On n’est pas des bœufs/Les ballons horo-captifs

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LES BALLONS HORO-CAPTIFS


C’est à vous dégoûter de quitter Paris !

On n’est pas plutôt rentré, qu’on constate que les gens ont profité de votre absence pour enlever mille de ces objets familiers dont chacun vous est un souvenir.

C’est ainsi que je me suis aperçu, hier, de la disparition de l’horloge pneumatique naguère sise en face de la Madeleine, en haut de la rue Royale.

Je chérissais cette horloge plus que bien des montres ancestrales, et jamais l’idée ne me hanta de la porter au clou, ce qui m’advint parfois à l’égard desdites bassinoires.

Pourquoi m’étais-je attaché à ce cadran public plutôt qu’à tout autre ? Saura-t-on jamais ?

Sait-on jamais pourquoi on aime les gens ?

Non. Eh bien ! Pour les objets, c’est la même chose.

Je me suis aperçu, d’ailleurs, que d’autres horloges pneumatiques ont disparu sous la pioche du démolisseur pour être remplacées par de grands serins de candélabres électriques.

Si on continue, bientôt, ce n’est pas seulement pour les braves qu’il n’y aura pas d’heure, mais aussi pour les natures timorées et incombatives.

Il y a bien un expédient orléaniste, comme dirait Clémenceau, c’est que chacun ait sa montre.

La thèse ne soutient pas une minute de discussion.

Exigeant de ses contribuables mille ponctualités administratives, la société (État ou Commune) doit auxdits lascars l’indication gratuite et publique de l’heure.

Elle-la-leur-doit !

Longtemps j’ai pâli, longtemps j’ai usé ma jeunesse, longtemps j’ai vigilé sur la recherche d’une solution pratique à l’accomplissement de ce devoir.

Le ciel a béni mes efforts et mes veilles. Merci, mon vieux ciel !

Édiles des cités populeuses, ouïssez pieusement mes dires, et aussi vous, grosses légumes de l’Observatoire !

Et vous allez voir comme c’est simple et bonmarcheux de faire assavoir l’heure à tous les citoyens.

Je fais construire (imaginons que j’ai l’entreprise de l’affaire), je fais construire douze ballons captifs affectant, chacun, la forme d’une bête différente, ainsi qu’on agit pour les divertissements forains.

Chaque bête représente une des heures du cadran.

En vue de faciliter la mnémotechnique, l’initiale de ces bêtes suit l’ordre alphabétique. Exemple :

1 heure : Antilope ;

2 heures : Bœuf ;

3 heures : Chameau ;

Etc., etc., jusqu’à :

11 heures : Kanguroo ;

12 heures : Lapin.

À chaque nouvelle heure de la journée, j’ascends la bête-aérostat qui y correspond et je la change chaque fois que change l’heure.

Alors, rien de plus simple pour se renseigner. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un chameau qui s’y balance avec grâce :

— Tiens, fait-il, il est trois heures (c = 3).

Pour l’indication des minutes, la chose est un peu plus compliquée, un tout petit peu plus.

Je divise le cadran en douze portions de cinq minutes, et j’indique chaque portion avec la même sorte d’animaux que pour les heures, mais de format plus petit. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un gros hérisson et un petit éléphant qui s’y balancent avec grâce.

— Tiens, fait-il, il est huit heures (h = 8) vingt-cinq minutes (e = 5, et 5 × 5 = 25).

Pour les minutes intermédiaires, j’en obtiens l’indication par des éclairages différents obtenus à l’aide d’une lampe de phare à feux tournants placée en une petite nacelle sous la grosse bête :

Violet, 1 minute.

Bleu, 2 minutes.

Jaune, 3 minutes.

Rouge, 4 minutes.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je passe sur les détails d’organisation, lesquels ne sauraient intéresser une clientèle aussi frivole que la mienne, et je termine par une gageure :

— Qu’est-ce que vous voulez parier que mon idée, pourtant si pratique, de ballons horo-captifs, sera appliquée à Chicago ou à Denver dix ans avant que la Ville-Lumière ait jeté dessus un pâle regard ?

Pauvre France !