On ne badine pas avec l’amour (1884)/Acte III

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ACTE TROISIÈME.


Scène première.

(Devant le château.)
Entrent Le Baron et Maître Blazius.
Le Baron

Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer furtivement dans l’office, et quand vous êtes convaincu d’avoir volé mes bouteilles de la manière la plus pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma nièce d’une correspondance secrète.

Maître Blazius

Mais, monseigneur, veuillez vous rappeler…

Le Baron

Sortez, monsieur l’abbé, et ne reparaissez jamais devant moi ; il est déraisonnable d’agir comme vous le faites, et ma gravité m’oblige à ne vous pardonner de ma vie.

(Il sort ; maître Blazius le suit. — Entre Perdican.)
Perdican

Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’interroger tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! je l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc ? — Ah ! je vais au village.

(Il sort.)



Scène II.

(Un chemin.)
Entre Maître Bridaine.

Que font-ils maintenant ? Hélas ! voilà midi. — Ils sont à table. Que mangent-ils ? que ne mangent-ils pas ? J’ai vu la cuisinière traverser le village avec un énorme dindon. L’aide portait les truffes, avec un panier de raisin.

(Entre Maître Blazius.)
Maître Blazius

Ô disgrâce imprévue ! me voilà chassé du château, par conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin de l’office.

Maître Bridaine

Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au feu de la noble cheminée mon ventre copieux.

Maître Blazius

Pourquoi une fatale curiosité m’a-t-elle poussé à écouter le dialogue de dame Pluche et de sa nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que j’ai vu ?

Maître Bridaine

Pourquoi un vain orgueil m’a-t-il éloigné de ce dîner honorable, où j’étais si bien accueilli ? Que m’importait d’être à droite ou à gauche ?

Maître Blazius

Hélas ! j’étais gris, il faut en convenir, lorsque j’ai fait cette folie.

Maître Bridaine

Hélas ! le vin m’avait monté à la tête quand j’ai commis cette imprudence.

Maître Blazius

Il me semble que voilà le curé.

Maître Bridaine

C’est le gouverneur en personne.

Maître Blazius

Oh ! oh ! monsieur le curé, que faites-vous là ?

Maître Bridaine

Moi ! je vais dîner. N’y venez-vous pas ?

Maître Blazius

Pas aujourd’hui. Hélas ! maître Bridaine, intercédez pour moi ; le baron m’a chassé. J’ai accusé faussement Mlle Camille d’avoir une correspondance secrète, et cependant Dieu m’est témoin que j’ai vu ou que j’ai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.

Maître Bridaine

Que m’apprenez-vous là ?

Maître Blazius

Hélas ! hélas ! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une bouteille.

Maître Bridaine

Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d’une luzerne et d’une correspondance ?

Maître Blazius

Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. Ô digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !

Maître Bridaine, à part.

Ô fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !

Maître Blazius

Je vous serai reconnaissant d’écouter mon histoire, et de vouloir bien m’excuser, brave seigneur, cher curé.

Maître Bridaine

Cela m’est impossible, monsieur ; il est midi sonné, et je m’en vais dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je n’intercède point pour un ivrogne. (À part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi.

(Il sort en courant.)
Maître Blazius, seul.

Misérable Pluche ! c’est toi qui payeras pour tous ; oui, c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. Ô sainte université de Paris ! on me traite d’ivrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.

Dame Pluche

Que signifie cela ? C’est une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à la poste au village.

Maître Blazius

Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.

Dame Pluche

Moi, morte ! morte !

Maître Blazius

Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier.

(Ils se battent. — Entre Perdican.)
Perdican

Qu’y a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi violenter cette femme ?

Dame Pluche

Rendez-moi la lettre. Il me l’a prise, seigneur ; justice !

Maître Blazius

C’est une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un billet doux.

Dame Pluche

C’est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.

Maître Blazius

C’est un billet doux à un gardeur de dindons.

Dame Pluche

Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.

Perdican

Donnez-moi cette lettre ; je ne comprends rien à votre dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je m’arroge le droit de la lire. Il lit. « À la sœur Louise, au couvent de ***. » (À part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve. — Retirez-vous, dame Pluche ; vous êtes une digne femme et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste.

(Sortent maître Blazius et dame Pluche.)
Perdican, seul

Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sœur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec la dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je n’y changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.) « Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l’avais prévu. C’est une terrible chose ; mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdue. Cependant j’ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme. — Camille. » Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle parle ainsi ! Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le cœur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que j’avais cette nuit est-elle donc vraie ? Ô femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! c’est de bon cœur qu’elle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu’on le lui voudrait faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. Holà ! brave homme ! (Entre un paysan.) Allez au château ; dites à la cuisine qu’on envoie un valet porter à Mlle. Camille le billet que voici. (Il écrit.)

Le Paysan

Oui, monseigneur.

(Il sort.)
Perdican

Maintenant à l’autre. Ah ! je suis au désespoir ! Holà ! Rosette, Rosette !

(Il frappe à une porte.)
Rosette, ouvrant.

C’est vous, monseigneur ! Entrez, ma mère y est.

Perdican

Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.

Rosette

Où donc ?

Perdican

Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.

Rosette

Oui, monseigneur.

(Elle entre dans la maison.)
Perdican

J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais, par le ciel, elle n’y trouvera pas ce qu’elle compte y trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.



Scène III.

(Le petit bois.)
Entrent Camille et Le Paysan.
Le Paysan

Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous ; faut-il que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me l’a dit le seigneur Perdican ?

Camille

Donne-la-moi.

Le Paysan

Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n’est pas la peine de m’attarder.

Camille

Je te dis de me la donner.

Le Paysan

Ce qui vous plaira. (Il donne la lettre.)

Camille

Tiens, voilà pour ta peine.

Le Paysan

Grand merci ; je m’en vais, n’est-ce pas ?

Camille

Si tu veux.

Le Paysan

Je m’en vais, je m’en vais.

(Il sort.)
Camille, lisant.

Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l’air d’arriver la première.

(Entrent Perdican et Rosette, qui s’assoient.)
Camille, cachée, à part.

Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.

Perdican, à haute voix, de manière que Camille l’entende.

Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.

(Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
Rosette

Vous me donnez votre chaîne d’or ?

Perdican

Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.

Camille, à part.

Il a jeté ma bague dans l’eau.

Perdican

Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?

Rosette

Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

Perdican

Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.

Rosette

Comme vous me parlez, monseigneur !

Perdican

Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.

(Il sort avec Rosette.)



Scène IV.

Entre Le Chœur.

Il se passe assurément quelque chose d’étrange au château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur.

Dame Pluche, entrant.

Vite, vite, qu’on selle mon âne !

Le Chœur

Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?

Dame Pluche

Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.

Le Chœur

Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans un caveau malsain. Nous ferons des vœux pour votre respectable résurrection.

Dame Pluche

Voici ma maîtresse qui s’avance. (À Camille qui entre.) Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a rendu ses comptes, et mon âne est bâté.

Camille

Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas aujourd’hui.

(Elle sort.)
Le Chœur

Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts s’allongent en se crispant.

Dame Pluche

Seigneur Jésus ! Camille a juré !

(Elle sort.)



Scène V.

Entrent Le Baron et Maître Bridaine.
Maître Bridaine

Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la cour à une fille du village.

Le Baron

C’est absurde, mon ami.

Maître Bridaine

Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui promettait de l’épouser.

Le Baron

Cela est monstrueux.

Maître Bridaine

Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable, que la petite a montré à sa mère.

Le Baron

Ô ciel ! considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?

Maître Bridaine

Pour le poids et pour la conséquence. C’est la chaîne d’or qu’il portait à son bonnet.

Le Baron

Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi m’en tenir.

(Ils sortent.)



Scène VI.

(La chambre de Camille.)
Entrent Camille et Dame Pluche.
Camille

Il a pris ma lettre, dites-vous ?

Dame Pluche

Oui, mon enfant, il s’est chargé de la mettre à la poste.

Camille

Allez au salon, dame Pluche ; et faites-moi le plaisir de dire à Perdican que je l’attends ici. (Dame Pluche sort.) Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par hasard ? (Elle lève la tapisserie.) Es-tu là, Rosette ?

Rosette, entrant.

Oui, puis-je entrer ?

Camille

Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la cour ?

Rosette

Hélas ! oui.

Camille

Que penses-tu de ce qu’il t’a dit ce matin ?

Rosette

Ce matin ? Où donc ?

Camille

Ne fais pas l’hypocrite. — Ce matin à la fontaine, dans le petit bois.

Rosette

Vous m’avez donc vue ?

Camille

Pauvre innocente ! Non, je ne t’ai pas vue. Il t’a fait de beaux discours, n’est-ce pas ? Gageons qu’il t’a promis de t’épouser.

Rosette

Comment le savez-vous ?

Camille

Qu’importe comment je le sais ? Crois-tu à ses promesses, Rosette ?

Rosette

Comment n’y croirais-je pas ? il me tromperait donc ? Pour quoi faire ?

Camille

Perdican ne t’épousera pas, mon enfant.

Rosette

Hélas ! je n’en sais rien.

Camille

Tu l’aimes, pauvre fille ; il ne t’épousera pas, et la preuve, je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu n’auras qu’à prêter l’oreille et à venir quand je t’appellerai.

(Rosette sort.)
Camille

Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte d’humanité ? La pauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.) Bonjour, cousin, asseyez-vous.

Perdican

Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?

Camille

À vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez quelque chose à me dire ?

Perdican, à part.

Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la conversation. (Haut.) Je n’ai rien à vous dire qu’un adieu, Camille ; je croyais que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.

Camille

J’aime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas avoir eu envie de me quereller encore avec vous.

Perdican

À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la paix.

Camille

Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?

Perdican

Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.

Camille

Je voudrais qu’on me fît la cour ; je ne sais si c’est que j’ai une robe neuve, mais j’ai envie de m’amuser. Vous m’avez proposé d’aller au village, allons-y, je veux bien, mettons-nous en bateau ; j’ai envie d’aller dîner sur l’herbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous n’avez plus au doigt la bague que je vous ai donnée.

Perdican

Je l’ai perdue.

Camille

C’est donc pour cela que je l’ai trouvée ; tenez, Perdican, la voilà.

Perdican

Est-ce possible ? Où l’avez-vous trouvée ?

Camille

Vous regardez si mes mains sont mouillées, n’est-ce pas ? En vérité, j’ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit hochet d’enfant de la fontaine. Voilà pourquoi j’en ai mis une autre, et je vous dis, cela m’a changée ; mettez donc cela à votre doigt.

Perdican

Tu as retiré cette bague de l’eau, Camille, au risque de te précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; c’est toi qui me la mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage d’un bonheur qui n’est plus ? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi restes-tu ? Pourquoi, d’une heure à l’autre, changes-tu d’apparence et de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon de soleil ?

Camille

Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes qu’on lui impose ? Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?

Perdican

Je n’entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je t’aime Camille, voilà tout ce que je sais.

Camille

Vous dites que vous m’aimez, et vous ne mentez jamais ?

Perdican

Jamais.

Camille

En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapisserie ; Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une chaise.) Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu’elle vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne mentez jamais, d’où vient donc qu’elle s’est évanouie en vous entendant me dire que vous m’aimez ? Je vous laisse avec elle ; tâchez de la faire revenir.

(Elle veut sortir.)
Perdican

Un instant, Camille, écoutez-moi.

Camille

Que voulez-vous me dire ? c’est à Rosette qu’il faut parler. Je ne vous aime pas, moi ; je n’ai pas été chercher par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je n’ai pas répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées à une autre ; je n’ai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir d’une amitié chérie ; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou, je ne lui ai pas dit que je l’épouserais.

Perdican

Écoutez-moi, écoutez-moi !

Camille

N’as-tu pas souri tout à l’heure quand je t’ai dit que je n’avais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! oui, j’y étais et j’ai tout entendu ; mais, Dieu m’en est témoin, je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de moi, n’est-ce pas, et me punir d’une lettre écrite à mon couvent ? tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me frappât derrière elle. Je m’étais vantée de t’avoir inspiré quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela t’a blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! apprends-le de moi, tu m’aimes, entends-tu ; mais tu épouseras cette fille, ou tu n’es qu’un lâche !

Perdican

Oui, je l’épouserai.

Camille

Et tu feras bien.

Perdican

Très bien, et beaucoup mieux qu’en t’épousant toi-même. Qu’y a-t-il, Camille, qui t’échauffe si fort ? Cette enfant s’est évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour cela qu’un flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver que j’avais menti une fois dans ma vie ; cela est possible, mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens, aide-moi à secourir Rosette.

(Ils sortent.)

Scène VII.

Le Baron et Camille.
Le Baron

Si cela se fait, je deviendrai fou.

Camille

Employez votre autorité.

Le Baron

Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est certain.

Camille

Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.

Le Baron

Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne paraîtrai pas une fois à la Cour. C’est un mariage disproportionné. Jamais on n’a entendu parler d’épouser la sœur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de bornes.

Camille

Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi, c’est une folie, et il ne résistera pas.

Le Baron

Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.

Camille

Mais, parlez-lui, au nom du ciel ! C’est un coup de tête qu’il a fait ; peut-être n’est-il déjà plus temps ; s’il en a parlé, il le fera.

Le Baron

Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur. Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille sans nom.

(Il sort.)
Camille

Ne trouverai-je pas ici un homme de cœur ? En vérité, quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.) Eh bien, cousin, à quand le mariage ?

Perdican

Le plus tôt possible ; j’ai déjà parlé au notaire, au curé, et à tous les paysans.

Camille

Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette ?

Perdican

Assurément.

Camille

Qu’en dira votre père ?

Perdican

Tout ce qu’il voudra ; il me plaît d’épouser cette fille ; c’est une idée que je vous dois, et je m’y tiens. Faut-il vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle m’aime ; c’est plus qu’il n’en faut pour être trois fois heureux. Qu’elle ait de l’esprit ou qu’elle n’en ait pas, j’aurais pu trouver pire. On criera, on raillera ; je m’en lave les mains.

Camille

Il n’y a rien là de risible ; vous faites très bien de l’épouser. Mais je suis fâchée pour vous d’une chose : c’est qu’on dira que vous l’avez fait par dépit.

Perdican

Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! que non.

Camille

Si, j’en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.

Perdican

Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela m’est bien égal.

Camille

Mais vous n’y pensez pas ; c’est une fille de rien.

Perdican

Elle sera donc de quelque chose, lorsqu’elle sera ma femme.

Camille

Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit neuf et ses souliers pour venir ici ; le cœur vous lèvera au repas de noces, et le soir de la fête vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les contes arabes, parce qu’elle sentira le ragoût.

Perdican

Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand une femme est douce et sensible, fraîche, bonne et belle, je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité, jusqu’à ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.

Camille

Il est à regretter qu’on ait dépensé tant d’argent pour vous l’apprendre ; c’est trois mille écus de perdus.

Perdican

Oui ; on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.

Camille

Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres d’esprit.

Perdican

Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car il est à eux.

Camille

Combien de temps durera cette plaisanterie ?

Perdican

Quelle plaisanterie ?

Camille

Votre mariage avec Rosette.

Perdican

Bien peu de temps ; Dieu n’a pas fait de l’homme une œuvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.

Camille

Je suis curieuse de danser à vos noces !

Perdican

Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.

Camille

Il me plaît trop pour que je le quitte.

Perdican

Je vous quitte donc vous-même, car j’en ai tout à l’heure assez.

Camille

Allez-vous chez votre épousée ?

Perdican

Oui, j’y vais de ce pas.

Camille

Donnez-moi donc le bras ; j’y vais aussi.

(Entre Rosette.)
Perdican

Te voilà, mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon père.

Rosette, se mettant à genoux.

Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez donné, et de vivre en paix chez ma mère.

Camille

Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, c’est moi qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place. Quant à un mari, n’en sois pas embarrassée, je me charge de t’en trouver un.

Perdican

Cela n’est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens, que je te mène à mon père.

Camille

Pourquoi ? Cela est inutile.

Perdican

Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal : il faut laisser passer le premier moment de surprise qu’il a éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place. Je trouve plaisant qu’on dise que je ne t’aime pas quand je t’épouse. Pardieu ! nous les ferons bien taire.

(Il sort avec Rosette.)
Camille

Que se passe-t-il donc en moi ? Il l’emmène d’un air bien tranquille. Cela est singulier : il me semble que la tête me tourne. Est-ce qu’il l’épouserait tout de bon ? Holà ! dame Pluche, dame Pluche ! N’y a-t-il donc personne ici ? (Entre un valet.) Courez après le seigneur Perdican ; dites-lui vite qu’il remonte ici, j’ai à lui parler. (Le valet sort.) Mais qu’est-ce donc que tout cela ? Je n’en puis plus, mes pieds refusent de ne soutenir.

(Rentre Perdican.)
Perdican

Vous m’avez demandé, Camille ?

Camille

Non, — non.

Perdican

En vérité, vous voilà pâle ; qu’avez-vous à me dire ? Vous m’avez fait rappeler pour me parler ?

Camille

Non, non. — Ô Seigneur Dieu !

(Elle sort.)



Scène VIII.

(Un oratoire.)
Entre Camille, elle se jette au pied de l’autel.

M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience, vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier !

(Entre Perdican.)
Perdican

Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?

Camille

Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?

Perdican

Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons.

(Il la prend dans ses bras.)
Camille

Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait.

Perdican

Chère créature, tu es à moi !

(Il l’embrasse ; on entend un grand cri derrière l’autel.)
Camille

C’est la voix de ma sœur de lait.

Perdican

Comment est-elle ici ? je l’avais laissée dans l’escalier, lorsque tu m’as fait rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait suivi sans que je m’en sois aperçu.

Camille

Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.

Perdican

Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.

Camille

La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.

Perdican

Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute, elle est jeune, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu’y a-t-il ?

(Camille rentre.)
Camille

Elle est morte. Adieu, Perdican !