Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/12

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 151-175).

CHAPITRE XII.

J’y ai encore bien réfléchi, Elisabeth, lui dit son oncle après qu’ils eurent été quelques momens en voiture, et je penche beaucoup à juger la chose comme votre sœur aînée. Il me semble si peu vraisemblable qu’un homme forme de si mauvais desseins sur une jeune fille qui n’est pas sans amis et sans protection, qu’on doit vraiment espérer que la chose tournera mieux. Peut-il imaginer que ses amis ne feront aucunes démarches pour elle ? Peut-il croire qu’il sera bien vu dans le régiment, après avoir fait un tel affront au colonel chez qui elle demeuroit alors ? Non, le plaisir qu’il pourroit y trouver n’est pas égal aux risques qu’il court.

— Pensez-vous ? s’écria Elisabeth, avec une lueur d’espérance.

— Mais vraiment, dit Mistriss Gardiner, je commence à être de l’avis de votre oncle ; il seroit trop coupable envers l’honneur, la décence et son intérêt même ; je ne puis avoir si mauvaise opinion de Wikam ; pouvez-vous vous-même l’en croire capable ?

— Non, je ne le crois pas capable de négliger son propre intérêt ; hors de là, il peut tout faire. Cependant, si la chose est telle que vous la supposez, pourquoi n’auroient ils pas été en Écosse ?

— D’abord, reprit Mr. Gardiner, il n’y a pas de preuves positives qu’ils n’y soient pas allés.

— Mais on n’a point trouvé leurs traces sur le chemin de Barnet.

— Eh bien, supposons qu’ils aient été à Londres ; quoiqu’ils se cachent, ils peuvent avoir la même intention. Ils ne doivent pas avoir beaucoup d’argent ni l’un ni l’autre, et peut-être ont-ils eu l’idée qu’ils seroient mariés d’une manière plus prompte et plus économique à Londres.

— Pourquoi ce mystère ? Pourquoi leur mariage doit-il être si secret ? Ne voyez-vous pas, par le récit de Jane, que son plus intime ami ne croyoit pas qu’il eût l’intention de se marier ? Wikam n’épousera jamais une femme sans fortune, il ne peut s’en passer. Et quels charmes a Lydie, après ceux que donnent la santé, la jeunesse et la gaieté, qui puissent le séduire jusqu’à lui faire renoncer à la possibilité de faire un bon mariage ? Quant à la crainte d’être mal vu dans le régiment pour l’avoir enlevée et déshonorée, je ne puis en juger ; mais pour les autres considérations qui, dites-vous, auroient dû l’arrêter, je ne les crois pas fondées. Lydie n’a point de frère pour venger son honneur ; et Wikam peut supposer, d’après la conduite, l’insouciance de mon père et le peu de soin qu’il a toujours paru donner à tout ce qui concerne sa famille, que, dans ce cas-ci, il se mettra peu en peine d’agir et de le poursuivre.

— Mais supposez-vous que Lydie ait si peu d’honneur et l’aime assez passionnément, pour avoir consenti à le suivre à d’autres conditions que celles du mariage ?

— Il est bien cruel, répondit Elisabeth les larmes aux yeux, de douter de la vertu d’une sœur dans une pareille occasion. Mais… je ne sais que dire… peut-être je ne lui rends pas justice. Elle est bien jeune, on ne lui a jamais appris à réfléchir, depuis six mois, depuis un an même, on lui a permis de disposer de son temps de la manière la plus frivole, de s’abandonner aux plaisirs et à la vanité, et d’adopter toutes les opinions qui lui plaisoient. Depuis que le régiment de ** a été en garnison à Brighton, elle n’a plus eu en tête qu’officiers, amour et coquetterie ; ses sentimens qui étoient assez vifs ont pris encore plus d’ardeur, et nous savons que Wikam a toute l’adresse et tous les charmes qui peuvent captiver une femme.

— Mais vous voyez cependant que Jane n’a pas assez mauvaise opinion de Wikam pour le croire capable d’une telle action.

— De qui Jane a-t-elle jamais eu mauvaise opinion ? et quel homme pourroit-elle croire capable d’une telle action ? Mais elle sait aussi bien que moi ce qu’est Wikam ; nous savons toutes deux qu’il n’a ni honneur ni probité, et qu’il est aussi fourbe, aussi trompeur qu’insinuant.

— Comment ! vous savez tout cela ? s’écria Mistriss Gardiner, dont la curiosité étoit vivement excitée.

— Oui, je le sais, répéta Elisabeth en rougissant ; je vous ai parlé l’autre jour de son infâme conduite envers Mr. Darcy, et vous avez entendu vous-même, pendant votre dernier séjour à Longbourn, comment il parloit de l’homme qui avoit eu tant de libéralité et d’indulgence pour lui : il y a encore d’autres circonstances que je ne puis… et qu’il n’est pas nécessaire de raconter ; mais ses mensonges sur la famille de Pemberley sont innombrables. D’après ce qu’il m’avoit dit de Miss Darcy, je m’étois préparée à voir une personne fière, dédaigneuse et désagréable, cependant il savoit mieux que personne combien elle est simple et aimable.

— Mais Lydie n’a-t-elle eu connoissance de rien de tout cela ? Peut-elle ignorer ce que Jane et vous semblez si bien savoir ?

— C’est ce qu’il y a de plus malheureux ! J’ai ignoré moi-même la vérité jusqu’au moment où j’ai été dans le comté de Kent, où j’ai beaucoup vu Mr. Darcy et son cousin le colonel Fitz-Williams ; et lorsque je revins à Longbourn, le régiment

    • devant quitter

Meryton quinze jours après, nous ne crûmes pas nécessaire, Jane et moi, de rendre public ce que nous avions appris. Quel avantage pouvoit-il y avoir à détruire la bonne opinion qu’on avoit de lui dans tout le pays ? et même, lorsqu’il a été décidé que Lydie accompagneroit Mistriss Forster, la nécessité de lui ouvrir les yeux sur le véritable caractère de Wikam, ne s’est pas présentée à moi ; l’idée qu’il pourroit chercher à la séduire ne m’étoit jamais venue dans la tête.

— Vous n’aviez, je pense, aucune raison de les croire épris l’un de l’autre, lorsqu’ils sont partis pour Brighton ?

— Pas la plus légère ; je ne puis me rappeler aucune marque d’affection ni d’un côté ni de l’autre ; notre famille n’est pas de celles où l’on n’auroit pas remarqué des signes de préférence. Lorsque Wikam arriva dans le pays, Lydie en étoit, comme nous toutes, très-enchantée : il n’y avoit pas une jeune fille dans Meryton et dans tout le voisinage qui ne fût fort occupée de lui pendant les deux premiers mois. Mais il ne l’a jamais distinguée, il n’a jamais eu pour elle des attentions particulières, et après les premiers momens, son admiration pour lui se calma. D’autres officiers du régiment, qui s’occupoient davantage d’elle, devinrent ses favoris.

Les voyageurs cheminoient avec toute la promptitude possible, et, après avoir couru la nuit entière, ils arrivèrent à Longbourn au moment du dîner. Lorsqu’ils entrèrent dans la cour, les petits Gardiner, attirés par le bruit d’une chaise de poste, accoururent sur le pas de la porte, et lorsqu’ils virent la voiture s’arrêter, la joie et la surprise brillèrent sur leur figure, et se manifestèrent par des bonds et des sauts. Elisabeth s’élança hors de la voiture, et, après les avoir embrassés, elle se précipita dans le vestibule, où elle rencontra Jane qui descendoit de l’appartement de sa mère.

Elisabeth l’embrassa tendrement ; les larmes coulèrent des yeux de l’une et de l’autre ; sa première question fut, si l’on n’avoit point de nouvelles des fugitifs ?

— Pas encore, répondit Jane, mais à présent que mon cher oncle est arrivé, j’espère que tout ira bien.

— Mon père est-il à Londres ?

— Oui, il est parti mardi, comme je vous l’ai écrit.

— Et avez-vous eu de ses nouvelles ?

— Nous en avons eu une fois seulement. Il m’écrivit quelques lignes mercredi, pour me dire qu’il étoit arrivé en bonne santé, et pour me donner des instructions que je lui avois demandées avant son départ ; il ajoutoit qu’il ne nous écriroit pas jusqu’à ce qu’il eût quelque chose de nouveau à nous dire.

— Et ma mère, comment est-elle ? comment êtes-vous toutes ?

— Ma mère est passablement à présent, quoiqu’elle ait été bien ébranlée ; elle est en-haut, elle aura bien du plaisir à vous voir ; elle ne quitte pas encore sa chambre. Mary et Kitty sont bien, Dieu merci.

— Et vous-même ? s’écria Elisabeth, vous avez bien souffert ! vous êtes pâle !

Sa sœur l’assura cependant qu’elle étoit bien, et cette conversation, qui avoit eu lieu pendant que Mr. et Mistriss Gardiner étoient occupés de leurs enfans, fut interrompue par leur approche. Jane s’avança vers eux, et les remercia de leur promptitude, les larmes aux yeux.

Lorsqu’ils furent tous dans le salon, les questions qu’Elisabeth avoit déjà faites furent réitérées par les autres. Jane leur dit aussi qu’elle n’avoit rien de nouveau à leur apprendre, elle vouloit cependant espérer encore que tout iroit bien ; elle croyoit tous les matins recevoir quelque lettre de son père ou de Lydie, qui expliqueroit la conduite des fugitifs, et annonceroit peut-être leur mariage.

Mistriss Bennet, dans l’appartement de laquelle ils montèrent ensuite, les reçut, comme on pouvoit s’y attendre, avec des lamentations, des regrets, des invectives contre l’infâme conduite de Wikam, des complaintes sur ce qu’elle avoit souffert, sur la manière dont on avoit agi avec elle, blâmant tout, excepté son peu de prévoyance et l’indulgence mal entendue qui étoient cause des fautes de sa fille.

— Si j’avois pu, disoit-elle, aller à Brighton, comme je le voulois, avec toute ma famille, tout cela ne seroit pas arrivé ; mais ma pauvre Lydie n’a eu personne pour la diriger. Pourquoi les Forster l’ont-ils jamais perdue de vue ? Je suis sûre qu’il y a eu beaucoup de négligence de leur côté, car elle n’étoit pas fille à faire une chose pareille, si elle avoit été bien surveillée. J’avois toujours craint de la leur confier, mais l’on n’a pas voulu me croire, et j’ai été entraînée comme je le suis toujours ! Pauvre chère enfant ! Et maintenant Mr. Bennet est parti, je suis sûre qu’il se battra avec Wikam partout où il le rencontrera ; il sera tué, et alors que deviendrons-nous ! Les Collins nous mettront à la porte avant qu’on lui ait rendu les derniers devoirs seulement ! Ah, si vous n’avez pas pitié de nous, mon cher frère, je ne sais pas ce que nous deviendrons ! Ils se récrièrent contre de si tristes idées ; et Mr. Gardiner, après l’avoir assurée de son affection pour toute sa famille, lui dit qu’il avoit l’intention d’aller à Londres dès le lendemain, et qu’il uniroit ses efforts à ceux de Mr. Bennet pour découvrir Lydie.

— Ne vous abandonnez pas à de vaines alarmes, ajouta-t-il, quoiqu’il soit sage d’être préparé à tout. Cependant il n’y a pas encore huit jours qu’ils ont quitté Brighton, dans quelques jours nous pourrons avoir de leurs nouvelles ; et jusqu’à ce que nous sachions positivement qu’ils ne sont pas mariés et qu’ils ne veulent pas se marier, nous ne devons pas nous désespérer. Dès que j’arriverai à Londres, j’irai chercher mon frère, je l’amènerai chez moi, et nous pourrons nous consulter sur ce que nous aurons à faire.

— Oh ! mon cher frère, répondit Mistriss Bennet, c’est absolument ce que je désirois ; et lorsque vous serez à Londres, découvrez-les où qu’ils soient, et, s’ils ne sont pas déjà mariés, faites-les marier. Quant aux habits de noces, ne leur permettez pas de retarder pour cela ; dites à Lydie qu’elle aura tout l’argent qu’elle voudra pour les acheter après qu’elle sera mariée. Sur toutes choses, empêchez Mr. Bennet de se battre ; dites-lui dans quel état je suis ; que je meurs de frayeur ! que j’ai tant de tremblements, tant de palpitations, tant de spasmes, tant de douleurs à la tête, tant de serremens de cœur, que je n’ai pas un instant de repos, ni jour ni nuit. Dites à ma chère Lydie de ne point acheter son trousseau que je ne l’aie vue, parce qu’elle ne sait pas quels sont les meilleurs magasins. Oh ! mon frère, que vous êtes bon ! Je suis sûre que vous viendrez à bout de tout.

Mais Mr. Gardiner, en renouvelant ses promesses de faire tout ce qu’il pourroit, fut obligé de lui recommander de mettre de la modération dans ses espérances, comme dans ses craintes ; et, après être resté avec elle jusqu’à ce qu’on annonçât le dîner, ils la laissèrent exprimer ses sentimens à sa femme de charge qui lui tenoit compagnie pendant l’absence de ses filles.

Quoique son frère et sa sœur eussent jugé qu’elle n’étoit pas assez malade pour garder la chambre, ils ne la pressèrent point cependant de venir se mettre à table avec eux, parce qu’ils savoient qu’elle n’auroit pas la prudence de se taire devant les domestiques, et qu’il valoit mieux qu’il n’y en eût qu’un (auquel on pouvoit recommander le secret) qui fût dans la confidence de tout ce qu’elle craignoit et de tout ce qu’elle espéroit.

Ils furent bientôt joints dans la chambre à manger par Mary et Kitty, qui avoient été trop occupées chacune dans leur appartement, l’une avec ses livres, l’autre à sa toilette, pour pouvoir paroître plutôt. Leurs physionomies étoient assez calmes, et l’on ne voyoit aucun changement ni dans l’une ni dans l’autre ; seulement, l’absence de sa sœur favorite avoit donné quelque chose de plus aigre encore à l’accent de Kitty. Quant à Mary, elle fut assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir dire à Elisabeth, avec l’air d’avoir profondément réfléchi :

— C’est une affaire bien malheureuse ma chère sœur et dont on parlera sûrement beaucoup ; mais nous devons nous armer de fermeté, pour résister aux flots de la médisance et faire pénétrer dans nos cœurs affligés, le baume de la consolation fraternelle.

S’apercevant ensuite qu’Elisabeth ne lui répondoit rien, elle ajouta : — tout malheureux qu’est cet événement pour Lydie, nous devons en tirer cette utile leçon que la perte de la vertu dans le cœur d’une femme, est irréparable ; qu’une fausse démarche, l’entraîne à une ruine inévitable ; que sa réputation n’est pas moins fragile que sa beauté ; et qu’elle ne sauroit être trop réservée vis-à-vis des personnes peu estimables de l’autre sexe.

Elisabeth écoutoit cette longue déclamation avec étonnement ; mais elle étoit trop oppressée, pour pouvoir y répondre, et Marie eut toute liberté de se consoler par des réflexions, des maux qui pesoient sur sa famille.

Dans l’après-dîné les deux sœurs aînées purent enfin être seules pendant une demi-heure. Elisabeth pria Jane de lui raconter les plus petits détails de ce triste événement.

— Le colonel Forster dit Jane a avoué qu’il avoit soupçonné un peu d’inclination, surtout du côté de Lydie, mais qu’il n’avoit rien vu qui dût lui donner de l’inquiétude. Je suis si fâchée pour lui de tout ceci ! sa conduite a été si pleine d’attentions pour nous. Il est venu nous témoigner l’intérêt qu’il prenoit à cette affaire, avant d’avoir l’idée qu’ils ne fussent pas allés en Écosse.

— Et Mr. Denny étoit-il convaincu que Wikam ne l’épouseroit pas ? Avoit-il su d’avance leur dessein de s’enfuir ? Le colonel avoit-il vu Mr. Denny lui-même.

— Oui, mais lorsqu’il l’a questionné, Mr. Denny a nié d’avoir eu aucune connoissance de leur projet, et n’a pas voulu dire son opinion ; il n’a point répété alors qu’il ne crut pas à Wikam l’intention de se marier. D’après cela, j’espère qu’on l’aura peut-être mal compris en premier lieu.

— Et vous n’avez eu de doutes sur le mariage qu’au moment où le colonel Forster est arrivé ?

— Comment une pareille idée pouvoit-elle se présenter à nous ? J’avois un peu d’inquiétude sur le bonheur que Lydie pourroit trouver dans cette union, parce que je savois que la conduite de Wikam n’avoit pas toujours été parfaitement bonne. Mon père et ma mère ne savoient rien de tout cela ; seulement ils sentoient combien ce mariage étoit peu convenable. Kitty avoua alors d’un air triomphant qu’elle en savoit plus que nous, que Lydie, dans sa dernière lettre, l’avoit préparée à cette nouvelle. Il paroît que Kitty connoissoit depuis plusieurs semaines l’inclination qu’ils avoient l’un pour l’autre.

— Cependant pas avant leur départ pour Brighton ?

— Je ne le crois pas.

— Et le colonel Forster paroissoit-il avoir mauvaise opinion de Wikam ? connoissoit-il son véritable caractère ?

— Je dois avouer qu’il ne parloit plus de Wikam avec autant d’estime qu’autrefois, il le croyoit léger et étourdi. Depuis cette triste affaire, on a dit qu’il avoit laissé beaucoup de dettes à Meryton, mais j’espère que cela est faux.

— Oh Jane ! si nous avions été moins discrètes, moins réservées ; si nous avions dit tout ce que nous savions de lui ; tout cela ne seroit pas arrivé !

— Peut-être aurions-nous mieux fait, répondit sa sœur, mais il sembloit si injuste de publier ses anciennes erreurs sans savoir quels étoient ses nouveaux sentimens ! Nous avons d’ailleurs agi dans les meilleures intentions.

— Le colonel Forster put-il vous rapporter les propres expressions de Lydie dans le billet qu’elle avoit écrit à sa femme.

— Il l’a apporté pour nous le montrer.

Jane le prit alors dans son portefeuille, et le donna à Elisabeth qui lut ce qui suit.

« Ma chère Harriet,

Vous rirez lorsque vous apprendrez où je suis allée, et je ne puis m’empêcher de rire moi-même à l’idée de la surprise que vous éprouverez demain matin lorsque vous saurez que je suis partie. Je vais à Greatna-Green, et si vous ne devinez pas avec qui, vous n’êtes pas bien habile, car il n’y a qu’un homme dans le monde que j’aime, et c’est un ange ! Je ne serois jamais heureuse sans lui, ainsi je pense qu’il n’y a pas de mal à le suivre. Vous n’avez pas besoin d’écrire mon départ à Longbourn, si cela vous ennuye ; leur surprise sera bien plus grande, lorsque je leur écrirai, et que je signerai Lydie-Wikam ! Quelle drôle de chose ce sera ! Je ris de si bon cœur, que j’ai bien de la peine à écrire. Je vous prie de faire mes excuses à Srott, pour n’avoir pas tenu l’engagement que j’avois pris de danser avec lui ce soir ; dites lui que j’espère qu’il me pardonnera lorsqu’il saura tout, et que je danserai avec grand plaisir avec lui, au premier bal où nous nous trouverons ensemble. J’enverrai chercher mes effets lorsque nous serons à Longbourn ; mais je voudrais, que vous dissiez à Sally de refaire une grande déchirure à ma robe de mousseline brodée, avant de la mettre dans la malle. Adieu, faites mes amitiés au colonel ; j’espère que vous boirez à notre bon voyage.

Votre amie affectionnée
Lydie Bennet. »

— Étourdie ! étourdie Lydie ! s’écria Elisabeth, quelle lettre pour avoir été écrite dans un pareil moment ! Au moins elle étoit bien convaincue qu’elle alloit se marier ; quoi qu’il puisse lui avoir persuadé depuis lors, elle ne croyoit pas lorsqu’elle est partie compromettre son honneur. Mon père qu’a-t-il dû éprouver ?

— Je n’ai jamais vu une si grande consternation ; il ne put prononcer une parole pendant plus de dix minutes ; ma mère se trouva mal, et toute la maison étoit dans la confusion.

— Et peut-être, s’écria Elisabeth, il n’y a pas un des domestiques qui n’ait su toute l’histoire avant la fin du jour ?

— Je ne sais, mais il étoit bien difficile qu’elle restât secrète dans ce moment ; ma mère prit des attaques de nerfs, et quoique je fisse tout ce que je pouvois, je crains de n’avoir pas encore fait tout, ce que j’aurois dû.

— Vous avez bien souffert ma chère Jane, vous n’avez pas l’air bien ; oh que n’étois-je avec vous pour partager vos peines et votre inquiétude !

— Marie et Kitty ont été très-aimables, elles auroient bien voulu m’aider, j’en suis sûre ; mais je ne trouvois pas que cela convînt ni à l’une ni à l’autre ; Kitty est trop maigre et trop délicate, et Marie étudie trop pour qu’on puisse troubler ses heures de repos. Ma tante Phillips est venue à Longbourn, mardi après le départ de mon père, et a été assez bonne pour rester avec moi jusqu’à jeudi. Elle nous a bien soulagées. Lady Lucas a aussi montré beaucoup de bonté, elle vint mercredi matin, et nous offrit ses services et ceux de ses filles s’ils pouvoient nous être utiles.

— Elle auroit mieux fait de rester chez elle, s’écria Elisabeth, peut être avoient-elles de bonnes intentions, mais dans de pareils malheurs, on ne sauroit trop s’éloigner de ses voisins ; ils ne peuvent donner aucune consolation, et leur compassion est insupportable.

Ensuite elle s’informa des mesures que son père comptoit prendre à Londres pour tâcher de découvrir sa fille.

Il avoit l’intention d’aller à Epsom, dernier endroit où ils ont changé de chevaux, pour parler aux postillons. Son intention étoit aussi de chercher à découvrir le numéro du fiacre qui les a emmenés de Clapham ; il comptoit faire des recherches à Clapham, où il ne seroit pas impossible qu’il ne découvrît leurs traces. Je ne sais pas quels étoient ses autres projets ; il est parti avec une telle précipitation et il étoit si troublé, que je n’ai pu lui en demander davantage.