Observations sur quelques grands peintres/La Fosse

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LA FOSSE.


La Fosse doit être distingué parmi les peintres qui ont produit beaucoup d’ouvrages publics depuis le Brun ; il ne sauroit être confondu avec cette foule d’artistes dont la réputation éphémère est passée avec eux ; dont les ouvrages sans physionomie, n’ont eu de gloire que dans quelques églises de France, et qui, sortis de ces champs de triomphe, ont été parfaitement oubliés, parce qu’ils n’avoient ni vérité ni originalité ; les ouvrages de la Fosse ont, au contraire, une physionomie bien prononcée ; c’est principalement par une belle couleur qu’ils sont célèbres ; et ce coloris a son caractère bien différent de celui des autres peintres savans dans cette partie. Sa manière de dessiner est lourde, elle a une affectation de grand qui ne mène pas à la vraie grandeur, et qui écarte toujours de la nature. Dans tous les arts, ce fut toujours l’idée du mieux, celle du perfectionnement qui conduisit aux plus mauvaises routes.

On dit que le Tasse fut le premier poëte Italien qui donna naissance aux concetti. Il en offre peu, mais il fut suivi d’un grand nombre d’imitateurs, qui, prodigues de faux brillans, n’eurent point ses beautés. Dans la peinture, ce fut Annibal Carrache qui introduisit l’usage des formes exagérées, en les employant quelquefois avec succès ; il ne l’a pas fait partout ; d’ailleurs, il le fit avec tant de science et de goût, que ce défaut a été presque considéré comme une des beautés distinctives de son dessin. Quelle différence entre ses productions et celles où l’on a cherche à l’imiter ! que de copistes maladroits sont venus depuis ! Les formes chargées du Carrache ont toujours l’anatomie pour base ; depuis, on a ôté les formes aux muscles, on a changé leurs origines, leurs immuables fonctions ; on a courbé, on a brisé, on a supprimé les os, et l’on a fait voir quel étoit les degré d’égarement ou les hommes pouvoient arriver dans les arts, lorsqu’ils abandonnoient leur véritable guide, la nature. C’est par la science, par la vérité de l’anatomie que Michel-Ange s’est élevé au sublime du dessin.

Nous ne prétendons point dire que ce soit la Fosse qui ait porté aussi loin une manière fausse de présenter la nature ; mais, quoiqu’il ait peint des tableaux de chevalet, et de moyenne proportion, très-estimés et très-estimables, ce n’est pas dans cette sorte d’ouvrages que son talent doit être jugé ; c’est dans ses plafonds ; là, les erreurs de son dessin paroissent bien moins ; là, tous les objets sont vus de loin, et l’incorrection des détails est bien moins aperçue : d’ailleurs, bien que les esprits célestes soient représentés avec des formes humaines, ils sont créés par l’imagination ; ce sont des espèces de fantômes, à qui l’on pardonne plus aisément des défauts d’anatomie qu’aux solides habitans de la terre. Dans cette sorte de travaux, le talent particulier de la Fosse trouva l’occasion de se déployer entièrement ; son dessin y acquit bien plus de chaleur et de poésie, ses compositions y devinrent infiniment plus belles, plus neuves, plus convenables à ses sujets, et son exécution eut plus de feu et d’enthousiasme. Il avoit reçu de la nature un sentiment exquis pour le coloris, et pour cette espèce de coloris qui, par le choix des tons et des lumières, donne à tous les objets un air d’enchantement : personne n’a fait des tons plus forts, plus légers et plus harmonieux que lui ; les scènes qui se passent dans les airs, qui en traversent la vaporeuse immensité, il les a rendues avec autant de vigueur que de légèreté ; et ces tons aériens et si vigoureux font le caractère distinctif de son talent.

Son génie ne paroissoit avec toute sa force, que lorsque planant dans les nues, il perçoit les voûtes des temples, et ouvroit les portes du ciel ; lorsqu’il transportoit le spectateur au milieu de la cour céleste, et qu’il offroit à ses regards, ces nuages d’or, ces trônes de feu, ces palais d’émeraudes et de saphirs, ces torrens de lumière, tant de fois et si facilement peints par les poëtes ; lorsqu’il montroit à ses yeux les anges, les archanges, les prophètes, toute la hiérarchie sacrée ; ces vierges, ces martyrs rayonnans de gloire, et cette foule d’esprits bienheureux, goûtant en présence du Très-Haut les pures voluptés de l’éternelle béatitude : on oseroit même assurer que les plus fameux artistes étrangers n’ont pas senti, aussi-bien que la Fosse, l’espèce d’harmonie et de poésie de couleur qui convient particulièrement à cette espèce de productions : ils ont élevé dans les airs des corps terrestres, des masses pesantes et opaques. Quoique les ravages du temps aient altéré et fait disparoître bien des ouvrages de la Fosse, on peut juger encore de son rare talent par plusieurs coupoles conservées à Paris, par ce qu’il a peint à Versailles, et surtout par la coupole des Invalides, vaste et admirable conception, qui couronne si noblement ce magnifique assemblage de tant de grandes beautés. Nous ne goûtons pas une médiocre satisfaction en rendant justice à un homme à qui ceux de sa nation n’accordent pas toujours sa véritable place ; nous ne doutons pas cependant que les artistes sans partialité, que les amateurs éclairés ne le mettent au rang des peintres très-distingués dans l’École Française.