Obermann/XLV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 193-199).

LETTRE XLV.

Chessel, 27 juillet, VI.

Je n’ai jamais pensé que ce fût une faiblesse d’avoir une larme pour des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheur qui nous est étranger, mais qui nous est bien connu. Il est mort : c’est peu de chose, qui est-ce qui ne meurt pas ? mais il a été constamment malheureux et triste ; jamais l’existence ne lui a été bonne ; il n’a eu que des douleurs, et maintenant il n’a plus rien. Je l’ai vu, je l’ai plaint : je le respectais, il était malheureux et bon. Il n’a pas eu des malheurs éclatants ; mais, en entrant dans la vie, il s’est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d’ennuis ; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l’âge, il s’y est éteint.

Je n’ai pas oublié ce bien de campagne qu’il désirait, et que j’allai voir avec lui, parce que j’en connaissais le propriétaire. Je lui disais : Vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles vous feront oublier les autres ; vous prendrez cet appartement-ci, vous y serez seul et tranquille. — J’y serais heureux, mais je ne le crois pas. — Vous le serez demain, vous allez passer l’acte. — Vous verrez que je ne l’aurai point.

Il ne l’eut pas : vous savez comment tout cela tourna. La multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns, comme le plus grand nombre des enfants meurt et est sacrifié à l’existence de ceux qui resteront ; comme des millions de glands le sont à la beauté des grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui est déplorable, c’est que, dans cette foule que le sort abandonne et repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l’énergie impuissante s’indigne en s’y consumant. Les lois générales sont fort belles, et je leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie ; mais tout mon être, c’est trop : ce n’est rien dans la nature, c’est tout pour moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on. Cela serait assez bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait l’espérer toujours ; mais quand la vie s’écoule, quoique l’instant de la mort reste incertain, l’on sait bien du moins que l’on s’en va. Dites-moi où est l’espérance de l’homme qui arrive à soixante ans sans avoir encore autre chose que de l’espérance ! Ces lois de l’ensemble, ce soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est bien dure pour nous qui sommes des individus. J’admire cette providence qui taille tout en grand ; mais comme l’homme est culbuté parmi les rognures ! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose ! Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter dont le temple est aux Petites-Maisons : il prend pour une cassolette d’encens l’écuelle de bois où fume la soupe qu’on apporte dans sa loge ; il règne sur l’Olympe, jusqu’à l’instant où le plus vil geôlier, lui donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu’il baise la main et mouille de larmes son pain moisi.

Infortuné ! vous avez vu vos cheveux blanchir, et de tant de jours, vous n’en avez pas eu un de contentement, pas un ; pas même le jour du mariage funeste, du mariage d’inclination qui vous a donné une femme estimable, et qui vous a perdus tous deux. Tranquilles, aimants, sages, vertueux et pieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu’aucun principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la bonté du cœur. Vous vous êtes mariés pour vous aider mutuellement, disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre salut ; et le même soir, le premier soir, mécontents l’un de l’autre et de votre destinée, vous n’eûtes plus d’autre vertu, d’autre consolation à attendre, que la patience de vous supporter jusqu’au tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime ? de vouloir le bien, de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans le détail du moment présent.

Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir : on voulait me convertir, et quoique ce projet n’ait pas absolument réussi, nous jasions assez ensemble. C’est lui surtout dont le malheur me frappait. Sa femme n’était ni moins bonne ni moins estimable ; mais, plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où devait s’engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses amertumes et remplie de l’idée d’une récompense future, elle souffrait, mais d’une manière qui n’était pas sans dédommagement. Il y avait d’ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire ; elle était malheureuse par goût ; et ses gémissements, comme ceux des saints, quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.

Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion : il était religieux par devoir, mais sans fanatisme et sans faiblesses comme sans momerie ; pour réprimer ses passions, et non pour en suivre une plus particulière. Je n’assurerais pas même qu’il ait joui de cette conviction, sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait suffire.

Ce n’est pas tout : on voyait comment il eût pu être heureux ; on sentait même que les causes de son malheur n’étaient pas dans lui. Mais sa femme eût été à peu près la même dans quelque situation qu’elle eût vécu ; elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d’affliger les autres, en ne voulant que le bien, en ne s’occupant nullement d’elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous, mais ne sacrifiant jamais ses idées, et prenant sur elle tous les efforts, excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur appartînt en quelque sorte à sa nature ; et on était plus disposé à s’en consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l’effet d’une destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, s’il eût vécu avec toute autre qu’avec elle. On sait quel remède trouver à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement : mais c’est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se déconcerter jamais, qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, qui n’oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en s’excusant fait pis encore qu’elle n’avait fait ; et qui avec de l’esprit, mais dans un aveuglement inconcevable, fait en gémissant tout ce qu’il faut pour nous pousser à bout.

Si quelques hommes ont été un fléau pour l’homme, ce sont bien les législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que l’on fût forcé de s’aimer. Pour compléter l’histoire de la sagesse humaine, il nous en manque un, qui, voyant la nécessité de s’assurer de l’homme suspecté d’un crime et l’injustice de rendre malheureux en attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous les cas deux ans de cachot provisoirement, au lieu d’un mois de prison, afin que la nécessité de s’y faire adoucisse le sort du détenu et lui rende sa chaîne aimable.

On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines comprimantes, et souvent mortelles, produisent, dans le secret des appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces habitudes orgueilleuses à la fois et petites, où s’engagent, par hasard, sans le soupçonner et sans pouvoir s’en retirer, tant de femmes à qui on n’a jamais cherché à faire connaître le cœur humain. Elles achèvent leur vie avant d’avoir découvert qu’il est bon de savoir vivre avec les hommes : elles élèvent des enfants ineptes comme elles ; c’est une génération de maux, jusqu’à ce qu’il survienne un tempérament heureux qui se forme lui-même un caractère ; et tout cela parce qu’on a cru leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.

Je ne sais pas quel bien peut résulter de ce qu’on ait des idées étroites, et je ne vois pas qu’une imbécile ignorance soit de la simplicité : l’étendue des vues produit au contraire moins d’égoïsme, moins d’opiniâtreté, plus de bonne foi, une délicatesse officieuse, et cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le cœur ne soit d’une bonté extrême, ce qu’il faut rarement attendre, vous ne voyez qu’humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations perpétuelles : et la plus faible altercation devient en deux minutes une dispute pleine d’aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse : c’est que, comme l’humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l’oreille, après s’être traités avec le dernier mépris. Une demi-heure plus tard, voici une fureur nouvelle ; un quart d’heure après on chante ensemble. Il faut rendre à de telles gens cette justice, qu’il ne résulte ordinairement rien de leur brutalité, si ce n’est un dégoût insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageaient à vivre avec eux.

Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens ; et cependant, malgré les lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature ; mais vous l’avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez, au contraire, travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n’avez ni le temps ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même ; tous vos maux viennent de là : ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une existence d’homme.

Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos ? C’est que l’homme étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il devrait bien s’occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus des siennes ; laisser peut-être celles des sciences qui sont transcendantes, et qui n’ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au quatrième étage ; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles ; laisser des passions héroïques et funestes ; tâcher, s’il se peut, d’avoir des institutions qui arrêtent l’homme et qui cessent de l’abrutir, d’avoir moins de science et moins d’ignorance ; et convenir enfin que si l’homme n’est pas un ressort aveugle qu’il faille abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque chose de spontané, la morale est la seule science de l’homme livré à la providence de l’homme.

Vous laissez aller sa veuve dans un couvent : vous faites très-bien, je crois. C’est là qu’elle eût dû vivre : elle était née pour le cloître, mais je soutiens qu’elle n’y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n’est donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant chez vous, vous étaleriez une générosité inutile ; elle n’en serait pas plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des apparences, et ne considère dans le bien à faire que la somme plus ou moins grande du bien qui doit en résulter.