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Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4/1.2

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Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome 1Furne, Libraire-éditeurTome I. — Ballades, etc (p. 194-206).

i.

Le soleil couchant s’arrêtait sur le rocher de Norham (2) et les montagnes solitaires de Cheviot ; ses derniers feux doraient encore le cours large et profond de la Tweed, les tours crénelées, le donjon(3) ; les meurtrières grillées où viennent pleurer les prisonniers, et les murailles qui entourent le château. Les guerriers, se promenant sur les remparts à travers les ombres du soir, paraissaient des hommes d’une taille gigantesque ; et leur armure réfléchissait le jour occidental comme une lumière éblouissante.

ii.

La large et brillante bannière de Saint-George perdait peu à peu ses couleurs à mesure que le jour faiblissait de plus en plus ; la brise du soir suffisait à peine pour en dérouler les vastes et pesans replis sur le faîte du donjon. Les patrouilles de la nuit étaient parties pour leur ronde. Les portes du château étaient fermées, la sentinelle se promenait à pas mesurés sur l’arceau obscur du portail, et murmurait les sons à demi articulés d’un vieux chant de guerre des frontières.

iii.

Un bruit lointain de chevaux se fait entendre ; la sentinelle regarde de tous côtés, et distingue sur les collines de Horncliff un corps de cavaliers armés de lances, qui s’avancent précédés d’un pannonceau.

Un d’entre eux sort des rangs, tel qu’un éclair qui s’échappe d’un sombre nuage ; il presse de l’éperon le fier coursier qui le porte, il arrive sous les palissades des premières fortifications, et là sonne du cor : la sentinelle à ce son connu descend à la hâte pour avertir le gouverneur de Norham. Ce chevalier s’empresse d’appeler l’écuyer, le maître d’hôtel et le sénéchal.

iv.

— Qu’on perce un tonneau de malvoisie, qu’on serve un pâté de venaison, qu’on fasse abaisser le pont-levis, que tous nos hérauts s’apprêtent, que les ménestrels accordent leurs harpes, que la trompette sonne : c’est lord Marmion qui arrive ; qu’on l’accueille par une salve d’artillerie. — Aussitôt quarante yeomen de haute taille vont ouvrir les portes de fer et relever les herses pesantes ; la palissade est écartée et le pont-levis s’abaisse.

v.

Lord Marmion presse son coursier rouan, qui galope avec fierté sur le pont. Son casque pend à l’arçon de la selle. On reconnaît à son visage basané qu’il fut témoin actif de plus d’une bataille, et une cicatrice atteste sa valeur aux plaines de Bosworth. Son sombre sourcil et son œil de feu décèlent un esprit altier et irascible ; mais les rides de la pensée qui sillonnent son front indiquent aussi une âme capable de profonds desseins et prudente dans le conseil. Son front est devenu chauve par l’habitude du casque. Ses épaisses moustaches et sa noire chevelure commencent à blanchir, mais c’est plutôt l’effet des fatigues que de l’âge. À la carrure de sa taille et à la vigueur de ses membres, on devine bien que ce n’est point un chevalier de salon ; mais dans le combat, adversaire redoutable, il est dans les camps chef expérimenté.

vi.

Armé de pied en cap, il était revêtu d’une cotte de mailles tissue d’argent et d’acier de Milan. Son casque solide, d’un grand prix, était recouvert d’or bruni ; au milieu du panache qui surmontait son cimier, un faucon noir aux ailes étendues semblait planer sur son aire pour défendre ses petits. On voyait sur son écu le même oiseau blasonné de sable en champ d’azur avec cette devise :

la mort a qui me touche.

Les rênes brodées de son cheval étaient bleues ; les rubans qui ornaient les flots de sa crinière, et sa superbe housse de velours chamarrée d’or, étaient de la même couleur.

vii.

Après lord Marmion s’avançaient deux écuyers de race noble, nés de pères chevaliers, tous deux brûlant de réclamer les éperons d’or ; habiles à dompter un cheval de bataille, à tendre l’arc, à manier l’épée, à courir légèrement la bague. Non moins avancés dans la courtoisie, ils savaient encore danser avec grâce, découper à table, composer des rimes d’amour et les chanter à une dame.

viii.

Ils étaient suivis par quatre hommes d’armes avec des hallebardes et des haches d’armes, qui portaient aussi la lance redoutable de Marmion, et conduisaient ses sommiers et son palefroi à l’amble, pour les momens où il plaisait au chevalier de soulager son cheval de bataille. Le dernier, et le plus éprouvé des quatre, portait son pannonceau bleu taillé en forme de queue d’hirondelle, où l’on remarquait encore le faucon de sable aux ailes étendues ; enfin venaient, deux à deux, vingt yeomen en chausses noires et en hoquetons bleus, avec les armoiries de Mamion brodées sur la poitrine. Choisis parmi les meilleurs archers d’Angleterre, tous étaient habiles chasseurs, bandaient d’un bras robuste un arc de six pieds, et lançaient au loin une flèche de plus d’une verge. Ils avaient tous un épieu à la main et un carquois fixé à leur ceinture.

La poussière qui couvrait les hommes et les chevaux montrait assez qu’ils venaient de faire une longue route.

ix.

Je ne dois pas oublier maintenant les soldats du château avec leurs mousquets, leurs piques et leurs morions. Ils se rassemblèrent dans la cour pour recevoir le noble Marmion. On-y voyait les ménestrels et les trompettes, et le canonnier tenant à la main sa mèche allumée. La troupe de Marmion entre ; jamais le vieux fort de Norham n’avait retenti d’un fracas comme celui qui ébranla toutes ses tourelles.

x.

Les gardes présentent leurs piques ; les trompettes sonnent des fanfares ; le canon tonne sur les remparts : les ménestrels purent bien, certes, saluer de bon cœur le noble Marmion, car en traversant la cour il jetait des angelots d’or. — Sois le bienvenu à Norham, Marmion, cœur vaillant et généreux ; sois le bienvenu à Norham avec ton coursier, ô toi la fleur des chevaliers de l’Angleterre.

xi.

Deux poursuivans, revêtus de cottes d’armes, ayant au col leurs écussons d’argent, attendaient le chevalier sur les marches de pierre qui conduisent à la tour du donjon ; ce fut là qu’ils le reçurent en grande pompe, le saluant seigneur de Fontenaye, de Lutterward, de Scrivelbaye, de la ville et du château de Tamworth. Pour reconnaître leur courtoisie, Marmion leur donna, en descendant de cheval, une chaîne de douze marcs pesant. — Largesse ! largesse ! s’écrièrent les hérauts ; vive lord Marmion (4), chevalier du casque d’or ! jamais écu blasonné conquis dans les combats n’a protégé un cœur plus vaillant.

xii.

Ils l’introduisirent ensuite dans la salle où s’étaient réunis les hôtes de Norham. La trompette annonça son entrée, et les hérauts crièrent à haute voix :

— Place, seigneurs, place à lord Marmion, chevalier du casque d’or ! Qui ne connaît sa victoire dans la lice de Cottiswold ? C’est là que Ralph de Wilton voulut vainement lui résister. Il fut forcé de céder sa dame à son rival et ses terres au roi. Nous fûmes témoins du spectacle brillant et triste à la fois de cette fameuse joûte. Nous vîmes Marmion percer le bouclier de Wilton et le renverser sur la lice ; nous vîmes le vainqueur gagner ce cimier qu’il porte avec un juste orgueil, et attacher au gibet l’écusson renversé du vaincu. Place au chevalier du Faucon ! place, nobles chevaliers, place à celui qui conquit son bon droit, Marmion de Fontenaye.

xiii.

Alors s’avança au-devant du chevalier sir Hugh de Heron, baron de Twisell et de Ford, gouverneur de Norham, qui le conduisit à la place d’honneur, au dais de l’estrade.

Le repas fut excellent et joyeux ; et, pendant ce banquet, un ménestrel grossier du Nord chanta sur la harpe le récit d’une sanglante inimitié ; il dit comment les farouches Thirwalls, tous les Ridleys, le robuste Willimondswick, Dick de Hardriding, Hughie de Hawdon, et Will o’the Wall, fondirent sur sir Albany Featherstonhaugh, et l’égorgèrent à Deadinan’s Shaw[1].

Marmion eut peine à écouter jusqu’au bout ce chant barbare ; mais reconnaissant de la peine du ménestrel, il le récompensa largement ; car la prière d’une dame et le chant d’un ménestrel ne doivent jamais être adressés en vain à un chevalier.

xiv.

— Seigneur chevalier, dit Heron, j’attends de votre franche courtoisie que vous consentirez à rester quelque temps dans ce pauvre château ; vos armes n’y craindront pas la rouille, et votre coursier sera tenu en haleine. Jamais huit jours ne se passent sans quelque joute ou quelque combat. Les Écossais savent conduire un cheval fougueux et ils aiment à mettre la lance en arrêt. Par saint George ! on mène une vie agitée avec de tels voisins ; demeurez quelque temps avec nous, vous verrez comment nous faisons ici la guerre ; je vous le demande au nom de votre dame. — Le front de Marmion se rembrunit.

xiv.

Le gouverneur observa l’altération de ses traits, et fit signe à un écuyer, qui prit aussitôt une large coupe et la remplit jusqu’aux bords d’un vin couleur de pourpre : — Chevalier, agréez la santé que je vous porte, lui dit-il ; mais auparavant apprenez-moi, je vous prie, ce qu’est devenu ce jeune et joli page qui jadis vous versait à boire ? La dernière fois que nous nous rencontrâmes au château de Raby, je regardais de près ce bel enfant, et je voyais ses yeux gonflés de larmes qu’il essayait en vain de retenir ; sa main douce ne ressemblait en rien à celle d’un varlet accoutumé à polir les armes, à aiguiser le fer, ou à seller un cheval de bataille. Ses doigts délicats semblaient plutôt faits pour agiter l’éventail devant une dame, pour tresser ses cheveux, ou guider une soie déliée à travers le tissu d’une broderie. Son teint était blanc, ses cheveux tombaient en boucles d’or, et quand il soupirait, les plis du drap grossier de son pourpoint brun ne pouvaient arrêter les battemens de son sein. L’auriez-vous laissé auprès de quelque dame ? ou plutôt ce gentil page n’était-il qu’une gentille maîtresse par amour ?

xvi.

Cette plaisanterie ne pouvait plaire à Marmion. Il roulait déjà des yeux enflammés ; mais, réprimant sa colère naissante, il répondit froidement : — Cet enfant que vous trouviez si beau n’aurait pu supporter l’air glacé du nord. Voulez-vous en savoir davantage ? Je l’ai laissé malade à Lindisfarn. En voilà assez sur lui. Mais à votre tour, seigneur, me direz-vous pourquoi votre dame dédaigne aujourd’hui d’embellir ce salon ? cette dame si sage et si belle aurait-elle entrepris quelque pieux pèlerinage ?

Marmion dissimulait ainsi une question moqueuse, car la médisance s’égayait tout bas sur la dame de sir Hugh Heron.

xvii.

Ce chevalier feignit de ne pas sentir l’ironie, et répondit négligemment : — Quel est l’oiseau qui, libre de ses ailes, se plaît à rester dans sa cage ? Norham est si triste ! ses grilles, ses créneaux, ses sombres tours inspirent tant d’ennui ! Mon aimable dame préfère jouir d’un jour plus gai et de sa liberté à ta cour de la belle reine Marguerite. Nous pouvons bien garder notre lévrier en lesse, retenir sur le poing l’impatient faucon, mais est-il un lieu capable de fixer une beauté légère ? Laissons cet oiseau volage errer dans les airs, il reviendra près de nous quand ses ailes seront fatiguées.

xviii.

— Hé bien, si lady Heron habite avec la royale épouse de Jacques, vous voyez en moi un messager prêt à lui porter vos tendres complimens. Je suis envoyé à la cour d’Écosse par notre monarque, et je réclame de votre bonté un guide sûr pour moi et ma suite. Je n’ai pas revu l’Écosse depuis que Jacques épousa la cause de ce prétendu prince Warbeck (5), de ce Flamand imposteur, qui reçut à la potence le prix de sa fourberie. Je faisais partie de l’armée de Surrey lorsqu’il rasa la tour antique d’Ayton.

xix.

— Vraiment, reprit Héron, les guides ne vous manqueront pas à Norham. Nous avons ici des gens qui se sont avancés jusqu’à Dunbar. Ah ! ils pourront vous dire quel est le goût de l’ale des moines de Saint-Bothan. Les coquins ont enlevé le bétail de Lauderdale, pillé les femmes de Greenlaw, et ils leur ont fourni des lumières pour mettre leurs coiffes[2].

xx.

— Grand merci de tels guides, s’écria Marmion : en temps de guerre je ne voudrais pas d’autres gardes que vos maraudeurs ; mais je remplis une mission de paix ; je vais m’informer du roi Jacques pourquoi il lève des troupes sur tous les points de son royaume ; et, si j’allais escorté de vos pillards, je courrais risque d’inspirer des craintes et des soupçons au roi.

Un héraut me paraît un guide plus convenable, ou un moine pacifique, ou quelque prêtre voyageur, ou même quelque bon pèlerin.

xxi.

Le gouverneur y rêva un moment ; puis, ayant passé la main sur son front, il répondit :

— Je voudrais bien vous procurer le guide qu’il vous faut, mais je ne puis guère me priver de mes poursuivans d’armes, les seuls hommes qui puissent porter sans danger mes messages en Écosse. Quoiqu’un évêque ait bâti ce fort, les gens d’église nous visitent rarement. Notre chapelain lui-même n’est plus revenu depuis le dernier siège ; il ne pouvait se contenter de la ration pour chanter la messe, et il s’est réfugié dans la cathédrale de Durham, afin de prier Dieu pour nous sans courir aucun risque.

Notre vicaire de Norham est, par malheur, trop bien ici pour monter à cheval.

L’abbé de Shoreswood…(6) celui-là vous dompterait le coursier le plus fougueux de votre troupe, mais il n’y a pas de porte-lance au château qui sache mieux que lui jurer, chercher querelle, et même donner un coup de poignard.

Le frère Jean de Tillmouth serait mieux votre homme : bon vivant à table, bienvenu partout, il connaît tous les châteaux et toutes les villes où l’on boit du bon vin et de la bonne ale, depuis Newcastle jusqu’à Holyrood ; mais hélas ! le pauvre homme ! il ne quitte guère plus l’enceinte du château depuis le jour où sa mauvaise étoile lui fit traverser la Tweed, pour aller apprendre le Credo à la dame Alison. Le vieux Bughtrig le surprit avec sa femme ; et frère Jean, ennemi des querelles, décampa au plus vite, oubliant froc et capuchon : le rustre jaloux a juré que, s’il revient, il n’aura plus personne à confesser. Je crois le frère peu désireux de le rencontrer ; cependant il est possible qu’il se hasarde à sortir sous votre protection.

xxii.

Le jeune Selby, debout près de la table, découpait les mets pour son oncle et son hôte ; il prit respectueusement la parole et dit :

— Mon cher oncle, quel malheur ce serait pour nous, s’il arrivait quelque mésaventure au frère Jean ! C’est un homme si gai ! Il n’est ni jeu ni bon tour qu’il ne sache : qui est plus adroit que lui au trictrac et aux boules ? qui chanterait comme lui ces chansons si comiques, lorsque la neige de Noël nous fait trouver le temps si long auprès du foyer, sans que nous puissions ni chasser, ni faire aucune excursion en Écosse ? La vengeance de ce rustre de Bughtrig ne se contenterait pas cette fois de lui retenir son froc. Que frère Jean dorme à son aise au coin de la cheminée ! qu’il continue à faire rôtir des pommes sauvages, ou à vider les flacons ! il est venu hier au soir à Norham un guide qui vaudra mieux que frère Jean.

— Par ma foi ! dit Heron, c’est bien parlé, neveu ; voyons, achève.

xxiii.

— Nous avons ici un saint pèlerin qui a visité Jérusalem et qui vient de Rome ; il a baisé la pierre du saint sépulcre ; il a parcouru tous les saints lieux de la Palestine et de l’Arabie, gravi les montagnes de l’Arménie, où l’on voit encore l’arche de Noé ; traversé cette mer Rouge qui s’ouvrit sous la baguette du prophète, et salué dans le désert de Sinaï la montagne sur laquelle la loi fut donnée au milieu des éclairs et de l’orage ; il a apporté des coquillages de Saint-Jacques de Compostelle : il a vu le fertile Montserrat, et cette grotte où, fuyant les hommages de toute la jeunesse sicilienne, sainte Rosalie se retira avec Dieu seul.

xxiv.

Ce pèlerin a aussi imploré le pardon de ses péchés dans la chapelle du vaillant saint George de Norwich, dans celle de saint Cuthbert de Durham et de saint Bede ; il connaît tous les chemins d’Écosse, et va visiter les églises du comté de Forth ; il mange peu, veille long-temps, et ne boit que de l’eau des ruisseaux ou des lacs. Voilà un bon guide dans les plaines comme dans les montagnes ; mais, quand frère Jean a vidé son pot d’ale, il ne sait plus quel chemin il a pris, et ne s’en soucie guère plus que le vent qui souffle et se réchauffe contre son nez[3]

xxv.

— Grand merci, dit lord Marmion ; je ne souffrirai pas que le frère Jean, cet homme vénérable, s’expose pour moi au moindre danger : si le pèlerin veut me servir de guide jusqu’à Holyrood, il aura lieu de se louer de moi autant que de son patron. Ce ne sont ni coquilles ni chapelets que je lui promets, mais de beaux et bons angelots d’or. J’aime d’ailleurs ces saints errans ; ils ont toujours en réserve, pour charmer l’ennui d’une route sur les montagnes, quelque chanson, lai, romance, conte joyeux, bon mot, ou pour le moins une légende menteuse.

xxvi.

— Ah ! noble chevalier, interrompit Selby, et il posa un doigt sur sa bouche d’un air de mystère ; cet homme est bien savant : peut-être même l’est-il plus qu’on ne peut le devenir par de saintes pratiques ; il se parle souvent à lui-même, et recule comme devant un objet visible pour lui seul. Hier au soir nous allâmes écouter à la porte de sa cellule : nous entendîmes des paroles étranges, et cela dura jusqu’au matin, quoiqu’il n’y eût personne avec lui. Parfois il me semblait que d’autres voix répondaient à la sienne. Que vous dirais-je ? Je ne vois là rien de bon… et frère Jean prétend qu’il est écrit que jamais une conscience nette et exempte de toute souillure du péché ne peut veiller et prier si long-temps ; car frère Jean lui-même s’endort toujours en disant son chapelet, avant d’avoir récité dix Ave et deux Credo.

xxvii.

— Fort bien, dit Marmion. Par ma foi ! ce pèlerin sera mon guide, quand Satan et lui seraient d’intelligence. Ainsi, qu’il vous plaise, gentil jouvencel, d’appeler le pèlerin dans cette salle.

Le pèlerin fut appelé et introduit (7).

Un noir capuchon lui couvrait le visage ; sa robe était de la même couleur, et sur ses larges épaules on voyait les clefs de saint Pierre découpées en drap rouge. Des coquillages ornaient son chapeau ; le crucifix qui pendait à son cou venait de Lorrette. Le voyage avait usé ses sandales : il portait le bourdon, la bougette[4], la bourde et la cédule. Le rameau de palmier flétri qu’il tenait à la main indiquait le voyageur de la Terre-Sainte.

xxviii.

Il n’y avait dans la salle aucun chevalier dont la taille fût plus haute que la sienne, et qui eût une démarche plus noble et plus fière. Il n’attendit point qu’on le priât d’approcher, et il alla se placer vis-à-vis le lord Marmion, comme s’il eût été son égal. Mais il semblait épuisé par la fatigue : son visage était ridé et abattu ; et, quand il essayait de sourire, il y avait quelque chose d’égaré et de sombre dans ses yeux. La mère qui lui donna le jour aurait eu peine à le reconnaître, en voyant ses joues pâles et ses cheveux brûlés par le soleil.

Ah ! comme les besoins et les privations, les voyages et les chagrins altèrent bientôt le visage de nos amis les plus chers ! La terreur peut devancer les années, et blanchir nos cheveux dans une nuit ; de pénibles travaux, rendre nos traits austères. La misère éteint le feu des yeux, et la vieillesse n’a point de rides aussi profondes que celles qu’imprime le désespoir. Heureux le mortel exempt de toutes ces peines ! ce pauvre pèlerin les avait toutes connues.

xxix.

Lord Marmion lui demanda s’il voulait être son guide ; le pèlerin y consentit. Il fut convenu qu’aux premiers feux du matin on se mettrait en marche pour se rendre à la cour d’Ecosse. — Mais, ajouta le pèlerin, je ne puis rester long-temps en chemin ; des vœux solennels m’appellent au rivage de Saint-André, dans la caverne où, du matin au soir, le bienheureux saint Régulus mêlait ses cantiques à la voix mugissante des vagues. Mon pèlerinage ne finira qu’à la miraculeuse source de Saint-Fillan, dont les eaux possèdent la vertu de calmer le délire et de rendre la raison. Fasse la Vierge Marie que je retrouve dans ces saints lieux la paix de mon cœur, ou puisse-t-il cesser de battre à jamais !

Ce fut dans ce moment que le page de sir Heron versa dans une coupe d’argent la libation de minuit, et l’offrit à genoux au lord Marmion, qui but au sommeil de son hôte. La coupe circula de main en main, et le pèlerin seul refusa de l’approcher de ses lèvres, malgré les instances de Selby.

C’était le signal de la fin du repas. On se tut. Les ménestrels cessèrent leurs chants, et bientôt on n’entendit plus dans le château que les pas mesurés de la sentinelle.

xxx.

Marmion se leva avec l’aurore. On alla d’abord à la chapelle ; on y entendit une messe dépêchée par le frère Jean, et un bon repas fut offert à Marmion. Bientôt les trompettes sonnèrent le boute-selle. On n’oublia pas le coup de l’étrier. Le baron et son hôte se conduisirent réciproquement en chevaliers courtois ; Marmion remercia le gouverneur, qui, de son côté, s’excusa avec modestie. Ce cérémonial se continua jusqu’à ce que Marmion eût vu défiler son cortège, et lui-même partit. Aussitôt les trompettes firent retentir les échos de leurs fanfares ; le canon ébranla les remparts, et le rivage d’Ecosse ; une épaisse fumée, blanche comme la neige, enveloppa le château et ses vieilles tours, jusqu’à ce que la brise de la Tweed l’eût dissipée et éclairci de nouveau l’horizon.


  1. Citation d’une vieille ballade chantée par les ménestrels, et qui est très-populaire en Écosse. — Ed.
  2. Expression ironique des maraudeurs incendiaires. — Ed.
  3. Cette plaisanterie triviale de l’auteur a été l’objet d’une critique sévère en Angleterre. — Ed.
  4. The budget, bourse de cuir. — Ed.