Opuscules et fragments inédits de Leibniz/Nouvelles Ouvertures

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Nouvelles Ouvertures
Opuscules et fragments inédits de Leibniz, Texte établi par Louis CouturatFélix Alcan (p. 224-229).

Phil., VII, B, 1, 1 (2 f.. in-folio.)

Nouvelles ouvertures.

Puisque nous sommes dans un siecle qui tache d’approfondir les choses, ⟨ il faut que ceux qui aiment le bien general, fassent quelque effort pour profiter de ce penchant qui peut estre ne durera pas long temps aux hommes, sur tout s’il se trouve par malheur ou par leur peu de methode, qu’ils n’en soyent pas fort soulagés, ce qui les feroit retomber un jour ⟨ de la curiosité ⟩ dans l’indifference et enfin dans l’ignorance. Cependant il est constant que ⟩ les Mathematiques, ⟨ qui sont le chef-d’œuvre du raisonnement humain ⟩, ne sont jamais allé si loin et si la Medecine n’avance pas encor à proportion des belles observations de physique, il ne tient peut estre qu’à un bon ordre, que les souverains y pourroient mettre ⟨ àfin de faire un peu mieux valoir les avantages que le genre humain a déjà eus sur la nature ⟩. L’Histoire civile et tout ce qu’on appelle les belles lettres, se trouve mis dans un grand jour. Et quoyque ce qu’on peut tirer des Grecs et Latins ne soit pas encor entierement epuisé, et qu’il y ait de quoy faire des beaux spicileges, on peut neantmoins asseurer que le principal est éclairci. Depuis quelque temps on travaille à l’Histoire du moyen-aage, on tire des layettes des Archifs et de la poussiere des vieux papiers, quantité de croniques, de diplomes, et de mémoires servans à éclaircir les origines, les changemens et les demelés des souverains. Dans peu il faudra aller fouiller chez les Chinois et Arabes, pour achever l’Histoire du genre humain, autant qu’on la peut tirer des monumens qui nous restent, soit par écrit, soit sur des pierres ou metaux, soit même dans la memoire des hommes, car il ne faut pas négliger entierement la tradition ; et je tiens que de tout ce qui est non-écrit les langues mêmes sont les meilleurs ⟨ et les plus grands restes significatifs ⟩ de l’ancien monde, dont on pourroit tirer des lumieres pour les origines des peuples et souvent ⟨ pour celles ⟩ des choses[1]. Je sçay que plusieurs philosophes et Mathematiciens se moquent de ces recherches des faits mais on voit de l’autre costé que les gens du monde ⟨ n’aiment ordinairement que l’étude de l’Histoire, et ⟩ meprisent ou laissent aux gens du mestier tout ce qui à l’air d’un raisonnement scientifique ; ⟨ et je croy qu’il y a de l’excés dans ces jugemens de part et d’autre ⟩. L’Histoire seroit d’un grand usage, quand elle ne serviroit qu’à entretenir les hommes dans le desir de la gloire, qui est le motif de la pluspart des belles actions ; et il est seur que le respect que les souverains mêmes ont pour le jugement de la postérité, fait souvent un bon effect. Je veux que [souvent] l’Histoire tienne ⟨ quelques fois ⟩ un peu du Roman, sur tout quand il s’agit des motifs qu’on prend soin de cacher, mais elle en dit tousjours assez pour nous faire faire nostre profit des evenemens ; on y trouve par tout des leçons excellentes, ⟨ données par les plus grands hommes qui ont eu ⟨ des bons et des mauvais ⟩ succès ⟩ et rien n’est plus commode que d’apprendre au depens d’autruy. L’Histoire de l’Antiquité est d’une necessité absolue pour la preuve de la verité de la religion, et mettant à part l’excellence de la doctrine, c’est par son origine toute divine, que la nostre se distingue de toutes les autres, ⟨ qui n’en approchent en aucune façon ⟩. C’est là peut estre le meilleur usage de la plus fine et de la plus profonde critique que de rendre un temoignage sincere à ces grandes verités par des anciens auteurs exactement verifiés et si les Mahometans et payens et même, les libertins | ne se rendent point ⟨ à la raison ⟩, on peut direque c’est principalement faute de ne pas sçavoir l’histoire ⟨ancienne, aussi ceux qui l’ignorent entierement sont tousjours enfans, comme cet Egyptien qui parla à Solon jugea fort bien des Grecs[2] ⟩. Mais si je fais grand cas de ces belles connoissances Historiques qui nous font entrer en quelque façon dans le secret de la providence, je n’estime pas moins la voye des sciences pour connoistre les grandeurs de la Sagesse Divine, dont les marques se trouvent dans les idées que Dieu a mis dans nostre ame, et dans la structure des corps, qu’il a fournis à nostre usage. En un mot j’estime toute sorte de découvertes en quelque matiere que ce soit et je voy qu’ordinairement c’est faute d’ignorer les rapports et les consequences des choses, qu’on meprise les travaux ou les soins d’autruy ⟨ qui est la marque la plus seure de la petitesse d’esprit ⟩. Les gens de meditation ordinairement ne sçauroient gouter cette multitude de veues legeres et peu seures dont il se faut servir dans le train des affaires et dans les sciences practiques comme sont la politique et la medecine ; mais ils ont grand tort. C’est de ces emplois comme du jeu, ou il faut se resoudre et prendre party lors même qu’il n’y a nulle asseurance ; il y a une science qui nous gouverne dans les incertitudes mêmes pour découvrir de quel costé la plus grande apparence se trouve. Mais il est étonnant qu’elle est presque inconnue et que les Logiciens n’ont pas encor examiné les degrés de probabilité ou de vraisemblance ⟨ qu’il y a ⟩ dans les conjectures ⟨ ou preuves ⟩ qui ont ⟨ pourtant ⟩ leur estimation aussi asseurée que les nombres ; cette estimation nous peut et doit servir non pas pour venir à une [asseurance] ⟨ certitude ⟩, ce qui est impossible mais pour agir le plus raisonnablement qu’il se peut sur les faits ou connoissances qui nous sont données. Après quoy on n’aura rien à nous reprocher, et au moins nous reussirons le plus souvent, pourveu que nous imitions les sages joueurs et les bons marchands qui se partagent en plusieurs petits hazards plustost que de se commettre trop à la fois avec la fortune, ⟨ et ne s’exposent pas à estre debanqués tout d’un coup ⟩. Il y a donc une science sur les matieres les plus incertaines, qui fait connoistre demonstrativement les degrés de l’apparence et de l’incertitude ; l’habileté des personnes experimentées consiste souvent à connoistre par routine le choix qu’ils doivent faire ; cependant, comme ils ne laissent pas de juger legerement le plus souvent ; les philosophes et les mathematiciens leur pourroient estre d’un grand secours, s’ils examinoient doresnavant ces matieres de practique et ne s’arrestoient pas à leur speculations abstraites toutes seules ; mais comme leur défaut est de vouloir creuser là où il ne faut que sonder le fonds ; On voit de l’autre costé que souvent les gens d’affaires donnent trop au hazard et ne veuillent pas memes…[3] la sonde. ⟨ Choisissant temerairement le parti le plus conforme à leur genie[4] ou à leur preventions, soit qu’ils se determinent à agir, soit qu’ils demeurent dans l’irresolution. ⟩ Car les politiques vulgaires n’aiment que des pensées aisées et superficielles, telles qu’un homme d’esprit trouve souvent au bout de la langue ; et quand il s’agit de mediter, ils se rebutent. D’ou viennent que les sciences profondes qu’ils considerent comme un mestier peinible ne sont pas à leur goust ; mais ils se trouvent punis de cette paresse ⟨ dans leur propre jurisdiction, et dans le maniement des affaires ⟩ car pendant qu’ils courent apres des negotiations ⟨ de paroles ⟩ et après des veues peu solides, ils negligent ⟨ souvent ce qu’il y a de plus sec[5] dans leur mestier, sçavoir ⟩ les finances, et la milice, qui sont toutes deux presque toutes mathematiques, comme le commerce, les manufactures, la marine, l’artillerie, et autres matieres le peuvent faire juger. La jurisprudence même est une science d’un tres grand raisonnement, et dans les anciens je ne trouve rien qui approche d’avantage du style des Geometres que celuy des Jurisconsultes, dont les fragmens nous restent dans les pandectes. Quant à la theologie il est tres manifeste combien la Metaphysique d’un costé, et l’histoire avec les langues de l’autre, y sont necessaires. De toutes les choses de ce monde apres le repos d’esprit, rien n’est plus important que la santé, dont la conservation ou retablissement demande des meditations profondes de physique et de mecanique. Combien de fois devenons nous miserables par la seule ignorance ou inadvertance de quelque raisonnement aisé ou observation toute trouvée qui ne nous échapperoit pas si nous nous appliquions comme il faut et si les hommes se servoient de leur avantages. C’est pourquoy je tiens ⟨ qu’il ne faut rien negliger et⟩ que tous les hommes doivent avoir un soin particulier de la recherche de la verité ; et comme il y a certains instrumens de Mecanique dont aucun pere de famille ne manque quoy qu’il y en ait ⟨ d’autres ⟩ qu’on laisse chacun a l’artisan à qui il est particulier, de même nous devons tous [avoir soin de cet organe general] ⟨ tacher d’acquerir la science generale ⟩ qui nous puisse éclairer | par tout ; Et comme nous sommes tous curieux de sçavoir au moins les prix et souvent les usages des manufactures ou des outils que nous mêmes ne sçaurions faire à fin de les pouvoir au moins acheter et employer au besoin, de même devons nous sçavoir le veritable prix et l’utilité ⟨ et en quelque façon l’histoire ⟩ des sciences et arts, dont nous ne nous mêlons point, à fin de reconnoistre comment dans la republique de lettres tout conspire à la perfection de l’esprit et à l’avantage du genre humain, apeu près comme dans une ville toutes les professions bien menagées et reduites sur un bon pied contribuent à la rendre plus fleurissante.

Je trouve que deux choses seroient necessaires aux hommes pour profiter de leur avantages, et pour faire tout ce qu’ils pourroient contribuer à leur propre felicité, au moins en matiere de connoissances, car je ne touche point apresent à ce qui appartient à redresser leur volonté. Ces deux choses sont, premierement un inventaire exact de toutes les connoissances acquises mais dispersées et mal rangées ⟨au moins de celles qui nous paroissent au commencement les plus considerables ⟩, et secondement la science generale qui doit donner non seulement le moyen de se servir des connoissances acquises mais encor la Methode de juger et d’inventer, à fin d’aller plus loin, et de suppléer à ce qui nous manque. Cet inventaire dont je parle seroit bien eloigné des systemes, et des dictionnaires, et ne seroit composé que de quantité de Listes, denombremens, Tables, ou Progressions, qui serviroient à avoir tousjours en veue dans quelque meditation ou deliberation ⟨ que ce soit ⟩ le catalogue des faits et des circomstances ⟨ et des plus importantes suppositions et maximes ⟩ qui doivent servir de base au raisonnement. Mais j’avoue que de le donner tel qu’il faut ce n’est pas l’entreprise d’un seul homme, ny même de peu de personnes. Neantmoins je croy qu’en attendant ⟨ mieux ⟩ on pourroit ⟨ par le soin de quelques gens habiles et industrieux ⟩ parvenir aisement à quelque chose d’approchant, qui vaudroit mieux sans comparaison que la presente confusion, ou il semble que nos richesses mêmes nous rendent pauvres apeu pres comme il arriveroit dans un grand magazin qui manqueroit de l’ordre necessaire pour trouver ce qu’il faut, car c’est autant de ne rien avoir que de l’avoir sans s’en pouvoir servir. Mais comme il faut que la science generale serve encor à faire bien dresser l’inventaire, car elle est aux sciences particulieres ce que la science de tenir les comptes est à un marchand ou à un financier, c’est par elle qu’il faudra tousjours commencer.

  1. Voir La Logique de Leibniz, p. 159 et notes.
  2. Platon, Timée, 22 B.
  3. Un mot mutilé au bord du papier.
  4. Mot incertain ; on pourrait lire aussi : goust.
  5. Mot incertain ; on pourrait lire aussi : seur.