Œuvres de Camille Desmoulins/Tome I/Dufraisse : II. Le Vieux Cordelier

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleI (p. 106-122).

II


LE VIEUX CORDELIER 1


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Lorsque Camille, cet artiste en révolution s'aperçut que le sang humain coulait avec l'encre de ses pamphlets, ses entrailles s'émurent et sa sensibilité se souleva. Mérite vulgaire, et dont il ne faudrait faire honneur qu'à la délicatesse de sa fibre.

Mais ce qui fut son mérite propre, ce qui est sa gloire, c'est d'avoir voulu ramener la Révolution au respect de la conscience, c'est d'avoir appelé de la terreur à la justice ; c'est d'avoir eu, à l'honneur éternel de sa mémoire, le courage de son émotion et de sa sensibilité ; c'est d'avoir poussé ce cri de justice, qui a

1 La Libre Rechtïche, février 1857. rempli et immortalisé les pages du Vieux Cordelier.

Le Vieux Cordelier ! on ne peut analyser en quelques minutes cette œuvre de génie. Il faudrait, d’ailleurs, pour en illuminer les pages, raconter l’époque où elles furent écrites ; il faudrait la deviner, car c’est l’époque obscure de la Révolution, une nuit d’orage que les fulgurations ont rendue plus noire encore. Puis, il y eut, dans cette tragédie, des acteurs, invisibles sur la scène, des comparses du royalisme et de l’étranger, qui n’ont pas tous révélé l’infamie du rôle qu’ils jouèrent dans le drame.

Il reste cependant sur cette toile trouble quelques traits que l’histoire peut saisir.

Ici, les hommes de la modération, qui veulent ralentir le mouvement de la machine qui se hâte ; âmes indulgentes, esprits clairvoyants ; au centre de cette pléiade de grands cœurs, Danton et Camille Desmoulins.

Là, le groupe des Exagérés : des têtes creuses, des bouches hurlant des invocations à l’échafaud ; des poitrines vides aussi ; des manœuvres de la mort, qui poussent à la chute progressivement accélérée de la hache qu’ils fatiguent ; une nébuleuse de coquins : Hébert Vincent, Ronsin.

Là encore, au sein de la commune de Paris, dont je ne démêle pas bien la confusion, Chaumette et Clootz, deux fronts qui pen— 108 — sent, et qu’il ne faut pas confondre dans la meute hébertiste qui aboie. Enfin, au milieu, Robespierre, seul, un masque blême, une âme impénétrable. Au moment où nous sommes, cet homme insondable songe à extirper de la Révolution l’hébertisme qui la ronge et la déshonore ; et il va lancer le Vieux Cordelier, à la plume d’or, sur le Père Duchêne , qui trempe la sienne dans la boue et dans le sang. Rien de mieux. A cette heure aussi, les Jacobins s’épurent. L’épuration, cérémonie nécessaire du culte lorsqu’on a fulminé le dogme de l’intolérance et du soupçon ; l’épuration, ce grand péril, cet écueil des révolutions démocratiques ; l’épuration va son train, sur la motion de Robespierre. Le 1er décembre, Camille fut lancé aux Jacobins ; mais l’accusation n’eut pas de suite ; on attendait son tour d’épuration. C’est le 5 que parut le premier numéro du Vieux Cordelier. Les terribles n’en furent pas contents ; Robespierre n’en fut pas satisfait non plus ; et il demeura convenu, entre Camille et lui, qu’avant de faire tirer sa feuille, le journaliste en soumettrait les épreuves à ce censeur paterne et infaillible. Aussi, le deuxième numéro se ressent-il de l’influence du correcteur. C’est Robespierre, je n’en doute pas, qui inspira cette diatribe violente, haineuse, fanatique, contre Chaumette et Clootz.

C’est un coup comme celui qui livra la Gironde aux Jacobins, une récidive dans la faute ; cette fois, Camille est inexcusable : il est relaps.

Le club vigoureux des Cordeliers avait donné deux branches, sœurs jumelles en révolution ; un rameau politique : Danton, Desmoulins, Fabre d’Eglantine ; un rameau philosophique : Chaumette et Clootz. Ils avaient grandi sur le même tronc ; ils devaient s’entrelacer et se confondre pour résister à un ennemi commun, l’éternel ennemi de la philosophie et de la raison.

Le jour où Camille porta la main sur Chaumette et sur Clootz, il fit plus qu’une étourderie d’écolier soufflé par son « cher camarade » Robespierre, plus qu’une faute d’Etat ; il commit une faute de cœur, un fratricide. L’histoire a-t-elle le droit d’être plus sévère encore ? Camille aurait-il eu peur ? Attaqué depuis longtemps déjà, d’abord avec ménagement, puis avec violence, aurait-il voulu donner des gages à ceux qui l’avaient lancé et relancé quelques jours auparavant ? Aurait-il calculé de jeter une curée à la meute de ses ennemis pour se dérober à leur poursuite, et leur faire perdre ainsi la trace et la piste de ses pas ? Aurait-il cherché son salut dans une lâcheté cruelle ? Je n’ose pas le présumer, car Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/116 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/117 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/118 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/119 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/120 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/121 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/122 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/123 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/124 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/125 Page:Oeuvres de Camille Desmoulins - Tome 1.djvu/126 la veille des jours qui vont dévorer la vie de ceux à qui elles la donnèrent. La mort leur épargne la douleur suprême d’assister à celle de leur fils. Je ne crois pas qu’il y ait rien de cruel comme la survivance d’une mère à l’immolation de son enfant. Après cinq mortelles années d’angoisse, la mère de Camille ne buvait pas du moins la dernière goutte du malheur.

Il aurait pu fuir, se sauver ; il resta pour mourir. Courage sublime dans un adolescent qui craignait la mort ! Quand ils vinrent pour le prendre, il embrassa, pour la dernière fois, sa Lucile, son enfant qui dormait dans le berceau, descendit et se livra. Quelques instants après, la prison du Luxembourg se fermait sur lui.

C’est de là qu’il écrivit à Lucile ces billets sanglotants que nul n’a lus sans les garder dans le cœur ; c’est le cri du désespoir ; il regrette la vie, il est si jeune ; c’est la défaillance, bien pardonnable, d’un cœur qui aime ; c’est aussi le chant de la mélancolie suprême et résignée.

Peu de jours après, Danton, Camille, Fabre d’Eglantine, les Indulgents, montèrent de la Conciergerie au tribunal. On sait le reste.


Marc Dufraisse


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