Œuvres de Camille Desmoulins/Tome I/La France libre

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleI (p. 123-188).

LA
FRANCE LIBRE
PAR
M. CAMILLE DESMOULINS
Avocat au Parlement de Paris, Électeur du Bailliage de Vermandois


« Quæ quoniam in foveam incidit, obruatur. »

Puisque la bête est dans le piège, qu’on l’assomme,

(Cic.)

Séparateur

1789

À la marge de son exemplaire de l’Histoire universelle de d’Aubigné, on est bien surpris de trouver ce vœu écrit de la main de Mézerai, il y a cent soixante ans : Duo tantum hœc opto ; unum ut moriens populum Francorum liberum relinquam ; alterum, ut ita cuique eveniat, sicut de republica merebitur. « C’est ainsi que parmi les Seize, les honnêtes gens, et ceux qui n’étaient pas d’imbéciles fanatiques, s’était formé, dit de Thou, je ne sais quel plan de république. Il y a eu de tout temps, en France, des patriotes qui ont soupiré pour la liberté. »

Le retour de cette liberté chez les Français était réservé à nos jours. Oui, elle est déjà ramenée parmi nous ; elle n’y a point encore un temple pour les états généraux, comme celui de Delphes, chez les Grecs, pour les assemblées des amphyctions ; celui de la Concorde chez les Romains pour les assemblées du sénat ; mais déjà ce n’est plus tout bas qu’on l’adore, et elle a partout un culte public. Depuis quarante ans, la philosophie a miné de toutes parts sous les fondements du despotisme ; et comme Rome, avant César, était déjà asservie par ses vices, la France, avant Necker, était déjà affranchie par ses lumières.

Écoutez Paris et Lyon, Rouen et Bordeaux, Calais et Marseille ; d’un bout de la France à l’autre, le même cri, un cri universel se fait entendre. Quel plaisir pour un bon citoyen de parcourir les cahiers des provinces ! Et comme cette lecture doit porter la rage dans le sein de nos oppresseurs ! Que je te remercie, ô ciel, d’avoir placé ma naissance à la fin de ce siècle ! Je la verrai donc s’élever dans toutes nos places, cette colonne de bronze que demande le cahier de Paris, où seront écrits nos droits et l’histoire de la révolution ? et j’apprendrai à lire à mes enfants dans ce catéchisme du citoyen que demande un autre cahier. La nation a partout exprimé le même vœu. Tous veulent être libres. Oui, mes chers concitoyens, oui, nous serons libres ; et qui pourrait nous empêcher de l’être ? Les provinces du Nord demandent-elles autre chose que celles du Midi ? et les pays d’élection sont-ils donc en opposition avec les pays d’état, pour que nous ayons à craindre un schisme et une guerre civile ?

Non, il n’y aura point de guerre civile. Nous sommes les plus nombreux, nous serons les plus forts. Voyez la capitale même, ce foyer de corruption, où la monarchie, ennemie-née des mœurs, ne veille qu’à nous dépraver, qu’à énerver le caractère national, à nous abâtardir en multipliant autour de la jeunesse les piéges de la séduction, les facilités de la débauche, et en nous assiégeant de prostituées ; la capitale même a plus de trente mille hommes prêts à en quitter les délices pour se réunir aux cohortes sacrées de la patrie, au premier signal dès que la liberté aura levé son étendard dans une province et rallié autour d’elle les bons citoyens. Paris, comme le reste de la France, appelle à grands cris la liberté. L’infâme police, ce monstre à dix mille têtes, semble enfin paralysé dans tous ses membres. Ses yeux ne voient plus, ses oreilles n’entendent plus. Les patriotes élèvent seuls la voix. Les ennemis du bien public se taisent, ou, s’ils osent parler, ils portent à l’instant la peine de leur félonie et de leur trahison. Ils sont forcés de demander pardon à genoux. Linguet est chassé par les députés du milieu d’eux, où l’impudent s’était glissé ; Maury est chassé par son hôte ; Desprémesnil hué jusque par ses laquais, le garde des sceaux honni, conspué au milieu de ses masses, l’archevêque de Paris lapidé, un Condé, un Conti, un d’Artois, sont publiquement dévoués aux dieux infernaux. Le patriotisme s’étend chaque jour dans la progression accélérée d’un grand incendie. La jeunesse s’enflamme, les vieillards, pour la première fois, ne regrettent plus le temps passé ; ils en rougissent. Enfin, on se lie par des serments et on s’engage à mourir pour la patrie.

Les aristocrates, les vampires de l’État espèrent dans les troupes, et j’en ai entendu se vanter publiquement que les soldats se baigneraient dans notre sang avec plaisir. Non, chers concitoyens, non, les soldats n’assassineront pas avec plaisir leurs frères, leurs amis, des Français qui combattent pour les élever, eux soldats, aux grades militaires, pour rendre à la profession des armes sa noblesse originelle, pour que ce ne soit point un métier plus infâme que celui des bourreaux ; car les bourreaux ne versent de sang que celui que demandent les rois, et nos soldats étaient prêts à verser tout le sang dont le despotisme a soif. Non, ces soldats esclaves de huit ans, héros plus avilis que nos laquais et soumis aux coups de bâton, punis par les galères d’une désertion qui, dans la paix, ne peut jamais être un crime, et peut quelquefois être un devoir, et qu’en temps de guerre même on ne doit punir que par l’infamie, et comme Rome châtia ceux qui avaient fui à Cannes ; ces soldats que nous voulons affranchir, ne tourneront point leurs armes contre leurs bienfaiteurs ; ils viendront se réunir en foule à leurs parents, à leurs compatriotes, à leurs libérateurs, et les nobles s’étonneront de ne voir autour d’eux que la lie de l’armée, et un petit nombre d’assassins et de parricides. Une pareille milice se dissipera devant la multitude innombrable des patriotes, comme les brigands devant la justice.

Gardons-nous donc bien d’accepter la transaction que proposent les aristocrates. Il vaut mieux, a dit avec raison l’abbé Sieyès, ne point faire de constitution que d’en faire une mauvaise. Nous sommes sûrs de triompher. Nos provinces se remplissent de cocardes comminatoires. Nous avons une armée non encore ostensible et campée, mais enrôlée et toute prête, une armée d’observation. Cette armée est de plus de quinze cent mille hommes. Pour moi, je me sens le courage de mourir pour la liberté de mon pays, et un motif bien puissant entraînera ceux que la bonté de cette cause ne déterminerait pas. Jamais plus riche proie n’aura été offerte aux vainqueurs. Quarante mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France à distribuer, seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent nos conquérants seront conquis à leur tour. La nation sera purgée, et les étrangers, les mauvais citoyens, tous ceux qui préfèrent leur intérêt particulier au bien général, en seront exterminés. Mais détournons nos regards de ces horreurs ; et daigne le ciel éloigner ces maux de dessus nos têtes ! Non, sans doute, ces malheurs n’arriveront pas. Je n’ai voulu qu’effrayer les aristocrates, en leur montrant leur extinction inévitable, s’ils résistent plus longtemps à la raison, au vœu et aux supplications des communes. Ces Messieurs ne se haïront pas assez pour s’exposer à perdre des biens qu’il leur est facile de conserver, et dont nous n’avons sûrement nulle envie de les dépouiller.

Nous n’avons plus de tribune, et c’est par des discours imprimés qu’on parle aujourd’hui à une nation. Continuez de vous succéder tous sur cette tribune, ô vous, nos généreux défenseurs ! tribuns éloquents, Raynal, Sieyès, Chapelier, Target, Mounier, Rabaud, Barnave, Volney, et toi surtout, Mirabeau, excellent citoyen, qui toute ta vie n’as cessé de signaler ta haine contre le despotisme et as contribué plus que personne à nous affranchir. Les pasteurs des vils troupeaux d’esclaves en voient sans cesse décroître le nombre. Poursuivez, redoublez de courage, et secondez de tout votre génie des circonstances inespérées. Le spectacle de la mort de Virginie rétablit à Rome la liberté. Tout le monde fut citoyen, parce que tout le monde se trouva père. En France, le déficit aura rétabli la liberté. Tout le monde sera devenu citoyen, parce que tout le monde aura été contribuable. Ô bienheureux déficit ! Ô mon cher Calonne !

C’est peu d’échauffer les esprits, de soulever le peuple à la liberté, et de détruire l’édifice des Goths et des Welches ; il faut, sous un ciel si beau et dans une terre si fertile, en construire, un autre digne du sol, digne de la nation qui l’habite : cette nation si féconde en grands hommes, digne de ce siècle de lumière ; le plus beau monument, en un mot, que la philosophie et le patriotisme aient élevé à l’humanité. Il est du devoir de tout citoyen d’y concourir, et je vais donner aussi mes idées.


I

De la délibération par tête ou par ordre.

Voyez comme la question est facile à résoudre, quand on évite toute déviation pour suivre le fil d’un principe, et ne marcher que sur une seule ligne. "Voici un dialogue fort court entre la noblesse et les communes

LA NOBLESSE.

Il y a trois ordres en France : le clergé, la noblesse et le tiers, incomparablement plus nombreux, et n’ayant néanmoins qu’une voix comme chacun des deux ordres dans l’assemblée nationale. Telle est notre constitution.

LES COMMUNES.

On pourrait nier le fait ; mais courons au but. Répondez seulement : Qui a donné à cet usage force de constitution ?

Vous m’avouerez que ce n’est pas le prince. Si Philippe le Bel a pu faire la Constitution, Louis XVI peut la changer ; ce que nous ne reconnaissons ni vous, ni moi.

Ce n’est pas non plus le clergé et la noblesse, qui se sont donné à eux-mêmes le privilége d’être comptés pour les deux tiers de la nation. On ne se fait pas un droit à soi-même.

Reste donc que cette constitution se soit établie par le consentement de l’universalité de la nation ; c’est-à-dire, de la pluralité des têtes ; car avant la naissance des ordres, nécessairement on a opiné par tête. Eh bien, ce que la nation avait établi par tête, elle vient de l’anéantir par tête.

La nation a été convoquée ; les assemblées de tous les bailliages, représentatives de l’universalité de la nation, se sont tenues. On a compté les voix. Une pluralité, sans nulle proportion, a voté la délibération par tête. C’est une chose conclue. La nation a profité du moment où elle s’est vue rassemblée, pour se ressaisir de l’excédant d’autorité qu’elle avait confié aux deux ordres privilégiés ; elle les a rapprochés du droit commun ; elle leur a ôté ce qu’ils ne pouvaient tenir que d’elle. Qu’avez-vous à répliquer ?

En deux mots : ou bien la forme d’opiner par ordre s’est établie sans le consentement de la nation, et alors elle est inconstitutionnelle ; ou bien elle s’est introduite du consentement de la nation, par l’usage, par le consentement tacite, et alors la volonté expresse fait cesser le consentement tacite. La volonté présente déroge à la volonté passée. La génération qui n’est plus doit céder à nous qui vivons, ou bien, que les morts se lèvent de leurs tombeaux, et qu’ils viennent maintenir contre nous leurs usages. La pluralité vient donc démentir l’usage auquel la pluralité seule avait pu donner force de constitution ; cela est démontré, et on ne peut opiner que par tête.

LA NOBLESSE.

Cette forme d’opiner est-elle la meilleure ?

LES COMMUNES.

Que fait cette question ? la nation a parlé : il suffit. Point d’argument, point de veto possible contre sa volonté souveraine. Sa volonté est toujours légale ; elle est la loi elle-même.

C’est donc une chose inconcevable que ces disputes, ces conférences à Versailles, si on votera par tête oui ou non. Ce n’est plus une question : la presque universalité des Français a déclaré sa volonté. La volonté des quatre-vingt-seize centièmes d’un peuple est la loi. Aussi, depuis que nos députés se sont assurés de cette volonté générale par la communication de leurs cahiers, savent-ils bien qu’il n’y a lieu à délibérer.


II

Continuation du même sujet et du même entretien.


QU’EST-CE QU’UNE CONSTITUTION ?
LA NOBLESSE.

Vous ne reconnaissez donc de constitutionnel dans l’État que ce que la pluralité à établi ?

LES COMMUNES.

Voici nos principes :

Une nation a les mêmes droits, la deuxième, la dixième, la centième fois qu’elle se rassemble, que lorsqu’elle s’est assemblée la première fois.

En effet, la génération qui a passé ne peut pas avoir plus de droits que celle qui passe. Une génération succède aux droits de l’autre, comme un fils aux droits de son père avec cette différence que les pères ont quelquefois établi des substitutions perpétuelles, au lieu qu’une génération ne peut pas, sans absurdité, prétendre enchaîner la postérité par une substitution : la mort éteint tous droits. C’est à nous qui existons, qui sommes maintenant en possession de cette terre, à y faire la loi à notre tour. Cette loi ne saurait être que la volonté générale ; et ce qui forme la volonté générale dans une nation, comme dans une chambre de juges, c’est nécessairement la pluralité. La minorité ne peut pas invoquer la raison : comme chacun soutient qu’elle est de son côté, c’est la raison elle-même qui veut que la raison du petit nombre cède à la raison du plus grand.

LA NOBLESSE.

Quoi ! s’il plaisait à la pluralité en France d’avoir un despote, si le gros de la nation voulait une loi agraire, ou une loi regia, il faudrait donc que le reste passât sous le joug ? Un principe ne saurait être vrai, quand il mène à des conséquences fausses.

LES COMMUNES.

La possibilité d’une loi agraire n’est point, comme il vous semble, une conséquence du principe : la société n’a que les droits que lui donnent les associés. Ne serait-ce pas une chose absurde de prétendre que les hommes, qui ne sont en société que pour se défendre des brigands, auraient donné le droit de les dépouiller ? Nulle puissance sans bornes sur la terre, et même dans le ciel. Ne reconnaissons-nous pas tous que la divinité même ne pourrait tourmenter l’innocence ? Au-dessus de la volonté générale, il y a le droit naturel, le pacte social. Le droit de faire une loi agraire ne peut donc jamais appartenir à la majorité.

LA NOBLESSE.

Qu’il lui appartienne ou non, si la pluralité des voix est souveraine, la loi agraire n’en sera pas moins.

LES COMMUNES.

Je ne traitais que le point de droit, et j’avais à prouver seulement qu’en droit, la majorité ne peut attenter au pacte social primitif, aux propriétés.

Si nous venons au point de fait, jamais une telle loi ne passera. Les hommes qui se sont réunis les premiers en société ont vu d’abord que l’égalité primitive ne subsisterait pas longtemps ; que, dans les assemblées qui suivraient la première, tous les associés n’auraient plus le même intérêt à la conservation du pacte social, garant des propriétés, et ils se sont occupés de mettre la dernière classe des citoyens hors d’état de le rompre. Dans cet esprit, les législateurs ont retranché du corps politique cette classe de gens qu’on appelait à Rome prolétaires, comme n’étant bons qu’à faire des enfants et à recruter la société ; ils les ont relégués dans une centurie sans influence sur l’assemblée du peuple. Éloignée des affaires par mille besoins, et dans une continuelle dépendance, cette centurie ne peut jamais dominer dans l’État. Le sentiment seul de leur condition les écarte d’eux-mêmes des assemblées. Le domestique opinera-t-il avec le maître, et le mendiant avec celui dont l’aumône le fait subsister ?

D’ailleurs, cette classe, quoique la plus nombreuse, prise séparément, ne peut jamais, par le nombre même, se mettre en équilibre avec toutes les autres centuries intéressées à la retenir dans la sienne ; et si elle n’a pu obtenir le partage des terres, à Rome même, dans une ville qui avait la moitié de l’univers à donner, où Antoine faisait présent d’une ville à son cuisinier pour le complimenter d’une sauce, et de tout un territoire à son précepteur, on peut bien penser qu’une loi agraire ne passera jamais. La possibilité de cette loi, n’est donc ni dans le droit, ni par le fait, une conséquence du principe établi.

Venons à l’autre conséquence, la possibilité d’une loi regia.

Si par cette loi on entend le pouvoir arbitraire, bien certainement un pareil droit ne peut jamais être constitutionnel. Qui dit constitution, dit forme de gouvernement fondé en droit : et le gouvernement despotique ne peut l’être. Il est bien évident que le souverain ne peut avoir que la puissance qui appartenait à la société, et la société n’a pu lui donner un droit qu’elle n’avait pas elle-même. Le pouvoir d’envoyer le cordon ne peut jamais appartenir ni au prince, ni au sénat, ni au peuple. Jamais la pluralité ne peut lier un citoyen à se laisser étrangler sans forme de procès[1].

Il faudra bien céder aux muets comme il faut céder au pistolet d’un brigand. Mais si le souverain fait usage contre moi du pouvoir arbitraire, un tel pouvoir n’étant que le droit du plus fort, je serai aussi bien fondé que lui à l’étrangler de son cordon et à le prévenir si je puis. Un pareil gouvernement est une véritable anarchie ; car, despotisme, anarchie, ou droit du plus fort, sont synonymes et emportent l’idée de l’absence des lois.

Si la loi regia n’est autre chose que l’abandon fait par le corps politique, à un de ses membres, de l’universalité de ses droits, il est sans difficulté que la pluralité oblige le reste à y donner les mains. Un individu a-t-il plus de droit que l’autre au pouvoir législatif ou exécutif ? Tous ne pouvant pas l’exercer, il faut des dépositaires. Et pour le choix, comment se décider autrement que par la pluralité ? Il n’y a que le droit naturel auquel la pluralité ne saurait porter atteinte. Dans tout le reste, la volonté d’une nation est la loi. C’est à elle seule qu’il sied de dire : car tel est notre plaisir.

LA NOBLESSE.

Vous avez pourtant reconnu un autre principe que la pluralité, quand vous avez relégué dans la cent quatre-vingt-unième centurie, ou même privé entièrement du droit de suffrage la foule des prolétaires.

LES COMMUNES.

Si elles sont comptées pour rien, c’est que la pluralité l’a voulu ainsi ; c’est parce que la pluralité est contre eux, et que la pluralité donne aux choses force de constitution, que leur retranchement de la société est constitutionnel.

Il est donc incontestable que les députés des communes de France, représentant la presque universalité de la nation, leur volonté est la volonté générale : c’est la loi elle-même : Quand vous commandez, c’est à moi d’obéir, disait à la nation Clotaire II, comme nous l’apprend M. d’Entraigues, dont l’autorité n’est pas suspecte. Charles le Chauve fait le même aveu aux états de Quierzy-sur-Oise. Tout ce que l’assemblée nationale va décréter sera donc constitutionnel. La nation n’a pas besoin de la sanction de son délégué ; c’est à lui d’obéir. Ce qu’elle établira sera notre code, ce seront nos douze tables, ce sera pour nous la loi et les prophètes.


III

Du clergé.

C’est la clergie qui a fait le clergé. Aujourd’hui que nous sommes tous clercs, que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clergé.

Si ce n’est pas comme clercs, comme lettrés, que les ecclésiastiques prétendent être un ordre à part, un premier ordre, ce n’est pas non plus comme ministres de la religion. La religion veut, au contraire, qu’ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d’Étain, après avoir cité une foule de textes : que leur règne n’est pas de ce monde, que s’ils veulent être les premiers dans l’autre, il faut qu’ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable : Si vous croyez à votre Évangile, mettez-vous donc à la dernière place qu’il vous assigne ; soyez du moins nos égaux ; ou si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons ; et nous vous donnons, très révérendissime père en Dieu monseigneur l’archevêque de Paris, six cent mille livres de rente pour vous moquer de nous : quidquid dixeris argumentabor.

Les prêtres, envoyant la contradiction entre leurs mœurs et leur morale ne point dessiller les yeux, et la facilité qu’ils ont partout de tromper les peuples et d’attirer leur argent, ont dû se dire : Quels imbéciles nous environnent ! Certainement nous sommes le premier ordre. Il est naturel que l’ordre des dupes passe après. Par quel autre raisonnement un abbé Maury[2],

Dans la chaire, chrétien ; dans le fauteuil, athée ;

pourrait-il se persuader que l’ordre de ses pareils est le premier ?

Je défie qu’on me montre dans la société rien de plus méprisable que ce qu’on appelle un abbé. Qui est-ce, parmi eux, qui n’a pas pris la soutane, cette livrée d’un maître dont il se moque intérieurement, pour vivre grassement et ne rien faire ? Y a-t-il rien de plus vil que le métier de religion, le métier de continence, un métier de mensonge et de charlatanisme continuels ? Quelle différence y a-t-il entre notre clergé et celui de Cybèle, ces Galles si méprisés, qui se mutilent pour vivre ? Du moins il y avait, en faveur de ces prêtres de la déesse de Syrie, une forte présomption qu’ils ne se jouaient pas de la crédulité du peuple. Certes, un grand sacrifice prouvait leur foi.

Chose étrange ! un prêtre est eunuque de droit, et s’il l’est de fait, on le répute irrégulier et inhabile à la prêtrise. On en demandait à l’un d’eux la raison, qui semble difficile à donner. Il fit une réponse applaudie à jamais de toute l’Église : c’est bien la moindre chose que ceux qui peuvent faire un Dieu puissent faire un enfant : mais cela n’est pas de mon sujet.

Puisque j’ai parlé de ses ministres, je dirai un mot de la religion elle-même.

On traite l’athéisme de délire, et avec raison. Oui, il y a un Dieu, nous le voyons bien, en jetant les yeux sur l’univers ; mais nous le voyons comme ces enfants infortunés qui, ayant été exposés par leurs parents, voient qu’ils ont un père : il faut bien qu’ils en aient un ; mais ce père, c’est en vain qu’ils l’appellent, il ne se montre point.

C’est en vain que je cherche quel culte lui est plus agréable ; il ne le manifeste par aucun signe, et sa foudre renverse aussi bien nos églises que les mosquées. Ce n’est pas Dieu qui a besoin de religion, ce sont les hommes. Dieu n’a pas besoin d’encens, de processions et de prières ; mais nous avons besoin d’espérance, de consolation et d’un rémunérateur. Dans cette indifférence de toutes les religions devant ses yeux, ne pourrait-on nous donner une religion nationale ?

Au lieu d’une religion gaie, amie des délices, des femmes, de la population et de la liberté ; d’une religion où la danse, les spectacles et les fêtes soient une partie du culte, comme était celle des Grecs et des Romains ; nous avons une religion triste, austère, amie de l’inquisition, des rois, des moines et du cilice ; une religion qui veut qu’on soit pauvre, non-seulement de biens, mais encore d’esprit, ennemie des riches, et des plus doux penchants de la nature ; qui réprouve la joie ; qui veut qu’on marche les talons au rebours, comme les Carmélites, qu’on vive en vrai hibou, comme les Antoine, les Paul et les Hilarion ; qui ne promet ses récompenses qu’à la pauvreté et à la douleur ; qui n’est bonne, en un mot, que pour des hôpitaux. Peut-on souffrir sa maxime antinationale ? « Obéissez aux tyrans. » Subditi estote non tantùm bonis et modestis sed etiam dyscolis. Le paganisme avait tout pour lui, excepté la raison ; mais la raison n’est guère plus contente de notre théologie ; et folie pour folie, j’aime mieux Hercule tuant le sanglier d’Hermanthe, que Jésus de Nazareth noyant deux mille cochons.

Il est à remarquer que les dévots furent, en général, les pires de nos rois. On verra, dans un moment, que depuis François Ier nous n’en avons pas eu un seul, excepté Henri IV, dont la religion n’ait pas été un des crimes de son règne, comme la débauche chez Henri III : la cruauté chez Louis XI était couverte de scapulaires et de reliques. Ce Tibère de la France fut très dévot, grand faiseur de pèlerinages et de neuvaines, et qui fit gravement une loi de l’Angelus, bien et dûment enregistrée. De quoi nous sert une telle religion et notre clergé ? Du moins la voix de l’hiérophante fit trembler Néron, et le repoussa des mystères des initiés lorsqu’il osa s’y présenter. Il respecta la voix du crieur qui disait ces paroles : « Loin d’ici les homicides, les scélérats, les impies, les épicuriens ! » Qu’on nous donne une religion courageuse et bonne à l’État, si l’on veut que ses ministres en soient le premier ordre !


IV

De la noblesse.

Ménénius dans son apologue, comparait le corps politique au corps humain, et les nobles à l’estomac. La pensée de cet auteur, qui vient de les comparer à ces tumeurs, à ces loupes qui, sans être parties intégrantes de nous-mêmes, ne s’enflent et ne se nourrissent qu’aux dépens du corps, est bien plus juste.

« La noblesse, dit Bélisaire, n’est autre chose que des avances que la patrie fait sur la parole de nos ancêtres, en attendant que nous soyons capables de faire honneur à nos gérants. »

Voilà tant de siècles que la patrie perd ses avances ! encore si elle pouvait avoir son recours contre la caution ! Nous ne voulons plus faire d’avances sur la garantie des morts. C’est une insolvabilité trop notoire.

Les Grecs sont, sans contredit, chez les anciens, le peuple qui a le mieux connu la liberté ; mais veut-on savoir en quoi ils la faisaient consister ? Dans l’égalité des conditions. Point de satrapes, point de mages, point de dignités, point d’offices héréditaires. Les aréopagistes, les prytanes, les archontes, les éphores, n’étaient point des nobles, ni les amphictyons des milords. On était ou fourbisseur, ou sculpteur, ou laboureur, ou médecin, ou commerçant, ou orateur, ou artiste, ou péripatéticien, c’est-à-dire promeneur ; on était fort ou faible, riche ou pauvre, courageux ou timide, bien ou mal fait, sot ou homme d’esprit, honnête homme ou fripon. On était d’Athènes ou de Mégare, du Péloponèse ou de la Phocide ; on était citoyen, on était Grec ; mais je n’aurais pas conseillé à Alcibiade de se dire gentilhomme ou marquis ; je n’aurais pas conseillé aux initiés ou aux prêtres de Minerve de se dire du premier ordre. Qu’est-ce qu’un premier ordre ? aurait dit un Athénien. Sachez qu’il n’y a qu’un ordre dans une nation, l’ordre de ceux qui la composent. Ce n’est qu’à Sparte qu’il y en a deux : l’ordre des Lacédémoniens et celui des ilotes, c’est-à-dire l’ordre des maîtres et celui des valets. On a dit cela ailleurs ; il est bon de le répéter.

Si la noblesse est un aiguillon pour imiter les exemples des ancêtres, ce sera un aiguillon bien plus puissant quand les enfants seront tout par eux-mêmes, et rien par leurs pères. Toute la nation a pris acte de l’aveu du vicomte d’Entraigues : La noblesse est le plus grand fléau qu’il y ait sur la terre. Eux-mêmes ont porté leur arrêt. Qu’on ne connaisse plus en France que la noblesse personnelle. Est-ce que les talents et les qualités sont héréditaires ? Il n’y eut jamais une famille dans l’univers où la vertu et le génie se soient transmis du père aux enfants, et pas un secrétaire du roi qui ne croie avoir la noblesse transmissible. Qu’est-ce donc que la noblesse ? stupides que nous sommes. Ils ont beau savonner, la barbe recroît. Chers concitoyens, anéantissez cette distinction absurde autant qu’onéreuse.

Pour les nobles, toutes les grâces,
Pour toi, peuple, tous les travaux.
L’homme est estimé par les races,
Comme les chiens et les chevaux.

Montrons que nous sommes des hommes, et non pas des chiens et des chevaux.

Et vous, généreux patriciens, en qui la voix de la raison a été plus forte que celle de l’intérêt et que les préjugés germaniques, vous qui, en nous reconnaissant pour vos frères, en vous empressant de vous réunir avec nous pour coopérer à rendre le nom de citoyen français plus honorable que celui de gentilhomme, venez de vous ennoblir bien plus que n’avaient fait vos pères par un sacrifice pénible ; ne craignez pas que nous l’oubliions jamais. À Rome, lorsque le peuple eut forcé toutes les barrières qui lui fermaient l’entrée des charges et obtenu de pouvoir parvenir au consulat, il n’en abusa point, et continua d’élever les patriciens aux premières dignités. Il en est aussi une foule parmi vous que nous saurons toujours distinguer, et dont nous pourrons placer à la tête des armées les noms redoutables à l’ennemi ; et nul n’aura plus illustré ces noms que ceux d’entre vous qui ont voulu généreusement renoncer à toutes les prérogatives qu’ils donnaient, et recommencer leur noblesse.


V

Des rois.

En 1709, le pouvoir monarchique et l’état républicain furent représentés à Londres par une danse tout à fait neuve. On voyait d’abord un roi qui, après un entrechat, donnait un grand coup de pied dans le derrière de son premier ministre, celui-ci le rendait à un second, le second à un troisième, et enfin celui qui recevait le dernier coup figurait, par son, gros derrière, la nation qui ne se vengeait sur personne. Le gouvernement républicain était figuré par une danse ronde où chacun donnait et recevait également.

Dans une matière si grave, ce n’est point l’opéra de Londres, ni des dissertations pour ou contre des philosophes qui doivent décider ; ce sont les faits. Il y a telle suite de faits contre laquelle il est impossible de disputer. La chaîne des événements sera aussi forte ici qu’une démonstration géométrique.

C’est l’Histoire de France à la main que M. de Mirabeau confond, par des faits incontestables, les vains discours de ceux qui soutiennent que le gouvernement monarchique est non-seulement le plus excellent de tous, mais le seul bon pour des Français, qu’ils ont le privilége d’être gouvernés par une famille unique, incomparable, dont pas un, pendant une si longue suite de siècles, qui n’ait été doux, modéré, et point tyran, point despote. Comme je n’aspire pas à faire un livre, ni à dire des choses neuves, mais à redire des vérités utiles à mes concitoyens, et à ne point laisser éteindre le feu sacré du patriotisme, si heureusement rallumé par le flambeau de la philosophie, je ne puis mieux faire que de copier les portraits fidèles de nos rois d’après les faits. Il nous sera impossible de sortir de cette galerie sans proférer tous ces mots, que les enfants savaient dire à Sparte : Je ne serai point esclave.

Il ne faut qu’ouvrir nos annales, bien qu’écrites par des moines ou des historiographes, pour voir, malgré ces panégyristes, qu’aucune histoire ne présente une plus longue suite de mauvais rois. L’énumération en serait trop fatigante[3]. Ne remontons qu’à Philippe le Bel.

Philippe le Bel, faussaire, faux monnayeur, insatiable d’argent et de pouvoir, tyran ; il embastille, malgré la foi donnée, le comte de Flandre et son fils ; il altère la fabrication de la monnaie ; il s’arroge de la battre exclusivement ; le premier, il ose créer des pairs ; il récompense ceux des templiers qui s’avouent dignes de mille morts, et il fait périr dans les flammes ceux qui persistent à se dire innocents, et qui lui demandent la preuve de leurs crimes. Il n’y eut jamais un auto-da-fé plus abominable. Son avarice déshonore la noblesse, en la rendant vénale. Il vexe les banquiers et les marchands en mille manières. Point de milieu pour les riches : ou il leur vend la noblesse, ou il les livre à la justice ; ils seront nobles ou scélérats. Il ne cesse de pressurer son peuple, et élève à quatre mille marcs les revenus du fisc, qui n’allaient sous Philippe-Auguste, qu’à trois mille six cents.

Louis Hutin, Philippe le Long et Charles le Bel, ses trois fils, se succèdent sur son trône et se montrent héritiers de sa cupidité. Ils continuent de vendre la noblesse et la magistrature, achèvent d’enlever à tous les seigneurs le droit de battre monnaie, s’efforcent de mettre des impôts de leur seule autorité, et cimentent de leur mieux le despotisme. Il est difficile de dire, de ces trois princes indignes des regards de la postérité, lequel fut le plus intéressé, le plus médiocre, et fit le moins de bien à la France. Leur cocuage célèbre ne vengea pas la nation, qu’il fit rire, et la mort de la femme de Louis Hutin, étranglée avec un linceul, le supplice affreux de Philippe et Gauthier de Launoi, le procès de Mahaut d’Artois, prouvent que l’injustice et la cruauté, chez ces despotes, allaient de pair avec l’avarice. Un trait dépeint ces règnes. Dans les instructions aux commissaires envoyés dans les provinces, pas un mot pour le bien public. On n’y parle que de la manière dont ils doivent s’y prendre pour attraper de l’argent.

Philippe de Valois. Sans forme de procès, il fait assassiner, par le bourreau, quatorze gentilshommes bretons. Il les avait priés à la noce de son fils. Voilà le tyran ; et voici le faux monnayeur. « Faites, dit-il aux officiers de la Monnaie, en son ordonnance de 1350, alloyer, par les marchands et changeurs, le billon à deux deniers six grains de loi, afin qu’ils ne s’aperçoivent de l’aloi, et défense aux tailleurs de relever ce fait. Faites-le tenir secret et jurer sur le saint Évangile. » Un particulier, pour tel méfait, irait à la Grève, ayant écriteau sur le dos avec ce mot : escroc. Mais on ne peut déshonorer les lis et le manteau royal d’une pareille épigraphe. Nos historiens se contentent de dire que Philippe VI fut ingrat, violent, et publicain insatiable.

Jean. Tout le monde connaît le mot du roi Jean : « Si la foi était exilée de la terre, elle devrait se retrouver dans la bouche d’un roi de France. » Admirez cette foi. Jamais on ne vit pareille mutation dans les monnaies. « Faites ouvrer les royaux, disait-il, ès coins de fer précédents. Afin qu’on ne s’aperçoive pas de l’abaissement, dites-leur bien qu’ils auront soixante-deux desdits écus au marc. » Telle est cette foi si vantée ! Et voilà ce prince vu du côté favorable.

Travaillée de mille maux sous tous ces règnes, et conduite à deux doigts de sa perte, par l’inexpérience et la majorité du roi Jean, la France reçoit quelque soulagement de Charles V. C’est un malade qui reprend un peu ses forces. Convalescence de courte durée ! Le règne de Charles VI, un des plus désastreux, n’est pour elle qu’une longue agonie. Ce n’est point Charles le Bien-Aimé qui pourrait faire aimer la monarchie. À ses côtés Isabelle de Bavière, mère dénaturée, s’applique à rendre le trône odieux.

Les plaies que cette étrangère avait faites à l’État, deux Françaises, Agnès et la Pucelle, aident à les fermer. Mais les plaies faites à la liberté ne cessent de s’agrandir. Charles VII se sert des besoins du royaume pour mettre des impositions sans le consentement des états généraux : « Et à ceci, dit Comines, consentirent, moyennant certaines pensions, » ces seigneurs qui s’obstinent aujourd’hui à demander le veto, sous prétexte qu’ils sont incorruptibles. C’est Charles VII qui porta le coup mortel à la liberté, en créant des troupes réglées et perpétuelles, et la France, épuisée alors par les guerres et l’anarchie, ne put lui échapper qu’en tombant sous le sceptre de fer du despotisme.

Louis XI, le compère du bourreau. Comme on montrait les ilotes aux Spartiates, pour les détourner de la boisson, il ne faut que regarder ce prince, pour avoir la monarchie en horreur. On ne voyait, dit son apologiste Duclos, que des gibets autour de son château. À ces affreuses marques, on reconnaissait les lieux habités par le roi. Il se plaisait à construire des cages de fer, et l’on appelait les fillettes du roi, comme l’objet de ses plus tendres affections, d’énormes chaînes qu’il fit fabriquer. En faisant donner la torture aux accusés, il était caché derrière une jalousie, se défiant de la pitié des juges, et même de Tristan. Il fit périr plus de quatre mille personnes par les supplices, grand nombre sous ses yeux, savourant leur martyre, et presque tous sans forme de procès. Il fit juger, sans assistance des pairs, son cousin germain, le duc de Nemours, blâma l’indulgence des juges, qui l’avaient fait sortir de sa cage pour l’interroger, voulut qu’on lui donnât la question, et lorsqu’il fut décapité, qu’on plaçât ses deux fils sous l’échafaud, afin qu’ils fussent arrosés du sang de leur père. Qu’on cherche dans les fastes des Busiris un pareil raffinement de cruauté ! Ce roi exécrable fit ensuite enfermer les jeunes princes dans des cachots pointus par le fond, afin qu’ils n’eussent pas de repos. On les en tirait deux fois par semaine pour être fustigés, et de trois en trois mois pour leur arracher une ou deux dents. L’aîné devint fou ; le cadet fut assez heureux pour être délivré par la mort du tyran, et c’est de sa requête présentée en 1483 qu’on apprend le détail de tous ces faits, qu’on ne pourrait croire ni même imaginer sans une preuve si constante. Exerçons au moins envers nos rois la justice posthume des Égyptiens. Ce Desrues, voué à l’exécration publique, qu’est-il, mis en comparaison de Louis XI ? L’intérêt en fit un scélérat : quel intérêt avait ce Tibère à se souiller de tant de barbaries ? Comme la vertu la plus pure consiste à être bon gratuitement ; ainsi le monstre le plus détestable est celui qui est gratuitement méchant, comme tant de rois.

Charles VIII, sans vices et sans vertus. (Voyez le portrait qu’en fait M. de Mirabeau, Lettres de cachet, chap. XII, où je puise la plupart de ces traits.)

Louis XII, père du peuple. J’aurai occasion de parler de ce bon roi dans le paragraphe suivant.

François Ier. Il use de la France comme d’une terre qu’il aurait en propre. Prince inique, il fait perdre indignement le procès au connétable de Bourbon. Simoniaque, il trafique du sacerdoce avec Léon X. Hypocrite et barbare, il commande le supplice horrible de six luthériens. Despote, il enchaîne la liberté de la presse ; il détruit les libertés de l’Église gallicane. Insolent et hautain, il menace les pontifes de la loi, qui résistent à ses innovations, de leur faire porter la hotte, à Landrecy. Il érige en loi la vénalité de la magistrature ; ce qui est, comme si, dans un navire, on faisait quelqu’un pilote ou matelot pour son argent. Il insulte à la nation en lui donnant pour juge le dernier enchérisseur ; et comme Caligula, il fait un cheval consul, avec cette différence, qu’il n’était que consul honoraire, au lieu que nos magistrats jugent. Il accorde la mort de Semblençay, innocent, à la demande de Louise de Savoie, et la vie de Saint-Vallier, coupable, à la prostitution de sa fille. Il met la France au bord du précipice par son impéritie, il la ruine par ses prodigalités, il la corrompt par ses scandales. Je serais savant en chronologie, si des poëtes avaient gravé dans ma mémoire toutes les époques aussi laconiquement que sa mort par cette épitaphe :

Le roi François est mort à Rambouillet,
De la v… qu’il avait,
L’an mil cinq cent quarante-sept.

Henri II veut asservir ses sujets à ses opinions religieuses, et qu’on rampe à ses pieds, comme lui-même aux pieds d’une maîtresse surannée. Avec des mœurs aussi corrompues, il est hypocrite, despote et persécuteur comme son père. Il envoie à l’échafaud Anne du Bourg, et fait rendre au parlement ce bel arrêt qui ordonne de tuer tous les huguenots partout où on les trouvera.

Dans un règne de dix-huit mois, François II fait banqueroute, défend à ses créanciers, sous peine de mort, de demander leur payement ; il s’efforce de planter l’inquisition en France, donne les édits les plus atroces contre les protestants, fait périr des milliers de citoyens, et s’acharne contre son propre sang ; mais, me crie-t-on, c’est le cardinal de Lorraine qui fit tout le mal. Eh ! qu’importe au peuple ? Les ministres sont le crime des princes, et c’est au pasteur à ne pas confier le troupeau à un chien enragé.

Quel monstre lui succède ! Il extermine en une nuit cent mille de ses sujets. Il arquebuse de son palais son peuple ; et l’on viendra s’extasier sur la douceur, la bonté, les vertus héréditaires de cette famille incomparable, unique. Mais Néron, Vitellius, Caracalla, Commode n’étaient pas de la même famille. Oh ! oui, c’est une famille unique.

Henri III prouve qu’un prince faible est le pire des rois. La mollesse d’un Sardanapale, et l’imbécile superstition d’un talapoin, semblent le fond de son caractère. Des trois fils de Henri II, on ne sait lequel fit le plus de mal à la France, année commune. Ils ne furent surpassés que par leur mère, cette Catherine de Médicis qu’on ne peut nommer sans horreur, qui bâtit sa domination sur nos calamités ; qui, en élevant ses fils dans l’astuce italienne, ne leur apprenant qu’à s’envelopper de ruses méprisables et d’intrigues dangereuses, montra si bien, par les maux infinis de ce règne, que savoir être roi, ce n’est que savoir dissimuler et trahir.

On souffre à placer Henri IV, comme Louis XII, dans une telle galerie. Encore Sully fut-il menacé quinze fois d’une disgrâce ; encore était-il incessamment assiégé d’une foule d’édits bursaux, extorqués par les courtisans et les maîtresses ; encore le code des chasses et la fuite de la princesse de Condé montrent-ils combien il est difficile, même à Henri IV, de ne pas abuser de l’autorité.

Louis XIII. Plus misérable que les rois fainéants, dont les cent quatorze années de règne ne donnent que dix-huit ans de majorité, il ne quitte point, étant majeur, les lisières de son enfance. Le mot qu’il dit à la dernière heure de Cinq-Mars, en tirant sa montre, le sang-froid avec lequel il regarde ce favori si cher, et cette lettre qu’il arrache à Madame d’Haurefort, assez despote pour l’exiger et la prendre dans son sein, assez dévot pour n’oser la prendre avec la main et se servir de pincettes, ont dépeint son caractère. Il se bouchait les oreilles quand on lui parlait des priviléges des provinces. Il s’appelle le Juste, et il accorde la grâce de son frère, plus coupable, tandis qu’il fait décapiter Montmorency. Le sang du vertueux de Thou, et même de Concini et de sa femme intrigante, crient contre son iniquité. Il s’appelle le Juste, et il exerce les jugements par des commissaires. Il emprunte le costume de la justice pour déguiser sa tyrannie. Il a à sa suite une bande de juges, vice-despotes, et bourreaux ambulants. L’ordonnance interlocutoire de l’infâme Laubardemont, qui, pour étouffer le cri de l’indignation publique, à peine de dix mille livres d’amende, de dire que les religieuses de Loudun ne sont pas possédées du démon, est un trait unique de stupidité et de tyrannie judiciaire ; et lorsque le malheureux Grandier, les os brisés par la question, et ne pouvant proférer une parole, était porté au supplice ; que dire de ce crucifix de fer chaud qu’un moine lui appliquait aux lèvres, afin que la douleur le forçant de détourner le visage, le curé parût au peuple un sorcier et un apostat. On n’impute ici à Louis le Juste que les assassinats publics. Que serait-ce, si on le chargeait de tous les crimes secrets de son ministre, si on lui demandait compte de tout le sang qui a coulé dans cette boucherie souterraine de Ruel ? Ô rois ! oui, je vous ai en horreur ! Comment ne vous haïrait-on pas, tigres que vous êtes ? Que me fait que ce soit un Louis XI ou un Louis XIII qui occupe le trône ? La différence du tyran et du roi faible est nulle. Le calcul des assassinats, des violences et des injustices, ne donne-t-il pas le même résultat sous l’un et l’autre règne ?

Louis le Grand. Ce prince dont l’Académie française s’est tant engouée, et qu’on a divinisé pendant un siècle aux yeux de la raison, au tribunal de la postérité, et jugé d’après les faits, témoins irrécusables, qu’est-il réellement[4] ? Mauvais parent, qui trouvait bourgeois d’aimer sa famille ; mauvais ami, égoïste ; qui recommandait à Philippe V de n’aimer personne ; mauvais époux, à qui Marie-Thérèse rendit ce témoignage le jour de sa mort, qu’elle n’avait pas eu un seul jour heureux depuis son mariage, lorsque ce roi était forcé de lui en rendre un si différent : que sa perte était le premier sujet de chagrin qu’il recevait d’elle ; mauvais frère : on sait combien il fut jaloux de la victoire de Cassel, succès qui fit perdre pour jamais à Philippe le commandement des armées ; mauvais père, qui comptait ses filles pour rien : on connaît le mot plein d’insensibilité qui lui échappa auprès du grand bassin, lorsque Madame de Lude lui apportait la nouvelle si affligeante du danger de la duchesse de Bourgogne ; prince vindicatif et cruel, qui fit enlever au mépris du droit des gens, un étranger, ce malheureux gazetier de Hollande, et lui fit expier pendant onze années, dans une cage de fer où les rats lui rongeaient ses pieds goutteux, le crime d’avoir attenté à la gloire d’un ennemi ; prince fourbe, qui donnait pour instruction au dauphin de violer la foi des traités ; jaloux de la plus chétive gloire, jusqu’à donner pour siens les vers qu’il s’était fait dicter par Benserade ou Dangeau ; vers, après tout, qui lui appartenaient aussi bien que les victoires de Turenne ou de Luxembourg, et dont il avait autant de droit de tirer vanité. Prince si aveuglé par les succès, si infatué par les flatteries, qu’il s’était persuadé que ce n’étaient point ses généraux qui gagnaient les batailles, mais son règne ; et qu’il voyait indifférent de mettre à la tête des armées un de ses valets ou un grand homme. Pour prix des éloges de la nation, et de son administration insensée, il l’écrasa de son faste, il l’obéra pour jamais ; il nous donna la capitation et le dixième, il greva l’État, en vingt ans, de quinze cents millions de rentes ; il créa pour deux millions d’offices, et laissa plus de quatre milliards de dettes. Mais c’est son despotisme qui rend sa mémoire abominable devant les citoyens. Il ne trouvait rien de beau comme d’être le sophi ; et quel sophi fut jamais plus aosolu ? Il régit le peuple par des lettres de cachet. Il osa nous défendre, à peine des galères, de sortir du royaume, comme si nous étions ses serfs et des nègres attachés à l’habitation. Persécuteur jusqu’à la démence, ce roi jésuite commanda à ses dragons de convertir trois millions d’hérétiques. Il en fit périr près de dix mille par la roue, par la corde, par le feu, sans compter un million de fugitifs que la France perdit pour jamais. Despote jusqu’à la frénésie, il ne voulait pas que les Anglais fussent plus libres que nous ; il prétendit les forcer à reprendre un tyran. Tel fut le mépris que faisait ce sultan d’une nation alors illustrée par tant de héros et de grands personnages, que jeune, il osa venir au parlement en bottes et le fouet à la main ; et vieux, lui désigner pour maître le fruit de ses débauches. Ce fut lui surtout qui se donna le plaisir de la guerre, comme on se donne celui de la chasse, et qui toute sa vie exposa ses peuples comme on lancerait une meute. Je n’oublierai jamais que, pour prendre parti dans la guerre entre les Étoliens et les Arcaniens, les Romains firent valoir, dans leur manifeste, qu’ils étaient descendants d’Énée et que les Arcaniens n’avaient point été au siége de Troye. Telles furent, si on excepte celle de la succession, toutes les guerres de Louis XIV, où il périt vingt millions d’hommes. Que sont ces assassinats obscurs, ces incendies d’une maison que châtient les lois, en comparaison de l’embrasement du Palatinat et de ses massacres en bataille rangée ? « J’ai trop aimé la guerre, » disait-il. Non, tu n’aimais point la guerre, C’était là, si c’en peut faire une, l’excuse de Charles XII : le sifflement des balles était sa musique ; mais toi, tu étais lâche ; tu fuyais loin du danger, autour de la calèche d’une prostituée ; tu lui donnais le spectacle d’une Saint-Barthélémy en rase campagne. Non, tu n’aimais point la guerre ; tu n’aimais que toi, tu ne voyais que toi, tu croyais que tout était à toi, et la vie de tes sujets et leurs femmes. Oh ! si j’avais été le marquis de Montespan, au lieu de prendre sottement le deuil, au lieu d’écrire au pape une lettre ridicule pour lui demander des secondes noces, j’aurais fait comme le sénateur Maxime, ou comme le savetier Messine[5], dont je m’étonne toujours qu’il y ait si peu d’imitateurs.

Depuis Richelieu, l’oppression ministérielle et fiscale, parvenue au dernier degré, y était demeurée fixe. La nation était façonnée au despotisme, et nos académies elles-mêmes semblaient ne pas avoir une autre idée du monarque que celle des Juifs, ce peuple stupide et grossier. Il pourra prendre vos femmes et vos enfants, et vous charger comme des bêtes de somme. Hoc erit jus regis qui vobis imperaturus est. Semblable à ces insensés qui raisonnent parfaitement sur tout le reste, et dont on ne remarque la démence que dans un point, la nation française donnait des leçons à l’Europe dans toutes les sciences, et déraisonnait, était dans une véritable enfance sur les principes du droit naturel, dans la seule science qu’on n’a pas besoin d’apprendre, et qui est gravée dans tous les cœurs. Le régent semble surpasser en audace toute cette suite de mauvais rois ; du moins le despotisme de Louis XIV ennoblit la nation, celui de la régence nous dégrada aux yeux de l’univers. Ce prince pouvait-il pousser plus loin l’outrage que de donner à la religion un évêque, à la nation un duc et pair, pour me servir de son expression, en ch… ? Il cherche dans les mauvais lieux de la capitale le débauché le plus crapuleux, un homme dont le nom salit l’imagination et présente l’idée de tous les vices, de toutes les bassesses et de toutes les ordures ensemble. Il en fait un pontife et ose le placer sur le siége du vertueux Fénelon. Sans doute ce prince athée voulut défier les morts, et s’affermir dans l’incrédulité d’une autre vie, puisque l’ombre de Fénelon ne se levait point du tombeau pour repousser l’infâme Dubois. Comme Amasis, le régent met un pot de chambre sur l’autel, et commande au peuple de se prosterner. Mais que craindre de ce peuple qui recevait du papier à la place de son or, et se contentait de chansonner le banqueroutier ? Grâce au ciel, enfin, nous ne faisons plus de chansons !

Toutes les places vendues, le masque levé par des courtisanes ; des enregistrements forcés sans nombre ; les parlements lançant autant de décrets de prise de corps contre les molinistes, que Fleury expédiait de lettres de cachet contre les jansénistes ; un roi levant sur ses sujets plus d’impôts que tous ses prédécesseurs ensemble ; les vols les plus violents et les plus infâmes ne réparant rien, parce que les fantaisies du jour engloutissent le pillage de la veille ; un contrôleur général faisant l’aveu public qu’il n’était en place que pour piller, et autant qu’il y excellait. La nation attachée au char d’une prostituée, qui décidait également du sort des princes et des peuples, du duc et pair et de l’histrion ; qui disgraciait un lâche cardinal, un vieil archevêque s’il ne lui baisait le derrière et le chancelier de France, s’il ne mettait du rouge et ne lui servait de bouffon. Au dedans, l’oppression et la misère, au dehors la faiblesse et le mépris ; le pavillon des Jean Bart, des Duguay-Trouyn, des Duquesne déshonoré sur toutes les mers. Enfin, chose horrible à penser, le roi faisant publiquement le monopole des grains, et affamant ses peuples pour entretenir une fille ! cent mille lettrés de cachet. Tel fut le règne de Louis le Bien-Aimé ; mais il ne fut pas méchant. Et qu’aurait-il fait de plus, s’écrie Mirabeau, s’il l’eût été ? Tarquin non plus, s’écriait Cicéron, n’était pas méchant. Il n’était pas cruel, il n’était que fier[6], et nos pères l’ont chassé ; mais c’étaient des Romains. Et nous… pardon, chers concitoyens, quand j’ai assisté à l’Assemblée nationale, j’ai dit : Nous valons mieux que les Romains, et Cynéas n’a rien vu de pareil dans le sénat.

Tels furent nos rois. Je n’ai montré dans la plupart que l’homme public, le monarque. Que serait-ce si, fouillant dans leur vie privée, j’avais peint les crimes domestiques ? Isabelle de Bavière, mère dénaturée ; Louis XI, parricide ; Catherine de Médicis, empoisonnant le dauphin François ; Marie de Médicis, assassinant son mari ; son fils Louis XIII vengeant son père par un parricide et le laissant mourir de faim ; et, de nos jours, ces morts de la reine, du dauphin, de la dauphine, qui rendirent Choiseul et Louis XV si odieux. Comment pourrais-je mieux terminer ce chapitre que par ces mots touchants qu’adressait à son instituteur, après la lecture de l’Histoire de France, le dauphin que nous venons, de perdre : « Père Corbin, dans tous ces rois, je n’en vois aucun de bon ? »


VI

Quelle constitution convient le mieux à la France.

Je m’attends aux clameurs que ce paragraphe va exciter. Messieurs, point de colère, je vous prie. Je ne prétends asservir personne à mon opinion, et suis prêt à en faire le sacrifice, si elle est réprouvée par leurs hautes puissances nos seigneurs de l’Assemblée nationale. Mais on était étouffé par ses pensées. Souffrez que je profite du moment pour les exhaler. C’est un esclave qui use des saturnales. Poursuivons. Age libertate decembri.

Après avoir fait le procès à la mémoire de nos rois, Mirabeau ajoutait cette réflexion alors si courageuse : « Toute l’Europe a applaudi au sublime manifeste des États-Unis d’Amérique. Je demande si les puissances qui ont contracté des alliances avec eux ont osé lire ce manifeste ou interroger leur conscience après l’avoir lu. Je demande si, sur les trente-deux princes de la troisième race, il n’y en a pas eu au delà des deux tiers qui se sont rendus beaucoup plus coupables envers leurs sujets que les rois de la Grande-Bretagne envers les colonies. »

Pour se renfermer dans les cinq siècles que nous venons de parcourir, que répondre à une expérience de cinq cents ans ? La chose parle de soi. Les faits ne crient-ils pas que la monarchie est une forme de gouvernement détestable ? Dans une si longue période de temps, trois rois seulement ne sont pas indignes du trône ; et qu’on ne fasse pas honneur de ces trois princes à la royauté. Ils durent à leurs premières années, si différentes de celles des dauphins, de n’être pas comme le vulgaire des rois. Quand nous sommes malades, nous devenons bons. Charles V, prince valétudinaire, s’instruisit encore à l’école du malheur. Les règnes désastreux de Jean et de Henri III donnèrent l’expérience à Charles V et à Henri IV leurs successeurs ; l’éducation de ce dernier, les vicissitudes de sa fortune, en firent ce prince que nous regrettons encore ; et si Louis XII fut le père du peuple, remercions la grosse tour de Bourges. Tant que les enfants des rois seront élevés sur les degrés du trône, livrés à des instituteurs courtisans, nourris de ces leçons qui font les rois par la grâce de Dieu, et non par la grâce du peuple ; complimentés dès le berceau par les robes rouges et les soutanes violettes, qui s’empressent d’aduler bassement l’auguste marmot ; tant qu’on ne dira pas du prince héréditaire, comme Henri IV de son fils, cet enfant est à tout le monde ; que la nation n’aura pas le droit de diriger exclusivement son éducation, de l’arracher de la cour et du sein empesté de la flatterie dont il suce la maxime avec le lait, il sera impossible aux rois de n’être pas ce qu’ils ont toujours été.

Eh ! pourquoi vouloir que le bonheur d’un empire dépende d’un précepteur, que la destinée d’un peuple soit dans la main d’un seul homme ? Ce mot de Cicéron à Atticus m’a toujours frappé : César voudra-t-il ressembler à Phalaris ou à Pisistrate ? Je n’en sais rien, mais il en est le maître. Comment les peuples ont ils pu placer leurs espérances dans un seul homme ? Élevés loin de la cour et par les plus sages instituteurs, la plupart ne seront alors que de méchants rois. Les Césars, nés presque tous loin du trône, en furent-ils moins de mauvais princes ? La royauté, la puissance se corrompt d’elle-même. Que sert de préparer le vase ? c’est la liqueur qui ne vaut rien. Pourquoi juger les rois plus favorablement qu’ils n’ont fait eux-mêmes ? Écoutons un empereur rendre ce témoignage aux monarques : « Il ne faut que quatre ou cinq courtisans déterminés à tromper le prince pour y réussir ; ils ne lui montrent des choses que le côté qu’ils veulent. Comme ils l’obsèdent, ils interceptent tout ce qui leur déplaît, et il arrive, par la conspiration d’un petit nombre de méchants, que le meilleur prince est vendu, malgré sa vigilance, malgré même sa défiance et ses soupçons. »

C’est Dioclétien qui fait cet aveu. Il suppose le meilleur roi. Que dire d’un prince faible, d’un prince médiocre, d’un prince comme il y en a tant ? Point de bête plus féroce, dit Plutarque, que l’homme, quand à des passions il réunit le pouvoir.

Telle est l’idée qu’on a eue des rois dans tous les temps. Je parle de ceux qui ont été vraiment rois ; car il est ridicule de donner le même nom à Agis et à Xerxès, au premier magistrat de Lacédémone et au grand roi. Beaucoup de peuples ont chassé les rois, si on excepte les Juifs à qui Dieu prédit en vain qu’ils s’en repentiraient ; je ne connais aucune nation qui se soit donné des rois proprement dits, ce qui est la preuve que ce gouvernement a été rejeté avec horreur par tous les peuples qui ont eu la liberté de choisir et de se constituer.

Chers concitoyens, il faut que ce soit un grand bien que la liberté, puisque Caton se déchire les entrailles plutôt que d’avoir un roi ; et de quel roi peut-on comparer la bonté et les qualités héroïques à celles de ce César dont Caton ne put supporter la dictature ; mais c’est ce que nous ne pouvons comprendre. Abâtardis par la servitude, nous ne concevons pas les douceurs et le prix de la liberté ; nous sommes comme ce satrape qui vantait à Brasidas les délices de Persépolis, et à qui ce Lacédémonien répondit : Je connais les plaisirs de ton pays, mais tu ne peux connaître ceux du mien. Ce qui fait saisir à J.-J. Rousseau ce rapprochement admirable : « Il en est de la liberté comme de l’innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix que lorsqu’on en jouit soi-même, et dont le goût s’éteint sitôt qu’on les a perdues. »

Il est pourtant, chez les peuples les plus asservis, des âmes républicaines. Il reste encore des hommes en qui l’amour de la liberté triomphe de toutes les institutions politiques. En vain elles ont conspiré à étouffer ce sentiment généreux ; il vit caché au fond de leurs cœurs, prêt à en sortir à la première étincelle, pour éclater et enflammer tous les esprits. J’éprouve au dedans de moi un sentiment impérieux qui m’entraîne vers la liberté avec une force irrésistible ; et il faut bien que ce sentiment soit inné, puisque, malgré les préjugés de l’éducation, les mensonges des orateurs et des poëtes, les éloges éternels de la monarchie dans la bouche des prêtres, des publicistes, et dans tous nos livres, ils n’ont jamais appris qu’à la détester.

J’ai peine à croire ce qu’on raconte de Voltaire, que tous les ans la haine du fanastime, réveillée par l’anniversaire de la Saint-Barthélémy, lui donnait une fièvre périodique et commémorative. Ce que je puis attester, c’est que me trouvant un jour à je ne sais quelle entrée de la reine dans la capitale, et voyant pour la première fois se déployer tout le faste de la royauté, bien que j’aie l’honneur d’être Français, et que je croie en avoir le cœur, je n’éprouvai point du tout cette idolâtrie qu’on assure que nous avons pour nos rois. Le souvenir de ces chars de triomphe des Romains, où à côté du grand homme un esclave l’avertissait qu’il était simple citoyen ; ici au contraire le sentiment profond de leur orgueil, de leur mépris pour la nation, cette idée extravagante que je croyais lire dans leur visage que c’est à Dieu et à leur épée, et non à nous qu’ils doivent d’être élevés sur le pavois, la comparaison de leur petitesse individuelle avec cette grandeur soufflée, la vue d’un peuple immense qui se précipitait, qui se culbutait, qui s’étouffait pour jouir de son humiliation et de son néant, cette multitude de satellites, de valets, de cochers, et de chevaux même plus fiers que les citoyens, toutes ces images me remplirent d’une indignation inexprimable, et La haine de la royauté me causa une fièvre, la seule que j’aie jamais eue[7].

Avant la séance royale, je regardais Louis XVI avec admiration, parce qu’il a des vertus, qu’il ne marchait point dans la voie de ses pères, n’était point despote, et avait convoqué les États généraux. Au fond de ma province, j’avais lu dans la gazette sa belle parole : Qu’importe que mon autorité souffre, pourvu que mon peuple soit heureux ? Aurions-nous, m’étais-je dit, un roi plus grand que les Trajan, les Marc-Aurèle, les Antonin, qui n’ont point limité leur puissance ? J’aimais personnellement Louis XVI ; mais la monarchie ne m’était pas moins odieuse.

J’entends dire de tous côtés que la monarchie est nécessaire à la France, que la nation est tombée dans les derniers malheurs toutes les fois qu’elle s’est détachée de l’obéissance due à ses rois.

Je sais que l’on doit à l’autorité royale d’avoir détruit ces châteaux antiques, dont les ruines, liées au souvenir des désordres de ces temps, représentent encore à l’imagination la carcasse et les ossements des grandes bêtes féroces. Mais de bonne foi, avons-nous à craindre aujourd’hui que ces ossements ne se raniment ? Ces châteaux vont achever de n’être plus que les maisons de campagne des aristocrates déchus. De bonne foi, avons-nous à craindre de voir, comme du temps de la Fronde, une troupe de robins ou les Seize, comme du temps de la Ligue, ou Caboche et le prévôt Marcel, prendre les rênes du gouvernement ? Ce sera la nation qui se régira elle-même, à l’exemple de l’Amérique, à l’exemple de la Grèce. Voilà le seul gouvernement qui convienne à des hommes, aux Français, et aux Français de ce siècle.

N’est-ce pas se moquer, d’assimiler la monarchie au gouvernement paternel ? Le père commande, parce qu’il est père, parce que ses enfants tiennent tout de lui, parce que la nature répond de son amour et l’expérience de sa sagesse. Quelle parité y a-t-il entre un roi et une nation ? Mettez d’un côté Louis XVI et de l’autre l’Assemblée nationale. De quel côté seront les lumières et l’expérience ? À Louis XVI, joignez le conseil, la reine, d’Artois, Barentin, Villedeuil, Lamoignon, Brienne, Calonne, Coulon ; joignez Conti, Condé, les favoris et les favorites ; de l’autre côté, mettez Necker, que la nation entière a choisi, et cette foule de députés de tous les ordres, à qui leur patriotisme, leurs talents, leurs vertus ont mérité le suffrage des provinces ; souverains collectivement, individuellement subordonnés à leurs bailliages, mandataires révocables à la première infidélité, et dites par qui vous aimez mieux être régis ?

Le gouvernement populaire, le seul qui convienne à des hommes, est encore le plus sage. Un exemple va le prouver sans réplique. Premièrement, le meilleur de nos rois, Louis XII ; il eut les vertus d’un monarque, mais sa prison de trois ans ne put lui donner les talents qui lui manquaient, la prévoyance et la sagacité. Ses guerres furent mal conduites, ses traités peu honorables. Prenez-y garde, chers concitoyens, si vous concevez à la place du gouvernement monarchique celui que Coligny méditait, que les Seize cherchaient, après lequel Mézerai a soupiré, que l’Amérique a trouvé, les jours tant regrettés de Louis XII ne seront pas les beaux jours de ce gouvernement. Le gouvernement étant alors l’assemblée générale, il sera impossible que le gouvernement ait d’autre intérêt que le sien, et, partant, que l’intérêt général ; et comme les vertus publiques ne sont autre chose que l’amour de l’intérêt général, le gouvernement aura toujours des vertus. Des deux choses à désirer dans les chefs de l’État, les vertus et les talents, nous serons donc toujours sûrs de trouver l’une. Quand les deux seront réunies, alors quel empire florissant que la France ! Et si nous faisions toujours de mauvais choix ; s’il arrivait, ce qui est impossible, que nos chefs manquassent toujours d’habileté, eh bien, les choses iraient comme du temps de Louis XII, où le prince n’avait que des vertus, et nous serions au pair de ce règne. Il ne pourrait donc manquer à ce gouvernement que des talents et des lumières ; et la France en manqua-t-elle jamais ? Mais la plupart de ses grands hommes lui ont été inutiles. Qu’on compare les chefs que nomme la voie publique à ceux que nomme la cour. Aurions-nous jamais été vaincus, si nous avions choisi nos généraux ? jamais foulés, si nous avions choisi nos ministres ? Je me déclare donc hautement pour la démocratie. Et comment répondre aux exemples de la Grèce, de la Suisse et de l’Amérique ?

On répond que la lenteur des délibérations dans les républiques nuit à la promptitude nécessaire aux opérations d’un bon gouvernement : quelle mauvaise foi, ou quelle ignorance ! Les Romains, demande l’orateur des États généraux, étaient-ils les derniers en campagne ? Quelle incroyable célérité dans la première expédition navale de Duilius ! dans l’armement de Carthage à la troisième guerre punique ! L’histoire n’offre rien de pareil, si ce n’est l’armement de la ville de Paris le 14 juillet 1789.

On répond encore que cette forme de gouvernement ne convient qu’à des petites villes comme Athènes et Genève, à des îles comme l’Angleterre, à des pays de montagnes comme la Suisse, ou à ceux qui sont séparés des nations conquérantes par un archipel, comme l’Amérique. Chers concitoyens, ces contrées, tour à tour libres et asservies, montrent que ce n’est point à leur position qu’elles durent le bienfait de la liberté. Qui ne voit que ces exemples se réfutent l’un par l’autre ? Si l’Angleterre est environnée de mers, Genève ne l’est point. Si l’Attique est petite, l’Amérique est un vaste continent. Si la Suisse a des montagnes, la Hollande n’en a point. Si l’Amérique a besoin des barrières de l’Océan pour se défendre, c’est une preuve que la petitesse d’un État, loin d’être favorable au gouvernement républicain, lui serait plutôt contraire, puisque plus il est petit, plus il est facile à envahir. Un grand pays comme la France, constitué république, n’aurait besoin ni de la barrière des mers, ni du boulevard des Alpes. La liberté y serait invincible.

Mais, dit-on, les parties de ce grand tout se désuniront ; nous deviendrons autant de petites républiques. Je ne saurais me persuader la possibilité de ce démembrement. Pourquoi nous désunir ? Pourquoi vouloir être des Bretons, des Béarnais, des Flamands ? Y aurait-il alors sous le ciel un nom plus beau que celui de Français ? C’est à ce nom déjà si célèbre qu’il faut tous sacrifier le nôtre. C’est à vous, dignes représentants de la nation, à arracher toutes ces haies de divisions qui séparent les provinces, à nous unir si fortement, à nous donner une constitution si belle, si heureuse, que cette année 1789 soit pour nous ce qu’était pour les juifs celle de la délivrance des Pharaons ; et qu’une loi divine et descendue du ciel nous inspire pour les gouvernements étrangers la même aversion que ce peuple avait pour les idoles des nations. Quelque mépris qu’on ait pour les juifs, il est impossible de ne pas admirer leur législateur et la profondeur des fondements sur lesquels il a bâti une constitution impérissable. Quand je lis le psaume CXIII, je ne m’étonne plus qu’éparse depuis tant de siècles, cette nation n’ait jamais pu se fondre et se dissoudre avec les peuples au milieu desquels elle vit. Nous ne pouvons pas demander à nos députés qu’ils fassent sauter les montagnes comme des béliers ; mais la raison seule peut nous organiser aussi fortement que le merveilleux, et la main de justice fera plus que la baguette de Moïse.


Ô vous ! dignes représentants de la nation et les pères de la patrie, voyez tous les amis de la liberté et de l’humanité, tous ceux pour qui le bien public et la gloire du nom français ne sont pas des chimères, tourner incessamment vers notre auguste Assemblée des yeux pleins d’espoir et de reconnaissance. Jusqu’à ce jour vous avez rempli votre tâche avec courage, et la sagesse de vos délibérations est la meilleure réponse aux détracteurs du gouvernement populaire. Votre serment avant la séance royale, et depuis votre réponse au marquis de Brézé, qu’on vous envoyait comme si vous étiez une procession, et que vous eussiez à écouter un maître des cérémonies, toute cette conduite ferme et sage a bien justifié notre confiance. Vous avez donc juré de ne point vous séparer que la France n’ait une constitution digne d’elle. Poursuivez sans crainte, le despotisme frémit de lâcher sa proie : il a déployé tout l’appareil de sa puissance : il a osé lutter un moment contre vous. Lutte impuissante ! Vous avez persisté, et avec vous la nation entière. Continuez de donner au monde le plus beau des spectacles, un spectacle inconnu aux siècles passés, celui de la raison toute nue aux prises avec la force, et victorieuse.

Déjà la plus étonnante merveille s’est opérée. Nos soldats ont jeté bas les armes. L’exemple qu’ont donné les gardes françaises ne sera point perdu pour l’armée. Braves soldats, venez vous mêler parmi vos frères, recevoir leurs embrassements. Nous allions nous entr’égorger : venez, mes amis, recevez les couronnes civiques qui vous sont dues. Vous avez ennobli vos épées ; maintenant elles sont honorables ; maintenant vous n’êtes plus les satellites du despote, les geôliers de vos frères, vous êtes nos amis, nos concitoyens, les soldats de la patrie ; maintenant vous n’avez plus une livrée, vous avez un uniforme. Venez vous asseoir à nos tables ; portons ensemble un toast à la santé des augustes représentants du peuplé français, à la santé de l’immortel Necker, du duc d’Orléans, et que depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu’au Rhin on n’entende plus que ce seul cri : Vive la nation ! vive le peuple français !

Comme la face de cet empire est changée ! comme nous sommes allés à pas de géants vers la liberté ! Altérés d’une soif de douze siècles, nous nous sommes précipités vers sa source dès qu’elle nous a été montrée. Il y a peu d’années, je cherchais partout des âmes républicaines, je me désespérais de n’être pas né Grec ou Romain, et ne pouvais pourtant me résoudre à m’éloigner de la terre natale et d’une nation que, dans son asservissement même, on ne pouvait s’empêcher d’aimer et d’estimer. Mais c’est à présent que les étrangers vont regretter de n’être pas Français. Nous surpasserons ces Anglais si fiers de leur constitution et qui insultaient à notre esclavage. Plus de magistrature pour de l’argent, plus de noblesse pour de l’argent, plus de noblesse transmissible, plus de priviléges pécuniaires, plus de privilèges héréditaires. Plus de lettres de cachet ; plus de décrets ; plus d’interdits arbitraires, plus de procédure criminelle secrète. Liberté de commerce, liberté de conscience, liberté d’écrire, liberté de parler. Plus de ministres oppresseurs, plus de ministres déprédateurs, plus d’intendants vice-despotes, plus de jugements par commissaires, plus de Richelieu, plus de Terrai, plus de Laubardemont, plus de Catherine de Médicis, plus d’Isabelle de Bavière, plus de Charles IX, plus de Louis XI. Plus de ces boutiques de places et d’honneurs chez la Dubarry, chez la Polignac. Toutes les cavernes de voleurs seront détruites, celle du rapporteur et celle du procureur, celles des agioteurs et celles des monopoleurs, celles des huissiers-priseurs et celles des huissiers-souffleurs. La cassation de ce conseil qui a tant cassé ; l’extinction de ces parlements qui ont tant enregistré, tant décrété, tant lacéré et se sont tant nos seigneurisés, qu’il en périsse jusqu’au nom et à la mémoire. Suppression de ce tribunal arbitraire des maréchaux de France. Suppression des tribunaux d’exception. Suppression des justices seigneuriales. La même loi pour tout le monde. Que tous les livres de jurisprudence féodale, de jurisprudence fiscale, de jurisprudence des dîmes, de jurisprudence des chasses, fassent le feu de la Saint-Jean prochaine ! ce sera vraiment un feu de joie, et le plus beau qu’on ait jamais donné aux peuples. Qu’on extermine surtout cette robe grise, cette police, l’inquisition de la France, le vil instrument de notre servitude, ces milliers de délateurs, ces inspecteurs, la lie du crime et le rebut des fripons même. Qu’il fuie de la terre des Francs, l’infâme qui, depuis l’ouverture des États généraux, aurait dénoncé un citoyen ; qu’il fuie ou qu’il soit sûr que le fer ardent du bourreau le poursuit, qu’il l’atteindra, et lui imprimera sur la joue le mot espion, afin qu’on le reconnaisse. Qu’on détruise un autre espionnage plus odieux encore ; du moins je me défie de la police : mais je me fie à la poste, et elle me trahit ; le commis de la barrière ne fouille que dans ma poche, celui de la poste fouille dans ma pensée ; que le secret des lettres soit inviolable. Que les vils fauteurs du despotisme, que les d’Esprémesnil, que Moreau, que Linguet, que l’abbé Maury, l’abbé Roy, que Condé, que Conti, que d’Artois vivent[8] ; qu’ils respirent pour montrer notre tolérance ; mais que le mépris s’attache à leurs pas ; qu’ils ne marchent qu’investis de l’exécration publique, qu’au milieu de leurs valets et de leur faste, ils soient devant nos yeux et dans l’opinion comme ces traîtres que les Germains plongeaient dans la vase, dans le bourbier, dans une mare, et où ils les tenaient enfoncés jusqu’aux oreilles. La Bastille sera rasée, et sur son emplacement s’élèvera le temple de la liberté, le palais de l’Assemblée nationale. Peuples, on ne lèvera plus sur vous d’impositions royales, mais nationales, et pas un denier au delà des besoins de l’année. Le trésor national, l’armée nationale composée de millices bourgeoises, de milices[9] comme la magistrature, comme le sacerdoce, où les vertus, la voix publique, la considération mèneront à tout, et la naissance, l’argent, la faveur du prince, à rien. Nous aurons des bailliages provinciaux, des assemblées municipales, une assemblée nationale perpétuelle, arbitre de la paix et de la guerre ; des traités et des ambassades ; non pas une Assemblée nationale dont les membres puissent se déclarer inamovibles, héréditaires, comme M. de Mirabeau en admet la possibilité dans sa onzième lettre, hypothèse qui m’a étrangement surpris de la part d’un écrivain dont la logique est aussi saine ; mais une Assemblée nationale subordonnée à la nation, de manière qu’un bailliage puisse retirer ses pouvoirs à son représentant, et qu’on soit destitué comme on a été institué. Fiat ! fiat ! oui, tout ce bien va s’opérer ; oui, cette révolution fortunée, cette régénération va s’accomplir ; nulle puissance sur la terre en état de l’empêcher. Sublime effet de la philosophie, de la liberté et du patriotisme ! nous sommes devenus invincibles. Moi-même j’en fais l’aveu avec franchise, moi qui étais timide, maintenant je me sens un autre homme. À l’exemple de ce Lacédémonien, Otriades, qui, resté seul sur le champ de bataille et blessé à mort, se relève, de ses mains défaillantes, dresse un trophée et écrit de son sang : Sparte a vaincu ! je sens que je mourrais avec joie pour une si belle cause, et, percé de coups, j’écrirai aussi de mon sang : La France est libre !

  1. J’excepte ceux qui sont pris les armes à la main. Fait-on le procès à une armée ennemie ? Seulement il y a cette distinction. Dans une guerre de nation à nation, le droit de tuer l’ennemi cesse dès qu’il a mis bas les armes, parce qu’il n’est pas coupable de les porter ; mais dans une guerre de conjurés contre une nation, dans l’armée de Catilina, par exemple, ou dans celle de Broglie, quoiqu’ils soient vaincus et qu’ils fuient, leur crime subsiste, et ils restent sous le cimeterre des vainqueurs, à qui il appartient incontestablement de frapper ou de faire grâce, sans qu’il soit besoin de faire le procès.
    (Note de Desmoulins.)
  2. Le nom est en toutes lettres dans l’édition de 89. Par je ne sais quelle pudeur, l’édition de 1848 ne donne que l’initiale.
  3. On pourrait rapprocher ces jugements de ceux des historiens du dix-neuvième siècle. Desmoulins en contradiction presque constante avec Henri Martin et l’école doctrinaire, est d’accord presque toujours avec Michelet. On trouve dans la France libre les mêmes justices que dans la Philosophie de l’Histoire de France d’Edgard Quinet.
  4. Nous voilà bien loin de Voltaire et du siècle et de Louis XIV. Avant Lemontey, Pelletan, Michelet, dès 89 Desmoulins juge le grand roi comme le jugera l’histoire.
  5. Patriote qui mérita mieux qu’Aristide le surnom de Juste. Dévoré du zèle du bien public, il ne put souffrir de voir les Maupeou, les Terrai, les Saint-Florentin de son temps, et cette multitude de fripons et de scélérats des deux premiers ordres, demeurer impunis, et mourir dans leur lit de la mort des justes. Il pérora tant sur sa sellette, qu’il enflamma ses ouvriers du même zèle de la justice. Les voilà se distribuant les rôles. L’un fut le rapporteur, l’autre fit les fonctions de procureur général, et le savetier était le président. Sa boutique fut bientôt la tournelle de l’univers la plus formidable aux scélérats. Ils décrétaient, informaient, récolaient, confrontaient, jugeaient, et, bien plus, exécutaient. M. le président sortait sur la brune avec une arquebuse à vent ; il attendait son homme, et ne le manqua jamais. On n’entendait parler dans la Sicile que de fripons fusillés par une main invisible, et on commençait à croire à la Providence. Cet homme, d’un grand caractère, fut pris un soir sur le fait, purgeant la terre des brigands, à l’exemple de Thésée et d’Hercule. L’inventaire de son greffe et la production de toutes ses instructions criminelles, qui justifiaient que le procès avait été fait et parfait à chacun des accusés, et qu’il ne manquait au bien jugé que les formes, ne purent le sauver du dernier supplice. Il périt sur l’échafaud, honoré des regrets et de l’admiration de tout le peuple, et digne d’un meilleur sort.
    (Note de Desmoulins.)
  6. Atqui Tarquinius quem majores nostri expulserunt, non crudelis, non impius, sed superbus habitus est. Ces Romains magnanimes, qui chassèrent Tarquin, uniquement parce qu’il était fier, qu’auraient-ils dit s’il se fût qualifié Tarquin, roi par la grâce de Dieu ? s’il eût motivé les lois par ces mots : Car tel est notre bon plaisir ? Jamais conquérant n’osa dire aux peuples vaincus rien de si insolent que ce discours avec lequel nous sommes si familiarisés. Je ne sais quel patriote, choqué de voir le roi de France sanctionner par ces mots un édit bursal, et nous demander de l’argent, parce que tel est son bon plaisir, ce qui est précisément la même raison que donnent les voleurs quand ils en demandent sur le grand chemin, a fait ces vers pleins de bon sens :

    Apprends, mon cher Louis…
    Que tel est ton plaisir, n’est pas telle ma loi.
    Rends compte, et l’on veut bien encore payer ta dette ;
    Mais du moins sois poli, quand tu fais une quête.
    D’un gueux, dit Salomon, l’insolence déplaît ;
    Et c’est au mendiant à m’ôter son bonnet.

    Je voudrais que ce poëte eût fait quelques vers sur ces autres mots, qui ne me donnent pas moins d’humeur, Louis, par la grâce de Dieu. Ne semblerait-il pas que le ciel aurait manifesté par quelque miracle sa volonté de l’établir roi ? Peut-il seulement guérir les écrouelles ?

    (Note de Desmoulins.)
  7. Depuis la première édition de cet ouvrage, de quelle entrée différente j’ai eu le bonheur d’être témoin, le 18 juillet, lorsque le dimanche 12, quatre heures après midi, monté sur une table au Palais-Royal, et montrant un pistolet, je m’écrais qu’il n’y avait que ce seul moyen de prévenir une Saint-Barthélemy dont les patriotes étaient menacés cette nuit même, lorsque, versant des larmes de désespoir et déterminé à périr glorieusement, j’appelais tout le monde aux armes, qu’ensuite, encouragé par mille embrassements de ceux qui m’entouraient, et pressé contre leur cœur, à l’instant où j’arborais le premier à mon chapeau la cocarde verte, le signe de nos espérances et de notre liberté : chers concitoyens, que nous étions loin de penser que le mardi suivant nous verserions de plus douces larmes : des pleurs d’attendrissement et de joie, en embrassant sur les tours de la Bastille ces braves gardes françaises qui l’avaient emportée d’assaut en 25 minutes ! Que nous étions loin de prévoir cette entrée triomphale du mercredi, cette marche auguste et puissante des représentants de la nation, au milieu d’un million de citoyens, depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à l’hôtel de ville, l’ivresse des patriotes, la fraternité qui respirait dans tous les visages, les mains des citoyens enlacées dans celles des militaires, ces fleurs, ces rubans que les femmes jetaient des croisées, ces cris infinis de Vive la Nation ! Que nous étions loin surtout de nous attendre à voir, le vendredi, Louis XVI, sans gardes, au milieu de 250,000 hommes de milice parisienne, tous les armes hautes, abaisser la fierté du premier trône du monde devant la majesté du peuple français, s’abandonner à la générosité de ce peuple, et des mains du premier maire de Paris, recevoir, attacher lui-même à son chapeau, et porter à sa bouche cette cocarde que, cinq jours auparavant, les plus courageux n’avaient prise qu’en tremblant et croyant se dévouer à une mort certaine. Ces trois jours sont les plus beaux de notre histoire, ils seront les plus beaux de ma vie.
    (Note de Desmoulins.)
  8. Delaunai, Flesselles, Foulon, Berthier, ont été punis plus exemplairement. Quelle leçon pour leurs pareils, que l’intendant de Paris, rencontrant au bout d’un manche de balai la tête de son beau-père, et une heure après sa tête à lui-même, ou plutôt les lambeaux de sa tête au bout d’une pique ; ensuite son cœur et ses entrailles arrachés et portés en triomphe ; enfin le corps décapité, traîné aux flambeaux dans les rues, couvert de sang et de boue, et devant, un citoyen qui criait : Laissez passer la justice du peuple ! justice épouvantable ! Mais l’horreur de leur crime passe encore l’horreur de leur supplice. Les voilà donc enfin disparus ces traîtres qui voulaient nous égorger sans forme de procès. Ils ont subi la peine du talion. Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste. Comme les Tarquins, qu’ils ne rentrant jamais dans le pays d’où ils sont chassés.
    (Note de Desmoulins.)
  9. M. de Mirabeau qui, dans son excellent ouvrage des Lettres de cachet, dès 1782, avait montré tant de choses à faire, et n’avait laissé si peu à dire à l’Assemblée nationale, me paraît y avoir parfaitement prouvé que les troupes réglées et perpétuelles ne sont bonnes qu’à retenir une nation dans les fers, et non à la défendre. À Rome, les troupes réglées sous les empereurs perdirent tout ce qu’avaient conquis les milices bourgeoises sous les consuls. Ces Grecs si fameux avaient-ils des troupes réglées ? Les Suisses en ont-ils ? Le jeune Scipion, Lucullus, l’eunuque Narsès, Torstenson, Alexandre, Annibal et tous les grands capitaines ont montré que ce n’est point la poussière des camps et l’expérience qui donnent le génie des batailles ; et pour remporter des victoires, à dix-neuf ans, comme Pompée, il n’a manqué à notre cher et illustre général, M. de Lafayette, que d’avoir des armées à commander ; aujourd’hui que l’artillerie et les ingénieurs décident presque seuls des événements d’uae campagne, que l’esprit de conquête s’est perdu, que l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre commence à n’être plus le rêve d’un homme de bien, que la philosophie et l’esprit de liberté ne sauraient manquer de franchir les Alpes, les Pyrénées et les mers ; que je ne désespère pas de voir la cocarde au saint-père, au Grand Turc, au roi de Prusse et à la czarine, et que les États généraux de l’Europe pourraient bien se tenir dans une cinquantaine d’années. Pourquoi fouler le peuple afin d’entretenir à grands frais vingt mille oisifs ? Pourquoi ne pas retrancher soixante-dix millions d’impôts sur un seul article de dépense inutile ? En attendant cette diète européenne, ayons d’excellentes écoles d’artillerie et de génie, une excellente marine ; que chaque ville ait son champ de Mars ; point de privilége exclusif de porter les armes. Soyons tous dans la paix quirites, dans la guerre milites. Qu’il n’y ait de troupes réglées et perpétuelles qu’une maréchaussée formidable aux brigands, étant elle-même une des divisions de la milice bourgeoise, et en portant l’uniforme. Ayons surtout la liberté et une patrie, et ces armées de serfs, ces automates prussiens, russes et autrichiens, malgré les manœuvres de Postdam et les coups de canne de leurs officiers, ne pourront tenir contre nos légions républicaines.
    (Note de Desmoulins.)