Orgueil et Prévention/14

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Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 126-132).


CHAPITRE XIV


Pendant le dîner, M. Bennet dit à peine deux mots ; mais lorsque les domestiques furent retirés il crut qu’il était temps de causer avec son hôte, et pour cela choisit un sujet où il s’attendait à le voir briller, en disant qu’il était bien heureux d’avoir une telle protectrice. L’intérêt que prenait à lui lady Catherine de Brough paraissait très-marqué. M. Bennet ne pouvait mieux rencontrer ; l’éloquence de son convive, se développant sur ce sujet, en augmenta l’air de solennité qui lui était ordinaire ; d’un ton majestueux il protesta n’avoir vu de sa vie une telle conduite dans une personne d’un si haut rang : il recevait journellement des marques de l’affabilité et de la condescendance de lady Catherine ; elle avait daigné approuver les deux sermons qu’il eut l’honneur de prononcer en sa présence. Elle l’avait deux fois invité à dîner avec elle à Rosings, et de temps en temps l’envoyait chercher pour faire un quatrième au whist. « Bien des gens s’imaginent, continua-t-il, que lady Catherine est fière, quant à moi je ne l’ai jamais trouvée telle… elle me parle, comme à tout le monde, avec tant de bonté ! me permet de voir mes voisins, et me laisse quelquefois m’absenter de ma cure ; elle a même daigné m’engager à me marier, en me recommandant surtout d’épouser une femme comme il faut. J’ai eu l’avantage de la recevoir une fois dans mon humble demeure, et celui de la voir approuver tous les changemens que j’y ai faits : elle a bien voulu elle-même m’en indiquer de nouveaux, quelques planches à placer dans les cabinets du premier étage…

» — Cette conduite est en vérité bien polie et bien attentive, dit Mme  Bennet, je ne doute nullement que lady Catherine ne soit une femme accomplie ; il serait à désirer que toutes les grandes dames lui ressemblassent. Demeure-t-elle près de vous, monsieur ?

» — Le jardin dans lequel est situé mon humble presbytère n’est séparé que par une petite avenue du parc de Rosings, noble séjour de la seigneurie.

» — Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était veuve ; a-t-elle des enfans ?

» — Elle n’a qu’une fille unique, héritière de Rosings et d’une immense fortune.

» — Ah ! s’écria Mme  Bennet avec un profond soupir, bien des personnes ne sont pas si heureuses. Est-elle belle ?

» — C’est la plus charmante femme qu’on puisse voir : lady Catherine déclare elle-même que, quant à la beauté, Mlle de Brough passe de bien loin les plus belles personnes de son sexe ; par cet air surtout qui annonce la haute qualité. Il est fâcheux que la faiblesse de sa constitution l’ait empêchée de cultiver tous les talens pour lesquels elle semble née, comme je le tiens de la dame qui a présidé à son éducation, et qui est encore auprès d’elle ; mais elle est parfaitement aimable et daigne souvent se faire conduire dans son phaéton jusques à la grille de mon humble demeure.

» — A-t-elle été présentée à la cour ?

» — Je ne me rappelle pas avoir vu son nom dans les journaux. Sa mauvaise santé l’empêche malheureusement de pouvoir rester à Londres, et, comme je l’ai dit moi-même à lady Catherine, prive la cour de son plus bel ornement. Sa seigneurie parut goûter cette pensée, et vous pouvez concevoir quel plaisir c’est pour moi de lui payer ce tribut d’un encens délicat, toujours si agréable aux dames. J’ai souvent assuré lady Catherine que sa charmante fille semblait ne pouvoir manquer de devenir duchesse ; que le rang le plus élevé prendrait d’elle un nouvel éclat : voilà le langage qui plaît le plus à sa seigneurie, et l’hommage que je me fais un devoir de lui rendre.

» — Vous avez raison, dit M. Bennet, il est heureux que vous possédiez le talent de flatter avec délicatesse. Ne serais-je pas indiscret en vous demandant si ces jolies phrases vous viennent sur-le-champ, ou si elles sont le fruit d’une préparation ?

» — En général j’obéis à l’impulsion du moment, mais, bien que parfois je m’amuse à faire ma petite provision de ces phrases élégantes, applicables aux circonstances, mon but est toujours de leur donner tout le charme de l’impromptu. »

L’attente de M. Bennet fut parfaitement réalisée ; son cousin était tel qu’il l’avait souhaité ; il l’écoutait avec la plus vive satisfaction, sans rien perdre de son sérieux, et n’en partageait le plaisir que par un regard adressé de temps en temps à Élisabeth.

À l’heure du thé, ayant joui à son aise des ridicules de son convive, il le ramena dans le salon et l’engagea, aussitôt qu’on eut pris le thé, à faire une lecture à ces dames. M. Colins y consentit. On lui présenta un livre, mais, en le regardant, comme tout annonçait que ce livre provenait d’un cabinet de lecture, il recula d’effroi ; et en s’excusant, assura qu’il ne lisait jamais de romans. Kitty, tout étonnée, le regardait ; et Lydia s’écria : cela est-il possible ! D’autres livres lui furent présentés. Après un long examen, il choisit enfin les sermons de Fordyce. À peine eut-il ouvert le livre, Lydia bâillait déjà, et avant la troisième page elle l’interrompit.

« Savez-vous, maman, dit-elle, que mon oncle Philips parle de renvoyer Richard ?

» — S’il le fait, le colonel Forster est décidé à le prendre ; j’irai demain à Meryton, savoir ce qui en est : il faut aussi que je m’informe si le capitaine Carter est revenu de Londres. »

Ses sœurs la firent taire, mais M. Colins, fort blessé, ferma son livre et dit :

« J’ai souvent remarqué le peu de goût qu’ont les jeunes personnes pour les ouvrages sérieux, écrits cependant pour leur bien : cela m’étonne, je l’avoue ; l’étude est la nourriture de l’âme ; l’instruction est une si belle chose ! Enfin telle est la dépravation humaine, mais je ne veux pas importuner plus long-temps ma jeune cousine. »

Alors, se tournant vers M. Bennet, il lui proposa une partie de trictrac : celui-ci accepta.

« Vous faites bien, dit-il, de laisser ces demoiselles à leurs frivoles amusemens. »

Mme  Bennet et ses filles lui demandèrent mille fois pardon de l’impolitesse de Lydia, en le conjurant de reprendre sa lecture ; mais M. Colins, après avoir assuré qu’il pardonnait de bon cœur à sa jeune cousine, qu’il oubliait sa faute, s’approcha de la table où était M. Bennet et se mit au jeu.