Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/1

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 7-9).

chapitre 1


C’est une vérité presque incontestable qu’un jeune homme possesseur d’une grande fortune doit avoir besoin d’une épouse. Bien que les sentiments et les goûts d’un tel homme ne soient pas connus, aussitôt qu’il vient se fixer dans une province les familles du voisinage le regardent comme un bien qui doit dans peu appartenir à l’une ou l’autre de leurs filles.

« Mon cher monsieur Bennet, avez-vous appris que le château de Netherfield est enfin loué ? » M. Bennet répondit que non.

« Je puis vous assurer qu’on l’a loué, reprit sa femme, car Mme Long sort d’ici, et m’a dit tout ce qu’il en était. »

M. Bennet ne fit point de réponse.

« Ne désirez-vous pas savoir, dit sa femme très vivement, quel est l’homme qui doit devenir notre voisin ?

— Vous désirez me le dire, et je veux bien vous écouter. »

Cet encouragement fut suffisant.

« Eh bien ! mon cher, sachez qu’un jeune homme fort riche vient habiter Netherfield ; il y passa lundi dernier en voiture à quatre chevaux, il vit la maison, elle lui plut ; il parla sur-le-champ à M. Morris, et doit en prendre possession à la Saint-Michel.

— Comment le nommez-vous ?

— Bingley.

— Est-il marié ?

— Non bien certainement. Un jeune homme très riche, quatre ou cinq mille livres sterling de rente, quel bonheur pour nos filles !

— Comment donc, qu’est-ce que cela peut leur faire ?

— Mon cher monsieur Bennet, comme vous êtes ennuyeux ! ne voyez-vous pas qu’il est très probable qu’il en épousera une.

— Est-ce là son intention en venant demeurer ici ?

— Son intention ! Peut-on dire une telle sottise ; mais il est très possible qu’il devienne amoureux d’une de nos filles ; ainsi il faut que vous lui fassiez une visite aussitôt après son arrivée.

— Je ne vois à cela aucune nécessité ; vous pouvez y aller avec vos filles ou les envoyer toutes seules, cela vaudrait encore mieux, car, comme vous êtes tout aussi belle qu’elles, vous pourriez bien attirer vous-même l’attention de M. Bingley.

— Mon cher, vous me flattez, je sais que j’ai été belle ; mais je ne prétends pas mériter maintenant un si joli compliment ; quand on a cinq filles à marier, on ne doit plus songer à ses propres attraits : mais, mon cher, il faudra réellement que vous alliez voir M. Bingley.

— C’est plus que je ne puis vous promettre.

— Pensez donc un peu plus à vos filles ; ce serait un fort brillant établissement pour l’une d’elles. Sir William et lady Lucas doivent y aller dès son arrivée. Je suis sûre qu’ils ont la même pensée que moi, car en général ils ne visitent pas les nouveaux venus ; il faut absolument que vous y alliez aussi, sans quoi nous ne pourrions faire connaissance avec lui.

— Vous faites trop de façons, ma femme, je ne doute nullement que M. Bingley ne soit fort aise de vous voir ; je vous donnerai quelques lignes pour lui, afin de l’assurer que je lui permets d’épouser celle de mes filles qui lui plaira le plus ; mais je veux lui recommander ma petite Lizzy.

— Je vous prie de n’en rien faire ; Lizzy ne vaut pas mieux que les autres, je suis sûre qu’elle n’est pas à b eaucoup près aussi belle qu’Hélen, ni si gaie que Lydia, je ne sais pourquoi vous lui donnez toujours la préférence.

— Elles n’ont, ni les unes ni les autres, rien de remarquable, répondit-il. Elles sont comme toutes les filles simples et ignorantes ; mais certainement Lizzy a plus de vivacité que les autres.

— Monsieur Bennet, comment pouvez-vous parler ainsi de vos propres enfants ? Vous prenez plaisir à me tourmenter, vous n’avez nulle pitié de mes pauvres nerfs.

— Vous vous trompez, ma chère, j’ai un grand respect pour vos nerfs, ce sont de vieux amis, il y a plus de vingt ans que je vous en entends parler.

— Ah ! vous ne savez pas tout ce que je souffre !

— J’espère que cela passera et que vous vivrez assez pour voir au moins vingt jeunes gens, avec 4 000 sterling, devenir nos voisins.

— Quand il y en aurait vingt, à quoi cela nous servirait-il, vous n’en verriez pas un seul.

— Soyez persuadée, ma chère, que lorsqu’il y en aura vingt, je les visiterai tous. »

Le caractère de M. Bennet était un si bizarre mélange de réserve, de caprice et d’humeur satirique que vingt-trois ans de mariage avaient été insuffisants pour le bien faire connaitre à sa femme ; celui de Mme Bennet était moins difficile à définir ; c’était une femme sans esprit ni délicatesse ; dès qu’on la contrariait elle s’imaginait avoir mal aux nerfs ; son unique affaire était de chercher à marier ses filles, ses seuls plaisirs les nouvelles et les visites.