Odes et Ballades/Préface de 1826

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Préface de 1826
Odes et BalladesOllendorf24 (p. 23-28).


1826.


Pour la première fois, l’auteur de ce recueil de compositions lyriques, dont les Odes et Ballades forment le troisième volume[1], a cru devoir séparer les genres de ces compositions par une division marquée.

Il continue à comprendre sous le titre d’Odes toute inspiration purement religieuse, toute étude purement antique, toute traduction d’un événement contemporain ou d’une impression personnelle. Les pièces qu’il intitule Ballades ont un caractère différent ; ce sont des esquisses d’un genre capricieux : tableaux, rêves, scènes, récits, légendes superstitieuses, traditions populaires. L’auteur, en les composant, a essayé de donner quelque idée de ce que pouvaient être les poëmes des premiers troubadours du moyen-âge, de ces rapsodes chrétiens qui n’avaient au monde que leur épée et leur guitare, et s’en allaient de château en château, payant l’hospitalité avec des chants.

S’il n’y avait beaucoup trop de pompe dans ces expressions, l’auteur dirait, pour compléter son idée, qu’il a mis plus de son âme dans les Odes, plus de son imagination dans les Ballades.

Au reste, il n’attache pas à ces classifications plus d’importance qu’elles n’en méritent. Beaucoup de personnes, dont l’opinion est grave, ont dit que ses Odes n’étaient pas des odes ; soit. Beaucoup d’autres diront sans doute, avec non moins de raison, que ses Ballades ne sont pas des ballades ; passe encore. Qu’on leur donne tel autre titre qu’on voudra ; l’auteur y souscrit d’avance.

À cette occasion, mais en laissant absolument de côté ses propres ouvrages, si imparfaits et si incomplets, il hasardera quelques réflexions.

On entend tous les jours, à propos de productions littéraires, parler de la dignité de tel genre, des convenances de tel autre, des limites de celui-ci, des latitudes de celui-là ; la tragédie interdit ce que le roman permet ; la chanson tolère ce que l’ode défend, etc. L’auteur de ce livre a le malheur de ne rien comprendre à tout cela ; il y cherche des choses et n’y voit que des mots ; il lui semble que ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout ; que ce qui est dramatique dans un roman sera dramatique sur la scène ; que ce qui est lyrique dans un couplet sera lyrique dans une strophe ; qu’enfin et toujours la seule distinction véritable dans les œuvres de l’esprit est celle du bon et du mauvais. La pensée est une terre vierge et féconde dont les productions veulent croître librement, et, pour ainsi dire, au hasard, sans se classer, sans s’aligner en plates-bandes comme les bouquets dans un jardin classique de Le Nôtre, ou comme les fleurs du langage dans un traité de rhétorique.

Il ne faut pas croire pourtant que cette liberté doive produire le désordre ; bien au contraire. Développons notre idée. Comparez un moment au jardin royal de Versailles, bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé, tout plein de petites cascades, de petits bassins, de petits bosquets, de tritons de bronze folâtrant en cérémonie sur des océans pompés à grands frais dans la Seine, de faunes de marbre courtisant les dryades allégoriquement renfermées dans une multitude d’ifs coniques, de lauriers cylindriques, d’orangers sphériques, de myrtes elliptiques, et d’autres arbres dont la forme naturelle, trop triviale sans doute, a été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier ; comparez ce jardin si vanté à une forêt primitive du Nouveau-Monde, avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses larges avenues où l’ombre et la lumière ne se jouent que sur de la verdure, ses sauvages harmonies, ses grands fleuves qui charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes qui balancent des arcs-en-ciel ! Nous ne dirons pas : Où est la magnificence ? où est la grandeur ? où est la beauté ? mais simplement : Où est l’ordre ? où est le désordre ? Là, des eaux captives ou détournées de leur cours, ne jaillissant que pour croupir ; des dieux pétrifiés ; des arbres transplantés de leur sol natal, arrachés de leur climat, privés même de leur forme, de leurs fruits, et forcés de subir les grotesques caprices de la serpe et du cordeau ; partout enfin l’ordre naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit. Ici, au contraire, tout obéit à une loi invariable ; un Dieu semble vivre en tout. Les gouttes d’eau suivent leur pente et font des fleuves, qui feront des mers ; les semences choisissent leur terrain et produisent une forêt. Chaque plante, chaque arbuste, chaque arbre naît dans sa saison, croît en son lieu, produit son fruit, meurt à son temps. La ronce même y est belle. Nous le demandons encore : Où est l’ordre ?

Choisissez donc du chef-d’œuvre du jardinage ou de l’œuvre de la nature, de ce qui est beau de convention ou de ce qui est beau sans les règles, d’une littérature artificielle ou d’une poésie originale !

On nous objectera que la forêt vierge cache dans ses magnifiques solitudes mille animaux dangereux, et que les bassins marécageux du jardin français recèlent tout au plus quelques bêtes insipides. C’est un malheur sans doute ; mais, à tout prendre, nous aimons mieux un crocodile qu’un crapaud ; nous préférons une barbarie de Shakespeare à une ineptie de Campistron.

Ce qu’il est très important de fixer, c’est qu’en littérature comme en politique l’ordre se concilie merveilleusement avec la liberté ; il en est même le résultat. Au reste, il faut bien se garder de confondre l’ordre avec la régularité. La régularité ne s’attache qu’à la forme extérieure ; l’ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d’un sujet. La régularité est une combinaison matérielle et purement humaine ; l’ordre est pour ainsi dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur essence marchent fréquemment l’une sans l’autre. Une cathédrale gothique présente un ordre admirable dans sa naïve irrégularité ; nos édifices français modernes, auxquels on a si gauchement appliqué l’architecture grecque ou romaine, n’offrent qu’un désordre régulier. Un homme ordinaire pourra toujours faire un ouvrage régulier ; il n’y a que les grands esprits qui sachent ordonner une composition. Le créateur, qui voit de haut, ordonne ; l’imitateur, qui regarde de près, régularise ; le premier procède selon la loi de sa nature, le dernier suivant les règles de son école. L’art est une inspiration pour l’un ; il n’est qu’une science pour l’autre. En deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu’on juge d’après cette observation les deux littératures dites classique et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité, l’ordre est le goût du génie.

Il est bien entendu que la liberté ne doit jamais être l’anarchie ; que l’originalité ne peut en aucun cas servir de prétexte à l’incorrection. Dans une œuvre littéraire, l’exécution doit être d’autant plus irréprochable que la conception est plus hardie. Si vous voulez avoir raison autrement que les autres, vous devez avoir dix fois raison. Plus on dédaigne la rhétorique, plus il sied de respecter la grammaire. On ne doit détrôner Aristote que pour faire régner Vaugelas, et il faut aimer l’Art poétique de Boileau, sinon pour les préceptes, du moins pour le style. Un écrivain qui a quelque souci de la postérité cherchera sans cesse à purifier sa diction, sans effacer toutefois le caractère particulier par lequel son expression révèle l’individualité de son esprit. Le néologisme n’est d’ailleurs qu’une triste ressource pour l’impuissance. Des fautes de langue ne rendront jamais une pensée, et le style est comme le cristal : sa pureté fait son éclat.

L’auteur de ce recueil développera peut-être ailleurs tout ce qui n’est ici qu’indiqué. Qu’il lui soit permis de déclarer, avant de terminer, que l’esprit d’imitation, recommandé par d’autres comme le salut des écoles, lui a toujours paru le fléau de l’art, et il ne condamnerait pas moins l’imitation qui s’attache aux écrivains dits romantiques que celle dont on poursuit les auteurs dits classiques. Celui qui imite un poëte romantique devient nécessairement un classique, puisqu’il imite[2]. Que vous soyez l’écho de Racine ou le reflet de Shakespeare, vous n’êtes toujours qu’un écho et qu’un reflet. Quand vous viendriez à bout de calquer exactement un homme de génie, il vous manquera toujours son originalité, c’est-à-dire son génie. Admirons les grands maîtres, ne les imitons pas. Faisons autrement. Si nous réussissons, tant mieux ; si nous échouons, qu’importe ?

Il existe certaines eaux qui, si vous y plongez une fleur, un fruit, un oiseau, ne vous les rendent, au bout de quelque temps, que revêtus d’une épaisse croûte de pierre, sous laquelle on devine encore, il est vrai, leur forme primitive, mais le parfum, la saveur, la vie, ont disparu. Les pédantesques enseignements, les préjugés scholastiques, la contagion de la routine, la manie d’imitation, produisent le même effet. Si vous y ensevelissez vos facultés natives, votre imagination, votre pensée, elles n’en sortiront pas. Ce que vous en retirerez conservera bien peut-être quelque apparence d’esprit, de talent, de génie, mais ce sera pétrifié.

À entendre des écrivains qui se proclament classiques, celui-là s’écarte de la route du vrai et du beau qui ne suit pas servilement les vestiges que d’autres y ont imprimés avant lui. Erreur ! ces écrivains confondent la routine avec l’art ; ils prennent l’ornière pour le chemin.

Le poëte ne doit avoir qu’un modèle, la nature ; qu’un guide, la vérité. Il ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit, mais avec son âme et avec son cœur. De tous les livres qui circulent entre les mains des hommes, deux seuls doivent être étudiés par lui, Homère et la Bible. C’est que ces deux livres vénérables, les premiers de tous par leur date et par leur valeur, presque aussi anciens que le monde, sont eux-mêmes deux mondes pour la pensée. On y retrouve en quelque sorte la création tout entière considérée sous son double aspect, dans Homère par le génie de l’homme, dans la Bible par l’esprit de Dieu.


Août 1826


  1. C’est en tête de ce troisième volume, qui peut être considéré comme l’édition originale des Ballades, qu’est placée cette préface. Il n’y a pas en réalité d’édition nouvelle en 1826. Le premier volume de la troisième édition des Odes a paru en 1825, le deuxième en 1827 ; le dernier volume, le seul intitulé : Odes et Ballades, a paru en 1826 et, bien que publié un an avant le tome II, il a été catalogué sous le titre tome III, — sans doute parce qu’il contenait, avant les Ballades, les dix dernières Odes. (Note de l’éditeur.)
  2. Ces mots sont employés ici dans l’acception à demi comprise, bien que non définie, qu’on leur donne le plus généralement. (Note de l’édition de 1826.)