Observe-toi toi-même/Traduction

La bibliothèque libre.


Traduction par Édouard Sommer.
Librairie Hachette et Cie (p. 4-62).

I. Le Dieu qui nous a crées nous a donné l’usage de la parole afin que nous nous découvrions mutuellement les volontés de nos cœurs, et que, grâce à l’instinct sociable de notre nature, nous nous fassions part les uns aux autres, comme de trésors mis en réserve, des sentiments cachés dans nos âmes, et manifestions nos résolutions. Si notre âme était visible, nous serions en rapport les uns avec les autres, sans intermédiaire, par nos pensées mêmes ; mais, puisque l’âme qui produit la pensée est enveloppée par le corps comme par un voile, nous avons besoin d’articulations et de mots pour révéler ce qui se passe au fond de nous. Une fois que notre pensée a trouvé des sons qui lui servent de signe, elle traverse l’air, portée par la parole comme sur un navire, et passe de celui qui parle à celui qui écoute : si elle rencontre un calme et une tranquillité profonde, elle pénètre dans l’oreille attentive comme dans un port paisible et sûr ; mais si le tumulte de l’auditoire s’élève contre elle comme un ouragan impétueux, elle se perd et fait naufrage au milieu de l’espace. Que votre silence assure donc à ma parole le calme dont elle a besoin. Peut-être trouverez-vous quelque utilité dans les enseignements qu’elle vous apporte.

La parole de la vérité est difficile à saisir, elle échappe aisément à un esprit distrait ; l’Esprit saint a voulu qu’elle fût brève et précise, pour qu’elle dît beaucoup de choses en peu de mots et que par sa concision même elle se gravât plus promptement dans la mémoire. C’est, en effet, la vertu essentielle de la parole, de ne pas envelopper d’obscurité la pensée dont elle est l’interprète, et de ne pas la noyer dans une vaine et stérile abondance.

Tel est aussi le précepte qu’on vient de nous lire, et qui est tiré des livres de Moïse ; vous qui avez prêté votre attention, vous vous le rappelez sans doute, si toutefois, à cause de sa brièveté même, il ne vous a point échappé. En voici les termes : Observe-toi toi-même, si tu ne veux te laisser surprendre à quelque pensée impie.

Tous tant que nous sommes, nous sommes prompts à pécher par la pensée. Aussi celui qui a formé tous nos cœurs, sachant que la rapidité de la pensée est la principale source de nos fautes, nous a recommandé plus que tout la pureté de l’âme. Il a jugé que ce qui nous rendait le péché si facile était aussi ce qui avait le plus besoin d’attention et de vigilance. Comme les médecins prévoyants préservent la santé de personnes délicates en leur indiquant de bonne heure les mesures propres à prévenir le mal, de même celui qui prend soin de tous les êtres, et qui est véritablement le médecin des âmes, a entouré de précautions plus efficaces cette partie de nous-mêmes qu’il voyait si portée au mal. Les actions que le corps exécute veulent du temps, une occasion favorable, des efforts, des auxiliaires, une foule d’accessoires. Au contraire, les mouvements de la pensée s’accomplissent sans retard, s’achèvent sans effort, s’organisent sans difficulté, et trouvent tout moment convenable.

Plus d’un de ces personnages sévères et d’une imposante gravité qui affectent tous les dehors de la sagesse, assis au milieu des admirateurs de leur vertu, laissent dans un secret mouvement du cœur leur pensée s’envoler vers le lieu du péché. Ils voient en imagination l’objet de leurs désirs, ils se représentent quelque commerce honteux, et, se faisant dans les replis cachés du cœur une peinture sensible de la volupté, ils accomplissent en leur âme une faute qui n’a pas de témoins, et qui reste ignorée de tous jusqu’à ce que vienne celui qui portera la lumière dans les ténèbres les plus profondes et qui découvrira les plus secrètes pensées des cœurs.

Prends donc garde de laisser surprendre ton âme à quelque pensée impie ; car celui qui jette sur une femme un regard de convoitise est déjà adultère au fond du cœur. Les actions du corps peuvent être arrêtées par mille obstacles ; pour celui qui pêche d’intention, l’accomplissement de la faute est aussi rapide que la pensée. Que si la chute est prompte, la précaution qui nous a été indiquée n’est pas moins active. Il nous est dit : Prends garde de laisser surprendre ton cœur à quelque pensée impie.

Mais plutôt revenons aux premières paroles du précepte.

II. Observe-toi toi-même, dit Moïse. Chacun des animaux a reçu du créateur de toutes choses et trouve en soi les instincts nécessaires à la conservation de son être. On verrait, si l’on examinait attentivement, que la plupart des bêtes ont une aversion innée pour ce qui peut leur nuire, tandis qu’un penchant naturel les porte à jouir de ce qui leur est avantageux. Aussi le Dieu qui nous enseigne nous a donné ce grand commandement, afin que la raison fût pour nous un auxiliaire aussi puissant que la nature l’est pour les bêtes ; que nous accomplissions, grâce à une attention soutenue et à une surveillance continuelle sur nous-mêmes, ce que les animaux sans raison font d’une manière toute machinale ; et que nous fussions les gardiens sévères des instincts que Dieu nous a donnés, évitant le péché comme la brute évite les aliments nuisibles, et recherchant la justice comme elle recherche les herbes nourrissantes. Observe-toi donc, afin que tu sois capable de distinguer ce qui est pernicieux et ce qui est salutaire.

Mais puisqu’il y a deux sortes d’observation, l’une qui consiste à fixer les yeux du corps sur les objets visibles, l’autre à appliquer les facultés intellectuelles de l’âme à la contemplation des objets immatériels, si nous disons que ce précepte doit s’entendre de la vigilance de l’œil, c’est en démontrer sur-le-champ l’impossibilité. Qui pourrait embrasser du regard sa personne tout entière ? L’œil ne saurait se voir lui-même, il n’aperçoit pas le sommet de la tête, il ne connaît ni le dos ni le visage, il ne découvre pas ce qui se passe au fond de nos entrailles. Or, il serait impie de dire que l’Esprit saint commande des choses impossibles.

Nous ne pouvons donc appliquer notre précepte qu’à l’activité de l’esprit. Observe-toi toi-même ; c’est-à-dire examine-toi de tous les côtés. Ne laisse point reposer l’œil de ton âme, fais qu’il veille sans cesse. Tu marches au milieu de piéges. Ton ennemi t’a entouré de lacets invisibles. Regarde donc tout autour de toi, afin que tu te sauves comme un daim qui échappe au piége ou un oiseau au filet. Le daim ne se laisse pas prendre au piége, parce que sa vue est pénétrante (et c’est même cette qualité qui lui a fait donner son nom) ; l’oiseau, lorsqu’il est sur ses gardes, se met bientôt, grâce à la rapidité de ses ailes, hors de la portée du chasseur. Tâche de ne pas montrer moins de vigilance que les bêtes pour ta propre conservation ; crains de tomber un jour dans les filets du diable et de lui offrir une proie dont il puisse se saisir à son gré.

III. Observe-toi toi-même, c’est-à-dire non pas ce qui est à toi ni ce qui est autour de toi, mais toi-même, toi seul. Autre chose est l’homme lui-même, autre chose ce qui lui appartient, autre chose encore ce qui est autour de lui. Nous sommes, nous, l’âme et l’esprit, en tant que nous avons été faits à l’image de notre créateur ; ce qui est à nous, c’est notre corps, ce sont les sensations qu’il nous procure ; ce qui est autour de nous, ce sont les biens, les industries, tout ce qui sert à la vie.

Que dit donc le précepte ? Ne t’attache pas à la chair, ne t’ingénie pas à rechercher tout ce qui peut lui être bon, santé, beauté, plaisirs, longue vie ; ne convoite ni la fortune, ni la gloire, ni la puissance ; garde-toi de donner trop d’importance à tout ce qui satisfait aux besoins de ta vie temporelle, et d’oublier au milieu de ces soins la vie qui est pour toi la principale ; mais Observe-toi toi-même, c’est-à-dire observe ton âme. C’est elle qu’il faut parer, c’est d’elle qu’il faut s’occuper, pour la préserver à force de vigilance des souillures que lui imprimerait le vice, pour la purifier entièrement de l’ignominie du péché, pour l’orner et l’embellir des grâces de la vertu.

Examine ce que tu es, connais ta propre nature : apprends que, si ton corps est mortel, ton âme est impérissable ; que nous avons deux vies, l’une propre à la chair et qui passe promptement, l’autre faite pour l’âme et qui n’admet point de terme.

Observe-toi donc toi-même : ne te donne pas aux choses périssables comme si elles étaient éternelles, et ne dédaigne pas les choses éternelles comme si elles étaient éphémères. Méprise la chair, car elle passe ; prends soin de l’âme, car elle est immortelle. Veille sur toi avec une extrême attention, afin que tu saches rendre à l'un et à l’autre ce qui leur convient ; au corps, la nourriture et les vêtements ; à l’âme, les maximes de piété, la sage doctrine, les pratiques de vertu, l’amendement des passions. Ne sois pas jaloux de donner à ton corps un riche et luxueux embonpoint ; car, puisque la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, que l’esprit en a de contraires à ceux de la chair, et qu’ils sont opposés l’un à l’autre, prends garde de t’attacher trop fortement à la chair, et de donner la prééminence au plus vil des deux. Si l’on tient une balance et qu’on mette des poids dans un des plateaux seulement, l’autre bassin devient nécessairement plus léger. Il en est de même pour le corps et pour l’âme : la prépondérance de l’un entraîne inévitablement l’abaissement de l’autre. Quand le corps est florissant et chargé de chairs, l’esprit devient languissant et sans vigueur pour les fonctions qui lui sont propres ; quand l’âme est bien portante et qu’elle est arrivée par la pratique du bien au développement convenable, la santé du corps dépérit aussitôt.

IV. Ce précepte, en même temps qu’il est salutaire aux malades, convient parfaitement aussi à quiconque se porte bien. On voit, en effet, que les médecins recommandent toujours aux malades de s’observer eux-mêmes et de ne négliger rien de ce qui peut contribuer à leur guérison. De même le Verbe, qui est le médecin de nos âmes, guérit par un remède qui semble si petit l’âme devenue malade par le péché. Observe-toi, afin que tu reçoives de ce remède salutaire ce qui est nécessaire à ton mal. Si ton péché est grave et accablant, il te faut bien des confessions, des larmes amères, des veilles prolongées, un jeûne soutenu. Si la faute est petite et légère, égales-y le repentir. Seulement observe-toi, pour reconnaître si ton âme est en état de santé ou de maladie. Combien d’hommes contractent à force de négligence des maladies sérieuses, incurables même, et ne savent seulement pas qu’ils sont malades ! Le même précepte n’est pas moins utile aux gens bien portants pour les soutenir dans leurs travaux ; en sorte qu’il guérit à la fois la maladie et fortifie la santé. En effet, chacun de nous, qui sommes les disciples de la divine parole, exerce quelqu’une de ces occupations dont l’Évangile nous fait une loi. Dans cette grande maison qui se nomme l’Église, il n’y a pas seulement des vases de toute sorte, d’or, d’argent, de bois, de terre, il y a aussi les industries les plus diverses. En effet, la maison de Dieu, qui est l’Église du Dieu rivant, renferme des chasseurs, des voyageurs, des architectes, des maçons, des laboureurs, des bergers, des athlètes, des soldats. Cette courte sentence s’applique à tous également, et inspire à chacun plus d’exactitude au travail, plus de zèle à remplir les devoirs de sa profession. Toi, chasseur, tu es envoyé par le Seigneur qui a dit : « Je leur enverrai beaucoup de chasseurs, qui les poursuivront sur le sommet de toutes les montagnes. » Sois vigilant et attentif pour que ta proie ne t’échappe point, et que, prenant avec la parole de la vérité ceux que le vice a rendus sauvages, tu les amènes vers celui qui les sauve. Voyageur, tu ressembles à celui qui s’écrie : « Dirige mes pas. » Observe-toi, afin que tu ne t’égares point de ta route, que tu ne t’éloignes ni à droite ni à gauche : suis le grand chemin. Que l’architecte jette et affermisse le fondement de la foi, qui est Jésus-Christ. Que le maçon prenne garde comment il bâtit sur ce fondement ; qu’il n’élève pas un édifice de bois, de foin ou de paille, mais d’or, d’argent, de pierres précieuses. Pour toi, berger, observe-toi afin que tu n’oublie, aucun des devoirs de ton état. Que sont donc ces devoirs ? Ramène la brebis égarée, panse la brebis blessée, guéris la brebis malade. Laboureur, creuse un sillon autour du figuier stérile, et déposes-y les engrais qui peuvent l’aider à produire. Soldat, souffre pour l’Évangile, fais une sainte guerre aux esprits pervers et aux passions de la chair ; couvre-toi tout entier de l’armure de Dieu ; ne t’embarrasse pas dans les affaires de cette vie, si tu veux plaire à celui qui t’a appelé sous ses drapeaux. Athlète, observe-toi, afin que tu ne transgresses aucune des lois qui te regardent. Nul n’est couronné s’il n’a combattu selon les lois. Imite saint Paul à la course, à la lutte, au pugilat ; que le regard de ton âme, comme celui d’un athlète consommé, soit calme et assuré. Que les mains étendues protégent ces endroits où une blessure est mortelle ; que ton œil demeure fixé sur ton adversaire. Dans les courses, ne songe qu’à ceux qui te précèdent ; fais en sorte de les atteindre. Dans la lutte, combats les adversaires invisibles. C’est ainsi que la sainte parole veut que tu sois durant ta vie entière, jamais languissant, jamais endormi, mais toujours sain, toujours dispos, attentif à t’observer toi-même.

V. Le jour ne serait pas assez long, si je voulais énumérer les occupations diverses de ceux qui travaillent à l’Évangile du Christ, et montrer quelle est la force de notre précepte, avec quelle convenance il s’applique à tous.

Observe-toi toi-même : sois vigilant, réfléchi ; conservé le présent et songe à l’avenir. Ne laisse pas perdre par nonchalance ce que tu possèdes déjà, et pour les biens que tu n’as pas, que tu n’auras jamais peut-être, ne te figure pas que tu en jouis, que tu les tiens dans tes mains. N’est-ce donc pas une maladie ordinaire aux jeunes gens, dont l’esprit est si léger, de croire qu’ils possèdent déjà ce qui n’est encore qu’une espérance ? Dans leurs moments de repos, ou au milieu du calme de la nuit, ils se forgent des visions insensées, et leur pensée mobile se porte sur toute sorte d’objets : ils se représentent une vie pleine d’éclat, un brillant hymen, des enfants dont ils sont fiers, une longue vieillesse, des honneurs universels. Puis, incapables de s’arrêter dans leurs espérances, ils s’enflent et s’élèvent jusqu’aux biens les plus enviés chez les hommes. Ils deviennent les maîtres de grands et beaux palais ; ils les remplissent de joyaux de toute sorte ; ils les entourent de terres immenses que leur esprit chimérique découpe dans la création. Ils enferment dans des coffres imaginaires les revenus de ces domaines. À tous ces biens ils ajoutent des troupeaux, une foule innombrable d’esclaves, des magistratures civiles, la suprématie sur une nation, des armées, des guerres, des trophées, la royauté même. Lorsque leur vaine imagination s’est promenée sur tous ces fantômes, ils se figurent, dans l’excès de leur démence, qu’ils jouissent déjà de ces biens espérés, qu’ils les possèdent, qu’ils les touchent du doigt. C’est une infirmité propre à l’âme oisive et indolente, de voir des rêves quand le corps est éveillé.

Pour réprimer cette effervescence de la pensée et ces emportements de l’esprit, pour contenir comme avec un frein cette imagination qui s’égare, l’Écriture nous proclame ce grand et sage précepte : Observe-toi toi-même ; ne suppose pas ce qui n’existe point, mais tire de la réalité le parti le plus profitable. Je pense qu’en nous faisant cette recommandation le législateur avait aussi en vue de retrancher un des abus du commerce de la vie. Comme chacun de nous est plus porté à s’inquiéter des affaires d’autrui qu’à examiner les siennes propres, pour nous préserver de ce défaut : Cesse, nous dit-il, de t’occuper des vices de tel ou tel ; ne donne pas à ton esprit le loisir de rechercher les infirmités d’autrui ; mais observe-toi toi-même, c’est-à-dire applique à l’étude de toi-même l’œil de ton âme. Beaucoup, selon l’expression du Seigneur, voient une paille dans l’œil de leur frère, et ne voient pas une poutre dans le leur. Ne cesse donc pas de t’examiner toi-même, si tu veux vivre conformément au précepte ; ne regarde pas autour de toi pour essayer de découvrir les fautes d’autrui, comme ce Pharisien vain et insolent, qui, debout dans le temple, se justifiait lui-même et rabaissait le publicain ; mais demande-toi à chaque instant si tu n’as pas péché par la pensée, si ta langue, plus prompte que ton esprit, n’a pas failli, si tu n’as pas commis quelque faute involontaire dans les œuvres de tes mains. Et si tu trouves dans ta vie un grand nombre de péchés, comme tu ne manqueras pas d’en trouver, puisque tu es homme, dis avec le publicain : Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur.

Observe-toi donc. Si ta prospérité est éclatante, si tout le cours de ta vie est heureux, il est utile que cette maxime se présente à ton esprit, comme un sage conseiller qui te rappelle ce que sont les choses humaines. Si, au contraire, tu es accablé par le malheur, il est bon encore qu’elle retentisse à ton cœur, afin que l’orgueil ne t’enfle pas jusqu’à une excessive insolence et que le découragement ne te jette pas dans un lâche abattement. Es-tu enivré de ta richesse ? es-tu fier de tes aïeux ? es-tu orgueilleux de ta patrie, de la beauté de ton corps, des hommages que te rendent tous les hommes ? Observe-toi, songe que tu es mortel, que tu es poudre et que tu retourneras en poudre. Vois ceux qui ont joui avant toi des mêmes distinctions. Où sont ces hommes revêtus des magistratures de la cité ? où sont ces invincibles orateurs ? où sont ces ordonnateurs de fêtes, ces brillants éleveurs de coursiers, ces généraux, ces satrapes, ces tyrans ? Tout cela n’est-il pas poussière ? tout cela n’est-il pas un vain nom ? Quelques ossements ne sont-ils pas les seuls monuments qui restent de leur vie ? Penche-toi sur les tombeaux, et distingue, si tu le peux, l’esclave et le maître, le pauvre et le riche. Reconnais, si cela est en ton pouvoir, le prisonnier d’avec le roi, le fort d’avec le faible, le beau d’avec le laid. Si tu te souviens de ce qu’est ta nature, tu ne t’enorgueilliras jamais ; or, tu te souviendras de ce que tu es, si tu t’observes toi-même.

VI. Es-tu sans naissance et sans renommée, pauvre parmi les pauvres, sans foyer, sans patrie, faible, privé des choses les plus nécessaires à la vie, tremblant devant ceux qui sont au pouvoir, redoutant tous les autres hommes à cause de l’humilité de ta condition (car le pauvre, dit le sage roi, ne peut résister aux menaces) ? Eh bien ! ne désespère pas de toi-même, et, parce que tu ne possèdes aucun de ces biens qu’on envie, ne rejette pas toute bonne espérance ; reporte ton âme à la pensée des bienfaits que Dieu t’a déjà accordés, et de ceux que sa promesse te réserve un jour.

D’abord, tu es homme, et l’homme est le seul animal que Dieu ait façonné de ses mains. N’est-ce pas assez déjà pour t’inspirer la plus haute confiance, si ton esprit est sage, que d’avoir été formé par les propres mains du Dieu qui a ordonné l’univers ? surtout lorsque ta ressemblance avec ton créateur te permet de t’élever par une vie vertueuse au rang même des anges ? Tu as reçu une âme intelligente, par laquelle tu conçois Dieu, tu te rends compte de la nature des êtres, tu cueilles le fruit le plus doux de la sagesse. Tous les animaux que portent la terre, privés ou sauvages, tous ceux qui vivent dans les eaux, tous ceux qui fendent cet air, sont tes serviteurs et tes esclaves. N’est-ce pas toi qui as inventé les arts, qui as fondé des villes, qui as imaginé tout ce qui sert à tes besoins ou à tes plaisirs ? Ne marches-tu pas sur les mers, grâce à ton génie ? La terre et les eaux ne fournissent-elles pas à ta vie ? L’air et le ciel et les chœurs des astres ne te montrent-ils pas leur ordre admirable ? Pourquoi donc t’affliger, si tu ne possèdes pas un coursier au frein d’argent ? N’as-tu pas le soleil qui, dans sa course infatigable, t’éclaire durant tout le jour de son flambeau ? Tu n’as pas de candélabres d’or et d’argent, mais la lune te baigne de sa riche lumière. Tu ne montes pas sur des chars d’or, mais tu as des pieds, c’est ta voiture à toi, elle ne te quitte point. Pourquoi donc envies-tu ceux dont la bourse est pleine, et qui, pour se déplacer, ont besoin de pieds qui ne sont pas à eux ? Tu ne dors pas sur un lit d’ivoire, mais tu as la terre, plus précieuse que tout l’ivoire du monde, où tu reposes doucement, où tu trouves un sommeil prompt et exempt de soucis. Tu n’habites pas sous un lambris doré, mais tu as le ciel où resplendit la merveilleuse beauté de tous les astres. Tels sont les biens de cette vie mortelle, et il en est d’autres qui les surpassent : un Dieu vivant parmi les hommes pour l’amour de toi, la répartition des grâces du saint Esprit, la mort vaincue, l’espoir d’une résurrection, des préceptes divins qui rendent ta vie plus parfaite, une route tracée vers Dieu par le respect de ses commandements, un royaume céleste où tu peux prétendre, des couronnes de justice qui te sont préparées, si tu consens à travailler pour la vertu.

VII. Observe-toi, et tu reconnaîtras en toi-même tous ces bienfaits et de plus nombreux encore ; tu jouiras des biens que tu possèdes, loin de te décourager à la pensée de ceux que tu n’as pas. Toujours présent à ton esprit, ce précepte viendra à ton aide de mille manières. La colère a-t-elle triomphé de ta raison, t’entraîne-t-elle à des paroles inconvenantes, à des actes violents et dignes d’une bête sauvage ? si tu t’observes, tu réprimeras ton emportement comme un coursier indocile et rétif, tu lui feras sentir le fouet de la divine parole. Tu seras maître de ta langue, tu ne porteras pas la main sur celui qui t’a offensé. Que des désirs pervers viennent aiguillonner ton âme et la jettent dans de fougueux et indomptables transports, si tu t’observes, si tu te souviens que cette volupté d’un moment aura une fin bien amère, que ce plaisir qui chatouille nos sens engendrera le ver dont la morsure sans fin fera notre tourment dans la géhenne, que les ardeurs de la chair allumeront le feu éternel, aussitôt les passions seront mises en fuite, et tu sentiras naître dans ton âme un calme profond et délicieux, comme la présence d’une sage maîtresse fait taire le bruit de servantes indisciplinées.

Observe-toi donc, et sache que ton âme est composée de deux parties : l’une raisonnable et intelligente, l’autre déraisonnable et sujette aux passions. L’une est faite pour commander, l’autre pour obéir et se soumettre à la raison. Ne souffre jamais que ton esprit soit asservi aux passions ; ne permets pas que la passion secoue le joug et s’arroge l’empire de l’âme.

Enfin, l’examen attentif de toi-même te conduira naturellement, et comme par la main, à la pensée même de Dieu. En effet, si tu t’observes, tu n’auras pas besoin de chercher dans l’ordre de l’univers celui qui en est l’artisan ; tu apercevras en toi-même, comme dans un petit monde, la sublime sagesse de celui qui t’a créé. Fais-toi d’après l’âme immatérielle qui est en toi l’idée d’un Dieu immatériel qui n’est point enfermé dans un lieu. En effet un séjour déterminé n’est point essentiel à ton esprit ; il ne réside dans tel ou tel endroit qu’à cause de son union avec le corps. Crois aussi que Dieu est invisible, en songeant à ton âme que les yeux du corps ne peuvent non plus saisir. Elle n’a ni couleur, ni figure, elle n’est pas revêtue d’une forme matérielle, ses actes seuls la font connaître. Ne cherche donc pas à contempler Dieu de tes regards, mais laissant agir la foi dans ta pensée, contente-toi de le voir par les yeux de l’esprit. Admire comment le divin artisan a su lier à ton corps une âme assez puissante pour pénétrer jusqu’aux extrémités et réunir en une harmonie et un accord parfait les membres les plus éloignés l’un de l’autre. Considère quelle force l’âme donne à la chair, et quelle sensibilité la chair communique à l’âme à son tour ; comment le corps reçoit la vie de l’âme, tandis que l’âme ne reçoit du corps que des douleurs ; quels trésors de connaissances elle renferme ; pourquoi, loin que des notions nouvelles nuisent à la clarté des anciennes, les souvenirs se conservent nets et distincts, gravés dans l’intelligence comme sur une colonne d’airain ; comment l’âme, lorsqu’elle se laisse entraîner aux passions de la chair, perd la beauté qui lui est propre ; comment aussi, quand elle s’est purifiée des souillures du vice, elle reprend, grâce à la vertu, sa ressemblance avec celui qui l’a créée.

VIII. Après que tu auras contemplé ton âme, observe, si tu le veux, la disposition de ton corps, et vois avec admiration quel séjour digne d’elle le divin architecte a préparé à l’âme douée de raison. Il a mis l’homme debout, seul de tous les animaux, afin que tu voies, d’après ton attitude même, que le souffle qui t’anime n’est pas étranger au ciel. Toutes les bêtes ont les regards attachés à la terre et la tête penchée vers les parties les moins nobles de leur être ; le regard de l’homme, au contraire, se porte naturellement au firmament, et au lieu de partager les vils instincts de la brute, il n’aspire qu’à s’élever vers le ciel. De plus, Dieu a placé la tête sur la partie la plus haute du corps, et il y a établi le siége des sens les plus nobles. C’est là qu’il a mis, et près l’un de l’autre, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat ; et bien que resserrés dans un si petit espace, aucun de ces sens ne trouble les fonctions des autres. Les yeux occupent le point le plus élevé, afin que nulle partie du corps ne puisse leur faire obstacle ; protégés par les sourcils, qui forment une légère proéminence, ils sont forcés par cette saillie qui les domine de regarder droit devant eux. L’oreille à son tour ne présente pas une ouverture directe, mais elle reçoit par un conduit sinueux les sons qui se trouvent dans l’air : et c’est ce qui prouve encore une admirable sagesse, car la voix y pénètre sans obstacle, rendue plus sonore même par les détours contre lesquels elle vient se heurter, et aucun accident extérieur ne peut empêcher l’exercice de ce sens. Vois combien ta langue est à la fois délicate et souple, répondant par la variété de ses mouvements à tous les besoins de la parole. Tes dents, organes de la voix, puisqu’elles offrent à la langue un point d’appui et une résistance, servent en même temps, les unes à couper, les autres à broyer les aliments. Que si tu examines ainsi successivement et au point de vue convenable toutes les parties de ton corps, si tu étudies les poumons qui attirent l’air, le cœur qui conserve la chaleur de la vie, les organes de la digestion, les canaux où circule le sang, partout tu reconnaîtras l’incompréhensible sagesse du créateur, et tu pourras t’écrier avec le prophète : Ta science est élevée d’une manière merveilleuse au-dessus de moi.

Observe-toi donc, afin que tu observes aussi ce Dieu à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.