On n’est pas des bœufs/Une affaire de tout premier ordre

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UNE AFFAIRE
DE
TOUT PREMIER ORDRE


Cet homme, adorné d’une belle barbe blonde couleur de moisson mûre, était un homme entre deux âges, et, à ce qu’il me parut, entre deux vins, car la pourpre de son teint trahissait l’abus des boissons fermentées et des spiritueux.

Sa nationalité était celle du Lapon.

Je n’ai eu que peu d’occasions, en ma vie pourtant si diaprée, de hanter des Lapons ; aussi me ruai-je sur cette bonne fortune offerte.

Bien que d’une taille exiguë, ce Lapon avait de hautes visées et ne parlait rien moins que de placer la Laponie, sa chère Laponie, à la tête des nations civilisées, et cela dans pas très longtemps.

Il parlait un français très correct panaché, point désagréablement, d’un léger accent lapon, et scandait la plupart de ses phrases d’une petite lampée de swenska punch.

Moins l’accent lapon, j’imitais la conduite momentanée de cet homme du Nord : je sifflais, entre autres, le traître swenska punch avec un déplorable abus.

Sur ce que je m’informais pourquoi surtout il était venu en France, il dit :

— Pour peu que vous ayez voyagé sur les routes de France, vous avez remarqué, et principalement au bas des côtes, de gros piliers portant à leur sommet cette indication : Chevaux de renfort. Avez-vous remarqué ?

— Que de fois !

— Beaucoup de ces poteaux ne sont plus que les pâles vestiges d’une civilisation disparue. Il y a bien les piliers, mais les chevaux de renfort sont allés se rafraîchir dans les neiges d’antan. Ils ne servaient plus à rien, la grande route étant devenue veuve de rouliers.

— La faute aux chemins de fer ! Ceci tuera cela.

— Longtemps, en France, on la crut morte et bien morte, la belle route nationale que jalousaient les nations voisines et dont s’enorgueillissaient à bon droit mille départements français.

— Mille ! Vous exagérez, mon vieux Lapon !

— Non, elles n’étaient pas mortes, vos belles routes nationales, et, la preuve, c’est qu’à l’heure qu’il est, l’admirable réseau de ces chemins qui sillonnent votre patrie a repris une vie active, un air de joie et de prospérité…

— Grâce à la bécane !

— Grâce à la bécane, vous l’avez dit. Et les bonnes vieilles auberges campagnardes renaissent de leurs cendres ! À nous les omelettes au lard et les petits reginglards du pays !

— Le roulage est mort, vive le tourisme !

— Et vous, agents-voyers, comme dirait d’Esparbès, sortez de votre torpeur et entretenez-nous nos routes, si bien, mille tonnerres ! qu’on dirait des pistes !

— Malheureusement, les agents-voyers sont toujours au café… Tenez, les quatre messieurs qui jouent à la manille, à cette table, ce sont quatre agents-voyers.

— Ah ! vraiment !

— Et les deux qui jouent au billard, aussi !

— C’est bien triste. Mais il n’y a pas, pour le tourisme, que cet inconvénient de routes parfois mal entretenues : il y a aussi les côtes.

— Ah ! oui, les côtes !

— Pour un cycliste vigoureux et bien entraîné, une côte est un jeu d’enfant ; mais pour des personnes déjà âgées, pour de tout jeunes gens, pour de frêles petites femmes, une côte raide et longue constitue un épouvantail qui suffit souvent à dégoûter de la route bien des gens.

— On ne peut pourtant pas raboter la France… pour faire plaisir à des vieillards décrépits ou à des fillettes chlorotiques.

— Inutile de raboter la France ! J’ai un truc et, sans toucher aux côtes, j’en supprime l’inconvénient. C’est même pour lancer cette affaire-là que je suis venu en France.

Et mon petit homme sortit de sa poche un prospectus dont le titre était ainsi conçu :


SOCIÉTÉ FRANCO-LAPONE
pour le tirage,
au moyen de rennes,
des cyclistes aux montées.


— Ce que les chevaux de renfort, continua le Lapon, faisaient pour les grosses voitures des rouliers, mes rennes le feront pour les cyclistes. Un petit attelage fort ingénieux s’adapte à toutes les machines. Mes rennes sont dressés à donner juste la traction équivalente à l’effort de montée, de sorte que le cycliste, ainsi tiré, n’a qu’à continuer à pédaler comme s’il était sur une route absolument horizontale.

— Ce sera pittoresque.

— Et surtout pratique.

— Le renne s’acclimate-t-il bien chez vous ?

— Admirablement, sauf dans le Midi. Mais cela n’a aucun inconvénient, car, dans le Midi, les vélocipédistes sont si forts, si forts, qu’il sont obligés de mettre le frein pour monter les côtes !

. . . . . . . . . . . . . . .

La Société Franco-Lapone pour le tirage, au moyen de rennes, des cyclistes aux montées, va lancer une émission d’actions dans la seconde quinzaine de septembre.

C’est un placement absolument sûr, une occasion unique pour la petite épargne.

Ceux de nos lecteurs qui désireraient souscrire une ou plusieurs actions peuvent m’envoyer directement leur argent. (Se presser.)