Odes et Ballades/La Fille d’O-Taïti

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Odes et BalladesOllendorf24 (p. 200-202).


ODE SEPTIÈME

LA FILLE D’O-TAÏTI


Écoutez la jeune fiancée qui pleure, elle pleure parce qu’elle est délaissée.
Ballade d’Arven.


Que fait-il donc, celui que sa douleur attend ?
Sans doute il n’aime pas, celui qu’elle aime tant.

Alfred de Vigny. Dolorida[1]


« Oh ! dis-moi, tu veux fuir ? et la voile inconstante
Va bientôt de ces bords t’enlever à mes yeux ?
Cette nuit j’entendais, trompant ma douce attente,
Chanter les matelots qui repliaient leur tente.
Je pleurais à leurs cris joyeux.

« Pourquoi quitter notre île ? En ton île étrangère,
Les cieux sont-ils plus beaux ? a-t-on moins de douleurs ?
Les tiens, quand tu mourras, pleureront-ils leur frère ?
Couvriront-ils tes os du plane funéraire
Dont on ne cueille pas les fleurs ?

« Te souvient-il du jour où les vents salutaires
T’amenèrent vers nous pour la première fois ?
Tu m’appelas de loin sous nos bois solitaires,
Je ne t’avais point vu jusqu’alors sur nos terres,
Et pourtant je vins à ta voix.


« Oh ! j’étais belle alors ; mais les pleurs m’ont flétrie.
Reste, ô jeune étranger ! ne me dis pas adieu.
Ici, nous parlerons de ta mère chérie ;
Tu sais que je me plais aux chants de ta patrie,
Comme aux louanges de ton Dieu.

« Tu rempliras mes jours ; à toi je m’abandonne.
Que t’ai-je fait pour fuir ? Demeure sous nos cieux.
Je guérirai tes maux, je serai douce et bonne,
Et je t’appellerai du nom que l’on te donne
Dans le pays de tes aïeux.

« Je serai, si tu veux, ton esclave fidèle,
Pourvu que ton regard brille à mes yeux ravis.
Reste, ô jeune étranger ! reste, et je serai belle.
Mais tu n’aimes qu’un temps, comme notre hirondelle.
Moi, je t’aime comme je vis.

« Hélas ! tu veux partir. — Aux monts qui t’ont vu naître,
Sans doute quelque vierge espère ton retour.
Eh bien ! daigne avec toi m’emmener, ô mon maître !
Je lui serai soumise, et l’aimerai peut-être,
Si ta joie est dans son amour !

« Loin de mes vieux parents, qu’un tendre orgueil enivre,
Du bois où dans tes bras j’accourus sans effroi,
Loin des fleurs, des palmiers, je ne pourrai plus vivre.
Je mourrais seule ici. Va, laisse-moi te suivre :
Je mourrai du moins près de toi.

« Si l’humble bananier accueillit ta venue,
Si tu m’aimas jamais, ne me repousse pas.
Ne t’en va pas sans moi dans ton île inconnue,
De peur que ma jeune âme, errante dans la nue,
N’aille seule suivre tes pas ! »


Quand le matin dora les voiles fugitives,
En vain on la chercha sous son dôme léger ;
On ne la revit plus dans les bois, sur les rives.
Pourtant la douce vierge, aux paroles plaintives,
N’était pas avec l’étranger.


Janvier 1821.
  1. Cette épigraphe a remplacé, à partir de 1828, celle de l’édition originale (Note de l’éditeur.)