Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Corbeau

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 287-291).

LE CORBEAU.[1]
(Raven.)


Le Corbeau est un oiseau célèbre, dont la tradition remonte aux temps bibliques.

Il figura au déluge où il sortit le premier de l’arche, pour n’y plus revenir, rompant ainsi sans façon avec l’humanité. Ce fut lui qui fut chargé de la mission délicate d’apporter au prophète Élie le pain quotidien, près du torrent de Cherith. Il occupa une place éminente dans la légende romaine, où il sauva pour la seconde fois la cité éternelle en se mettant du côté d’un chevalier gaulois et en jetant traîtreusement de la poudre aux yeux de ce dernier. Dans la légende grecque, c’est un Corbeau qui indique à Alexandre de Macédoine la route du temple mystérieux de Jupiter Ammon. « Je crois me souvenir, dit Toussenel, d’avoir rencontré un Corbeau dans l’Olympe scandinave où il occupe un siége tout près du loup Fenris, ou sur l’épaule d’Odin. Nous savons que Rome et la Grèce l’admettaient au premier rang des oiseaux dans leur conseil, ayant l’oreille des dieux ; qu’ils lui donnaient voix délibérative dans leurs assemblées politiques. »

Le Corbeau vit solitaire, vole bien et haut, et sent, dit-on, les cadavres d’une lieue. Son vol, les diverses inflexions de sa voix, et ses moindres actions, faisaient à Rome le fond de la science des augures, science que les Chaldéens avaient d’abord transmise aux Grecs ; de là, elle passa aux Étrusques et plus tard aux Romains. Le Corbeau fut consacré par eux à Apollon, le dieu des Augures. Les anciens ne sont pas les seuls qui aient étudié la science des augures. Plusieurs nations modernes attribuent au Corbeau une connaissance surnaturelle de l’avenir. Shakespeare le fait intervenir dans Othello, dans The Tempest et ailleurs, pour annoncer des malheurs à ses héros.

La renommée tantôt bonne, tantôt mauvaise, du Corbeau « anathématisé par Job et classé par Moïse au rang des animaux immondes, » a fort intrigué plusieurs pères de l’Église, notamment saint Jean-Chrysostome, saint Augustin et saint Cyrille.

« Saint Cyrille aime à croire que le Corbeau n’est pas aussi noir qu’on le fait et qu’il n’a pas rompu avec Noé aussi brutalement qu’on le dit. L’historiographe d’Élie, saint Jean, semble douter que le Corbeau ait pu être le pourvoyeur du prophète et donne une ingénieuse explication du fait. Saint Augustin explique la dépravation du Corbeau, par la chute de l’homme et dit que si l’homme eût resté pur, le Corbeau ainsi que les autres oiseaux se seraient modelés sur lui. »[2] Le Corbeau s’apprivoise facilement, imite le cri des animaux et la voix humaine, et aime à dérober les objets métalliques.

Sans être bien commun dans le Bas-Canada, on rencontre cet oiseau fréquemment dans les chaînes des hautes montagnes qui bordent les rives du St.-Laurent. Les cimes sourcilleuses du Cap au Diable et de la Baie des Rochers, sur la rive nord du St.-Laurent près de la Malbaie, ont de tous temps été renommées à cause des Corbeaux qui les fréquentent. Un nid séculaire, et qui a été noté, si l’on en croit la tradition, par les premiers missionnaires de la Nouvelle-France, existe sur le haut d’un bloc perpendiculaire de 150 pieds, à la Baie des Rochers, huit lieues plus bas que la Malbaie. Ce roc taillé à pic surplombe le fleuve : sa cime offre un plan incliné : le pied de l’homme ne le mesura jamais. De temps immémorial, on a vu ses noirs habitants tourbillonnant autour de son sommet et pénétrer dans leur aire placée dans une fissure ; leurs excréments blanchissent la surface du rocher et se voient au loin.

Dans la plus haute passe que l’on rencontre dans le chemin qui conduit au Saguenay, appelée Passe des Monts, et qui consiste en un passage étroit à parois perpendiculaires hautes de 1500 pieds, les rauques cris des Corbeaux ont plus d’une fois inspiré la terreur aux étrangers. M. Nairne, de la Malbaie, mentionne cette circonstance comme un fait bien avéré et journalier.

Le Corbeau est fort commun à l’ouest de la province, nombreux même dans les environs de la chute de Niagara. Wilson prétend que là où il y a beaucoup de Corbeaux, il y a peu de Corneilles et vice versa. Son séjour sur les bords des lacs Érié et Ontario lui a fourni, dit-il, d’abondantes preuves de ce fait. Les Corbeaux bâtissent un nid fort et durable sur des grands arbres. Ils se nourrissent de charogne, de vermisseaux, de reptiles, de mollusques dont ils cassent l’écaille en les laissant tomber du haut des airs sur un rocher. « Grands destructeurs des œufs des autres oiseaux dans la saison nuptiale, » ils suivent, dit-on, le chasseur du caribou et de l’orignal dont les restes leur fournissent un banquet. Buffon prétend que cet oiseau crève les yeux aux buffles et se perche ensuite sur leur dos, pour en arracher des lambeaux de chair palpitante et cela, plus par instinct de férocité que par le désir d’assouvir sa faim : c’est là une des fables nombreuses qu’il débite.

Le Corbeau se trouve dans toutes les parties du monde ; en Norvège, au Groënland, au Kamchatka, en Russie, en Sibérie même, on rencontre le Corbeau, excepté, dit Latham, dans le cercle arctique. Lewis et Clark l’ont vu le 17 décembre 1804, dans le cours de leur célèbre voyage, pendant un froid de 5 degrés au-dessous de 0.

Il a été remarqué au Mexique, en Tartarie. Il abonde en France, en Angleterre, à Owhyhee, dans l’Océan Pacifique, au Bengale. Il pond de trois à six œufs verdâtres irrégulièrement tachetés de brun.

Si le Corbeau, en domesticité, se défend très-bien contre les chats et les chiens, lorsqu’on le laisse dans la basse-cour, il attaque et dévore les jeunes poussins jusqu’au dernier. Il atteint un fort grand âge et subit de singulières transformations dans sa livrée : le climat et les années en fournissent la solution. En Islande et au Groenland, on en rencontre parfaitement blancs.

« À Rome, après la victoire d’Actium, plusieurs Corbeaux furent présentés à Auguste et lui adressèrent cette phrase : Ave Cæsar, victor imperator ! Salut à César, victorieux et empereur ! Auguste les acheta fort cher. Un pauvre cordonnier, alléché par la récompense, entreprit de dresser un Corbeau de la même manière, et, comme les progrès de son élève étaient lents, il répétait souvent d’un ton triste : J’ai perdu ma peine et ma dépense ! Enfin le Corbeau put articuler la phrase adulatrice, et le cordonnier alla se placer avec son oiseau sur le passage d’Auguste : mais, celui-ci ayant dit qu’il avait dans son palais assez de courtisans semblables, le Corbeau répéta la phrase qu’il avait tant de fois entendue : J’ai perdu ma peine et ma dépense ! Auguste se mit à rire et l’acheta plus cher que les autres[3]. »

Le corbeau mesure 26 pouces de longueur ; envergure 50 pouces ; le bec est dur et fort, d’un noir lustré avec une échancrure au haut et long de trois pouces ; les yeux sont noirs ; la couleur générale est un noir lustré à reflets bleus, couleur d’acier ; les parties inférieures sont moins lustrées ; la queue est arrondie et dépasse les ailes d’à-peu-près deux pouces ; les jambes ont deux pouces et demi de long et sont noires ainsi que les pieds ; les griffes sont fort longues. Le corbeau est d’une grande longévité.

Chateaubriand, dans un accès de mélancolie, prédisant la mort des langues modernes, assigne au corbeau le rôle de hérault suprême.

« Les peuplades de l’Orénoque, dit-il, n’existent plus : il n’est resté de leurs dialectes qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres : la grive d’Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais latins.

« Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes ; quelque sansonnet de New Place, sifflera sur un pommier des vers de Shakespeare inintelligibles au passant ; quelque Corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, du haut de la tour en ruines d’une cathédrale abandonnée, dira à des peuples étrangers, nos successeurs : “Agréez les accents d’une voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours.” »


  1. No. 423. — Corvus Carnivorus. — Baird.
    Corvus Corax.Audubon.
  2. Toussenel.
  3. Le Maout.