Nymphée (Rosny aîné)/I/I

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 9-29).


PREMIÈRE PARTIE




I

Les grands marécages


Dans le pays que nous parcourions, il règne une fécondité merveilleuse. Les hommes y sont rares. Le silence stagne autour de formidables marécages ; la Bête, libre de croître, s’est multipliée sur les terres et dans les eaux ; les oiseaux remplissent jusqu’aux nuages, les rivières bouillonnent d’une population grouillante et profonde.

L’âme y prend de l’envergure ; j’y connus plusieurs mois de vastité et de pleine vie. Mon rêve coulait comme les grandes eaux, croissait comme les forêts terribles : j’assistais à de puissants exodes de loups, de grues, de chevaux, d’ours, de ramiers ; j’étais fou de bonheur dans le vent, le reflet des rivières, la douceur des herbes, le bruit des saules et des roseaux.

C’est alors que les marécages nous arrêtèrent. Une contrée équivoque allait à notre gauche, entrecoupée de longs caps où les hérons se tenaient dans leurs songes, où des râles couraient parmi les roseaux. Nous traversâmes de confuses lagunes, nous franchîmes un marais profond sur un radeau fait d’un aulne abattu par la foudre. Et la contrée noire s’élargit, pleine de forces souterraines, pleine d’une vie reptilienne et fiévreuse : des crapauds géants rôdaient près des rives ; des serpents plongeaient dans les boues et les herbes flétries ; de fourmillants insectes creusaient la terre molle pour y abriter leurs maternités. Des gaz fades et mortels, je ne sais quels bas orages venus des vases et des boues, tous les carbures qui s’y allument la nuit, et surtout le firmament très bas et très opaque sur les bandelettes de terre perdues dans l’eau sinistre et les algues d’écume verte, tout nous emplissait d’un sentiment de grandeur épouvantée.

Nous avancions toujours, n’ayant plus le courage de reculer, acharnés à trouver une traverse.

Or, c’était au décours d’août : depuis trois semaines déjà nous errions à l’aventure. Au passage de rapides, nous avions perdu nos tentes ; le découragement régnait parmi nos hommes. Mais le chef ne désarmait pas. Âpre esprit explorateur, doué d’énergie opiniâtre, étroite, farouche et presque cruelle, cuirassé contre l’inquiétude et contre la tendresse, il était de la race de ceux qui savent admirablement lutter, dompter hommes et choses, mourir héroïquement lorsqu’il le faut, — mais dont la vie intime est morose, monotone, presque nulle. Il nous tenait sous le joug de sa volonté.

Déjà notre guide asiatique n’avait plus la moindre connaissance du pays ; et à toutes les demandes il répondait avec la tristesse impassible des Orientaux :

« Pas savoir… terres des hommes méchants… y a rien savoir ! »

Nos hommes suivaient avec un commencement de révolte. Moi, je n’avais d’inquiétude que pour la délicieuse fille du capitaine, Sabine Devreuse.

Comment elle avait obtenu de nous accompagner, c’est ce qu’il est malaisé de comprendre. Sans doute le capitaine avait cru l’expédition courte et peu périlleuse, et les supplications de la jeune fille avaient fait le reste. Puis, les coureurs d’univers finissent par avoir des optimismes insondables, des croyances singulières en leur étoile.

Chaque jour, Sabine Devreuse m’était devenue plus chère : par elle, une lumière de grâce, une joie supérieure accompagnait le voyage. Par elle, les haltes du soir devenaient un incomparable poème. Avec sa physionomie sensitive, sa bouche finement tendre, elle était d’une grande résistance — jamais malade, rarement lasse. — Oh ! oui, qu’elle était le charme de nos expéditions, l’églantine exquise de notre rude buisson d’hommes.

Un matin, nous crûmes aborder un pays plus praticable. Le commandant triomphait déjà, tandis que nous traversions une manière de plaine fiévreuse, à peine constellée de petites mares :

« Nous allons déboucher par l’est… probablement dans des savanes… comme j’avais prévu, » disait-il.

Je ne partageais pas son optimisme ! L’œil fixé à l’horizon, j’avais le pressentiment de périls plus considérables. Bientôt en effet, les eaux revinrent, les eaux perfides et pernicieuses. Par surcroît, une pluie interminable commença de tomber. La plaine s’étendait mi-pierreuse, couverte par places d’une mousse spongieuse et d’un lichen muqueux. Les marécages se multiplièrent, on perdait des jours à les contourner, pendant que toutes espèces de bêtes palustres glissaient autour de nous, épouvantaient nos chevaux. Nos imperméables troués nous couvraient mal ; nous étions mouillés jusqu’aux os. La halte du 30 août, sur une petite éminence schisteuse, sans abri, sans combustible, fut parmi les plus accablantes de notre voyage.

Le commandant, raide et dur comme les conducteurs assyriens qui mènent les captifs sur les bas-reliefs de Khorsabad, ne parlait pas. Un abominable crépuscule mourait dans le déluge. L’humide implacable, les grisailles funéraires, le sol indigent et fiévreux, accablaient les âmes. Seule, Sabine Devreuse trouvait la force d’un sourire. Chère fille, symbole du foyer, de la grâce familière d’Europe, voix argentée dans ces ombres pluvieuses. Ah ! que je me rassérénais à l’entendre, oubliant angoisse et lassitude. Figurez-vous notre coucher sur le sol visqueux, dans des ténèbres absolues, car c’était à la lune nouvelle, à la lune obscure, sous un firmament triplement couvert de nuées, du levant au couchant.

Je dormis cependant, avec des intervalles de réveil et d’affreux cauchemars. Environ une heure avant l’aube, nos chevaux s’agitèrent avec de grands souffles de terreur. Ils se seraient certainement enfuis, sans les courroies solides dont nous avions coutume de les entraver. Le guide me toucha le bras :

« Le Mangeur d’hommes ! »

Vous ne pouvez imaginer, dans la nuit d’encre, sous la froide douche intarissable, l’horreur de ces paroles. Levé en sursaut, j’eus pourtant la force d’armer ma carabine, protégée par une gaine de cuir huilé, puis je tentai de sonder les ténèbres. Autant aurait valu tenter de regarder au travers d’une muraille.

« Comment le sais-tu ? » dis-je.

Un grondement assourdi s’éleva sur la plaine, dissipant tout doute. C’était bien Lui, le plus grand fauve du monde, l’immense tigre du Septentrion qui franchit les rivières glacées, ravage les petites cités de l’Amour, successeur, sinon descendant, du formidable dominateur de l’âge quaternaire.

Ce n’était pas la première fois que nous le rencontrions. Mais à douze, derrière un brillant feu de campement, bien armés, bons tireurs, il ne nous avait jamais surpris jusqu’à l’épouvante, tandis que dans cette nuit funèbre, nous étions incapables de suivre les mouvements du monstre. Nous n’avions que la ressource d’attendre. Lui y voyait admirablement.

« En carré ! » — murmura le commandant.

Nous étions debout, nos chevaux haletaient davantage. Nous aurions pu nous faire un abri de leurs corps, mais ils gisaient en désordre, et le danger était peut-être plus grand auprès d’eux. Le guide dit :

« Lui venir… moi l’entendre ! »

Nul ne doutait de la prodigieuse ouïe de l’Asiatique et… oh ! ce mur humide, cette pluie noire, cet innommable mystère ! Bientôt je perçus à mon tour le pas du grand fauve se glissant, s’arrêtant. La sensation qu’il nous voyait, qu’il se préparait, calculait son attaque, allait bondir à l’improviste, c’était à faire défaillir les plus braves !

Une pause. La bête devait hésiter sur le choix d’une victime. Dans ces solitudes où elle n’est point en contact avec l’homme ni le cheval, l’un et l’autre l’étonnaient sans doute. À la fin, la marche reprit dans l’ombre, nous perçûmes que le tigre était vers la gauche, plus près de notre carré que des chevaux.

« Un coup au jugé, » — me dit Devreuse.

J’étais incontestablement le meilleur tireur au jugé de la troupe, je crus pouvoir viser à cent pas… Un rugissement suivit la détonation ; nous entendîmes trois fois la chute d’un corps lourd. Le tigre était maintenant proche. Son souffle était violent, saccadé.

« Alcuin, Lachal, tirez ! » dit le chef.

À la lueur des amorces, nous entrevîmes la silhouette formidable, accroupie pour un élan suprême ; puis, avant que Devreuse eût pu donner un nouvel ordre, la bête fut sur nous. Dans l’impénétrable ténèbre un cri de mort, deux secondes d’horreur infinie. Personne n’osait tirer ! Puis un nouveau cri, un craquement de mâchoires. Enfin, quelqu’un tira.

La lueur montra deux des nôtres renversés, le tigre dressé, prêt à en terrasser un troisième. Mais, en même temps, la position du fauve était connue — des carabines s’abattirent.

Quatre détonations… La bête poussa un gémissement épouvantable, puis il se fit un court silence.

« Lui blessé ! » — chuchota notre guide.

À peine avait-il parlé, qu’un rauquement répondit. Je sentis le passage d’une masse formidable, je fus saisi implacablement, irrésistiblement, roulé, secoué, emporté, comme un passereau par un lynx.

« Je suis perdu ! » pensai-je.

Il me vint une résignation incroyable. Je m’abandonnai à la mort. Je n’avais aucun mal ; j’étais dans un délire lucide, je tenais machinalement ma carabine… Un temps indéterminable s’écoula, puis un arrêt brusque. J’étais sur le sol. Une haleine forte et fétide me soufflait sur la face… Et soudain toute ma résignation me quitta, se changea en terreur immense, en regret démesuré de la vie… Une griffe s’abaissa, je sentis que j’allais être déchiré, broyé, dévoré.

« Adieu ! » m’écriai-je faiblement.

Et cependant, d’un instinct désespéré, j’avais levé ma carabine… L’éclair, le crépitement… La bête hurle et bondit, et bondit encore. Je suis toujours étendu, j’attends toujours la mort… J’écoute ce râle colossal à trois pas : un faible espoir pénètre dans mon âme… Qu’est-ce ? Vais-je périr, vais-je vivre ? Pourquoi suis-je libre ? Pourquoi le fauve demeure-t-il à râler, sans chercher sa vengeance ? Un mouvement ! Il s’est relevé, je vais mourir… Non, il retombe, il ne râle plus, le silence !… le grand silence !…

Combien de temps tout cela dura-t-il ?

L’épouvante et l’horreur en firent de l’infini. Je me retrouvai debout sans savoir comment, dans l’attente mortelle. Des approches de pas humains, une voix, la voix de l’Asiatique :

« Lui très mort ! »

Dans les ténèbres, sa main avait saisi la mienne ; je répondis d’une sauvage étreinte. Et l’angoisse demeurait, le doute si la bête était vraiment anéantie… si elle allait se relever et bondir.

Certes, elle ne bougeait ni ne respirait. On n’entendait que la chute monotone de la pluie, et les pas tâtonnants de mes compagnons. La voix du capitaine s’éleva :

– Robert, êtes-vous sauf ?

– Oui !

Et je parvins après plusieurs tentatives à allumer une allumette sous le couvert de mon manteau. Dans cette frêle lueur, l’apparition fut saisissante : la bête géante dans la boue rouge, belle encore d’attitude et de menace, la gueule crispée sur ses immenses dents de carnivore, une griffe en arrêt, montrant ses poignards effilés ! En vérité, elle ne remuait plus, ne palpitait plus ! Comment cela s’est-il fait ? Est-il possible que me voilà parmi les vivants, sauvé du péril hideux ? Est-ce moi qui respire ?… Ah j’ai bien cru sentir l’heure dernière, le souffle glacé de l’anéantissement.

L’Asiatique répétait :

« Lui très mort ! »

À tâtons nous rejoignîmes le capitaine, nous regagnâmes l’éminence. Là une douce voix tremblante me fit battre le cœur :

« Êtes-vous blessé ?

– Non, mademoiselle… ou du moins peu grièvement… la bête a du me tenir par le cuir et le caoutchouc de mes vêtements. Et les autres ?

– Moi, — répondit Alcuin, — il me semble avoir une bonne estafilade à la poitrine… le tigre m’a tout de suite quitté… »

Une deuxième voix s’éleva plus plaintive, plus voilée :

« Je suis blessé à la hanche… mais le choc surtout a été terrible… »

Nous ne pensions plus ni à la fatigue ni à la pluie : ce terrible péril esquivé nous remplissait d’une excitation presque joyeuse. Une très fine grisaille commençait à teinter l’orient. Longtemps, cette lueur demeura incertaine, permettant à peine de nous entr’apercevoir. Elle grandit enfin et ce fut le jour, un triste jour dans une contrée de désolation où la pluie faisait déborder les marécages. Devant la misère du paysage l’excitation tomba. Une tristesse profonde pénétra les âmes. Moi, je n’avais d’yeux que pour cette brillante Sabine qui éclairait ma destinée comme la tramontane les marins antiques.

Nos blessures n’étaient pas assez graves pour nécessiter une halte.


Une journée encore dans l’horrible solitude, sous l’implacable pluie tueuse d’énergie. Nos hommes murmuraient de plus en plus. Ils se tenaient à distance, ils conféraient secrètement. Lorsque j’approchais, ils me jetaient des regards méfiants. Il n’était pas difficile de deviner qu’ils complotaient – et quoique je fusse personnellement prêt à suivre le capitaine au bout du monde, cependant je comprenais leur mécontentement, j’avais pitié d’eux.

Vers quatre heures de l’après-midi, Devreuse se décida enfin à faire halte. Outre notre fatigue excessive, outre les soins dus aux blessures, cette halte fut déterminée par la rencontre inespérée d’un abri.

Au milieu de la plaine, c’était un bizarre monticule de gneiss, à peu près haut de trente mètres. Nous le gravîmes par une large enfonçure qui semblait complétée par des mains humaines. Au sommet, le monticule comportait une plate-forme et une grotte. Le sol de la grotte, en pente, était fort sec ; le tout faisait une vaste salle assez claire.

Après deux jours d’averse, cet abri avait quelque chose de providentiel. Aussi nos hommes manifestèrent l’intention d’y passer la nuit. Le chef ne se refusa pas à une demande aussi raisonnable ; nos petits chevaux montèrent sans encombre, et nous nous trouvâmes logés avec un confort inespéré. Inespéré, car, outre la grotte proprement dite, nous trouvâmes des couloirs, des renfoncements où nous pûmes procéder à quelques soins d’hygiène. L’eau ne manquait pas, une dépression de la plate-forme formait un petit étang, d’autant plus frais qu’il s’écoulait continuellement.

Une heure plus tard, nos blessures bien pansées, une partie de nos vêtements séchaient dans la grotte. Nous achevâmes de manger les provisions qui nous restaient de notre dernière chasse – quelques tranches d’élan cuites d’avance. Mais qu’il eût été bon de boire une tassé de thé chaud ! Hélas ! le feu manquait.

« Il sera utile d’aller couper quelques branchages, dit un des hommes.

– Ils n’auraient pas le temps de sécher ! dit morosement le capitaine.

– Voire ! répondit l’homme.

Son ton me frappa. Je me tenais à ce moment sur le seuil de la grotte avec Sabine. Nous contemplions le pays à travers le rideau mélancolique de la pluie. Je n’en goûtais pas moins le délice de cette minute. Que la grâce est forte ! Dans son manteau gris, les cheveux humides négligemment noués, le teint diaphane, Sabine restait le sens palpitant de la vie, la jeunesse sacrée. Toutes les nostalgies, toutes les anxiétés, s’évanouissaient à la courbe de cette bouche, à son mystérieux sourire…


Comme je l’ai dit, la voix de l’homme (c’était Alcuin) me fit me retourner. Devreuse aussi avait été frappé de la réponse. Et avec sévérité :

« Qu’avez-vous dit ? »

Alcuin, troublé d’abord, repartit avec une fermeté respectueuse :

« C’est que nous sommes bien fatigués, capitaine… quelques jours de repos nous sont nécessaires… et la blessure de Lefort demande des précautions ! »

Ses compagnons hochèrent la tête pour l’approuver, ce qui eût dû faire réfléchir le chef. Mais, comme toujours, la déraison de sa volonté l’emporta :

« Nous partons d’ici demain matin !

— Nous ne le pourrons pas ! »

Et Alcuin se risqua encore à dire :

« Nous désirons cinq jours de repos… L’abri est sain… Nous y reprendrons des forces… »

Une ombre d’indécision passa sur le dur visage du chef. Mais l’homme était décidément trop inaccessible, maniaque de résolutions absolues, superstitieux et croyant à sa prescience. Il avait déterminé en lui-même qu’il y avait un passage sud-ouest : il ne voulut pas perdre un jour :

« Nous partirons demain matin !

— Et si nous ne le pouvons pas ? » demanda doucement Alcuin.

Le visage de Devreuse se ferma :

« Refuserez-vous de m’obéir ?

— Non, capitaine, nous ne refusons pas, mais nous ne pouvons plus ! L’expédition ne devait durer que trois mois. »

Devreuse, agité, évidemment reconnaissait quelque justice à la réclamation de son subalterne, sinon il n’aurait pas différé sa réponse. J’espérais encore qu’il céderait au bon sens, accorderait le répit. Mais non, il lut fut impossible de céder :

« C’est bien, dit-il. — J’irai seul… »

Puis il se tourna vers moi :

« Vous m’attendrez ici dix jours ?

— Non ! m’écriai-je… que ceux-ci vous abandonnent, je ne veux pas être leur juge… mais pour moi, je fais le serment de ne pas vous quitter que nous ne soyons sur une terre civilisée ! »

Les hommes demeurèrent impassibles. L’âpre lèvre de Devreuse marquait une émotion inaccoutumée :

« Merci, Robert ! » — dit-il avec force.

Et s’adressant aux autres, dédaigneusement :

« Je ne dénoncerai pas votre conduite, prenant en considération la fatigue et la longueur du voyage. Mais je vous donne l’ordre de nous attendre ici jusqu’au quinzième jour… Hors le cas de force majeure, votre désobéissance, cette fois, sera de la trahison.

— Au moins jusqu’au soir du quinzième jour ! — répondit Alcuin d’un ton humble… Et nous regrettons… »

Devreuse l’interrompit d’un geste hautain… Nous demeurâmes longtemps dans un sombre silence.