Observations sur le commerce, le luxe, les monnaies et les impôts/Édition Garnier

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 359-370).
OBSERVATIONS
SUR
MM. JEAN LASS, MELON ET DUTOT
SUR
LE COMMERCE, LE LUXE, LES MONNAIES, ET LES IMPÔTS[1].
(1738)

On entend mieux le commerce en France depuis vingt ans qu’on ne l’a connu depuis Pharamond jusqu’à Louis XIV. C’était auparavant un art caché, une espèce de chimie entre les mains de trois ou quatre hommes qui faisaient en effet de l’or, et qui ne disaient pas leur secret. Le gros de la nation était d’une ignorance si profonde sur ce secret important qu’il n’y avait guère de ministre ni de juge qui sût ce que c’était que des actions, des primes, le change, un dividende. Il a fallu qu’un Écossais, nommé Jean Lass, soit venu en France, et ait bouleversé toute l’économie de notre gouvernement pour nous instruire. Il osa, dans le plus horrible dérangement de nos finances, dans la disette la plus générale, établir une banque et une compagnie des Indes. C’était l’émétique à des malades ; nous en prîmes trop, et nous eûmes des convulsions. Mais enfin, des débris de son système il nous resta une compagnie des Indes avec cinquante millions de fonds. Qu’eût-ce été si nous n’avions pris de la drogue que la dose qu’il fallait ? Le corps de l’État serait, je crois, le plus robuste et le plus puissant de l’univers.

Il régnait encore un préjugé si grossier parmi nous, quand la présente compagnie des Indes fut établie, que la Sorbonne déclara usuraire le dividende des actions. C’est ainsi qu’on accusa de sortilége, en 1470, les imprimeurs allemands qui vinrent exercer leur profession en France[2].

Nous autres Français, il le faut avouer, nous sommes venus bien tard en tout genre ; nos premiers pas dans les arts ont été de nous opposer à l’introduction des vérités qui nous venaient d’ailleurs ; nous avons soutenu des thèses contre la circulation du sang démontrée en Angleterre[3], contre le mouvement de la terre prouvé en Allemagne[4] ; on a proscrit par arrêt jusqu’à des remèdes salutaires[5]. Annoncer des vérités, proposer quelque chose d’utile aux hommes, c’est une recette sûre pour être persécuté. Jean Lass, cet Écossais à qui nous devons notre compagnie des Indes et l’intelligence du commerce, a été chassé de France et est mort dans la misère à Venise ; et cependant, nous qui avions à peine trois cents gros vaisseaux marchands quand il proposa son système, nous en avons aujourd’hui[6] dix-huit cents. Nous les lui devons, et nous sommes loin de la reconnaissance.

Les principes du commerce sont à présent connus de tout le monde ; nous commençons à avoir de bons livres sur cette matière. L’Essai sur le commerce[7] de M. Melon est l’ouvrage d’un homme d’esprit, d’un citoyen, d’un philosophe ; il se sent de l’esprit du siècle, et je ne crois pas que du temps même de M. Colbert il y eût en France deux hommes capables de composer un tel livre. Cependant il y a bien des erreurs dans ce bon ouvrage : tant le chemin vers la vérité est difficile ! Il est bon de relever les méprises qui se trouvent dans un livre utile : ce n’est même que là qu’il les faut chercher. C’est respecter un bon ouvrage que de le contredire ; les autres ne méritent pas cet honneur[8].

Voici quelques propositions qui ne m’ont point paru vraies :

I. Il dit que les pays où il y a le plus de mendiants sont les plus barbares. Je pense qu’il n’y a point de ville moins barbare que Paris, et pourtant où il y ait plus de mendiants. C’est une vermine qui s’attache à la richesse ; les fainéants accourent du bout du royaume à Paris pour y mettre à contribution l’opulence et la bonté. C’est un abus difficile à déraciner, mais qui prouve seulement qu’il y a des hommes lâches, qui aiment mieux demander l’aumône que de gagner leur vie. C’est une preuve de richesse et de négligence, et non point de barbarie.

II. Il répète dans plusieurs endroits que l’Espagne serait plus puissante sans l’Amérique. Il se fonde sur la dépopulation de l’Espagne et sur la faiblesse où ce royaume a langui longtemps. Cette idée que l’Amérique affaiblit l’Espagne se voit dans près de cent auteurs ; mais s’ils avaient voulu considérer que les trésors du nouveau monde ont été le ciment de la puissance de Charles-Quint, et que par eux Philippe II aurait été le maître de l’Europe si Henri le Grand, Élisabeth, et les princes d’Orange, n’eussent été des héros, ces auteurs auraient changé de sentiment. On a cru que la monarchie espagnole était anéantie parce que les rois Philippe III, Philippe IV, et Charles II, ont été malheureux ou faibles. Mais que l’on voie comme cette monarchie a repris tout d’un coup une nouvelle vie sous le cardinal Albéroni ; que l’on jette les yeux sur l’Afrique et sur l’Italie, théâtres des conquêtes du présent gouvernement espagnol : il faudra bien convenir alors que les peuples sont ce que les rois ou les ministres les font être. Le courage, la force, l’industrie, tous les talents restent ensevelis, jusqu’à ce qu’il paraisse un génie qui les ressuscite. Le Capitole est habité aujourd’hui par des récollets, et on distribue des chapelets au même endroit où des rois vaincus suivaient le char de Paul-Émile. Qu’un empereur siège à Rome, et que cet empereur soit un Jules César, tous les Romains redeviendront des Césars eux-mêmes.

Quant à la dépopulation de l’Espagne, elle est moindre qu’on ne le dit ; et, après tout, ce royaume et les États d’Amérique qui en dépendent sont aujourd’hui des provinces d’un même empire, divisées par un espace qu’on franchit en deux mois ; enfin, leurs trésors deviennent les nôtres, par une circulation nécessaire ; la cochenille, l’indigo, le quinquina, les mines du Mexique et du Pérou, sont à nous, et par là nos manufactures sont espagnoles. Si l’Amérique leur était à charge, persisteraient-ils si longtemps à défendre aux étrangers l’entrée de ce pays ? Garde-t-on avec tant de soin le principe de sa ruine, quand on a eu deux cents ans pour faire ses réflexions[9] ?

III. Il dit que la perte des soldats n’est point ce qu’il y a de plus funeste dans les guerres ; que cent mille hommes tués sont une bien petite portion sur vingt millions ; mais que les augmentations des impositions rendent vingt millions d’hommes malheureux. Je lui passe qu’il y ait vingt millions d’âmes en France ; mais je ne lui passe point qu’il vaille mieux égorger cent mille hommes que de faire payer quelques impôts au reste de la nation. Ce n’est pas tout ; il y a ici un étrange et funeste mécompte. Louis XIV a eu, en comptant tout le corps de la marine, quatre cent quarante mille hommes à sa solde pendant la guerre de 1701. Jamais l’empire romain n’en a eu tant. On a observé que le cinquième d’une armée périt au bout d’une campagne, soit par les maladies, soit par les accidents, soit par le fer et le feu. Voilà quatre-vingt-huit mille hommes robustes que la guerre détruisait chaque année : donc, au bout de dix ans, l’État perdit huit cent quatre-vingt mille hommes, et avec eux les enfants qu’ils auraient produits. Maintenant, si la France contient environ dix-huit millions d’âmes, ôtez-en près d’une moitié pour les femmes, retranchez les vieillards, les enfants, le clergé, les religieux, les magistrats et les laboureurs, que reste-t-il pour défendre la nation ? Sur dix-huit millions à peine trouverez-vous dix-huit cent mille hommes, et la guerre en dix ans en détruit près de neuf cent mille ; elle fait périr dans une nation la moitié de ceux qui peuvent combattre pour elle ; et vous dites qu’un impôt est plus funeste que leur mort !

Après avoir relevé ces inadvertances, que l’auteur eût relevées lui-même, souffrez que je me livre au plaisir d’estimer tout ce qu’il dit sur la liberté du commerce, sur les denrées, sur le change, et principalement sur le luxe. Cette sage apologie du luxe est d’autant plus estimable dans cet auteur, et a d’autant plus de poids dans sa bouche, qu’il vivait en philosophe.

Qu’est-ce en effet que le luxe ? c’est un mot sans idée précise, à peu près comme lorsque nous disons les climats d’orient et d’occident : il n’y a en effet ni orient ni occident ; il n’y a pas de point où la terre se lève et se couche ; ou, si vous voulez, chaque point est orient et occident. Il en est de même du luxe : ou il n’y en a point, ou il est partout. Transportons-nous au temps où nos pères ne portaient point de chemises. Si quelqu’un leur eût dit : Il faut que vous portiez sur la peau des étoffes plus fines et plus légères que le plus fin drap, blanches comme de la neige, et que vous en changiez tous les jours ; il faut même, quand elles seront un peu salies, qu’une composition faite avec art leur rende leur première blancheur, tout le monde se serait écrié : Ah ! quel luxe ! quelle mollesse ! une telle magnificence est à peine faite pour les rois ! vous voulez corrompre nos mœurs et perdre l’État. Entend-on par le luxe la dépense d’un homme opulent ? Mais faudrait-il donc qu’il vécût comme un pauvre, lui dont le luxe seul fait vivre les pauvres ? La dépense doit être le thermomètre de la fortune d’un particulier, et le luxe général est la marque infaillible d’un empire puissant et respectable. C’est sous Charlemagne, sous François Ier, sous le ministère du grand Colbert, et sous celui-ci, que les dépenses ont été les plus grandes, c’est-à-dire que les arts ont été le plus cultivés.

Que prétendait l’amer, le satirique La Bruyère, que voulait dire ce misanthrope forcé, en s’écriant : « Nos ancêtres ne savaient point préférer le faste aux choses utiles ; on ne les voyait point s’éclairer avec des bougies, la cire était pour l’autel et pour le Louvre..… Ils ne disaient point : Qu’on mette les chevaux à mon carrosse..… L’étain brillait sur les tables et sur les buffets, l’argent était dans les coffres, etc. ? » (Chap. VII, de la Ville.) Ne voilà-t-il pas un plaisant éloge à donner à nos pères, de ce qu’ils n’avaient ni abondance, ni industrie, ni goût, ni propreté ? L’argent était dans les coffres. Si cela était, c’était une très-grande sottise. L’argent est fait pour circuler, pour faire éclore tous les arts, pour acheter l’industrie des hommes. Qui le garde est mauvais citoyen, et même est mauvais ménager. C’est en ne le gardant pas qu’on se rend utile à la patrie et à soi-même. Ne se lassera-t-on jamais de louer les défauts du temps passé[10] pour insulter aux avantages du nôtre[11] ?

Ce livre de M. Melon en a produit un de M. Dutot[12], qui l’emporte de beaucoup pour la profondeur et pour la justesse, et l’ouvrage de M. Dutot en va produire un autre, par l’illustre M. Duverney, lequel probablement vaudra beaucoup mieux que les deux autres, parce qu’il sera fait par un homme d’État[13]. Jamais les belles-lettres n’ont été si liées avec la finance, et c’est encore un des mérites de notre siècle.

On sait que toute mutation de monnaie a été onéreuse au peuple et au roi sous le dernier règne. Mais n’y a-t-il point de cas où une augmentation de monnaie devienne nécessaire ?

Dans un État, par exemple, qui a peu d’argent et peu de commerce (et c’est ainsi que la France a été longtemps), un seigneur a cent marcs de rente. Il emprunte, pour marier ses filles ou pour aller à la guerre, mille marcs, dont il paye cinquante marcs annuellement. Voilà sa maison réduite à la dépense annuelle de cinquante marcs, pour fournir à tous ses besoins. Cependant la nation se rend plus industrieuse, elle fait un commerce, l’argent devient plus abondant. Alors, comme il arrive toujours, la main-d’œuvre devient plus chère ; les dépenses du luxe convenable à la dignité de cette maison doublent, triplent, quadruplent, pendant que le blé, qui fait la ressource de la terre, n’augmente pas dans cette proportion, parce qu’on ne mange pas plus de pain qu’auparavant, mais on consomme plus en magnificence. Ce qu’on achetait cinquante marcs en coûtera deux cents, et le possesseur de la terre, obligé de payer cinquante marcs de rente, sera réduit à vendre sa terre. Ce que je dis du seigneur, je le dis du magistrat, de l’homme de lettres, etc., comme du laboureur, qui achète plus cher sa vaisselle d’étain, sa tasse d’argent, son lit, son linge. Enfin le chef de la nation est dans ce cas, lorsqu’il n’a qu’un certain fonds réglé, et certains droits qu’il n’ose trop augmenter de peur d’exciter des murmures. Dans cette situation pressante, il n’y a certainement qu’un parti à prendre, c’est de soulager le débiteur. On peut le favoriser en abolissant les dettes : c’est ainsi qu’on en usait chez les Égyptiens, et chez plusieurs peuples de l’Orient, au bout de cinquante ou de trente années. Cette coutume n’était point si dure qu’on le pense, car les créanciers avaient pris leurs mesures suivant cette loi, et une perte prévue de loin n’est plus une perte. Quoique cette loi ne soit point en vigueur chez nous, il a bien fallu y revenir pourtant en effet, quelque détour que l’on ait pris : car trouver le moyen de ne payer que le quart de ce que je devais, n’est-ce pas une espèce de jubilé ? Or on a trouvé ce moyen très-aisément, en donnant aux espèces une valeur idéale, et en disant : Cette pièce d’or qui valait six francs, en vaudra aujourd’hui vingt-quatre ; et quiconque devait quatre de ces pièces d’or, sous le nom de six francs chacune, s’acquittera en payant une seule pièce d’or qu’on appellera vingt-quatre francs. Comme ces opérations se sont faites petit à petit, ce changement n’a point effrayé. Tel qui était à la fois débiteur et créancier gagnait d’un côté ce qu’il perdait de l’autre ; tel autre faisait le commerce ; tel autre enfin en souffrait, et se réduisait à épargner[14].

C’est ainsi que toutes les nations européanes en ont usé avant d’avoir établi un commerce réglé et puissant. Examinons les Romains ; nous verrons que l’as, la livre de cuivre de douze onces, fut réduit à six liards de notre monnaie d’aujourd’hui. Chez les Anglais, la livre sterling de seize onces d’argent est réduite à vingt-deux francs de notre monnaie. La livre de gros des Hollandais n’est plus qu’environ douze francs, ou douze de nos livres numéraires ; mais c’est notre livre qui a souffert les plus grands changements.

Nous appelions du temps de Charlemagne une monnaie courante, faisant la vingtième partie d’une livre, un solide, du nom romain solidum ; c’est ce solide que nous nommons un sou, comme nous appelons le mois d’Auguste barbarement août, que nous prononçons ou, à force de politesse ; de façon que dans notre langue si polie,

.....Hodieque manent vestigia ruris[15].

Enfin ce solide, ce sou, qui était la vingtième partie d’une livre, et la dixième partie d’un marc d’argent, est aujourd’hui une chétive monnaie de cuivre, qui représente la dix-neuf cent soixantième partie d’une livre, l’argent supposé à quarante-neuf francs le marc. Ce calcul est presque incroyable ; et il se trouve, par ce calcul, qu’une famille qui aurait eu autrefois cent solides de rente, et qui aurait très-bien vécu, n’aurait aujourd’hui que cinq sixièmes d’un écu de six francs à dépenser par an.

Qu’est-ce que cela prouve ? que de toutes les nations nous avons longtemps été la plus changeante, et non la plus heureuse ; que nous avons poussé à un excès intolérable l’abus d’une loi naturelle, qui ordonne à la longue le soulagement des débiteurs opprimés. Or, puisque M. Dutot a si bien fait voir les dangers de ces promptes secousses que donnent aux États les changements des valeurs numéraires dans les monnaies, il est à croire que, dans un temps aussi éclairé que le nôtre, nous n’aurons plus à essuyer de pareils orages.

Ce qui m’a le plus étonné dans le livre de M. Dutot, c’est d’y voir que Louis XII, François Ier, Henri II, Henri III, étaient plus riches que Louis XV. Qui eût cru que Henri III, à compter comme aujourd’hui, avait cent soixante et trois millions au delà du revenu de notre roi ? J’avoue que je ne sors point de surprise : car comment avec ces richesses immenses Henri III pouvait-il à peine résister aux Espagnols ? comment était-il opprimé par les Guises ? comment la France était-elle dénuée d’arts et de manufactures ? pourquoi nulle belle maison dans Paris, nul beau palais bâti par les rois, aucune magnificence, aucun goût, qui sont la suite de la richesse ? Aujourd’hui, au contraire, trois cents forteresses, toujours bien réparées, bordent nos frontières ; deux cent mille hommes au moins les défendent, Les troupes qui composent la maison du roi sont comparables à ces dix mille hommes couverts d’or qui accompagnaient les chars de Xerxès et de Darius. Paris est deux fois plus peuplé et cent fois plus opulent que sous Henri III. Le commerce, qui languissait, qui n’était rien alors, fleurit aujourd’hui à notre avantage[16]. Depuis la dernière refonte des espèces, on trouve qu’il a passé à la monnaie plus de douze cents millions en or et en argent. On voit, par la ferme du marc, qu’il y a en France pour environ autant de ces métaux orfévris. Il est vrai que ces immenses richesses n’empêchent pas que le peuple ne soit près quelquefois de mourir de faim dans les années stériles ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit : la question est de savoir comment, la nation étant incomparablement plus riche que dans les siècles précédents, le roi le serait beaucoup moins.

Comparons d’abord les richesses de Louis XV à celles de François Ier. Les revenus de l’État étaient alors de seize millions numéraires de livres, et la livre numéraire de ce temps-là était à celle de ce temps-ci comme un est à quatre et demi. Donc seize millions en valaient soixante et douze des nôtres ; donc avec soixante et douze de nos millions seulement on serait aussi riche qu’alors. Mais les revenus de l’État sont supposés de deux cents millions[17] : donc de ce chef Louis XV est plus riche de cent vingt-huit de nos millions que François Ier ; donc le roi est environ trois fois aussi riche que François Ier ; donc il tire de ses peuples trois fois autant que François Ier en tirait. Cela est déjà bien éloigné du compte de M. Dutot.

Il prétend, pour prouver son système, que les denrées sont quinze fois plus chères qu’au xvie siècle. Examinons ces prix des denrées. Il faut s’en tenir au prix du blé dans les capitales, année commune. Je trouve beaucoup d’années, au xvie siècle, dans lesquelles le blé est à cinquante sous, à vingt-cinq, à vingt, à dix-huit sous, à quatre francs, et j’en forme une année commune de trente sous. Le froment vaut aujourd’hui environ douze livres. Les denrées n’ont donc augmenté que huit fois en valeur numéraire, et c’est la proportion dans laquelle elles ont augmenté en Angleterre et en Allemagne ; mais ces trente sous du xvie siècle valaient cinq livres quinze sous des nôtres. Or cinq livres quinze sous font, à cinq sous près, la moitié de douze livres : donc en effet Louis XV, trois fois plus riche que François Ier, n’achète les choses, en poids de marc, que le double de ce qu’on les achetait alors. Or un homme qui a neuf cents francs et qui achète une denrée six cents francs reste certainement plus riche de cent écus que celui qui, n’ayant que trois cents livres, achète cette même denrée trois cents livres ; donc Louis XV reste plus riche d’un tiers que François Ier.

Mais ce n’est pas tout : au lieu d’acheter toutes les denrées le double, il achète les soldats, la plus nécessaire denrée des rois, à beaucoup meilleur marché que tous ses prédécesseurs. Sous François Ier et sous Henri II, les forces des armées consistaient en une gendarmerie nationale, et en fantassins étrangers, que nous ne pouvons plus comparer à nos troupes ; mais l’infanterie, sous Louis XV, est payée à peu près sur le même pied, au même prix numéraire que sous Henri IV. Le soldat vend sa vie six sous par jour, en comptant son habit : ces six sous en valaient douze pareils du temps de Henri IV. Ainsi, avec le même revenu que Henri le Grand, on peut entretenir le double de soldats ; et avec le double d’argent on peut en soudoyer le quadruple. Ce que je dis ici suffit pour faire voir que, malgré les calculs de M. Dutot, les rois, aussi bien que l’État, sont plus riches qu’ils n’étaient. Je ne nie pas qu’ils ne soient plus endettés.

Louis XIV a laissé à sa mort plus de deux fois dix centaines de millions de dettes, à trente francs le marc, parce qu’il voulut à la fois avoir cinq cent mille hommes sous les armes, deux cents vaisseaux, et bâtir Versailles ; et parce que, dans la guerre de la succession d’Espagne, ses armes furent longtemps malheureuses. Mais les ressources de la France sont beaucoup au-dessus de ses dettes. Un État qui ne doit qu’à lui-même ne peut s’appauvrir ; et ces dettes mêmes sont un nouvel encouragement de l’industrie[18].

FIN DES OBSERVATIONS SUR LE COMMERCE, ETC.
  1. Voltaire, dans une lettre à Thieriot de juin 1738, lui annonce qu’il va dévorer le livre fait par Dutot, en réponse à feu M. Melon. On peut donc croire que c’est vers ce temps qu’il rédigea ses remarques sur cet ouvrage. Une note de Voltaire, ajoutée en 1756, assigne l’année 1738 pour composition de ce morceau, qui parut en 1738 dans le tome XV du Pour et Contre, page 296, et en 1739, avec quelques corrections, dans le tome XXIX de la Bibliothèque française, sous le titre de : Lettre de M. de Voltaire à M. Thiriot, sur le livre de M. Dutot. Dans un tome VI, daté de 1745 des Œuvres de M. de Voltaire, à Amsterdam, chez Étienne Ledet et compagnie, la lettre est divisée en deux, et présente d’assez grands changements pour que les éditeurs de 1775 aient cru devoir reproduire séparément les deux versions. Les éditeurs de Kehl avaient refondu le tout. J’ai mis on variantes les morceaux qui avaient été repris par les éditeurs de Kehl. (B.)
  2. Voyez tomes XII, pages 121, 248 ; XV, page 480.
  3. Par Harvey, en 1619 ; voyez tome XXI, page 336.
  4. Par Copernic ; voyez tomes XII, page 249 ; XIII, 44.
  5. L’émétique ; voyez, tome IX, une des notes du chant III de la Pucelle.
  6. Ceci était écrit en 1738. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1756.
  7. L’Essai politique sur le commerce parut en 1734, sous la date de 1735 ; une nouvelle édition est de 1736 ; Melon, secrétaire du régent, est mort le 24 janvier 1738. Il en a été question au tome XVIII, page 7. Voyez aussi, dans le tome t. X, sa Lettre, à la suite du Mondain.
  8. Dans la Bibliothèque française (voyez la note, page 359), la pièce commence ainsi :

    « Je vous remercie, mon cher ami, de m’avoir fait connaître le livre de M. Dutot sur les finances ; c’est un Euclide pour la vérité et l’exactitude. Il me semble qu’il fait, à l’égard de cette science, qui est le fondement des bons gouvernements, ce que Lémery a fait en chimie : il a rendu très-intelligible un art sur lequel, avant lui, les artistes jaloux de leurs connaissances, souvent erronées, n’avaient point écrit, ou n’avaient donné que des énigmes.

    Je viens de relire aussi le petit livre de feu M. Melon, qui a été l’occasion de l’ouvrage plus détaillé et plus approfondi qu’a donné M. Dutot.


    Nardi parvus onyx eliciet cadum.
                      (Hor., IV, ode xii, vers 17.)


    L'Essai de M. Melon me paraît toujours digne d’un ministre et d’un citoyen, même avec ses erreurs. Il me semble, toute prévention à part, qu’il y a beaucoup à profiter dans ces lectures : car je veux croire, pour l’amour du genre humain, que ces livres, et quelques-uns de ceux de M. l’abbé de Saint-Pierre, pourront, dans des temps difficiles, servir de conseils aux ministres à venir, comme l’histoire est la leçon des rois.

    Parmi les choses que je remarque sur l’Essai de M. Melon, il me sera bien permis, en qualité d’homme de lettres et d’amateur de la langue française, de me plaindre qu’il en ait trop négligé la pureté. L’importance des matières ne doit point faire oublier le style. Je me souviens que, lorsque l’auteur me fit l’honneur de me donner sa seconde édition, il me dit qu’il était bien difficile d’écrire en français, et qu’on lui avait corrigé plus de trente fautes dans son livre : je lui en montrai cent dans les vingt premières pages de cette seconde édition corrigée. Passons à des inadvertances plus importantes. Il me semble que, dans ces écrits que l’intérêt public a dictés, il ne faut souffrir aucune erreur. Voici quelques propositions, etc. »

  9. Le produit des colonies a été d’abord une richesse réelle pour le roi d’Espagne ; mais le produit des mines est maintenant si peu au-dessus des frais d’exploitation que l’impôt sur ces mines est presque nul. La mauvaise législation du commerce de ces colonies et les vices de leur administration intérieure les empêchent d’être utiles à la nation, soit comme moyen d’y augmenter la culture et l’industrie, soit comme des provinces dont l’union augmente la puissance de l’empire. Il n’y aurait d’ailleurs rien d’étonnant qu’une nation sacrifiât pendant deux siècles ses intérêts réels à ses préjugés et à son orgueil. Mais il est très-vrai de dire que la dépopulation et la faiblesse de l’Espagne sont l’ouvrage de ses mauvaises lois, et non la suite de la possession de ses colonies. (K.)
  10. Voyez, sur les effets politiques du luxe, le traité de Smith Sur la nature et les causes de la richesse des nations, l’un des ouvrages les plus profonds et les plus utiles que ce siècle ait produits. La Bruyère paraît un homme supérieur toutes les fois qu’il s’agit de démêler ou de peindre les faiblesses du cœur humain et les petitesses de l’amour-propre. Alors il approche de La Rochefoucauld, quoique moins original et moins profond dans les idées, et moins naturel dans l’expression. Mais lorsque La Bruyère veut s’élever au-dessus de ces observations de détail, il tombe au-dessous du médiocre. (K.) — Le livre de Smith est intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il a été traduit en français par Blavet, 1788, six volumes in-12 ; id., deux volumes in-8° ; 1800, quatre volumes in-8° ; par Boucher, 1790, quatre volumes in-8° ; par G. Garnier, 1802, cinq volumes in-8° ; 1822, six volumes in-8°.
  11. Dans la Bibliothèque française, après ces mots on lisait : « Mais n’opposons point ici déclamation à déclamation. Je me hâte d’arriver aux points importants qui font l’objet de l’excellent livre de M. Dutot : les augmentations de monnaies, si fréquentes avant notre heureux ministère, sont-elles utiles à l’État, ou préjudiciables ? M. Dutot démontre que toute mutation de monnaie, etc. »

    En 1745 fut ajouté l’alinéa qui est dans le texte ; et c’était aux mots notre siècle que se terminait la première lettre. La seconde commençait par les mots : M. Dutot démontre que toute mutation, etc. Ce fut en 1756 que l’auteur mit : On sait que toute mutation, etc. (B.)

  12. Le livre de M. Dutot est intitulé Réflexions politiques sur les finances et le commerce, etc., 1738, deux volumes in-12.
  13. Ce livre de M. Duverney n’a jamais paru. M. de Voltaire parle ici suivant l’opinion publique du temps où il écrivait. (K.) — Pâris-Duverney n’a pas, il est vrai, publié sous son nom l’ouvrage dont on parle ici ; mais il est généralement regardé comme l’auteur de l’Examen du livre intitulé Réflexions politiques sur les finances et le commerce. À La Haye, chez les frères Vaillant et Nicolas Prévost, 1740, deux volumes in-12, dont la rédaction toutefois fut confiée à F.-M.-C. Deschamps. (B.)
  14. Voyez, sur cet objet, une note des éditeurs sur le Siècle de Louis XIV (chapitre ii). Nous observerons seulement que si, au lieu d’obliger à observer les conventions à la lettre, la loi se croyait en droit de les interpréter, il serait permis tout au plus d’obliger les créanciers à recevoir leur remboursement proportionnellement au prix moyen du blé, aux différentes époques. Les lois ridicules des Égyptiens avec leur jubilé ne méritent point d’être citées dans un ouvrage sérieux. (K.)
  15. Horace, livre II, épître ire, vers 100.
  16. Après ces mots, on lisait dans la Bibliothèque française (et c’était la fin de la lettre) : « En un mot, la nation est plus riche ; pourquoi le roi l’est-il moins ? C’est que Louis XIV a laissé en mourant plus de vingt fois cent millions de dettes, et que ces dettes ne sont pas encore acquittées. Je conclurai mes remarques sur cet ouvrage en avouant avec l’auteur qu’il vaut mille fois mieux pour une nation payer pendant la guerre, ou dans des cas urgents, de très-forts impôts, proportionnellement répartis, que d’être livrée aux traitants et aux mutations de monnaies : car les mutations de monnaies ruinent le commerce, et les traitants oppriment le peuple ; et les impôts bien répartis soulagent l’État.

    Pourquoi donc les ministres éclairés de Louis XIV, et surtout ce grand Colbert lui-même, ont-ils mieux aimé recourir aux traitants qu’à la dîme proportionnelle du maréchal de Vauban, à laquelle il a fallu avoir recours en partie ? C’est que les peuples sont très-ignorants, et que l’intérêt les aveugle ; c’est que ce mot d’impôt les effarouche. On avait fait la guerre de la Fronde pour je ne sais quel édit du tarif qui ne devait pas être regardé comme un objet. Ce préjugé subsista dans sa force sous Louis XIV, malgré l’obéissance la plus profonde. Un paysan ou un bourgeois, quand il paye une taxe, s’imagine qu’on le vole, comme si cet argent était destiné à enrichir nos ennemis. On ne songe pas que payer des taxes au roi, c’est les payer à soi-même ; c’est contribuer à la défense du royaume, à la police des villes, à la sûreté des maisons et des chemins ; c’est mettre en effet une partie de son bien à entretenir l’autre. Il est honteux que les Parisiens ne se taxent pas eux-mêmes pour embellir leur ville, pour avoir de l’eau dans les maisons, des théâtres publics dignes de ce qu’on y représente ; des places, des fontaines. L’amour du bien public est une chimère chez nous. Nous ne sommes pas des citoyens, nous ne sommes que des bourgeois.

    « Le grand point est que les taxes soient proportionnellement réparties. On peut aisément reconnaître la justesse de la proportion quand la culture des terres, le commerce et l’industrie, sont encouragés. S’ils languissent, c’est la faute du gouvernement ; s’ils prospèrent, c’est à lui qu’on en est redevable. « Au reste, que Louis XIV soit mort avec deux milliards de dettes ; qu’il y ait eu depuis un système, un visa ; que quelques familles aient été ruinées ; qu’il y ait eu des banqueroutes ; qu’on ait mis de trop forts impôts ; j’appelle tout cela les malheurs d’un peuple heureux : c’était du temps de la Fronde, du temps des Guises, du temps des Anglais, que les peuples étaient malheureux en effet ; mais cela mènerait trop loin, et un écrit trop long est un impôt très-rude qu’on met sur la patience du lecteur. »

    Le texte actuel est de 1745.

  17. C’est la supposition que fait M. Dutot. Mais en 1750 les revenus du roi montaient à près de trois cents millions, à quarante-neuf livres dix sous le marc. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1756. (B.)
  18. Ceci n’est pas exact : 1° parce que lorsque la dette nationale est considérable, il est impossible que des étrangers ne soient pour des capitaux considérables parmi les créanciers de l’État ; 2° parce que les créanciers de l’État ne sont point directement intéressés comme les propriétaires de terres, ou ceux qui font valoir leurs fonds dans les manufactures, à faire servir une partie de leurs capitaux aux progrès de l’agriculture et de l’industrie. (K.)