Odes (Horace, Séguier)/III/24 - Sur la corruption du temps

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Odes et Épodes et Chants séculaires
Traduction par M. le Comte de Séguier.
A. Quantin (p. 126-128).


XXIV

SUR LA CORRUPTION DU TEMPS


 Quand vos trésors surpasseraient
Les biens qu’intacts ont l’Inde et l’Arabie,
      Quand vos marbres envahiraient
La mer étrusque et les flots d’Apulie,

      Si le rude marteau du Sort
Sous vos grandeurs une fois vous entame,
      Vous ne soustrairez point votre âme
À la terreur, votre tête à la mort.


      Plus heureux le Scythe des plaines
Dont la demeure est un char vagabond,
      Et les Gètes d’un sol fécond,
Non divisé, tirant tous à mains pleines

      Leur pain, leurs fruits mis en commun !
Aux champs, là-bas, un an reste chacun ;
      Sa tâche faite, il peut s’ébattre
Son remplaçant le nourrira demain.

      Là, pour les fils d’un autre hymen
La belle-mère est loin d’être marâtre.
      Point d’épousée acariâtre,
De par sa dot ; point de galants sous main.

      Une dot, c’est l’honneur des proches,
Le doux respect du pouvoir marital,
      L’horreur d’étrangères approches :
Faillir est crime, et crime capital.

      Ah ! si quelqu’un veut mettre un terme
À nos fureurs, à nos sanglants débats,
      S’il veut que sa statue au bas
Porte : Au sauveur ! qu’il dompte, d’un bras ferme,

      Tant de licence et nos neveux
Le béniront ; car, pour nous, ô misère !
      Jaloux de la vertu sur terre,
Nous ne l’aimons que retournée aux cieux.

      Mais à quoi bon ma triste plainte,
Lorsque Thémis laisse en paix le méchant !
      Que sert des lois le labyrinthe,
Sans bonnes mœurs, lorsque l’âpre marchand

      Affronte la zone torride
Et ces climats de Borée approchant,
      Où

domine un verglas rigide ?
Lorsque toujours d’habiles matelots

      Sortent vainqueurs du choc des flots,
Et lorsque enfin la pauvreté honnie
      Fuyant la route des Catons,
Pousse à tout acte, à toute ignominie ?

      Au Capitole transportons,
Fiers de l’appel, des bravos de la foule,
      Ou dans la mer précipitons
Tous ces bijoux, ces perles, ces chatons,

      Cet or vain d’où le mal découle,
De nos forfaits si nous nous repentons.
      Oui, de nos passions brutales
Tuons le germe, et nos cœurs amollis,

      Retrempons-les à de plus mâles
Enseignements. L’enfant des riches lits
      À cheval montre peu d’adresse ;
Il craint la chasse et borne ses exploits

      Au cerceau venu de la Grèce,
Ou bien aux dés prohibés par les lois.
      Pourtant un père, à foi parjure,
Trompe son hôte et son frère d’usure

      Pour dorer les indignes jours
De ce fruit nul. Ses vils trésors sans doute
      Vont grossissant ; mais, somme toute,
Je ne sais quoi leur manquera toujours.