Ossian (Lacaussade)/Dar-Thula

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Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 204-219).



DAR-THULA.


POÈME


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Argument.
Il n’est peut-être pas inutile de donner ici, telle que la tradition nous l’a conservée, l’histoire sur laquelle est fondé le poème qu’on va lire. Usnoth, seigneur d’Etha (qui est probablement cette partie du comté d’Argyle qui est auprès du bras de mer de Loch-Eta), eut de Slissama, fille de Semo et sœur du célèbre Cuthullin, trois fils, Nathos, Althos et Ardan. Les trois frères étaient encore très-jeunes lorsqu’ils furent envoyés en Irlande par leur père, pour apprendre le métier des armes sous leur oncle Cuthullin, qui jouait alors un grand rôle dans ce royaume. Ils venaient de débarquer dans Ulster, quand arrivèrent les nouvelles de la mort de Cuthullin. Nathos, quoique très-jeune, prit le commandement de l’armée de Cuthullin, fit tête à l’usurpateur Cairbar et le défit dans plusieurs batailles. Cairbar ayant enfin trouvé le moyen de se défaire de Cormac, le roi légitime de l’Irlande, l’armée de Nathos abandonna son parti, et il fut lui-même obligé de retourner dans Ulster pour repasser en Écosse.
Dar-thula, fille de Colla, que Cairbar aimait, habitait alors le château de Selama en Ulster. Elle vit Nathos, s’éprit d’amour pour lui et s’enfuit avec lui. Mais une tempête s’élevant en mer, ils furent malheureusement rejetés sur cette partie de la côte d’UIster où Cairbar campait avec son armée. Les trois frères, après s’être quelque temps défendus avec bravoure, furent accablés par le nombre et mis à mort. L’infortunée Dar-thula se tua sur le coips de son aimé Nathos.
Le poème s’ouvre la nuit qui précéda la mort des fils d’Usnoth, et raconte, en forme d’épisode, ce qui s’est passé avant. Le poète ne rapporte pas la mort de Dar-thula, comme la tradition. Son récit est plus vraisemblable, car le suicide ne paraît pas avoir été connu dans ces temps reculés ; du moins on n’en trouve aucune trace dans les anciennes poésies.

Que tu es belle, ô fille du ciel, et de ton visage que le silence est agréable ! Tu t’avances dans ta beauté, et les étoiles, dans l’Orient, suivent ta course bleue. Les nuages, ô lune, se réjouissent en ta présence, et leurs flancs obscurs s’éclairent à tes rayons. Qui, dans les cieux, est semblable à toi, lumière de la silencieuse nuit ? Les étoiles, honteuses en ta présence, détournent leurs yeux étincelants. Où te retires-tu, pour te reposer de ta course, quand les ténèbres s’étendent sur ton orbe ? As-tu ta demeure, comme Ossian ? Habites-tu, comme lui, l’ombre de la tristesse ? Tes sœurs sont-elles tombées du ciel ? Ne sont-elles plus, celles qui, la nuit, se réjouissaient avec toi ? Oui ! elles sont tombées, ô belle lumière, et souvent tu te retires pour les pleurer. Mais, une nuit, tu t’évanouiras toi-même, et tu abandonneras dans les cieux ton sentier azuré. Alors les étoiles, honteuses en ta présence, se réjouiront et lèveront leurs têtes. Maintenant tu es revêtue de toute ta lumière : montre-toi dans les cieux, aux portes de ton palais ! Ô vents, déchirez les nues pour que la fille de la nuit puisse apparaître, pour que les montagnes chevelues s’éclairent et que l’Océan roule sous sa lumière ses vagues blanchissantes !

Nathos est sur l’abîme avec Althos, ce rayon de jeunesse. Ardan est près de ses frères. Dans les ténèbres ils poursuivent leur course. Les fils d’Usnoth fuient au milieu des ombres, la colère de Cairbar d’Érin. Quelle est celle qui se tient auprès d’eux ? La nuit a voilé sa beauté ! Ses cheveux soupirent aux vents de l’Océan, et sa robe déroule ses plis dans l’obscurité. Elle ressemble à l’esprit charmant du ciel au milieu de son brouillard obscur. Qui est-ce autre que Dar-thula, la première des jeunes filles d’Érin ? Pour se dérober à l’amour de Cairbar, elle s’est enfuie avec Nathos au bleu bouclier. Mais les vents te trompent, ô Dar-thula ! Ils refusent à tes voiles la verdoyante Etha. Ces montagnes ne sont point celles de Nathos, et ce rugissement n’est point celui de ses vagues bondissantes ! Près de toi sont les salles de Cairbar ; près de toi lèvent leurs têtes les tours de l’ennemi. Érin avance sur la mer sa cime verdoyante, et la baie de Tura reçoit ton navire. Où étiez-vous, vents du midi, quand les fils de mon amour étaient ainsi déçus ? Vous étiez à jouer sur les plaines et à poursuivre la barbe des chardons. Oh ! que ne souffliez-vous plutôt dans les voiles de Nathos, jusqu’à ce que les collines d’Etha se levassent dans les nues et vissent venir leur roi ! Tu as longtemps été absent, ô Nathos, et il est passé le jour de ton retour !

Mais elle te vit charmant la terre des étrangers, et tu parus beau aux yeux de Dar-thula. Ton visage était comme la lumière du matin et ta chevelure comme l’aile du corbeau. Ton âme était tendre et généreuse, comme l’heure du soleil couchant. Tes paroles étaient douces comme la brise des roseaux, comme le murmure du ruisseau de Lora. Mais quand s’allumait la fureur des combats, tu ressemblais à la mer au milieu d’une tempête. Le bruit de tes armes était terrible : les armées s’évanouissaient au seul bruit de ta course. Ce fut alors que Dar-thula te vit du sommet de sa tour couverte de mousse ; de la tour de Selama où demeuraient ses pères.

« Tu es beau, ô étranger, disait-elle dans l’émotion de son âme ; tu es beau dans les combats, ô ami du malheureux Cormac ! Pourquoi te précipites-tu dans ta valeur, jeune guerrier au visage charmant ? De ton armée les mains sont peu nombreuses contre le sombre Cairbar. Oh ! si je pouvais m’affranchir de son amour, que je me réjouirais en présence de Nathos ! Heureux sont les rochers d’Etha ! Ils verront ses pas à la chasse, ils verront sa blanche poitrine quand les vents soulèveront sa flottante chevelure ! » — Telles furent tes paroles, Dar-thula, dans les tours de Selama. Mais la nuit maintenant t’environne et les vents ont trompé tes voiles. Ils ont trompé tes voiles, Dar-thula, et leur souffle est impétueux. Cesse un moment, ô vent du nord, laisse moi entendre la voix de la beauté. Ta voix est douce, Dar-thula, au milieu du sifflement des vents !

« Sont-ce là les rochers de Nathos, dit-elle, est-ce là le rugissement de ses torrents de montagne ? Ce rayon de lumière vient-il du nocturne palais d’Usnoth ? La clarté en est faible et distante, et le brouillard s’étend autour de nous. Mais c’est dans le chef d’Etha qu’habite la lumière de l’âme de Dar-thula ! Fils du généreux Usnoth, pourquoi ce soupir étouffé ? Chef d’Etha, sommes-nous sur la terre des étrangers ? »

« Ces rochers ne sont point ceux de Nathos, répondit-il, et ce rugissement n’est point celui de ses torrents. Nulle lumière ne vient du palais d’Etha, car il est trop loin de nous. Nous sommes sur la terre des étrangers, sur la terre du cruel Cairbar. Les vents nous ont trompés, Dar-thula ; Érin lève ici ses collines. Althos, marche vers le nord ; que tes pas, Ardan, longent la côte, de peur que l’ennemi ne vienne dans les ténèbres et ne détruise notre espoir de voir un jour Etha. Moi, j’irai vers cette tour couverte de mousse, pour voir ceux qui se trouvent auprès de cette lumière. Repose-toi, Dar-thula, repose-toi sur le rivage ! repose en paix, charmante lumière ! l’épée de Nathos est autour de toi, semblable à l’éclair du ciel ! »

Il partit. Seule, elle s’assied : elle écoute le roulement des vagues. De grosses larmes sont dans ses yeux. Elle regarde si Nathos revient. Son âme tremble au souffle du vent. Elle incline l’oreille vers le bruit de ses pas ; mais le bruit de ses pas ne se fait point entendre. « Où es-tu, fils de mon amour ? Le vent rugit autour de moi. La nuit est sombre et nuageuse, et Nathos ne revient pas ! Qui te retient, chef d’Etha ? Les ennemis ont-ils rencontré mon héros dans un combat nocturne ? »

Il revint, mais sa figure était sombre ; il avait vu son ami décédé ! C’était la muraille de Tura et l’ombre de Cuthullin s’y promenait, seule et à grands pas. Les soupirs de son sein étaient fréquents. La flamme ternie de ses yeux était encore terrible ! Sa lance était une colonne de brouillard, et les étoiles brillaient, ternes, à travers sa forme. Sa voix était semblable au vent dans une caverne profonde, et son œil à une lumière vue de loin. Il disait l’histoire de ses malheurs.

L’âme de Nathos était triste, comme le soleil dans un jour de brouillard, quand sa face est humide et voilée. — « Pourquoi es-tu triste, ô Nathos, dit la charmante fille de Colla. Pour Dar-thula tu es une colonne de lumière, et la joie de ses yeux est dans le chef d’Etha. Je n’ai d’ami que Nathos ! mon père, mon frère sont tombés ! Le silence demeure dans Selama ; et la tristesse s’étend sur les bleus torrents de mon pays. Mes amis sont tombés avec Cormac ; les braves ont péri dans les guerres d’Érin. Écoute, fils d’Usnoth, écoute le récit de mes douleurs ! »

« Le soir obscurcissait la plaine ; les bleus torrents disparaissaient devant mes yeux ; le vent, à de rares intervalles, venait gémir dans les cimes des bois de Selama. Sous un arbre, j’étais assise sur les murs de mes pères. Truthil, le frère de mon amour, passa devant mon âme ; Truthil qui, absent alors, était allé combattre l’orgueilleux Cairbar. Appuyé sur sa lance, s’avance Colla aux cheveux blancs : son visage est sombre et penché, et la douleur est dans son âme ; son épée est à son côté, le casque de ses pères est sur sa tête. L’image des combats remplit son âme ; il cherche à me cacher ses larmes.

« Dar-thula, ma fille, dit-il, tu es la dernière de la race de Colla ! Truthil est tombé dans le combat. Le chef de Selama n’est plus ! Cairbar s’avance avec ses milliers vers les murs de Selama. Colla bravera son orgueil et vengera son fils. Mais où trouverai-je ton salut, Dar-thula, ma fille à la brune chevelure ? Tu es belle comme le rayon du ciel, et tes amis ne sont plus ! » — « Est-il tombé l’enfant de la bataille ? m’écriai-je en poussant un soupir ; l’âme du généreux Truthil a-t-elle cessé de briller dans le champ des combats ? Colla, mon salut est dans cet arc ! J’ai appris à percer le cerf. Père du malheureux Truthil, Cairbar n’est-il pas semblable au cerf du désert ? »

Le visage du vieillard rayonne de joie ; les larmes tombent à flots pressés de ses yeux ; ses lèvres tremblent et sa barbe grise siffle au vent. « Tu es la sœur de Truthil, s’écria Colla ; tu brûles du feu de son âme ! Prends, Dar-thula, prends cette lance, ce bouclier d’airain et ce casque étincelant ; ce sont les dépouilles d’un guerrier enfant de la jeunesse ! Quand la lumière se lèvera sur Selama, nous irons à la rencontre de Cairbar : mais tiens-toi près du bras de Colla, à l’ombre de mon bouclier. Ton père, Dar-thula, pouvait jadis te défendre, mais la vieillesse tremble maintenant sur ses mains ; la force manque à son bras, et son âme est obscurcie par la douleur.

Nous passâmes la nuit dans la tristesse. La lumière du matin se leva. Je brillais sous les armes de la guerre. Le héros aux cheveux gris marchait devant moi. Les enfants de Selama se rassemblèrent autour du bouclier retentissant de Colla ; mais ils étaient en petit nombre sur la plaine, et leurs cheveux étaient blancs ; les jeunes guerriers étaient tombés avec Truthil, en combattant pour Cormac. — « Amis de ma jeunesse, leur dit Colla, ce n’est point ainsi que vous m’avez vu jadis sous les armes ; ce n’est point ainsi que je marchais au combat quand périt le grand Confaden. Mais vous êtes chargés de douleur ; les ombres de la vieillesse descendent comme le brouillard du désert. Mon bouclier est usé par les années, et mon épée est suspendue à la muraille[1]. J’ai dit à mon âme : « Ton soir sera calme, ton départ sera semblable à une lumière qui s’éteint ! » Mais la tempête est revenue : je m’incline conune un vieux chêne ; mes rameaux sont tombés sur Selama. Je tremble à chaque pas. Où es-tu, avec tes guerriers tombés, ô mon bien-aimé Truthil ? tu ne me réponds pas du sein de ton tourbillon. L’âme de ton père est triste ; mais bientôt je ne le serai plus ! Il faut que Cairbar ou Colla tombe ! Je sens revenir la force de mon bras, et mon cœur bondit au bruit de la guerre.

Le héros tire son épée et les guerriers lèvent aussitôt leurs glaives étincelants. Ils s’avancent le long de la plaine et leurs cheveux blancs flottent sur les vents. Cairbar était assis à une fête dans la plaine silencieuse de Lona. Il voit venir nos héros ; il appelle ses chefs au combat. — Mais pourquoi dirais-je à Nathos comment s’engagea la lutte ? Je l’ai vu, au milieu de milliers d’ennemis, semblable au feu du ciel : il est beau mais terrible, et les peuples tombent sous sa course enflammée. La lance de Colla volait autour de lui. Il se rappelait les combats de sa jeunesse. Mais une flèche vient en sifflant, elle perce le flanc du héros ! Il tombe sur son bouclier : mon âme tressaille d’épouvante ; j’étends sur lui mon bouclier et mon sein se découvre. Cairbar accourait avec sa lance. Il voit la vierge de Selama ; la joie brille sur son visage sombre et il retient son glaive déjà levé. Il fit élever la tombe de Colla et m’amena, pleurante, à Selama. Il me dit les paroles de l’amour, mais mon âme était triste. Je voyais les boucliers de mes pères et l’épée de Truthil. Je voyais les armes des morts et les pleurs élaient sur mes joues. Tu vins alors, ô Nathos, et le sombre Cairbar s’enfuit. Il s’enfuit comme le fantôme du désert devant le rayon du matin. Son armée était loin de lui et faillie était son bras contre ton glaive !… Mais pourquoi es-tu triste, ô Nathos, disait la fille charmante de Colla ?[2] »

« Dès ma jeunesse, répondit le héros, j’ai affronté les combats. Mon bras ne pouvait encore porter la lance quand le danger se leva devant moi pour la première fois. Mon âme brillait en présence de la guerre, comme une étroite et verdoyante vallée où le soleil verse à flots ses rayons avant de cacher sa tête dans un orage : le voyageur solitaire ressent une joie triste et voit les ténèbres s’avancer lentement. Mon âme avait déjà brillé dans les dangers quand je vis la beauté de Selama ; quand je te vis, semblable à l’étoile qui brille la nuit sur la colline. Mais un nuage s’avance ; il menace la charmante lumière ! Nous sommes sur la terre des ennemis. Les vents nous ont trompés, ô Dar-thula, et loin de nous sont les forces de nos amis et les montagnes d’Étha ! Où te trouverai-je un asile, fille du puissant Colla ! Les frères de Nathos sont braves, et mon épée à moi, a brillé dans les batailles ; mais que peuvent les fils d’Usnoth contre l’armée de Cairbar ? Oh ! que les vents n’ont-ils conduit ici tes voiles, ô Oscar, roi des hommes ! Tu avais promis de venir combattre pour le malheureux Cormac ! Ma main serait alors puissante comme le bras flamboyant de la mort. Cairbar tremblerait dans son palais et la paix environnerait la belle Dar-thula. Mais pourquoi t’affaisses-tu, ô mon âme ! Les fils d’Usnoth peuvent triompher ! »

« Et ils triompheront, ô Nathos, s’écria la jeune fille dans le transport de son âme. Dar-thula ne reverra jamais le palais du farouche Cairbar. Donne-moi ces armes d’airain que fait briller le météore qui passe : je les vois obscurément dans ton navire au noir poitrail. Dar-thula veut entrer dans les rangs d’acier de la bataille… Ombre du noble Colla, est-ce toi que j’aperçois sur ce nuage ? Quelle est près de toi cette forme obscure ? C’est Truthil ! Et je verrais le palais de celui qui a tué le chef de Selama ! Non ! ombres de mon amour, non je ne le verrai pas !

À ces paroles de la blanche jeune fille, la joie se leva sur le visage de Nathos. « Vierge de Selama, tu brilles sur mon âme ! Viens, Cairbar, viens avec tes mille guerriers ! La force de Nathos est revenue ! Et toi, vénérable Usnoth, tu n’entendras pas dire que ton fils a fui. Je me rappelle tes paroles sur Etha, quand mes voiles commençaient à s’enfler, quand je les déployais vers Érin, vers les murailles de Tura. « Nathos, me dit mon père, tu vas vers le roi des boucliers, tu vas vers Cuthullin, le chef des hommes, qui n’a jamais fui dans les dangers. Que ton bras ne soit pas faible ; que tes pensées ne soient point celles de la fuite ! de peur que le fils de Semo ne dise que les enfants d’Etha sont des lâches. Ces paroles pourraient venir jusqu’à moi, et, dans son palais attrister l’âme d’Usnoth. » Des pleurs étaient sur les joues de mon père. Il me donna cette brillante épée !

J’arrivai dans la baie de Tura ; mais ses murailles étaient silencieuses. Mes yeux autour de moi cherchèrent en vain quelqu’un pour me parler du fils du généreux Semo. Je me rendis à la salle des coupes, où jadis étaient suspendues les armes de ses pères. Mais elles n’y étaient plus : le vieux Lamhor s’y trouvait seul et assis dans ses larmes. « D’où viennent ces armes ? dit Lamhor en se levant. L’éclat de la lance a longtemps été absent des sombres murailles de Tura. Venez-vous de la mer roulante, ou du triste palais de Temora ? »

« Nous venons de la mer, lui dis-je, et des tours élevées d’Usnoth. Nous sommes les fils de Slissama, la fille de Semo. Enfant de ce silencieux palais, où est le chef de Tara ? Mais pourquoi le demanderais-je ? Ne vois-je pas tes larmes ! Comment le puissant est-il tombé, fils de la solitaire Tura ? » — « Il n’est point tombé, répondit Lamhor, comme l’étoile silencieuse de la nuit, qui vole à travers les ténèbres et n’est plus ; mais comme le météore qui tombe dans une terre lointaine : la mort suit sa course terrible ; il est lui-même le signal des guerres. Tristes sont les rives du Lego, triste est le murmure du torrent de Lara ! Fils du lioble Usnoth, c’est là qu’est tombé le héros ! »

« Le héros est tombé au milieu du carnage, lui dis-je en soupirant ; sa main était redoutable dans le combat, et la mort sombre était toujours assise derrière son épée. »

Nous allâmes vers les rives du Lego. Nous trouvâmes la tombe de Cuthullin ; tout auprès étaient ses compagnons de guerre et ses bardes aux chants nombreux. Trois jours nous pleurâmes sur le héros ; le quatrième je frappai le bouclier de Caithbat ; autour de moi les guerriers se rassemblèrent avec joie, en agitant leurs lances étincelantes. Près de là, avec son armée, était Corlath, l’ami de Cairbar. Comme un torrent, nous vînmes pendant la nuit. Ses guerriers tombèrent devant nous, et quand s’éveilla le peuple de la vallée, il vit leur sang à la lueur du matin. Ensuite, pareils à des colonnes de brouillard, nous nous avançâmes vers le palais de Cormac. Nos épées étaient levées pour défendre le roi ; mais les salles de Temora étaient vides ; Cormac avait péri dans sa jeunesse, le roi d’Érin n’était plus !

La tristesse s’empara des enfants d’Érin. Ils se retirèrent lentement et d’un air sombre, comme des nuages qui, ayant longtemps menacé de la pluie, s’évanouissent derrière les montagnes. Les fils d’Usnoth marchèrent, dans leur douleur, vers la baie retentissante de Turo. Nous passâmes près de Selama. Cairbar se retira devant nous comme le brouillard de Lano quand les vents le chassent devant eux. Ce fut alors que je te vis, ô Dar-thula ! semblable à la lumière du soleil d’Etha ! — « Charmant est ce rayon, me dis-je, et des soupirs s’échappèrent de mon sein. Tu vins, dans ta beauté, ô Dar-thula, vers le triste chef d’Etha !… Mais les vents nous ont trompés, fille de Colla, et l’ennemi est près de nous ! »

« Oui, l’ennemi est près de nous ! dit la force accourue d’Althos. J’ai entendu sur la côte le cliquetis des armes, et j’ai vu les noires ondulations de l’étendart d’Érin. Distincte est la voix de Cairbar ; bniyante comme la chute des eaux du Cromla. Il avait vu notre noir vaisseau sur la mer, avant que l’obscure nuit descendit. Son peuple veille sur la plaine de Lona et lève dix mille épées. » — « Qu’il lève dix mille épées, répondit Nathos, avec un sourire ; les fils d’Usnoth ne trembleront jamais dans le danger ! Pourquoi roules-tu tes ondes écumantes, ô rugissante mer d’Érin ? Pourquoi mugissez-vous sur vos ailes ténébreuses, ô bruyantes tempêtes du ciel ? Pensez-vous, ô tempêtes, que c’est vous qui retenez Nathos sur le rivage ? Non, enfants de la nuit, c’est son âme qui l’y retient ! Althos, porte-moi les armes de mon père, tu les vois brillera la clarté des étoiles. Porte-moi la lance de Semo ; elle est dans le vaisseau au noir poitrail ! »

Althos apporte les armes. Nathos, de leur acier brillant a revêtu ses membres. La démarche du chef est gracieuse, et la joie de ses yeux est terrible. Il regarde s’il voit venir Cairbar. Le vent siffle dans ses cheveux. Dar-thula est silencieuse à ses côtés, et son regard est attaché sur le chef. Elle s’efforce de cacher ses soupirs, et deux larmes tremblent dans ses yeux brillants.

« Althos, dit le chef d’Etha, je vois une caverne dans ce rocher, places-y Dar-thula et que ton bras, mon frère, soit fort. Ardan, nous irons à la rencontre de l’ennemi ; nous appellerons au combat le farouche Cairbar. Oh ! que ne vient-il dans ses armes bruyantes, attaquer le fils d’Usnoth !… Dar-thula, si tu peux t’échapper, ne jette point les yeux sur Nathos ! Lève les voiles, ô Althos, vers les bois de mon pays ! Dis à Usnoth que son fils est tombé avec gloire, que mon épée n’a point évité le combat. Dis-lui que je suis tombé au milieu de milliers d’ennemis. Que la joie de sa douleur soit grande. Fille de Colla, appelle les jeunes filles au palais d’Etha et que leurs chants s’élèvent pour Nathos quand reviendra la nuageuse automne. Oh ! si la voix de Cona, si Ossian se faisait entendre à ma louange ! Mon ombre alors se réjouirait au milieu des vents impétueux ! » — « Et ma voix te louera, ô Nathos, chef de la verte Etha ! la voix d’Ossian s’élèvera à ta louange, fils du généreux Usnoth ! Pourquoi n’étais-je point à Lena quand eut lieu la bataille. L’épée d’Ossian l’aurait défendu, ou lui-même il aurait succombé ! »

Nous étions assis cette nuit même dans Selma, autour de la force de la coupe. Le vent était dans les cbênes ; l’esprit de la montagne mugissait.[3] Une bouffée de vent traversa la salle et toucha légèrement ma harpe. Le son en fut sourd et plaintif, comme le chant de la tombe. Fingal l’entendit le premier et de fréquents soupirs s’échappèrent de son sein. » Quelques-uns de mes héros ont péri, dit le roi de Morven ; j’entends sur la harpe le son de la mort. Ossian touche la corde tremblante et dis à la douleur de s’éveiller, pour que leurs âmes puissent, avec joie, s’envoler vers les collines boisées de Morven ! » Je touchai la harpe devant le roi ; les sons en étoient sourds et plaintifs. « Penchez-vous du haut de vos nuages, ombres de mes pères, penchez-vous ! Écartez de vous les feux et les terreurs de votre course, et recevez le héros qui succombe, soit qu’il vienne d’une terre lointaine, soit qu’il s’élève de la mer roulante. Qu’on prépare sa robe de brouillard et sa lance de nuage. Placez à son côté un météore à demi éteint sous la forme de son épée, et que son visage soit serein pour que ses amis puissent se réjouir de sa présence. Penchez-vous du haut de vos nuages, ombres de mes pères, penchez-vous ! »

Tel fut mon chant dans Selma, aux sons légers de la harpe tremblante. Mais Nathos était sur la côte d’Érin environné de la nuit. Il entendit la voix de l’ennemi au milieu du rugissement des vagues bondissantes. Silencieux, il écoutait leur voix et s’appuyait sur sa lance !

Le matin se leva avec tous ses rayons. Les enfans d’Érin paraissent et, comme des rochers grisâtres avec tous leurs arbres, ils s’étendent le long de la côte. Cairbar se tenait au milieu. Il sourit d’un air farouche quand il vit l’ennemi. Nathos s’élança dans sa force ; Dar-thula ne put rester derrière : levant sa lance brillante elle vole avec le héros. — « Mais qui sont ces guerriers couverts de leurs armures et dans l’orgueil de la jeunesse ? Ce sont les fils d’Usnoth, Althos et Ardan à la noire chevelure. »

« Viens, dit Nathos, viens, chef de la haute Temora ! Combattons sur la côte pour la vierge aux seins blancs. Les guerriers de Nathos ne sont point avec lui ; ils sont au delà de ces vagues roulantes. Pourquoi conduis-tu tes milliers contre le chef d’Etha ? Tu as fui devant lui, dans le combat, alors que ses amis environnaient sa lance. » — « Jeune homme au cœur d’orgueil, le roi d’Érin doit-il combattre contre toi ? » Tes pères n’étaient point du nombre des illustres, ni des rois des hommes. Voit-on dans leurs demeures les armes des ennemis ou les boucliers des temps anciens ? Cairbar est célèbre dans Témora. Il ne doit pas combatre contre de faibles hommes ! »

Une larme jaillit des yeux de Nathos. Il tourne ses regards vers ses frères : leurs lances volent en même temps et trois héros sont couchés sur la terre. Leurs épées aussitôt étincellent dans l’air. Les rangs d’Érin reculent devant eux, comme une chaîne de noirs nuages devant un tourbillon de vent. Cairbar alors commande ses guerriers et ils bandent mille arcs. Mille flèches volent : les fils d’Usnoth tombent dans leur sang. Ils tombent comme trois jeunes chênes qui seuls s’élevaient sur la colline. Le voyageur voit ces arbres charmants et s’étonne qu’ils croissent si solitaires ; le vent du désert vient pendant la nuit et couche sur la terre leurs têtes verdoyantes. Il revient le lendemain ; mais ils sont flétris et la bruyère est nue !

Dar-thula, dans sa douleur, se tenait silencieuse et contemplait leur chute. Pas une larme dans ses yeux, mais son regard est sauvagement triste. Sa joue est pâle, de ses lèvres tremblantes tombent des mots brisés et à demi formés et sa noire chevelure flotte sur le vent.

Le farouche Cairbar arrive. « Où est maintenant ton amant, où est le chef d’Etha ? As-tu vu les salles d’Usnoth, ou les sombres collines de Fingal ? La bataille aurait rugi dans Morven si les vents n’avaient pas rencontré Dar-thula. Fingal lui-même eût succombé et la tristesse eut habité dans Selma ! Le bouclier de Dar-thula tombe de son bras. Son sein de neige se découvre. Il se découvre, mais il est taché de sang : à son flanc une flèche était fixée ! Comme un flocon de neige elle tombe sur Nathos. Sa chevelure couvre le visage de son héros et leur sang se mêle autour d’eux !

« Tu n’es plus, ô fille de Colla, dirent les cent bardes de Cairbar. Le silence est sur les bleus torrents de Selama : la race de Truthil est éteinte. Quand te lèveras-tu dans ta beauté, ô la première des jeunes filles d’Érin ? Ton sommeil est long dans la tombe : le matin est bien éloigné. Le soleil ne viendra plus à ton lit pour te dire : « Éveille-toi, Dar-thula, éveille-toi, ô la première des femmes ! le vent du printemps est dehors ; les fleurs balancent leurs têtes sur les vertes collines et les forêts bercent leurs feuilles épanouissantes. Retire-toi, ô soleil, la fille de Colla est endormie ! Elle ne sortira plus dans sa beauté elle ne s’avancera plus dans la grâce de ses pas ! »

Tel fut le chant des bardes quand ils élevèrent le tombeau de Dar-thula. J’ai chanté aussi sur sa tombe quand le roi de Morven vint dans la verte Érin pour combattre Cairbar.


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  1. Dans ces temps anciens, les guerriers avaient coutume, lorsqu’ils avaient atteint un certain âge et qu’ils se sentaient incapables de combattre, d’attacher leurs armes dans la grande salle où se réunissait toute la tribu aux jours de réjouissance. Ils ne paraissaient plus dans les combats, et cette période de la vie s’appelait le temps d’attacher les armes.
  2. Ossian répète souvent à la fin d’un épisode la phrase par laquelle il l’a commencé. — Note du traducteur.
  3. Par l’esprit de la montagne, le poète entend ce bruit sourd et mélancolique qui précède la tempête et qui est bien connu de ceux qui habitent les montagnes.