous commandait :

— Toujours ! — murmurai-je.

Puis, j’eus peur, je m’écartai d’elle ; nous n’osions plus nous parler ; une menace trop charmante rôdait autour de nous ; l’accent des feuilles le frou-frou d’un passereau, le susurrement des insectes, semblèrent des soupirs de l’au-delà… Une rumeur vint nous tirer de cette extase.

C’était à notre gauche, vers une île de peupliers : une trentaine d’êtres humains s’y agitaient. D’autres bientôt les joignirent, qui sortaient du lac.

« Des Hommes-des-Eaux, — dis-je.

— Mais vois… ils sont autres que ceux que nous connaissons ! »

Effectivement, ceux-ci étaient d’une couleur foncée, une espèce de bleu noir. Sabine se pressa vers moi avec un mouvement de crainte :

« Retournons chez nos amis !

— Je le veux bien, » dis-je.

Je me disposais à démarrer, lorsqu’un bouillonnement violent souleva notre radeau : une demi-douzaine d’hommes émergèrent proche l’îlot. Comme nos hôtes, ils avaient les yeux bizarrement ronds, sans presque de sclérotique, les prunelles quasi creuses. Mais leur teint et leur chevelure étaient fort différents, et aussi leur attitude.

Ils nous observèrent à distance ; l’un d’eux, jeune homme athlétique, ne cessait de contempler Sabine. Armés de harpons, ils semblaient redoutables. Je frémis en les voyant approcher davantage. Sabine devint très pâle.

Tout à coup, celui qui contemplait Sabine parla, de la voix humide, clapotante, de sa race. J’eus un geste d’ignorance ; — ils firent entendre un cri de menace, ils agitèrent leurs harpons. La situation devenait critique ; j’avais bien ma carabine, que je tenais prête, mais, les deux coups tirés, comment nous défendre contre ces êtres familiers avec un élément où ils pouvaient se dérober ? D’ailleurs, en supposant que je pusse tenir tête, n’y avait-il pas, à une centaine de mètres, une multitude prête à les aider ?

Tandis que je réfléchissais au péril, le jeune athlète s’était remis à parler ; du geste il semblait exiger une réponse. Alors, j’élevai la voix. Ils furent frappés de stupeur. Arrêtés un instant, en conciliabule, leurs harpons se relevèrent, leur cri s’éleva plus menaçant. Il devint évident qu’ils s’apprêtaient à m’attaquer. J’armai ma carabine : il régna un moment d’horrible silence… Je nous crus perdus, je me préparai à mourir courageusement…

Un cri s’éleva au large. Mes antagonistes se retournèrent, je ne pus retenir une exclamation joyeuse. Une troupe de nos hôtes nageait vers l’îlot. — Notre ami, en tête, faisait des signes aux agresseurs. À ces signes, les harpons étaient retombés ; bientôt Sabine et moi nous nous retrouvâmes au milieu de nos amis.

Nous assistâmes alors à une espèce de cérémonie où nos Hommes-des-Eaux faisaient accueil aux autres. De l’île des peupliers la horde sombre accourut entière. On échangea des présents ; les bras s’entrelacèrent singulièrement : il me parut discerner quelque fausseté dans les démonstrations des deux races, surtout du côté des Sombres.

Le jeune athlète continuait de regarder Sabine à distance, d’une manière qui me fâchait extrêmement.


Nos hôtes nous avaient reconduits à notre île. Notre soulagement fut grand de nous retrouver à l’abri. Toutefois, une inquiétude subtile nous hantait. Je crus remarquer qu’elle était partagée. Notre sauveur surtout était ému. Il ne nous quittait plus. Il nous montrait un dévouement admirable et, l’affection appelant l’affection, je me prenais à l’aimer fraternellement.

L’après-midi se passa sans encombre.

Une heure avant le crépuscule, une députation d’Hommes-des-Eaux sombres se présenta à l’île : parmi ces personnages je reconnus le jeune athlète. Il semblait agir comme un chef. Les nôtres reçurent la députation avec honneur, offrant des cadeaux et il y eut une ronde aquatique où les Clairs et les Sombres se distinguèrent à l’envi.

Je me tenais à l’écart, avec Sabine et notre ami. Nous observions tout, à travers les ramures surbaissées d’un frêne. Malgré notre inquiétude, la fête ne laissait pas de nous intéresser. Au moment le plus animé, tout soudain deux hommes émergèrent, non loin de notre retraite. Nous aperçurent-ils ? Avaient-ils épié auparavant ? Je ne sais, mais ils s’avancèrent sur nous. C’était encore le jeune chef. Seulement, il avait un visage souriant, amical, des gestes pleins de douceur.

Il dit quelques mots à notre compagnon, puis, s’éloignant, il regarda Sabine. L’expression de son regard, avide, équivoque, me fit frissonner.

Ils retournèrent au lac. Alors, notre ami, secouant la tête, laissa nettement paraître son inquiétude. Il me fit signe de veiller sur Sabine, et que lui-même ferait bonne garde.

La nuit fut pénible. Des lueurs couraient sur le lac et parmi les feuillages des îles. On entendait des musiques étranges ; on entr’apercevait des troupes sur les eaux.

C’était à la lune décroissante. L’astre se leva, au tiers rongé, vers onze heures du soir. Des nues lui faisaient cortège, une pâle théorie qui parcourait tout le zodiaque. Par instants, la lune passait sa tête jaune dans une fenêtre vaporeuse : alors on apercevait les remous du lac traversé par de grands corps véloces.

Vers une heure, les Sombres vinrent en masse, à moins d’une centaine de mètres de notre île. La lune avait blanchi ; elle surgissait finement sur un promontoire nuageux, elle traçait une route tremblante sur les ondes. Les peupliers étincelaient avec douceur ; tout au fond, un pan de vapeur se défaisait, laissait transsuder une lumière de métamorphose. La lueur parut y tracer une citerne, un cratère blême, net sur les bords, des écharpes de peluche blanche et des perles.

La troupe des hommes poursuivait sa danse aquatique. L’eau se mit à chanter finement, cristallinement. Des voix s’élevèrent en appel ; des jeunes gens de notre île allèrent se joindre à la fête nocturne.

Comme ces scènes m’eussent paru charmantes et passionnantes sans la présence de Sabine ! Quelle joie d’étudier les mœurs de ces êtres demeurés d’une antique race aquatique qui, peut-être, avait dominé sur des continents entiers !

Parfois, je m’abandonnais, je goûtais abondamment la poésie du spectacle. Mais bien vite revenaient mes doutes. Et certes, une défiance apparaissait entre les deux races, née peut-être de luttes anciennes. Leur union semblait plus tactique que profonde.

Brusquement la lune se voila, atteinte par de gros nuages, l’obscurité tomba grandissante. J’eus peur, je me rapprochai de l’abri de ma compagne je me mis en travers de l’étroite entrée.

Là-bas, la fête cessait. Nos jeunes gens revinrent. Un profond silence pesa sur les eaux.

Je veillais encore. Deux ou trois fois je crus entendre un bruit de pas dans les herbes et je ne m’endormis que vers l’aube.


VII

La disparition


Rien de particulier ne survint durant la fin de la semaine. Chaque jour, les Hommes-des-Eaux noirs venaient en députation vers notre île ; les nôtres leur rendaient visite sur la grande île la plus voisine, où ils avaient établi leur campement. Les jeunes gens des deux races continuaient à organiser des fêtes. L’animation avait grandi ; les nuits se passaient en rondes, en grands ballets aquatiques au clair de la lune décroissante. Le temps demeurait tiède ; une invincible exquisité accompagnait l’appréciation continuelle qui me torturait. Mon sommeil était trouble, traversé de cauchemars. Je m’éveillais en sursaut, les tempes baignées, la bouche fiévreuse.

J’aurais dû me rassurer, cependant, d’abord parce que nous étions bien gardés, ensuite parce que les nouveaux venus semblaient avoir oublié notre présence. Il était très probable que le jeune chef, en supposant qu’il eût eu quelque idée équivoque, l’avait abandonnée avec cette mobilité qui semblait un des caractères de sa race.

J’avais beau me répéter cela, je n’en étais pas plus tranquille. Un pressentiment plus fort que toute raison m’obsédait. D’ailleurs, nos amis montraient toujours une méfiance égale à la mienne, et qui ne contribuait pas peu à m’énerver : ils ne devaient pas, eux, être mus par de simples pressentiments ; ils avaient sans doute des raisons sérieuses pour se défier !

Un soir, au lever de la lune, les Hommes-des-Eaux noirs vinrent en très grand nombre, — accompagnés de leurs vieillards. Il se fit de solennelles démonstrations, de plus nombreux échanges de cadeaux. Je devinai qu’il s’agissait d’un départ : l’espérance glissa furtive sur mon âme.

Le ciel était pur sur les trois quarts de son pourtour, particulièrement à l’orient. Une lueur jaune errait sur les eaux. Les bêtes amphibies bruissaient sur les feuilles de nénuphar, sur les longs glaives de l’iris. Toute l’humide perspective exhalait une poésie nerveuse. On percevait la fécondité sans bornes, le tendre élan de joie frôlant la pointe des roseaux, l’aile des noctuelles et des chauves-souris, la rêverie des saules. C’était un des jours où la création psalmodie la renaissance éternelle.

Les Hommes-des-Eaux le sentirent ; — leurs adieux furent une fête miraculeuse. Jamais je ne vis, sur le petit cosmos lacustre, un plus adorable ballet, une plus harmonieuse rêverie mouvante. Corps noirs et corps clairs passaient en entrelacs infinis, en arabesques pleines d’un sentiment subtil des courbes, en symphonie de trajectoire. Le jeu des rais lunaires sur tous ces corps émergeant, plongeant aux profondeurs, tournoyant dans des pénombres cristallines, des flaques de nacre et d’aigue-marine, était si doux que j’en oubliais mes angoisses.


Vers une heure, tout cessa. La scène des adieux fut grave : je vis s’éloigner l’escadre vivante.

« Ah ! — dis-je à Sabine, qui avait assisté avec moi à toute cette scène… — Se pourrait-il qu’ils partent ?

— Je le crois ! » — fit-elle.

Ses yeux craintifs se levaient vers moi, inondés de rayons pâles. Je l’embrassai avec un mélange de fièvre et de délice :

« J’ai eu bien peur ! Pour toi ! …

— Pourvu, — dit-elle en soupirant, — que mon père revienne maintenant… je suis si inquiète ! …

— Il reviendra ! »

Mais je n’étais toujours pas tranquille. Une peur informe, sans cause, continuait à remuer en moi, et que l’arrivée même de notre ami, nous expliquant par signes que les autres étaient bien partis, ne put dissiper.

Pourtant, vers deux heures du matin, je m’endormis fiévreusement.

Je crois que mon sommeil fut d’abord très lourd — en revanche de mes insomnies des nuits précédentes. Vers le matin, j’eus un cauchemar qui finit par m’éveiller en sursaut. Mon cœur était en tumulte. La terreur régnait sur moi confuse, étouffante :

— Sabine ! — m’écriai-je.

Je m’étais levé. Le sang-froid me revint. Je jetai un regard hors de mon abri. L’aube était venue. Les frênes susurraient dans la brise matinale. La lune errait encore près du zénith. Tout respirait la confiance. Les dernières palpitations du cauchemar s’éteignirent. Je restai quelques minutes à contempler la douce incertitude firmamentaire :

— Qu’il ferait bon vivre ici !

Je fis quelques pas vers l’abri de Sabine, et tout à coup la stupeur, l’horreur, l’épouvante : l’abri était vide !


fin de la première partie


DEUXIÈME PARTIE




I

Poursuite des Sombres


Ma fureur éveilla les Hommes-des-Eaux et d’abord notre ami. J’allai vers lui comme la tempête vers les chênes et, dans un délirant désespoir, j’implorais son aide, je lui montrais avec des gestes d’insensé la couche vide de Sabine. Un cercle d’hommes et de femmes se formait autour de moi dans la pâleur de l’aube, et les yeux d’escarboucles, les larges prunelles rigides me regardaient avec une évidente compassion.

Les brumes se levaient au soleil ; l’horizon, sauf vers l’orient et l’occident, devenait d’une clarté précise, et je pus voir, loin dans le nord, une tache imperceptiblement mouvante que je signalai à mon frère des eaux. Il fixa la direction dans sa tête, courut vers le lac et plongea… Je le vis dans les voiles cristallins, tout grossi et déformé par une ondulation légère, la tête tournée vers le nord. Je compris que ses vastes prunelles cueillaient sous l’eau les lents et lointains rayons, et mon impatience se compliquait d’une sensation de prodige. Il reparut enfin. Son cri batracien annonça la nouvelle à ses frères et il disparut vers le nord avec une foudroyante rapidité. Une centaine de ses compagnons, armés de harpons hélicoïdaux, se jetèrent dans son sillage.

Le même radeau où, naguère encore, je m’installais avec Sabine dans nos flâneries sur le lac, fut aménagé. J’y pris place, muni de ma carabine et de mon couteau, et, bientôt, je fus entraîné avec une vitesse surprenante, mais pas plus considérable que celle dont l’autre radeau, là-bas, filait, lui aussi, emportant dans l’épouvante ma fiancée.

Toutefois, cette vitesse, le sommeil du vent et de l’eau, apaisèrent un peu mon angoisse. J’examinai la situation avec plus de sang-froid. De tout ce que j’avais vu, tant chez les Hommes-des-Eaux noirs que chez les autres, j’osai conclure avec assez d’assurance que le jeune ravisseur n’userait pas d’abord de sa force. N’avais-je pas assisté à leurs patientes aventures, à leurs longs circuits amoureux, à tout ce que déployait de ruses gracieuses, de douces implorations, l’amant pour obtenir les faveurs de son élue ? Et quelle probabilité que le chef noir en usât autrement avec Sabine ? La singularité même de l’aventure ne devait-elle pas exciter les tendances de la race qui allaient plutôt au charme qu’à la violence ? Puis, les mœurs ne s’enfreignent pas aisément chez les peuplades primitives. En supposant que sa tribu lui eût octroyé Sabine, encore le jeune chef serait-il probablement obligé de se soumettre aux coutumes. Or, nous n’étions pas à la lune nouvelle, unique période du Choix : près de deux semaines nous en séparaient.


II

Le combat sous-lacustre


Si nous gagnions sur le radeau poursuivi, c’est ce que je n’aurais pu dire. Je le voyais toujours comme un point noir sur l’horizon, et il était à craindre qu’il ne disparût à la première apparence de brumes. Cela arriva vers midi. Le ciel n’étant pas tout à fait libre, parcouru de larges nues, les vapeurs furent condensées.

Toujours entraîné sans que la vitesse se ralentît, peu à peu je glissais à la rêverie, à la vaine imagination de moyens fantastiques pour reconquérir ma fiancée, quand le cri batracien des Hommes-des-Eaux m’éveilla. Je relevai la tête. Le radeau était à trois cents mètres d’une île basse où des peupliers montaient dans un fourmillement lumineux de leurs feuilles. Entre les troncs espacés, je revoyais le radeau, toujours comme une tache noire, mais plus proche, puisqu’il se montrait malgré la brume. Mon regard, attiré d’abord sur ce point, s’en détourna bientôt aux clapotements d’appel de mon équipe. Tous indiquaient, au-delà de l’île, sur la droite, un massif de grands roseaux autour duquel l’eau s’agitait avec fureur. Le radeau s’immobilisa. Je tenais mon arme, chargée de ses deux coups, et j’attendais l’attaque. Le bouillonnement autour du massif de roseaux se déplaçait, se dirigeait vers nous. Puis, soudain, un calme absolu. Les eaux limpides montrèrent leur fond de hautes plantes comme une forêt submergée, et, sur les arabesques des tiges, les guipures de la feuille, partout descendait la divine lumière, d’iris autour des ombres, en globules de mercure sur les bulles d’air des feuilles. La vase avait une couleur indécise entre le plomb terni de la glaise et l’or du sable. Aux moindres rides, des serviettes d’argent s’y déployaient, d’un bleu bordé d’orange, et ces plissements de la lumière plissaient la forêt immergée comme une étoffe souple.

À part on ne sait quels glissements reptiliens, rien ne décelait les hommes. Ils devaient être enfouis dans la fange, se guettant en une bizarre lutte d’immobilité : l’ultra-défiance de leur réciproque adresse et promptitude. Cependant, un petit nuage marqua le déplacement d’un corps. Alors un harpon hélicoïde flotta, traça un lacet, s’abattit, et je vis un cadavre monter vers moi. Je connus ainsi la position des camps adverses. Les clairs se tenaient un peu en avant de mon radeau, les autres plus loin, adossés au massif.

Au trait mortel qui venait de tuer un des nôtres, vingt traits répondirent, et je vis avec une sorte de joie féroce deux cadavres noirs monter vers la surface. Puis le guet reprit ; les nuages de bourbe se dissipèrent, je pus revoir le plomb terni et l’or de la vase, les ombres irisées et les globules de vif-argent, toute la cristallerie tremblante du flot. Je compris alors que l’attaque était aussi dangereuse que la défense, qu’il ne fallait pas négliger un instant de se couvrir. Mais comment cette tactique pourrait-elle se prolonger ? La réflexion que j’en fis m’éclaira. Je perçus que les deux camps, avant de recourir à la bataille, se disputaient une position stratégique et que cette position allait dépendre de la capacité à rester sous l’eau. Ceux à qui faillirait la respiration se verraient obligés de remonter, de se découvrir. J’attendis avec anxiété cette minute critique en tournant parfois les yeux vers le radeau de Sabine, arrêté comme le mien, très loin.

Le massif de roseaux épandait vers l’est et vers l’ouest des éventails de rides fines, mais le champ du combat demeurait à l’abri, si bien que, mon regard plongeant aux frêles végétations, je vis venir parmi les plantes rameuses, parmi les larges feuilles, des milliers de reflets métalliques, comme des louis d’or et des écus à la volée, puis la cristallerie du flot, les serviettes d’argent, les globules de mercure, tout chancela, vacilla, des bandes innombrables de poissons envahirent le champ de bataille, et je distinguai une musique lointaine à laquelle une autre musique, bientôt, répondit.

Je pense que les Sombres s’efforçaient de mettre ce rempart vivant entre eux et les Clairs, avec l’intention de respirer à son abri. Pour quelque motif, la vie des poissons semblait sacrée : pacte, loi de guerre ou simple respect de la bête qui se donne volontairement et que la violence rendrait réfractaire ?

Ce fut dans le drame un épisode saisissant, tout de grâce et de prodige. À les voir évoluer, pointus ou discoïdes, avec leurs yeux aux bagues fines, leurs bouches rondes ouvertes, le jeu muet de leurs opercules, s’éparpillant et se rassemblant, bandes assombries de dos, grappes de clarté de flanc, tourbillonnant sous la voix mince des roseaux, filant droits comme des rayons de lune par les branches ou frémissant ainsi que les feuilles à la tempête, ils semblaient les notes visibles d’une orchestration prodigieuse où les yeux prenaient tous les plaisirs de rythme et d’harmonie de l’oreille.

La lutte pour les maintenir ou les éloigner dura quelque temps ; mais un de nos hommes s’étant aventuré sur le radeau, le roseau à rainure à la main, dès qu’il se mit à jouer, les poissons montèrent vers la surface et s’éloignèrent.

Les poissons disparus, le camp des Noirs marqua sa fatigue. Les quelques-uns qui avaient tenté de gagner la surface pendant la phase des poissons, flottaient maintenant un trait dans le cœur. Trois autres s’élevèrent, au mépris du danger, et furent tués. Alors les harpons des Noirs voguèrent par centaines, comme des hirondelles en migration, et ils s’enfonçaient parmi les plantes, soulevaient en légers tourbillons la vase. Les nôtres ne bougeaient point. Seuls, deux blessés montèrent, et, avant que la riposte fût possible, les Noirs élevèrent un épais rideau de tourbe derrière lequel ils vinrent à la surface pour respirer. Déjà les Clairs traversaient ce rideau, prenaient position sous l’ennemi. Vaincus, leurs munitions épuisées, les Noirs se donnèrent à la fuite… Beaucoup y réussirent, mais un grand nombre furent tués, un grand nombre aussi retenus captifs. Je pressentis la poursuite inutile, l’arrière-garde des fuyards se séparant des poursuivants par d’immenses voiles de fange. Captifs et morts, acheminés sous bonne escorte vers les huttes, étaient partis depuis quelque temps, lorsque je vis émerger cinq ou six hommes clairs portant un enfant noir qu’ils déposèrent sur le radeau. On me fit signe de veiller sur lui et, comme je l’entendais pousser des gémissements, on me montra avec compassion son bras gauche. Je palpai ce bras. Il était luxé à l’articulation de l’épaule. Mais j’y fis peu attention, car le radeau de Sabine, en ce moment, disparaissait dans les brumes.

Nous avions rejoint l’île. Notre troupe y prit du repos, mais sans aucune joie de la victoire, plutôt du dégoût et de la tristesse, accompagnés d’indignations subites, de grandes colères clapotantes. Pendant qu’ils faisaient cuire du poisson, je rôdai par l’île. Je la parcourus jusqu’aux deux tiers, dans sa largeur. Il y croissait d’immenses graminées, et je me rappelle, à travers ma songerie, avoir remarqué une sorte de sillon où ces graminées se couchaient ; mais ce fut une de ces remarques qui ne pénètrent pas, qui reviennent seulement plus tard comme les ébauches d’idées reviennent dans le sommeil. Quelques pas encore, le terrain s’effondrait dans un entonnoir hérissé de pierres dures où s’ouvrait, vers le fond, un trou plein de vertige et de nuit.

Je me penchais sur ce sépulcre, y comparant mon âme vide et béante, et j’eus une hallucination. Il me sembla qu’une plainte venait de là, une plainte non comparable avec celles qui pouvaient sortir du larynx d’un Homme-des-Eaux : rien du clapotement humide, batracien, si caractéristique, mais une voix toute terrestre, sèche et vibrante, telle qu’une voix d’Européen.

– Sabine ! criai-je.

Étais-je fou ? Sabine fuyait sur les eaux. J’écoutais pourtant. Je prêtais une oreille capable de percevoir le vol d’une phalène dans les bois. Et je n’entendais que la rumeur des choses mortes, celle qui gronde à toute caverne avec les craquements menus de la pierre, les obscurs déclics de l’horloge des choses.

Alors, tout songeur, je revins au campement. La halte ne se prolongea guère, car dès que le poisson fut rôti, nous l’emportâmes. Eux s’en repurent sous l’eau ainsi que je le leur avais vu faire souvent, moi je mangeai ma part sur le radeau. J’en avais offert à mon compagnon de route. Il avait refusé. Dans cette angoisse où je vivais, sa souffrance m’avait d’abord laissé indifférent, mais ce refus de nourriture, sa soif continuelle, les plaintes qu’il exhalait, attirèrent enfin mon attention. Déployant toute mon énergie, je parvins à remettre en état les surfaces articulaires de son bras.

Tandis que je me penchais pour finir mon opération, une particularité m’attira. Sans le moindre doute, les yeux du blessé n’avaient pas, à beaucoup près, les caractéristiques des yeux des autres Hommes-des-Eaux, Le blanc s’y montrait très apparent et de forte courbure, l’iris, quoique penchant vers le rouge, n’avait pas une couleur précise, et plus d’un Européen possède des yeux semblables. Très surpris, j’examinai les autres parties de son corps. Je reconnus que ni pour la peau, ni pour les cheveux, ni pour l’affinement des extrémités, il n’était comparable à la gent aquatique parmi laquelle il vivait.

À travers les soucis, les hypothèses et les conjectures m’agitèrent irrésistiblement. Me trouvais-je devant une race mixte entre les hommes terrestres et les Hommes-des-Eaux ? Ou bien, par quelque phénomène d’hérédité, celui-ci revenait-il à la souche terrestre ? Fallait-il supposer que la transformation de l’homme terrestre en homme aquatique s’était faite si rapidement qu’il avait suffi de quelques siècles ? Par bribes, des rappels de lectures m’apportaient les affirmations de vieux auteurs sur la faculté de certains êtres extraordinaires à vivre sous l’eau. L’expérience faite sur de jeunes chats aurait démontré, qu’immergés dès leur naissance dans du lait tiède, ils y étaient restés vivre pendant des heures. Notre existence, tout aquatique avant la mise au jour, ne pourrait-elle, selon des accommodations graduées, demeurer amphibie ?


Les ravisseurs prenaient soin de multiplier les obstacles, en troublant l’eau sur de vastes étendues, et mes compagnons n’arrivaient à tenir la piste que par une quête sagace. Qu’on se figure donc ma joie, lorsque, vers deux heures, la brume de l’horizon se déchira sous les efforts du soleil et que je revis le radeau de Sabine.

Mon doigt à partir de ce moment pointa vers la tache mouvante et nous glissâmes avec une rapidité double.

Nous gagnions visiblement. De quart d’heure en quart d’heure, le radeau de Sabine devenait plus distinct, et je jetai un cri de suprême allégresse en voyant se dessiner confusément sur le ciel une silhouette de femme. Mais l’angoisse mordit mon cœur à ce même moment : le jeune chef, plutôt que de nous abandonner Sabine, ne l’attirerait-il pas au fond du lac ?

Ah ! qu’elle ne soit pas traînée dans les lourdes nappes de l’humide, son pauvre corps plus doux qu’un corps d’oiseau, son être aérien, sa beauté de créature faite pour peupler les jardins fragiles de notre Occident.

Encore plus près, l’adorable silhouette précise au point que je reconnaissais le petit mantelet ailé de Sabine. Je m’étais mis debout, mon cœur ne semblait pas dans ma poitrine, mais répandu dans l’espace. Je n’avais plus que l’impression du soleil sur le lac, de la brise douce, du cri de mes compagnons, je sentais mon corps dans ces choses comme un arbre dans une forêt, tandis que toute mon âme se précipitait vers le radeau dont cinq cents mètres à peine nous séparaient. Et cette distance décroissait continuellement.

Or, debout sur mon radeau, entouré de fermes et beaux nageurs, dans le vent, dans l’étincellement du lac, les vagues où chaviraient un monde de lueurs, le chant éperdu de mes Hommes-des-Eaux, c’était une chose vertigineuse. L’espoir et l’impatience se rencontraient dans ma poitrine comme des corps de cavalerie au nœud d’une bataille. Je voyais Sabine, mais elle ne pouvait me voir ; elle avait la tête tournée vers le large. Par quel artifice la contraignaient-ils ? Pourquoi le regard adoré ne venait-il pas au mien ? Vagues préoccupations d’amant, puéril jusqu’au cœur d’un drame.

Arrivés à trois cents mètres, mes nageurs libres s’élancèrent dans la direction du radeau. À ce même moment, un homme se dressa à côté de Sabine. Le cœur étreint d’épouvante, je le vis saisir la jeune fille à bras le corps. Elle lui résistait, elle se débattait. Il s’efforçait de l’entraîner.

Ah ! j’ai gardé la trace de ces minutes sur mon organisme ; mon cœur, durant des années, en demeura affaibli, tremblant, et plusieurs mèches grises se mêlèrent dès lors à mes cheveux.

La chose maudite s’accomplit sous mes yeux. Sabine fut précipitée dans les flots. La force du malheur déracina mon être ; dans des voiles obscurs, parmi la chute, semblait-il, de fragments immenses du monde, je me lançai dans le lac, lourd, lent, impuissant comme un insecte dans la glu, je nageai vers ma bien-aimée. Je compris presque aussitôt l’inutilité de cet effort, l’inutilité de tout effort sur cette misérable terre et, cessant de lutter, je me laissai couler à fond.


III

L’enfant-des-Eaux


Je me réveillai sur le radeau. Il était immobile et je m’y trouvais seul. Mon compagnon blessé avait disparu ; je cherchai en vain mes nageurs. Le lac, très pur, vivait sous le soleil sa grande vie clapotante, partout emportant vers l’horizon ou apportant vers moi, selon la brise, les poissons rutilants des reflets : des traînées lumineuses cernaient des plaques lourdes, luisantes et bossues comme du verre à bouteilles : des cuirasses imbriquées de pangolin, des réseaux bleus bordés d’orange alternaient avec de petits flots en cloches de cristal, avec des rides si minces et si pâles qu’on eût dit de biscuit de mer flottant, avec des escaliers lumineux montant vers le soleil et des iris de soies posées à plat sur l’eau.

Je m’occupais à ces choses dans une hébétude sinistre, le drame de tantôt relégué maintenant au double fond de mon être. Un temps interminable s’écoula, puis mon regard perçut la présence d’un homme dans le lac. Je le voyais confusément, car il se trouvait à une grande profondeur ; il ne se déplaçait point avec l’ordinaire vitesse de ses congénères, mais plutôt avait une nage prudente et sans entrain.

Il remonta. À son bras traînant, enveloppé de linges, je reconnus l’enfant capturé dans le massif de roseaux. Il tenait de sa main valide un objet brillant, mon couteau, qu’il était allé chercher au fond du lac.

Je l’aidai à reprendre sa place auprès de moi ; mais tous ces mouvements avaient réveillé l’atroce souvenir, et, le cœur torturé d’épouvantable certitude, je tombai dans un désespoir sans mots.

J’en sortis à une pression sur mon épaule. Le blessé se tenait debout avec une attitude apitoyée et une singulière insistance à me faire des signes de dénégation, accompagnés d’une mimique dont le sens m’échappait. Cela dura quelque temps, puis il parut se décourager et s’arrêta ; mais il gardait un air de réflexion inquiète. Enfin, d’un geste brusque, il saisit le couteau et détacha de nos planches cinq morceaux de bois. Une malice se marqua sur son visage tandis qu’il me donnait la curieuse petite représentation suivante. D’abord, tenant sur sa poitrine un des morceaux de bois, il lui prodigua les marques de la plus vive tendresse ; il m’obligea même à agir comme lui, et je me demandais quelle cérémonie fétichiste il m’enseignait ainsi ; le deuxième morceau de bois, il le posa sur l’eau, simulant une embarcation : mais tandis que le premier morceau de bois était couché près de moi, le troisième accourait, s’en emparait, le portai sur le radeau.

L’intérêt s’éveillait en moi, car il devenait clair que le pauvre enfant me racontait l’histoire de Sabine. Il vit mon attention, et de nouveau son visage exprima la consolation et l’espérance, tandis qu’il poursuivait.

Or, voici la chose émouvante à laquelle j’assistai. Le radeau emportait Sabine, puis il abordait à une île ; Sabine descendait conduite par le chef noir, et… le quatrième morceau de bois prenait sur le radeau la place de Sabine.

Une fulguration d’orage m’éclaira. L’enfant blessé riait et poursuivait son récit, suivi maintenant avec une plus frémissante palpitation qu’un drame de Shakespeare : Sabine et le chef restaient dans l’île…, le quatrième morceau de bois continuait sa route sur le radeau, et voilà que le cinquième morceau de bois surgissait, se saisissait du quatrième, se précipitait avec lui dans le lac !…

L’enfant riait encore, et cette fois je comprenais bien son rire, je comprenais ses consolations et son espérance.

Sabine vivait ! La pénétrante certitude filtra dans mon âme, plus douce que les rayons de l’aube par les rameaux de quelque noire forêt d’Afrique. Elle vivait, mais où ? Pourrais-je en tirer l’indication du génial enfant ? Non seulement je le pus, mais avec des détails qui me surprirent. Nous avions trouvé une langue et, chaque succès en appelant de nouveaux, bientôt cette langue exprima des sensations fort délicates et même quelques idées abstraites élémentaires.

Ainsi, je sus que Sabine s’était trouvée d’abord dans l’île proche du massif de roseaux. L’enfant me dit, mais je l’aurais tout aussi bien deviné, qu’il existait par là une grotte où Sabine aurait été descendue. Ma prétendue hallucination se trouvait donc être une vérité, les plaintes sortant du trou de silence et de nuit provenaient bien de ma malheureuse fiancée. De cette grotte elle avait dû être transportée dans le pays des Hommes-des-Eaux noirs que l’enfant me montrait du doigt vers l’occident.


IV

Le chenal


Décidé à rejoindre Sabine, je m’ingéniai à en trouver les moyens. Un des petits troncs d’arbre de notre plancher, je le façonnai en godille avec mon couteau et, l’exercice de cette espèce d’aviron m’étant familier depuis l’enfance, j’arrivai à parcourir quatorze à quinze mètres à la minute. Certes, il faudrait ainsi bien des heures pour atteindre la rive invisible, mais l’action me coûtait moins que l’inaction ; j’étais heureux de me prodiguer pour mon amie, et je sentais déjà en récompense de l’effort me venir l’espoir.

Tout le reste du jour, ma godille tourna dans l’eau.

Le soleil déclinait lorsque j’aperçus les premiers arbres et les premières collines de la rive. Dans l’indécision sur le choix de mon atterrage, j’éveillai l’enfant. Il me montra, à un kilomètre sur la droite, un point marqué par le moutonnement d’une grande forêt. Bientôt nous trouvâmes l’entrée d’un vaste chenal et, sur l’ordre de l’enfant, j’y engageai le radeau. Les eaux étaient si lentes qu’elles semblaient plutôt sortir d’un lac que descendre d’une montagne. À droite et à gauche, sur les bords, en piliers colosses, des arbres jaillissaient du fleuve, formaient de gigantesques colonnades. Une impression de froid tombait des branches ouvertes comme de vastes mains. Le couchant se tenait au fond du chenal, et l’onde apportait dans ses plis quelques sanglantes clartés. On voyait, sous l’eau, le tronc des arbres à quinze pieds. Il errait de gros poissons aveugles, d’énormes crustacés verdis d’algues et surtout des céphalopodes d’une espèce inconnue, aux yeux immenses. Tout dénonçait la vie de l’ombre, pâle, fiévreuse, la fécondité blême des bêtes et des plantes qui ont renoncé à la lumière. Des algues admirables tapissaient les endroits peu profonds, longues de plusieurs mètres, traînant leurs cheveux fauves dans le sens du courant, des lichens, largement ciselés, s’étendaient en strates bizarres, et partout pâturaient des insectes semblables à des tortues aux énormes boucliers ovales. Une araignée, grosse comme le poing, suspendue aux branches par un fil, plongeait pour saisir des proies molles ; de grosses mouches blanches volaient sur des champignons livides. Ma godille dérangea un mammifère à bec d’ornithorynque, et il voletait des nuées de chauves-souris.

À mesure que nous avancions, l’ombre tombait davantage. Le chenal levait plus haut ses collines, ses arbres penchés, et j’avançais dans une grandiose horreur, dans une passion de ces terribles choses qui n’avaient de comparable que mon désir de revoir Sabine. L’enfant s’était rendormi Les dernières draperies sanglantes se plissèrent sur le flot. Des ténèbres absolues voilèrent la route. Je me mis à l’avant du radeau et je pagayai une bonne partie de la nuit dans l’obscurité.

V

La forêt lumineuse


Je suppose qu’il était environ minuit quand l’enfant se réveilla. Son épaule allait beaucoup mieux. Nous avions faim et il parvint à découvrir des noix comestibles. Après le repas je m’endormis d’un léger sommeil. Quand je me réveillai, la lune devait être quelque part sur la gauche, car il venait de ce côté une lueur spectrale à travers les bois : c’était de vagues images de mousselines, un flottement nébuleux de blancheurs, comme un grésil sur la forêt.

Parmi la colonnade, il régnait une ombre de cave, éclairée seulement de quelques dos phosphoreux de poissons. Je me remis à la pagaie. À cause des précautions j’avançais avec une lenteur extraordinaire, si bien qu’en trois heures je ne fis pas deux kilomètres. Une sorte de falaise obscure se dressait alors devant moi, tandis que sur la gauche venait une singulière éclaircie. Et vraiment était-ce déjà le soleil ? L’aube filtrait-elle maintenant à travers la forêt ? Je dirigeai le radeau vers la clarté. Dix minutes suffirent pour tourner le coude, et un vaste paysage, plus brillant qu’un paysage de neige sous la lune, apparut. Pourtant ni la lune, ni le soleil n’éclairaient.

Une luminosité errante, aux larges moires, reposait sur le fleuve, étendu maintenant aux proportions d’un lac. Les eaux, qui se perdaient très lointain dans une forêt inondée, étaient basses, car on voyait les premières bifurcations des racines des arbres. De ces racines partit la lumière en cercles denses qui allaient se dégradant. Mais elle était sans ombre comme une nappe colosse de flammes rases, et, partout, la lueur se mouvait, ondulait, s’éteignait, s’avivait, se plissait ; elle coulait des buissons en cascatelles rutilantes, s’éparpillait en guêpes de clarté à la brise, et, aux places rares où l’eau pouvait la réfléchir, oscillait largement. Un vaste, un stupéfiant silence régnait.

Je restais immobile au seuil de cette féerie. Ma plus lointaine enfance guidait tous mes actes. J’avais de cet âge la naïve admiration et la mystérieuse terreur, l’invisible curiosité et l’horripilation de l’occulte. Je me crus à quelque ville de légende où les Hommes-des-Eaux auraient trouvé moyen d’éclairer le dessous du lac ; je me figurais cette humanité nouvelle, inaccessible à ma faiblesse ; j’eus, moi, le représentant des races supérieures, l’impression peureuse, mélancolique, résignée, des races vaincues ; d’innombrables choses croulèrent en moi qui n’y étaient que par la certitude d’appartenir à la plus haute humanité. Je compris le glissement à l’abîme de nos pauvres rivaux, la vie réfugiée aux rêves, aux théories confuses, aux consolations du Nirvana.

Cependant le phénomène se compliqua de la présence d’un être. C’était, tout là-bas, sur un îlot, un homme dont la silhouette se mouvait sur le fond de lumière. Cette silhouette géante atteignait aux premières branches d’un frêne, à trois mètres du sol. Elle était très mince et je vis bientôt que toute sa hauteur tenait dans ses jambes. Trois, quatre autres hommes semblables parurent sur l’îlot, puis ils entrèrent dans l’eau, qui leur venait à la ceinture. D’un pas rapide ils se dirigeaient vers nous, et j’éveillai mon compagnon.

Effaré, ébloui de la trop vive lueur, il porta la main à ses yeux pour mieux voir, et rien dans l’exclamation qu’il poussa n’exprimait la surprise ni la frayeur. Cependant les hommes approchaient. Selon la profondeur, on voyait émerger leur buste plus ou moins ; parfois même leurs jambes ne plongeaient pas, et j’eus le temps de reconnaître que ces jambes, excessivement grêles, correspondaient à des bras d’une longueur démesurée, secs et minces comme des lianes, et recouvertes d’écailles jaunâtres sans trace de poils. Le tronc était au contraire velu et blanc, la poitrine exiguë, la tête petite, aux grands yeux froids dans une excessive mobilité.

L’enfant semblait prendre plaisir à leur présence, un plaisir mêlé de raillerie. De loin il leur parla. J’écoutai avidement leur réponse. Ils n’avaient pas la voix batracienne, l’accent humide, le clapotement des lèvres de mes Hommes-des-Eaux ; mais, au contraire, le son sourdait en basse-taille de leur poitrine et ils articulaient dur, coupant les syllabes d’un martellement continu des mâchoires.

Graves, ils entouraient notre radeau. Tout leur être donnait l’impression d’une race triste, confinée à des territoires ingrats. Dans la demi-clarté, ils apparaissaient d’un blanc de vie souterraine, leurs cheveux pâles, couleur de cendre, les poils de leur poitrine moins foncés que ceux du dos. Je ne sais pourquoi leur présence m’apitoya ; peut-être l’attitude protectrice de l’enfant, peut-être un instinct qui me montra dans ces gens à la tête étroite des parias.

Je me les figurais comme ayant raté leur métamorphose. Rejetés par de puissantes nations mongoles dans ces contrées palustres inaccessibles au reste des hommes, ils avaient dû vivre de prudence et de réserve. L’effort permanent de trouver leur nourriture dans les marais et les étangs avait à travers les siècles allongé leurs membres. Puis de nouvelles peuplades de même origine étant survenues, soit qu’une impulsion plus ferme les eût portés jusqu’aux grands lacs, soit que le temps eût amélioré la région, ces derniers venus avaient pu choisir une adaptation audacieuse et souveraine, se faire amphibies, laissant loin derrière eux les tristes précurseurs réduits à la fréquentation des eaux sous-forestières et peu profondes.

Je compris que l’enfant les priait de pousser le radeau, et ce semblait plutôt un ordre qu’une prière. Bêtes et doux, ils obéirent avec mélancolie, et, je pense, avec le sentiment de leur faiblesse. Notre radeau glissa à travers la forêt lumineuse.

Le rêve baignait cette scène de rêve. Les remous de notre passage faisaient au loin des strates radieuses comme sont les reflets des belles Nacres, mais à l’endroit où nous passions, c’était la déchirure d’une étoffe d’argent, laissant derrière elle un sillage sombre, tandis qu’à droite et à gauche des condensations de lueurs se traçaient en longs replis. J’examinai les eaux avec attention, j’y plongeai la main que je retirai flamboyante, et je reconnus de petites cellules végétales où mes études postérieures me permirent de reconnaître des zoospores d’algue, animés, probablement à l’époque de la reproduction, d’un mouvement semblable à celui des têtards, et, de plus, phosphorescents.

Après des heures de course, le chenal commença de se rétrécir et bientôt l’eau monta jusqu’à la gorge de nos pauvres échassiers haletants. Ils nagèrent quelques minutes, puis, rendus, ils abandonnèrent le radeau et gagnèrent la rive.

Nous étions juste au seuil des ténèbres, car la nappe de zoospores ne s’étendait pas dans le chenal rétréci. Je criai des remerciements à mes aides. L’enfant aussi leur envoya des paroles cordiales. Ils y répondirent par le martellement confus de leur lourde voix et se mirent en marche sur la rive. À mesure qu’ils s’éloignaient, mon intérêt pour eux allait croissant : rien de plus humble, de plus pitoyable que leurs tristes squelettes, soit qu’ils le pliassent comme de bizarres marsupiaux ou que, debout, ils eussent la mélancolie des êtres trop frêles et trop longs. La dernière fois que je les vis, ils trottaient sous les branches, et leur théorie de mortelle pâleur semblait mue, comme les pattes de faucheux coupées, par une désolation mystérieuse…

Je m’étais remis à pagayer. L’eau devenant plus profonde, les arbres plus rares, je fis un peu de chemin dans les ténèbres. L’enfant s’était, je pense, rendormi. Toutes mes sensations furent alors des sensations de rêve. Il me paraissait qu’un trou noir aspirait le radeau, que j’allais sombrer à quelque abîme, que jamais je ne retrouverais la douce sensation de mes lèvres sur la chevelure de ma bien-aimée. Mon courage faiblissait ; je me rappelais cependant des minutes presque aussi âpres endurées avec patience au cours de notre voyage ; mais alors, il y avait l’énergie de Devreuse, la présence de Sabine, des compagnons européens, surtout les périls étaient prévus, la lutte entreprise contre des forces cataloguées. Maintenant la solitude, l’embûche, des hommes infiniment puissants, infiniment différents de nous, et ces ténèbres, cette forêt interminable, cette crainte, avec mon cœur affaibli, de quelque nouvelle aventure prodigieuse où il me semblait qu’aurait défailli ma raison.

Ma pagaie ne battait plus le flot que de coups espacés et inefficaces, le vertige de l’ombre tremblait devant mes yeux ; il vint des périodes où je ne savais exactement si je pagayais encore, si je m’étais arrêté ; d’autres où je me croyais tantôt errant par des ruelles urbaines, tantôt assis au haut d’un phare, et alors je me secouais pour retrouver la rivière, la nuit, le radeau, je murmurais des paroles sans accord avec l’heure et l’endroit. Enfin je sentis que je tombais décidément dans l’inconscience et je me souviens que mon dernier effort fut pour me reprocher la dérive probable du radeau, et pour apercevoir l’aube telle qu’un trou clair dans le chenal.

VI

Sous l’orage


Quand je me réveillai, le radeau marchait d’une bonne vitesse ; nous avions franchi le chenal, nous nous trouvions en plein lac. Il faisait terriblement chaud. Des nues immenses cachaient et découvraient tour à tour le soleil.

Je cherchai des yeux l’enfant. Je le vis à l’arrière, immergé, poussant le radeau de son bras valide. Il me sourit, me montra vers le nord un pays de collines caverneuses.

— Est-ce là ? — dis-je.

Son geste fit « oui » et il pressa sa main sur sa poitrine, ce qui dans notre langage signifiait Sabine.

— Sabine !

J’invitai l’enfant au repos. Il s’y refusa. Alors, je pris la godille et je ramai. Les gouttes d’une large sueur me baignaient. Des nues basses venait une pesante électricité. Les flots, sans trop de brise, houlaient, courts et actifs. À notre droite, la sombre toison de la forêt s’embrumait de plus en plus, et par un défilé, plus loin que les collines caverneuses, dans une sorte de désert, des tourbillons de sable cachaient tout le ciel. J’éprouvais l’angoisse qu’on éprouve dans ces crises et aussi je ne sais quelle émulation, quelle rivalité de l’homme contre les éléments. L’enfant poussait activement, je maniais la godille avec raideur, et nos efforts combinés nous approchaient de la côte. Nous n’en étions plus qu’à cent mètres lorsque la tempête éclata. Sa fureur insensée couvrit instantanément le lac de vagues effroyables. Une trombe me souleva, m’engloutit, me ramena à la surface, et les fouets humides de la pluie me flagellaient, m’aveuglaient. D’ailleurs, tout le paysage avait disparu dans la grisaille. Je me tenais convulsivement accroché aux poutres du petit radeau dont les liens cédaient ; je pressentais le moment où je serais laissé sans appui. L’enfant avait disparu. J’estime qu’à deux ou trois mètres sous l’eau il se riait de l’ouragan et me surveillait. Et comment en aurait-il été autrement, puisqu’un dernier effort, le coup de queue de la trombe, ayant définitivement disloqué mon radeau, moi-même projeté loin de tout appui, je fus saisi et emporté vers la rive ?

L’enfant montra de la crainte aux premiers coups de tonnerre. Ces coups, d’abord étouffés sous les basses nues irrégulières, bientôt eurent un fracas épouvantable, quand la voûte fut plus haute et plus homogène. Les éclairs mordaient l’eau d’un zigzag bref, ou s’allumaient doux et larges comme des lunes électriques. Les vagues, visiblement s’élançaient vers le ciel, tandis que des nues descendaient, lentes d’abord, capricieuses, mais bientôt tout le lac se couvrit de flammes et de vacarme. La terreur de l’enfant me réveilla. Je lui fis signe de s’abriter au fond du lac et que je l’attendrais. Il accepta, bondit, disparut sous l’énorme agitation.

Resté seul, je bravai orgueilleusement la foudre. L’intarissable torrent coulait sur moi comme un ruisseau sur la montagne. J’ôtai tout le superflu de mes vêtements et, nu jusqu’à mi-corps, j’entrepris d’explorer les environs. On n’y voyait pas à cinq mètres dès que le ciel restait sans éclairs. Mais c’était rare : le lac et le ciel, luttant de tension électrique, peuplaient l’espace de reptiles phosphoreux.

Deux fois le choc me renversa, deux fois je me relevai avec un ricanement. Je me sentais au fond du malheur, dans la volupté noire des désespérés. L’orage, ses menaces, son tumulte infernal, sa pluie sur moi comme d’insultantes lanières, me donnait l’âme de quelque fanatique Hindou, de quelque saint martyr de la primitive Église.

Par les fumées d’un sol humide et surchauffé, à travers les grilles nettes de la pluie, j’entrevoyais les cavernes, je m’en approchais peu à peu. À cinquante pas, sous un magnifique éclair, je tombai tout du long sur le sol, mais ce ne fut pas du choc électrique, ce fut de voir Sabine au seuil d’une des cavernes. Elle se tenait assise sur une grosse pierre et regardait l’orage. Personne n’était auprès d’elle.

Je ne me relevai pas : je rampai doucement. À mesure, je m’apercevais qu’elle était bien seule. Comme elle fermait les yeux à chaque éclair, elle ne me vit pas. Toujours rampant, je me demandais s’il fallait entrer dans la caverne. Des Hommes-des-Eaux ne s’y cachaient-ils pas ? Puis une certitude brusque : ainsi que mon compagnon de voyage, les ravisseurs, de Sabine, par frayeur du tonnerre, s’étaient mis à l’eau. Alors, surpris que Sabine ne songeât point à s’évader, je m’aperçus qu’elle avait les pieds et les mains liés.

Ma joie fut si prodigieuse que je restai bien deux minutes haletant, parmi le déchaînement des horreurs. Enfin je pus bondir, me trouver éperdu au pied de ma fiancée. Elle me reconnut, elle eut vers moi un geste d’élan, mais sa faiblesse l’emporta et je reçus sur ma poitrine sa tête évanouie de bonheur. Elle renaquit sous mes baisers. Rien qu’à voir ses deux yeux bleus, sa bouche pure, la grâce de son front, je sus qu’elle avait échappé à tout outrage, et mon cœur d’amant fut large à tenir le monde.

Sabine délivrée, nous partîmes dans la pluie. Tout me parut bien dans l’univers, et les éclats terrifiants de la foudre sur nos têtes étaient des éclats de victoire et d’allégresse. Sabine, son doux visage ruisselant de pluie, souriait vers moi. Elle réfugiait contre mon corps son doux corps de bien-aimée dans un frisson de fièvre exquise. Son capuchon imperméable, protégeait sa tête et sa poitrine ; mais je me souviens qu’une fois elle s’accrocha à mes épaules, qu’elle m’embrassa étroitement et que ce capuchon tomba en arrière. La toison blonde de ses cheveux me noya le cœur de délices : toute ma vie j’aurai devant les yeux sa tête charmante, sa nuque délicate, la jeunesse sacrée de sa chair sous l’intarissable averse. Je la pressai sur moi, délirant, et, au milieu d’un éclat de tonnerre qui fit trembler le sol, je lui rendis ses caresses. Déjà elle se reprenait avec douceur, elle couvrait en souriant sa tête mouillée, elle m’entraînait.

Je tins sa petite main nerveuse comme un exquis enfant tient un oiseau, et nous courûmes jusqu’à l’endroit signalé par mes vêtements.

L’enfant émergea, sortit de l’eau et, quoiqu’il manifestât une extrême frayeur à chaque éclair, cependant il vint jusqu’à nous. Sabine, qui l’avait pris d’abord pour un de nos alliés, s’apercevant qu’il était noir, en conçut tant de crainte, que j’eus peine à la rassurer.

Le temps pressait. Le plus grand obstacle à notre fuite était la terreur de l’enfant aux coups de tonnerre. Cependant, comme il parvint à se vaincre assez pour nous accompagner, je dus plutôt me féliciter de cette circonstance, car elle me garantissait de toute poursuite pendant la durée de l’orage.

D’ailleurs, je m’aperçus que l’enfant se rassurait infiniment dès qu’il tenait ma main, et j’eus alors l’intuition que son malaise pourrait bien être plus physique que moral, le contact de ma main apaisant les véritables ondulations électriques dont il était secoué. Pour quelque raison qui m’échappait, son corps conduisait mieux que le nôtre le fluide, ou du moins partageait plus nerveusement l’état de l’atmosphère. Mais cette même raison de conductibilité ou de nervosité l’apaisait à mon contact, si bien qu’il put nous diriger.

Nous l’accompagnâmes en silence pendant une demi-heure. Alors ma surprise fut extrême de le voir nous engager dans une caverne ou plutôt dans une grotte spacieuse.

« Où donc nous mènes-tu ? » — m’écriai-je.

L’enfant regarda Sabine comme pour l’engager à parler.

« Vous n’êtes donc pas venus ici par une grotte ? — demanda la jeune fille, s’adressant à moi.

— Non, — dis-je, — nous sommes venus par une espèce de rivière.

– Moi, — dit-elle, — j’ai été menée par des souterrains immenses !

— Pouvons-nous risquer une pareille aventure, chère Sabine ? »

Et, m’adressant à l’enfant, j’indiquai que nous désirions un autre chemin. Il marqua que c’était impossible, qu’il fallait s’engager dans la grotte ; mais il prit un air d’assurance comme pour une route déjà parcourue. Moi, je tremblais en regardant Sabine ; elle s’en aperçut.

« Puisqu’il n’y a pas d’autre moyen, — fit-elle, — tout n’est-il pas préférable au risque d’être repris ? »

Elle me donna sa main. L’enfant prit la mienne, et nous nous enfonçâmes dans les ténèbres.


VII

La marche aux grottes


Dans la grotte, le roulement du tonnerre, plus assourdi et plus confus, se prolongeait en infinis échos. C’est en soi une chose terrifiante que de marcher par de vastes couloirs obscurs, mais les éclats de la foudre y ajoutaient la crainte perpétuelle d’un cataclysme. Le danger n’était pas qu’imaginaire. Une fois, la montagne atteinte, je suppose, extérieurement, trembla toute et, après que la marée du bruit se fut perdue aux profondeurs, nous entendîmes avec un indicible effroi la chute d’un bloc rocheux qui se brisa et dont un fragment me frappa à l’épaule.

Nous poursuivîmes. Je sentais frémir la petite main de Sabine. Nous avancions sans parler, dans un silence où l’angoisse et l’espoir se mêlaient aussi intimement que le gui au chêne. Une heure passa. L’enfant allait toujours, et je m’expliquais son assurance en me figurant le couloir unique, sans branches latérales ; mais je fus bien détrompé lorsque nous arrivâmes à une sorte de carrefour dont une des routes (que nous ne suivîmes pas) avait au fond un trou de vif-argent.

« Comment, — dis-je à Sabine, — l’enfant découvre-t-il sa voie parmi tant d’autres ?

— J’y ai songé, répondit-elle, alors qu’on me transportait à travers ces interminables grottes, et je n’y vois pas d’explication, sinon que les Hommes-des-Eaux ont le sens de l’espace mieux développé que nous, ainsi qu’il arrive pour les pigeons voyageurs.

— Oui, chère Sabine, leur science du mouvement, les longs trajets qu’ils parcourent sous l’eau, ont pu leur donner à la longue le sens dont vous parlez.

— Je crois aussi qu’ils voient mieux que nous dans l’ombre… »

Après deux heures de marche, la grotte s’élargit. Au loin, un reflet immobile de bronze clair annonça l’eau. Ce reflet grandit verdissant, vacillant ; puis ce fut une aube craintive, un de ces faibles jours verticaux qui s’alanguissent à l’entrée des cavernes. Une vaste salle dont nos yeux, apercevaient à peine le haut, enfermait une cave souterraine. Cette eau se perdait au loin dans une galerie, vers la droite, et la lumière venait de là, portée du flot à la muraille et de la muraille au flot. Plusieurs grands oiseaux s’enfuirent à notre approche, et nous les vîmes longtemps voleter dans l’immense tunnel.

Le saisissement de la clarté nous immobilisait, Sabine et moi ; nous éprouvions la joie sans paroles des gens qui sortent d’un cauchemar. La figure de l’enfant s’éclairait de notre bonheur. Il nous fit signe de prendre du repos et nous lui obéîmes, tandis qu’il plongeait à l’eau souterraine et que nous le perdions de vue. J’avais Sabine contre moi. Nos deux cœurs, à travers toute lassitude, chantaient la forte chanson du printemps de vie.

« Sabine, — dis-je, — nous nous aimerons davantage pour tant de périls et d’aventures prodigieuses. Notre amour gardera la trace de nos terribles émotions. Jamais nous n’oublierons le souterrain grandiose, ces magnifiques et lourdes eaux dans la pénombre. »

Elle réfugia sa tête contre mon épaule et des minutes adorables coulèrent où mes bras l’enveloppaient toute dans un geste à la fois d’orgueil et de tendresse. Les sombres galeries parlèrent d’intarissable passion, du renouveau où se bâtissent les nids des épinoches et les foyers des hommes, de la beauté souveraine des frêles bien-aimées qui résument la grâce du monde.

VIII

Les lacs intérieurs


Suivant d’abord une étroite chaussée, bientôt nous avions gravi un passage obscur qui devait nous faire passer au-dessus de l’eau souterraine, car nous aperçûmes son reflet dormant par une crevasse de la pierre. Nous marchâmes environ deux heures, plus allègres qu’au matin, encore que les ténèbres fussent plus froides, plus humides et le couloir plus étroit. Enfin nous débouchâmes dans le fond d’une vallée. Ce fut un éblouissement. L’orage s’apaisait ; quelques abîmes bleus s’ouvraient parmi les nues molles, et des géants de neige y voyageaient sur des montagnes de coton.

La vallée était une partie de la grotte dont le haut, sous quelque cataclysme, avait chu. Les parois, terriblement escarpées jusqu’à la hauteur de dix pieds, prenaient à partir de là une végétation folle où les reptiles de la liane le disputaient aux durs squelettes des arbrisseaux. En bas, c’était l’effondrement de la montagne, un flux pétrifié de blocs immenses, ciselés par la pluie en dents de monstres, en rudes figures d’animaux.

Nous suivîmes ce val pendant quelque temps, puis nous rentrâmes sous terre, mais pour trouver, au bout de vingt minutes, un nouveau val. Il se passa deux heures ainsi. Nous ne fîmes que tomber de l’ombre à la clarté, de jolis vals fleuris à de stupéfiantes cavernes. Enfin, la dernière fois, nous reparûmes au jour dans une combe immense remplie d’eau. On voyait venir de loin la rivière qui alimente ce gigantesque bassin ; elle y tombe en une chute large de plus de soixante-dix mètres et haute de quinze à vingt.

Alors la joie de l’enfant nous frappa. Rapide, il nous entraînait, nous faisait doubler un cap de hautes roches, et voilà que des demeures humaines apparurent semblables à celles des Hommes-des-Eaux. Aux cris poussés par quelques femmes, tout un peuple amphibie sortit de l’onde, accourut vers nous.

Ils étaient semblables à l’enfant, leurs cheveux longs et fins, leurs extrémités assez épaisses, au total leur ressemblance plus grande avec nous. Je reconnus par la suite qu’ils étaient inférieurs aux Hommes-des-Eaux clairs ou aux noirs, et cela m’expliqua leur relégation aux lacs et rivières souterrains. Il est notable que leur infériorité provenait de leur moindre distance à notre type, constituant, ici, un retard d’évolution. Ma première hypothèse où je voyais en eux les derniers venus dans la contrée ne tint pas devant d’ultérieures recherches : il semble plutôt qu’ils appartenaient à une des premières émigrations qui suivirent à quelques siècles celles des Hommes-Échassiers. Ceux-ci défendirent les marais et les eaux peu profondes avec assez d’énergie pour obliger les survenants à se rejeter dans les vallées intérieures où la profondeur des lacs les rendit amphibies. Maintenant, il reste également probable que les Hommes-des-Eaux noirs ne sont qu’un rameau détaché et perfectionné pour la vie aquatique de cette race des hauts vals, tandis que les Hommes-des-Eaux clairs semblent, au rebours, être venus directement des plaines de l’ouest à travers les marécages et s’être adaptés aux conditions de la vie nouvelle par pure imitation.

Les mélanges entre les diverses espèces de l’homme aquatique sont très restreints ; si l’on découvre des traces de fusion entre les Hommes-des-Eaux des deux couleurs, rien ne permet de supposer qu’il y eut jamais aucun mariage des amphibies avec les échassiers, ceux-ci, regardés comte une race inférieure tombée à la mélancolie des déchus et diminuant de jour en jour.

La possession de Sabine m’enlevait en grande partie l’inquiétude et je m’abandonnais à l’enthousiasme de tant de merveilleuses découvertes. Je voyais l’humanité sous cette nouvelle forme de l’adaptation directe, si méprisée à cause de notre infatuation du cerveau. Je me promettais un long séjour parmi les populations aquatiques, et j’espérais bien pénétrer leur mystère, non seulement au point de vue historique et ethnographique, mais encore et surtout dans ce qu’ils apportaient de modifications à notre sens des êtres et des choses.

Une tristesse cependant me poignait à songer que d’autres expéditions suivraient la nôtre, que, peut-être, des colonies d’hommes terrestres viendraient férocement détruire l’œuvre admirable des siècles, anéantir les diverses formes d’hommes lacustres. Alors je me disais, avec cette sincérité vis-à-vis de nous-mêmes qui est la plus notable conquête des philosophies positives, que mieux vaudrait pour ces pauvres gens que nous périssions tous. Puis je frissonnais en pensant à Sabine, puis encore je cherchais quelque consolation dans la quasi-impossibilité de franchir les marécages où nous avions failli périr ; j’espérais, du moins, qu’il faudrait de longues années avant que les peuplades environnantes, si peu denses, se décidassent à affronter les noirs périls de l’émigration, que, d’ici un siècle, l’organisation des Hommes-des-Eaux leur permettrait la résistance. Pour accepter le joug d’une grande nation, ils n’en défendraient pas avec moins de vigueur l’intégrité de leur territoire. Leur souplesse à s’assimiler notre langue était aussi d’un excellent présage. Enfin, ces régions, quoique admirables et parfaitement saines, n’en restaient pas moins essentiellement lacustres, donc, peu accessibles aux hommes terrestres.

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L’accueil que nous reçûmes fut des plus hospitaliers. Selon la coutume de ces peuples, après un délicieux repas, ils nous donnèrent de belles fêtes aquatiques. D’une agilité incomparable et d’une grande résistance à l’asphyxie (bien que ces qualités fussent moins brillantes chez eux que chez leurs rivaux aux yeux planes), leurs évolutions demeuraient pour nous infiniment curieuses. Après tant de fatigues, nous jouissions du calme et au bien-être comme des soldats après une longue étape. Le soir vint, le manteau de la nuit traîna sur la vallée, et Sabine, anéantie, s’endormit contre mon épaule. Or, de ces populations cordiales, des belles eaux crépusculaires, du vaste ciel où s’évanouissaient en fils de coton les dernières fureurs de l’ouragan, il venait une telle quiétude, une si tentante promesse de bonheur, que je résolus de passer la nuit avec Sabine en cet endroit.

IX

La nuit d’angoisse


Avant même que les derniers rayons se fussent éteints sur le val, Sabine fut installée au fond d’une cabane. Moi, je portai ma couchette en travers de la porte et, dehors, sous de l’osier tressé, l’enfant s’abrita. En regardant par les interstices de la porte, je connus que d’autres hommes du village faisaient aussi le guet et je m’endormis avec confiance.

Je pense que notre sommeil durait depuis environ cinq heures lorsqu’un grand tumulte m’éveilla. Outre le tranquille ruisseau de clarté lunaire, un brasier rougeoyait au-dehors. J’ouvris prudemment la porte. Autour du brasier se tenaient une vingtaine de vieillards, et, parmi eux, des jeunes hommes dont les prunelles planes, les cheveux de lichen barbu, la sombre couleur de peau, signalaient mes adversaires.

D’ailleurs, l’athlète noir attira presque aussitôt mes regards. Une rage jalouse gonflait ma poitrine en songeant à ses prétentions. Je crois que j’aurais trouvé un grand soulagement à lutter individuellement contre lui ; mais je risquais ainsi que Sabine devînt le prix de la victoire. Je résolus d’employer tout ce que la diplomatie m’inspirerait de plus prudent, de ne recourir à la violence qu’à bout d’autres moyens.

La réunion semblait d’un Conseil des vieillards de la tribu hospitalière, et le tumulte venait des jeunes hommes s’efforçant, cela était visible, d’intimider le conseil. À une minute même, ils rompirent le cercle autour du brasier et se précipitèrent vers notre cabane. Plus de cent hommes des vallées se mirent contre eux et ils durent renoncer. Il me sembla alors qu’ils voulaient reprendre la conférence ; mais le plus imposant des vieillards d’un coup de pied dispersa les bûches et longtemps il parla avec colère sous la lune. Une trêve survint, pendant laquelle notre cabane fut environnée par toute la population du village tandis que les intrus se retiraient pour camper sur les bords du lac.

Sabine dormait. Je m’approchai d’elle. Sur ses cheveux blonds dénoués épandus autour de sa tête, il venait un grand rayon pâle, sa bouche exhalait une haleine paisible et je me sentais près de défaillir de tendresse à voir ce suave sommeil parmi l’adorable soie vivante de la chevelure. Je la laissai dormir et je courus à la porte.

Rien n’était changé. Les ravisseurs, là-bas, assis au bord du lac, semblaient attendre le jour. Inquiet de leur présence, j’ouvris la porte. La multitude me regarda dans un silence qui me parut de consternation L’enfant, mon doux ami, pleurait. Je l’appelai. Il vint, mais hélas ! cette chose qui consternait la foule qui le faisait pleurer, lui, il ne put me la faire entendre. Tout ce que je crus saisir, c’est que ni Sabine ni moi pouvions nous éloigner de la cabane et que les noirs attendaient du renfort.

Qu’entreprendre ? Le fier conseil de tout à l’heure, qui avait ardemment refusé de nous livrer, céderait-il à des renforts ? Pourquoi l’athlète noir et son compagnon campaient-ils, sans être inquiétés, au bord du lac ? Je veillai lugubrement. Le sommeil de ma fiancée me parut semblable à un sommeil dans une prison avec l’attente du supplice. Surtout je me rendais compte de mon impuissance, je sentais que d’essayer un coup de force ne me sauverait pas et, au contraire, avait toute chance me perdre.

J’étais depuis longtemps ainsi aux mornes rêveries du malheur et de l’incertitude lorsque Sabine s’éveilla avec un sourire. Elle lut ma désolation sur ma face troublée :

« Robert !… tu souffres ?… tu n’es pas malade ?… »

Je lui exposai les événements. Elle vint jusqu’à la porte constata la présence de notre ennemi, puis, quand nous fûmes rentrés :

« Alors, Robert, tu crois qu’ils nous livreront ?

— Peut-être ! »

Le peu de lune venu par le toit suffisait à nous éclairer. Je vis Sabine les yeux agrandis, farouche, comme une bête poursuivie. Elle se jeta contre ma poitrine. Je l’étreignis, avec quelle débordante passion ! Je baisai son front. Elle se tenait tout près, tout près de moi, son cœur répondait au mien, j’avais contre ma joue sa bouche tiède, et elle me rendit presque fou de douleur, d’orgueil, d’amour, en me disant qu’elle ne voulait appartenir qu’à moi, qu’elle mourrait avant toute offense. Nos âmes vibraient dans un divin accord, et ces minutes sont restées belles dans mon souvenir, malgré les tristes événements qui les ont suivies.

Nous étions ainsi, serrés l’un contre l’autre, quand le murmure de la foule nous attira vers la porte. Le matin proche, la lune décroissante éclairaient encore vivement, mais déjà un lambeau d’ombre traînait sur le lac. La lumière découpait toujours la silhouette des grands vieillards et une autre silhouette où nous reconnûmes l’Homme-des-Eaux clair qui nous avait sauvés de l’enlisement !

Nous ouvrîmes la porte, et parmi le murmure sympathique de foule, avec nos propres cœurs surhaussés d’espérance, nous joignîmes notre ami. Sa physionomie exprima l’affection et la joie, et tous les visages s’éclairèrent de son sourire. Sauf le groupe noir, au bord du lac, la multitude s’émut délicatement à notre gratitude et à sa bonté ; mais elle marqua un véritable enthousiasme quand je pris dans mes bras l’Enfant-des-Eaux et que je le présentai à notre premier sauveur.


X

Le retour des Clairs


Nous restâmes à attendre l’aube auprès des vieillards, de notre bienfaiteur et de l’Enfant-des-Eaux. La lune frottait de son pâle phosphore le haut du val et pâlissait les étoiles. Bientôt les myosotis de l’aurore gagnèrent l’Orient et un jour très fin, comme passé au crible de pétales de jacinthes, tomba dans le lac. Le soleil n’avait pas encore levé sa face auguste pardessus les collines qu’une vague formidable roula sur la rivière et que des milliers de corps tombèrent avec la cascade dans le lac.

Sabine se serrait contre moi ; mais je vis au sourire de notre ami clair et à celui de l’enfant que nous n’avions rien à craindre.

Cependant les nageurs abordaient et formaient tout de suite sur le rivage deux groupes distincts d’Hommes-des-Eaux clairs et d’Hommes-des-Eaux sombres. Spontanément, le conseil de la tribu des Eaux-Souterraines se réunit à part, sur un tertre, et la tribu se rangea solennellement autour de ce tertre, puis l’athlète noir avec trois vieillards de sa race se plaça sur le devant du conseil, un peu vers la gauche, notre sauveur et trois vieillards parmi les siens, se posèrent à droite.

J’eus alors une intuition nette des événements de la nuit et des causes qui avaient changé la consternation de la foule et la douleur de l’enfant en joie et en enthousiasme. Quelques mots firent partager ma conviction par Sabine. Le conseil de la tribu des Eaux-Souterraines, juge du litige, faible et craintif devant ses puissants rivaux, sans l’arrivée des Hommes-des-Eaux clairs nous aurait remis aux mains de l’athlète noir.

Nous assistâmes à la solennité. Non seulement il nous parut que les juges accueillaient la réclamation de notre sauveur, mais que la tribu des Hommes-des-Eaux noirs, probablement lasse de guerre, approuvait cette réclamation. L’athlète, devant la défaveur, se retira. Tous ses compagnons le délaissèrent. Nous fûmes remis à nos chers premiers hôtes, et la population du val nous donna les plus attendrissantes preuves de sympathie.

L’enfant ne nous quittait pas, caressé par Sabine, par moi, par notre ami des eaux. Il souffrait un peu de l’épaule et ses yeux brillants de fièvre nous contemplaient avec une extraordinaire affection. Sa souffrance explique qu’il ne put prendre part aux évolutions aquatiques absolument merveilleuses qui réjouirent les trois tribus.

Notre sauveur clair fut le premier à disparaître sous le lac et, quoique nous nous efforcions, Sabine et moi, de le distinguer parmi autres, quoique presque tous les nageurs émergeassent de temps à autre pour nous saluer, jamais nous ne pûmes l’apercevoir. Cette singularité nous frappa peu alors. Nous étions si heureux, si certains d’un bel avenir d’amour et de gloire. Nous ne songions qu’à retrouver Devreuse et le reste de l’expédition, à retourner en Europe. Deux heures coulèrent ainsi.

Nous devisions encore, les doigts entrelacés, lorsque je fus projeté sur le sol avec une force irrésistible, et Sabine saisie, emportée comme une feuille dans un cyclone. Quand je me relevai, l’athlète sombre fuyait avec Sabine dans la direction de la rivière. Il contournait pour cela le lac sur un sentier dont le bord tombait à pic dans l’eau et qui s’adossait d’autre part à une haute muraille rocheuse. L’enfant courait derrière lui. L’homme farouche, à un moment, s’arrêta, intima à l’enfant de s’en retourner. Celui-ci poussait de grands cris. Moi, j’étais déjà sur ses traces, je courais au long du sentier. Quand il nous vit deux et tout le lac en rumeur, il s’arrêta encore. Nos regards se croisèrent. À ses yeux planes, si éloignés des nôtres, je lus la haine jalouse et aussi la terrible fatalité de la passion, quelque chose de profond, de douloureux et de sauvage à la fois.

Il existait, à quelques pas au-dessus du sentier, une étroite corniche, où l’on pouvait arriver par un rocher branlant, une de ces pierres tenues en équilibre par hasard et qu’un effort vigoureux déplace. Le plan du ravisseur de Sabine, comme on verra, était de gagner cette corniche ; mais, embarrassé de la jeune fille, il fut rattrapé par l’enfant, et j’arrivais moi-même de toute ma vitesse. Il cria quelque chose que je ne compris pas, et le pauvre petit fit une réponse où je devinai seulement une intrépide colère ; puis, deux minutes de lutte, l’enfant précipité du haut du sentier se fracassant la tête contre la muraille rocheuse. Une formidable clameur de haine, mon cœur, ralenti quelques secondes à l’odieux meurtre, se gonflant, tout de suite après, d’une rage immense, et je me portai vers le redoutable adversaire, suivi de la foule vengeresse. Mais déjà le Sombre avait bondi, escaladé la roche branlante, déposé Sabine sur la corniche et, d’un effort prodigieux de ses jambes, lancé la grande pierre dans le vide, coupant ainsi pour un quart d’heure au moins toute communication entre lui et nous…

L’étroit rebord montait vers la rivière. On voyait l’ouverture du tunnel où le misérable s’enfoncerait tout à l’heure, et j’avais lu dans son regard la résolution des désespérés, le déshonneur, la mort de Sabine, toute l’abomination ! Je m’ensanglantais vainement les poings pour le joindre. La pierre, en tombant, avait laissé une lacune dans le sentier et cela rendait impossible d’atteindre la corniche.

Habiles surtout à manier leur harpon dans l’eau, nul n’osait ici ce servir de cette arme, de crainte d’une maladresse où Sabine aurait perdu la vie. L’homme courait toujours, il n’était plus qu’à dix pas de l’ouverture d’ombre. Je voyais ma fiancée pour la dernière fois à la lumière de ce monde !

Dix bras me saisirent au moment où je me précipitais dans le vide par un désespoir insensé : et, comme il arrive dans ces catastrophes où les sens survivent à la pensée, mon ouïe perçut une rumeur singulière du côté du lac, presque aussitôt, la détonation d’une carabine, puis encore une détonation. Mon rival, là-haut, lâchait Sabine (désespérément accrochée en cette même minute à une saillie) et je le vis s’abattre sur les rochers où son corps se brisa sourdement. Un regard vers le lac : Jean-Louis Devreuse, notre chef d’expédition, était debout, très ferme ; et le meilleur tireur de la troupe après moi, Cachal, relevait sa carabine…

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De retour au lac de nos premiers amis, nous y vécûmes plus d’un mois encore dans la paix et l’abondance. Les Sombres ne se montrèrent plus, ni les Hommes-des-Vallées intérieures aux grottes. Devreuse nous conta le rôle joué par notre sauveur dans tous les événements que je viens de décrire. Sabine et moi ne pouvions oublier la mort de notre doux et héroïque Enfant-des-Eaux, et nous le pleurons encore aujourd’hui.

L’expédition commandée par Jean-Louis Devreuse est rentrée à Paris dans les premiers jours de mai 1892, avec des documents précieux qui feront l’objet d’un grand ouvrage. En juin a été célébré mon mariage avec Sabine.

À présent que nous voilà heureux, dans la gloire et le confort de la vieille Europe, souvent, vers les heures du rêve crépusculaire, frileusement serrés l’un contre l’autre, nous avons le regret des contrées admirables ou nos jeunes amours ont eu la palpitation d’un drame prodigieux.



  1. Tout cela, naturellement, je ne l’ai su que bien plus tard.
  2. Comme je n’ai pas eu de cadavre d’Homme-des-Eaux entre les mains, mon expérimentation a été forcément limitée.