Observations sur quelques grands peintres/Ruisdael

La bibliothèque libre.
◄  Wateau
Champagne  ►


RUISDAEL.

Chères Campagnes, asiles du repos, riches témoins des temps heureux de mon enfance, c’est toujours avec un plaisir nouveau que je parle de vous : je vais m’occuper de Ruisdael, l’un de vos plus fidèles imitateurs ; vous avez fait sa gloire, il agrandit la vôtre en reproduisant votre charme enchanteur, en portant l’image de votre paisible magnificence au milieu du trouble et du tumulte des cités.

Ruisdael est un des peintres de paysage les plus vrais et les plus originaux : sa manière de choisir la nature, de l’éclairer, de la colorer, de la peindre, n’est absolument qu’à lui. Il semble souvent l’avoir peinte après le coucher du soleil, lorsque la terre est foiblement éclairée, que les arbres paroissent d’un vert foncé et se détachent d’une façon très-prononcée sur l’espace clair et vaporeux du ciel. Souvent aussi il a fait des terrains clairs, entourés d’arbres très-bruns. Ses paysages ont des effets de lumière piquans, et quelles que soient leurs dispositions, ils ont toujours des clairs brillans, et des ombres fermes : c’est là surtout un des caractères qui les distinguent ; ces oppositions n’ont jamais rien de dur ; elles sont fortes, mais pleines d’harmonie ; et elles sont les preuves incontestables de la vigueur et de la beauté de son coloris. On voit beaucoup d’arbres dans ses tableaux ; personne ne les a rendus avec plus de vérité et d’énergie, et d’une façon plus originale que lui : ce ne sont point ces rois des forêts si noblement sentis par le Poussin, et dont les cimes superbes, majestueusement balancées dans les airs, semblent toucher aux nues, et défier la fureur des tempêtes ; ce sont des arbres peu élevés, vigoureux, dont le feuillage est épais, et dont les formes agrestes sont plus pittoresques que grandes. Il a imité l’éclat et la transparence des eaux avec beaucoup d’exactitude ; et sans doute il avoit du plaisir et de la facilité à les peindre, puisqu’il en a mis dans tous ses tableaux.

Tantôt clairs ruisseaux, elles portent en paix l’abondance aux prairies ; tantôt flots écumans, elles font mouvoir de pesantes meules ; souvent portées par des canaux, elles vont en cent façons différentes contribuer à l’utilité publique dans les villes et dans les campagnes.

Tous les objets, quelque différens qu’ils soient, nous intéressent beaucoup s’ils font naître en nous des idées et des sentimens. Les hommes aiment à voir les environs d’un palais magnifique, où l’art et la nature réunissent leur pompe ; ils aiment à voir circuler autour de ses murs fastueux, l’imposant attirail de la grandeur et de la puissance ; ils se plaisent aux promenades publiques, où sous de longues allées d’arbres, les deux sexes élégamment parés, enchantés de voir et d’être vus, s’électrisent mutuellement ; ils contemplent avec un saint ravissement ces rochers suspendus dans les airs, et ces monts élancés jusqu’aux cieux, et ces riches campagnes toutes remplies des demeures de leurs habitans, et dont la fertile immensité se perd dans l’horizon : mais ils aiment beaucoup aussi ces asiles champêtres, ces prairies sauvages qu’environne un bois sombre, où séparés du reste des hommes, loin des fatigues de l’orgueil, dans le silence et le repos, ils écoutent avec respect la voix sublime de la nature. Les paysages de Ruisdael offrent souvent de semblables retraites, où l’on voit peu de figures ; c’est pour cela que l’imagination s’y promène peut-être avec plus de plaisir, et se plaît à les peupler à son gré. Il aimoit à peindre ces coins de bois mystérieusement éclairés, favorables aux rêveurs amans et philosophes, où l’on se repose avec un livre, bientôt laissé pour les pensées auxquelles on se plaît à s’abandonner : ces lieux sont presque toujours divisés, enrichis par de limpides ruisseaux qui, dans leur marche lente, s’embellissent de l’image du ciel qui les éclaire, et de celle des terrains et des arbres dont ils entretiennent la fraîcheur, et qui les garantissent des feux dévorans du soleil. Quelquefois des canards, des oies, des cygnes argentés viennent sur ces mers pacifiques, entreprendre des voyages qui ne sont pas de long cours.

Quoiqu’en général Ruisdael n’ait guère imité que des campagnes de peu de profondeur, il en a fait aussi dont la grande étendue est parfaitement sentie ; on conserve, au Musée Napoléon, un de ses beaux paysages, dans lequel un pont traverse une petite rivière, au milieu d’une vaste campagne.

On connoît de lui de très-belles Marines, d’autant plus précieuses, qu’elles sont rares. Il n’a peint que les environs d’Amsterdam ; mais il les a copiés avec sentiment et fidélité, et l’on ne trouve point dans les tableaux des peintres de son pays, une poésie aussi touchante que celle qu’il a mise dans les siens ; ils inspirent une douce mélancolie : cela vient, sans doute, de la sensibilité de son âme, de son choix dans les objets qu’il imitoit, et peut-être de la couleur sombre de presque tous ses verts. Plusieurs fois, il a peint les tombeaux des juifs d’Amsterdam : ces demeures silencieuses, environnées d’arbres, en portant l’esprit à la tristesse, plaisent aux yeux par l’unité, la simplicité de leurs formes, et par l’harmonie de leur couleur.

On ne voit point dans ses tableaux les sites fiers et terribles des pays de montagnes, on n’y voit point de pompeux édifices, ni les nobles débris d’une belle architecture ; jamais de colonnes brisées, de chapiteaux renversés, de tristes souvenirs d’une grandeur évanouie ; on y voit des terrains gras, couverts d’herbes abondantes ; on y voit la couleur forte et harmonieuse de la nature, la vapeur de l’air, l’éclat de la lumière ; on y retrouve les modestes habitations d’un peuple sage et riche par son industrie.

Jamais le goût et l’imagination de Ruisdael ne se permirent de rien changer aux formes qu’il avoit sous les yeux. On diroit qu’il ait voulu conserver vierges, les distributions que la nature avoit pris plaisir à faire elle-même. Ce peintre si vrai, mourut jeune, et mérita d’autant plus de regrets, qu’il laissa moins d’ouvrages : c’est ce qui les rend plus intéressans, plus précieux, et augmente les sommes qu’on donne pour les posséder. Avec une manière neuve, charmer les yeux, plaire à l’esprit, émouvoir doucement le cœur, voilà ses droits à la célébrité.