Ossian (Lacaussade)/Texte entier

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Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. iii-TdM).



OSSIAN


ŒUVRES COMPLÈTES


TRADUCTION NOUVELLE
PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE
SUR L’AUTHENTICITÉ DES POÈMES D’OSSIAN
PAR
AUGUSTE LACAUSSADE
(DE l’ÎLE BOURBON)


PARIS
H.-L. DELLOYE, ÉDITEUR,
SE VEND CHEZ GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES,
PLACE DE LA BOURSE,
N° 13.
          PALAIS-ROYAL,
          PÉRISTILE MONTENSIER
1842
AVERTISSEMENT.

En traduisant les poèmes d’Ossian notre intention a été d’en donner une version plutôt fidèle qu’élégante ; tous nos efforts ont tendu à faire de notre travail la copie littérale du texte. Pour arriver à ce but nous nous sommes vus souvent dans l’obligation de heurter notre langue, et, quelquefois même, d’en blesser les susceptibilités grammaticales. Quoique nous soyons presque toujours restés dans l’esprit de la syntaxe, nous n’avons cependant point reculé devant les inversions auxquelles notre prose se prête si peu, afin de suivre jusque dans le mouvement le style de l’original. Ainsi : — Redoutable est ton bras dans la bataille, ô puissant fils de Comhal ! — Désolée est la demeure de Moïna ! le silence est dans la maison de ses pères !

Pour rendre les épithètes doubles de l’anglais, nous avons osé dire : — La fille aux seins blancs de la neige. — La vierge aux blanches mains de la tristesse. — Le fils aux yeux bleus de Sémo.

Ces rébellions aux exigences de la langue, ces fautes, si l’on veut, volontaires de notre part, deviennent pourtant obligées à quiconque veut rester dans une scrupuleuse exactitude. La tâche du traducteur est une tâche de patience et de courageuse abnégation : son amour-propre littéraire doit se taire devant les volontés impérieuses et quelquefois bizarres de l’auteur qu’il traduit ; il n’a plus de forme à lui ; sa manière est celle de l’original ; il calque et ne dessine pas ; son rôle, avant tout, est de s’effacer complètement. S’il cède à des habitudes de style et à des répugnances de goût, il amplifie, il paraphrase, il dénature. Craindre ainsi de reproduire un poète dans toute la vérité de sa forme originelle, c’est lui faire perdre de sa grâce ou de sa force, le priver de sa physionomie, c’est presque vouloir mieux faire que le modèle, et telle n’a pu être notre prétention.

Dans le texte, un mot énergique relève ; dans la version, une périphrase, même heureuse, énerve : aussi n’en avons-nous usé qu’à la dernière extrémité. L’ellipse est fréquente dans Ossian, sa phrase est souvent brève, à la manière de la Bible, et, parfois, d’une concision intraduisible. C’est alors seulement que nous nous sommes contentés de l’à peu près, pour nous en tenir simplement au sens.

L’une des plus grandes difficultés que nous ayons rencontrées dans le cours de notre travail est cette mesure continue qui fait le charme des poésies du barde, et qu’on ne saurait mieux comparer qu’au bruit monotone et prolongé des vagues. Sa diction est pleine et balancée, et l’on dirait que le poète a emprunté son harmonie aux falaises de son pays.

Cette harmonie est un des caractères distinctifs de l’Homère écossais. Pour la conserver, nous avons tantôt eu recours à des explétives ; tantôt nous avons mis au pluriel des mots qui se trouvent au singulier dans la version anglaise. Les chutes plurielles ou singulières d’un substantif et d’un verbe produisent à la fin d’une ligne des effets harmoniques que nous n’avons pas cru devoir négliger ; il nous est aussi arrivé de sacrifier le nombre à l’énergie, le rythme au pittoresque des images et de la diction.

Une œuvre peut être poétique de trois manières : par la pensée, par le sentiment, par l’image. L’image et le sentiment dominent dans la poésie ossianique comme dans celle de tous les peuples jeunes : l’idée s’y élève parfois à une très-grande hauteur ; mais, nulle part, il faut le dire, nous n’avons rencontré un plus grand nombre d’expressions heureuses et de locutions trouvées. Une pensée faible ou ordinaire y grandit sous l’ampleur de la forme. C’est aussi par là que cette poésie pèche par moments : l’expression s’y montre ambitieuse et exagérée ; mais ce n’est point ici le lieu d’examiner les qualités et les défauts de style du poète calédonien.

Letourneur a donné, avant nous, une traduction des poésies d’Ossian : il aimait l’art et le sentait vivement ; mais nous croyons néanmoins devoir lui reprocher d’avoir trop francisé cette muse âpre et inculte du nord, et d’avoir trop sacrifié au goût de son époque la beauté native du texte et son éclat sauvage.

Il ne nous a pas paru nécessaire d’entrer dans des détails sur l’origine, les mœurs et la mythologie du peuple calédonien. Quant aux faits indispensables à l’intelligence de ces poèmes, on les trouvera dans des notes, pour la plupart traduites de Macpherson, et qui nous paraissent éclairer suffisamment les passages qu’elles accompagnent. Cependant on ne doit pas oublier qu’Ossian, fils de Fingal et père d’Oscar, est l’ami de Gaul, le frère de Ryno et de Fillan, et le beau-père de cette Malvina qu’il invoque sans cesse dans ses chants. Souvent aussi il interrompt brusquement sa narration pour s’adresser à ses héros, comme père ou comme fils, comme frère ou comme ami ; ce lyrique dédain des transitions semble jeter quelque confusion dans le récit, et demande, de la part du lecteur, une attention suivie.

Décembre 1841.




DE L’AUTHENTICITÉ


DES POÈMES D’OSSIAN.


______



James Macpherson est-il l’auteur des poésies d’Ossian, ou n’est-il simplement que le traducteur, l’habile et poétique compilateur des chants d’un barde du troisième siècle ?[1]

C’est une de ces questions oiseuses à force d’être complexes, embrouillées, insolubles ; et vis à-vis lesquelles, pour ne pas compromettre son jugement, on doit rester dans les réserves du doute. Dès leur apparition les poèmes d’Ossian ont suscité des querelles très-vives : l’authenticité en a été attaquée et défendue avec chaleur ; elle a donné lieu à des dissertations bien savantes, bien longues, qui n’ont servi qu’à compliquer la question au lieu de l’éclaircir. Une fois engagés dans ce labyrinthe de difficultés où Macpherson semble avoir, à dessein, égaré la vérité, critiques et dissertateurs n’ont pu en sortir, faute d’un nouveau fil d’Ariane, fil que Macpherson pourrait seul avoir et qu’il a emporté avec lui dans la tombe. En effet, il a gardé le secret de ce problème littéraire avec une persévérance qu’on ne saurait qualifier et qu’il est encore plus difficile d’expliquer. Tout, dans la conduite qu’il a tenue à cet égard, décèle de la contrainte, une hésitation coupable, quelque chose de double, d’ambigu qui irrite la curiosité, la blesse dans ses justes investigations et tend à ne faire voir en lui qu’un adroit exploitateur de gloire et de fortune[2], intéressé à entourer la question d’un nuage de mystère.

Interpellé par le docteur Johnson avec une violence qu’on ne saurait approuver, trailé d’imposteur, de faussaire, de brigand (ruffian), il se renferme dans un silence superbe qui pourrait fort bien tenir de la ruse autant que de l’orgueil ; orgueil absurde et déplacé surtout devant un fait qui intéressait à un si haut point et les lettres et la gloire poétique de l’Écosse. Ou s’il se défend, c’est en termes ambigus et hautains, sans s’appuyer de preuves textuelles, sans donner au moins un rapport explicite concernant les circonstances et les personnes qui lui ont fourni les originaux de sa traduction. Aux défis formels de la critique, il ne répond, il faut bien le dire, que par quelques paroles insignifiantes et torturées, véritables paroles d’oracle, les voici : « Ceux qui ont douté de ma véracité ont fait un compliment à mon génie et, quand cette allégation serait vraie, mon abnégation aurait dû expier ma faute. Je puis le dire sans vanité, je crois pouvoir écrire de la poésie passable et je certifie à mes antagonistes que je ne traduirais pas ce que je ne pourrais imiter. »[3]

Il s’agissait bien ici de poésie passable, de génie et d’abnégation ! C’était tourner la difficulté et non l’aborder franchement. Il s’agissait tout simplement de preuves à l’appui d’une authenticité controversée ; preuves faciles à donner, ce nous semble, puisque les sources[4] où le traducteur avait puisé, n’étaient point encore taries et qu’il était alors en son pouvoir, en y ayant recours, de fermer immédiatement la bouche à l’incrédulité. Mais il ne l’a point fait et, chose remarquable, il n’a pas même indiqué ces sources[5] ;

refusant par là à ceux qui s’intéressaient à la solution de ce problème, les moyens les plus sûrs d’y arriver. Disons le donc, les soins pris ou négligés par Macpherson font que cette question ne peut être désormais déflnitivement tranchée. Quoi qu’on fasse, avec les documents actuels, l’opinion qu’on s’en formera ne peut reposer que sur des raisons laissant toujours quelque chose à désirer. Que ce soit orgueil ou astuce, dédain des soupçons de la critique ou désir secret de passer pour l’auteur des chants ossianiques, Macpherson, si son intention a été d’envelopper ce sujet d’un flou le continuel, a, ce nous semble, complètement réussi.

Aussi, nous garderons-nous d’affirmation ou de négation absolue : certaine réserve dans certaine circonstance ne peut que témoigner du respect de la vérité. Walter-Scott lui-même observe à ce sujet qu’il serait aussi insensé de tout croire que de tout nier. Nous nous rangeons à l’avis de cet illustre antiquaire, si apte à prononcer en matière d’authenticité, et, laissant au lecteur le soin

d’asseoir son jugement sur les données historiques, nous nous bornerons à lui offrir des faits un récit succinct qui, sans influencer son opinion, expliquera du moins nos réserves sur cette célèbre contestation.

Vers 1759, l’auteur inconnu d’un poème, (le Montagnard) publié sans succès, Macpherson[6] était précepteur dans l’opulente maison du comte de Graham. Il y fit la connaissance de M. Home, littérateur écossais, et lui traduisit quelques passages de vieux chants populaires que, dans son enfance, il avait entendus dans les montagnes. Encouragé par lui, il en publia l’année suivante un premier volume sous le titre de : « Fragments de poésie ancienne, recueillis dans les montagnes d’Écosse et traduits de la langue erse ou gallique. »

Cette traduction eut un immense succès ; le poète de l’élégie dans un cimetière de campagne, le célèbre Gray en fit un très-grand éloge ; et c’est sans doute à ces chants du père des bardes qu’il dut l’une de ses plus heureuses inspirations : son ode sur le massacre des bardes du pays de Galles[7]. Le public littéraire de l’Écosse, surtout celui des hautes terres, accueillit ces premiers fragments avec un tel enthousiasme, que des souscriptions furent ouvertes pour faciliter au jeune compilateur d’Ossian les moyens d’entreprendre un voyage dans le nord de l’Écosse et aux îles Hébrides. Macpherson abandonna sa place de précepteur, parcourut les villages et les montagnes, tantôt écoutant la voix de la tradition, tantôt interrogeant les souvenirs des anciens du pays, recueillant de chaumière en chaumière et de vallée en vallée les débris épars d’une poésie qui s’en allait.

Pendant cette romantique excursion à travers le passé, il entretint une correspondance suivie avec ses amis d’Édimbourg et les mit au courant des poétiques moissons qu’il faisait sur sa route.[8] De retour au bout de quelques mois il mit en ordre les fragments manuscrits qu’il s’était procurés, transcrivit les ballades et autres compositions chantées qu’il avait pu recueillir et en entreprit la traduction sous les yeux de plusieurs personnes en état d’entendre le gaélic, et qui suivaient sur le texte la version anglaise qu’il en donnait.[9]

Le poème de Fingal et quelques autres chants parurent en 1761 ; Témora et le reste en 1762[10]. Ces nouvelles publications furent reçues avec le même empressement ; mais des doutes sur l’existence d’Ossian commencèrent dès lors à s’élever non-seulement en Angleterre, mais dans la patrie même du barde. C’est en vain que le docteur Blair, à une dissertation imprimée l’année même de la publication de ces poèmes (1762) joignit de nombreux témoignages[11] en faveur de

Macpherson ; ces doutes allèrent en augmentant surtout en Angleterre.

Il existait alors entre ce royaume et l’Écosse une jalousie nationale qui s’étendait de la politique à la littérature, et entre l’Écosse des hautes terres et l’Écosse des basses terres, ces mesquines rivalités qui ne cessent d’affliger un pays que lorsque les progrès de la civilisation ont réuni les esprits et les intérêts dans une intelligente unité. Macpherson, cependant, enrichi par sa traduction, était parti pour Pensacola, comme secrétaire du gouverneur de la Floride orientale. Il visita les Antilles, quelques provinces de l’Amérique septentrionale, et revint en Angleterre en 1766. En 1771 il donna son introduction à l’histoire de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, ouvrage qui lui valut le reproche d’avoir mis l’imagination à la place des faits, à propos de l’origine celtique des premiers habitants des Îles

Britanniques. Deux ans après parut sa traduction de l’Iliade : cette tentative littéraire fut des plus malheureuses. Enhardi par son premier succès, Macpherson avait imaginé de traduire Homère dans cette prose nombreuse qui lui avait si bien réussi pour le poète écossais[12] ; mais cette nouvelle entreprise fut généralement mal reçue : la gloire du compilateur d’Ossian ne put défendre le traducteur d’Homère des plus amères critiques[13]. C’est aussi de cette année (1775) que datent les humiliations sans nombre qu’il eut à essuyer de la part de Malcolm-Laing et de Johnson. Ce dernier, le plus grand savant et le plus âpre critique de son époque, ennemi déclaré de tout ce qui n’était pas anglais, nourrissait d’injustes préventions contre l’Écosse et l’lrlande. Cette aveugle partialité a dû influer sur son jugement, et il est permis de croire que l’origine écossaise d’Ossian et de son éditeur n’a pas peu contribué à la violence dont il fit preuve dans sa querelle avec Macpherson. Cependant il avait fait un voyage dans le nord

de l’Écosse et aux îles Hébrides, et en avait profité pour faire des recherches sur Ossian. À son retour, il attaqua Macpherson comme faussaire : il imprima que non-seulement il ne croyait pas à l’existence d’anciens manuscrits, mais qu’il soupçonnait l’auteur de cette prétendue version d’avoir fait traduire quelques fragments de son travail en langue gallique[14] afin de colorer son œuvre de toutes les apparences d’une compilation véritable. Macpherson, furieux, adressa au docteur une lettre pleine de menaces. La réponse ne se fit pas attendre et nous la transcrivons pour donner au lecteur une idée de l’animosité des parties dans ce scandale littéraire :

Monsieur James Macpherson,

« J’ai reçu votre folle et impudente lettre. Je ferai de mon mieux pour repousser toute violence tentée contre moi ; et, ce que je ne pourrai faire moi-même, la loi le fera pour moi. J’espère n’être jamais détourné de dévoiler une fourberie par les menaces d’un brigand.

Quelle rétractation voudriez-vous de moi ? J’ai cru votre livre une imposture ; je le crois encore une imposture. À l’appui de cette opinion, j’ai donné au public des raisons que je vous mets au défi de réfuter. Je méprise votre rage. Vos talents, depuis la publication de votre Homère, ne paraissent pas fort redoutables ; et ce que j’entends dire de votre caractère me porte à tenir compte, non de ce que vous direz, mais de ce que vous prouverez. Vous pouvez imprimer cette lettre, si vous voulez. »

De son côté, Malcolm-Laing, savant écossais, mais écossais des basses terres, rival par conséquent de toute gloire écossaise des hautes terres, avait fait paraître une dissertation contre l’authenticité d’Ossian. Il passa en revue tous les ouvrages en prose et en vers de Macpherson, et retrouva dans sa traduction une grande partie des images de son poème le Montagnard ; entrant plus avant dans l’œuvre du traducteur, avec une patience toute de critique et de critique érudit qui pis est, il la dépeça jusqu’à la trame pour y surprendre les fils d’une composition artificielle et dévoiler les idées et les expressions empruntées, selon lui, aux auteurs anglais, aux classiques grecs et latins et surtout aux poètes sacrés. [15]

Macpherson, ainsi acculé par ses adversaires, soit qu’il suivit en cela les conseils de ses amis, soit qu’il ne pût ou ne daigna point répondre, se retrancha dans un silence complet. Ce silence, il le garda obstinément jusqu’à la mort ; mais la lutte se continua après lui. Toute la haute Écosse était intéressée dans cette question où l’on mettait en doute l’existence de son Homère. Elle avait une académie, la société highlandaise, dont les travaux ont pour objet spécial les antiquités écossaises.


                                                                                                                                         
Cantique des Cantiques.
Dar-thula, poème.
   Levez-vous, ô ma bien aimée, mon unique beauté, levez-vous, et venez ! Car l’hiver est passé et les pluies se sont enfin dissipées. Les fleurs sortent de la terre : la voix de la tourterelle s’est fait entendre. Le figuier commence à donner ses premières figues, et la vigne ses fleurs qui répandent une douce odeur. Levez-vous, ô ma bien aimée, mon unique beauté, levez-vous, et venez ! Éveille-toi, Dar-thula ! Éveille-toi, ô la première des femmes ! Le vent du printemps est dehors ; les fleurs secouent leurs têtes sur les vertes collines et les arbres balancent leurs feuilles naissantes etc.
IIe Livre des Rois.
v. 25
Ossian, bataille de Lora.
   Comment les puissants sont-ils tombés dans le combat ? comment Jonathas a-t-il été tué sur vos montagnes ?    Erragon, roi des vaisseaux, ô chef de la lointaine Sora, Comment es-tu tombé sur nos montagnes ? Comment le puissant est-il tombé ?

   Les filles d’Israël s’assemblaient une fois l’année pour pleurer la fille de Jephté de Galaad, pendant quatre jours.    Les filles de Morven la pleuraient (Lorma) tout un jour dans l’année, au retour des sombres vents d’automne.

IIe Livre des Rois.
v. 22
Ossian bataille de Lora.
   Jamais la flèche de Jonathas n’est retournée en arrière ; elle a toujours été teinte du sang des tués, de la graisse des puissants, et l’épée de Saül n’a jamais été tirée en vain.    Mais il est couvert du sang des ennemis, ò sœur de Galmar ! Sa lance et son arc, sans être teints de sang, ne sont jamais revenus de la bataille des puissants.

v. 23
Ossian, mort de Cuthullin.
   Ils étaient plus vites que les aigles et plus forts que les lions.    Ta force était semblable à la force des torrents, et ta vitesse pareille à celle des ailes de l’aigle.

</ref></noinclude> Cette académie se chargea d’instruire elle-même cet étrange procès et nomma à cet effet une commission qui dut se transporter dans le pays, et se livrer aux plus scrupuleuses recherches pour retrouver les textes ossianiques. La commission refit le voyage de Macpherson : elle parcourut les villages et les montagnes, se fit chanter ou réciter les compositions bardiques dans la langue originelle, entendit des ministres puritains, des vieillards, des paysans, etc., en un mot, s’acquitta de sa mission avec toute la minutie, tout l’appareil des formes légales, comme s’il se fût agi d’une enquête judiciaire. La société, munie des pièces du procès, publia en 1805, le résultat de ses travaux : les commissaires, avec plusieurs autres lambeaux poétiques, avaient retrouvé la description d’un char, d’un combat, d’un bouclier et quinze cents vers environ presque entièrement semblables à la version anglaise du poème de Fingal[16]. Cependant la société termine son rapport par les conclusions suivantes :

1o Il est hors de doute que la poésie ossianique a existé, qu’elle était généralement répandue en Écosse, qu’elle avait un caractère touchant et sublime.

2o Dans les fragments de poèmes que la commission a pu se procurer, elle a retrouvé la substance et quelquefois même l’expression littérale des poèmes traduits par Macpherson, mais aucun poème identique par le titre et par le sujet. Elle est portée à croire que cet écrivain avait pour habitude de remplir les lacunes par des passages qui ne se trouvaient point dans le texte, de lier des fragments épars, d’élaguer des phrases, d’adoucir quelques incidents, de changer enfin ce qui lui paraissait trop simple ou trop rude pour des oreilles modernes. La commission ne peut toutefois déterminer jusqu’à quel point il a usé de cette liberté.

« Voilà, dit M. Villemain, voilà un aveu qui, sorti de la bouche de juges éclairés, consciencieux, et cependant animés d’une sorte de partialité patriotique, a sans doute une grande force contre l’authenticité des poèmes d’Ossian. Aussi, l’amour-propre écossais qui, suivant Johnson, est un des plus grands amours-propres nationaux qui existent dans le monde, l’amour-propre écossais fut très-mécontent de cette conclusion ; et quelque temps après on assura que des manuscrits légués par Macpherson renfermaient le véritable texte des poésies d’Ossian, et qu’on allait enfin le voir paraître[17]. »

En effet, la société écossaise de Londres le publia en 1807. C’est une magnifique édition du texte gallic[18], avec une traduction littérale latine en regard, par Macfarlane, et une nouvelle dissertation dans laquelle sir John Sinclair répond à toutes les objections qui ont été soulevées contre l’existence du barde, et qui peuvent être réduites à ces cinq chefs principaux :

1o Les mœurs décrites dans les poésies d’Ossian sont trop raffinées pour une société qu’on suppose barbare.

2o La constante imitation des saintes écritures et des auteurs classiques prouve suffisamment que ces poésies sont d’une fabrication moderne.

3o  Dans une poésie aussi antique il est singulier qu’on ne rencontre aucune trace de culte religieux, aucun détail de rite et de cérémonies, mais seulement un vague respect pour l’ombre des aïeux, une sorte de déisme purifié, substitué au culte grossier d’une époque barbare.

4o  Les prétendus manuscrits qui nt servi de base au travail de Macpherson, n’ont jamais existé, car on ne peut recueillir de manuscrits dans un pays où on n’écrivait pas, et où il serait impossible de rencontrer quelques lignes d’ancienne écriture ; si le compilateur avait eu en sa possession des pièces originales, il les aurait publiées lorsqu’il en a été si vivement mis au défi par ses antagonistes.

5o  Enfin, le texte gallic publié par la société de Londres ayant été imprimé sur une copie presque en entier écrite de la main de Macpherson et n’ayant paru que près d’un demi-siècle après sa traduction, il peut fort bien se faire que ce texte ne soit que le produit d’un lent travail du traducteur lui-même, destiné à défendre un mensonge qu’il avait soutenu toute sa vie.

Nous allons répondre successivement à ces objections :

1o  On sait que les Romains, à tort ou à raison, représentaient comme barbares les peuples avec lesquels ils étaient en guerre et qu’ils entretenaient contre eux les plus hostiles préjugés ; mais les historiens et les bardes de l’Écosse et de l’Irlande s’accordent à représenter les tribus de ces pays comme nourrissant les sentiments les plus purs et les plus exaltés. Tacite lui-même ne parle-t-il pas de l’espèce de culte des Germains pour les femmes ? Ne raconte-t-il pas que les hommes du Nord voyaient en elles quelque chose de saint et de sacré ? Il n’est plus étonnant dès lors que ce religieux respect passant de leurs mœurs dans les chants de leurs bardes, leur poésie ne se soit élevée à un caractère de pureté chevaleresque qui peut surprendre chez les peuples qu’on est habitué à regarder comme barbares, mais qui n’en est pas moins naturelle à leurs mœurs et conforme à l’histoire.

2o  Nous l’avons déjà dit plus haut, Macpherson est seul responsable des plagiats dont on accuse Ossian. Nous avons comparé sa traduction du premier chant de Fingal avec la version littérale anglaise que M. Thomas Ross en a faite sur le texte même, et nous n’avons point rencontré dans celle-ci les idées et les expressions qui, dans celle du premier, ont légitimé l’accusation d’emprunts. Il résulte de cet examen comparatif que Macpherson ne s’est point contenté d’ajouter au texte, mais qu’il a omis des passages remarquables, de belles expressions qui se retrouvent dans la traduction de Thomas Ross, et qu’en demeurant moins près que celui-ci de l’original, il n’a pas donné, quant à l’ensemble, une juste idée de la nerveuse simplicité du poète calédonien, et lui a fait un tort que ne rachètent pas toujours les beautés de sa diction et l’harmonie de ses périodes.

3o  Il est singulier, il faut l’avouer, qu’on ne rencontre aucune trace de religion dans les chants d’Ossian, car les compositions des autres peuples se rattachent toutes fortement à leurs croyances mythologiques. Il serait sans doute plus conforme à l’histoire des anciens chefs du Nord, de voir auprès d’eux, dans le camp et à la salle des coupes, le prêtre avec le barde, car ce dernier n’était lui-même qu’une sorte de prêtre d’un rang inférieur ; mais qu’on se rappelle la guerre d’extermination que Trenmor[19], bisaïeul de Fingal, fit aux Druides qui voulaient le renverser de la magistrature suprême ; qu’on se rappelle leur destruction, le discrédit et l’oubli où tombèrent après eux leurs cérémonies religieuses ; et l’on comprendra que Fingal, intéressé à leur perte, ait partagé contre eux la haine et le mépris publics ; qu’Ossian son fils n’ait point cherché à les relever dans l’esprit du peuple, en rappelant dans ses poèmes les rites d’un ordre ennemi de sa race et de son hérédité au pouvoir. Le silence du barde avait encore d’autres motifs qu’on s’explique difficilement quand on est étranger aux mœurs guerrières des anciens poètes écossais. Ils portaient jusqu’à l’extravagance le point d’honneur martial. Un secours dans un combat, de quelque côté qu’il vint, portait atteinte à la réputation d’un héros ; et les bardes lui refusaient la gloire du triomphe pour la transmettre à celui

qui l’avait aidé. De là vient sans doute que l’aveugle de la Calédonie n’a point fait, comme le poète grec, intervenir les Dieux en faveur de ses guerriers. Les héros d’Ossian sont de la taille des héros d’Homère : comme l’audacieux Ajax, défiant le Dieu des flots, Fingal affronte et combat dans la nuit le redoutable Esprit de Loda. Loin d’implorer le secours d’un être surnaturel, le roi de Morven se serait plutôt écrié avec l’intrépide fils de Télamon :

Ô Dieu ! rends-moi le jour et combats contre moi !

D’ailleurs, ceux qui ont écrit en langue celtique, parlent rarement de religion dans leur poésie profane ; et quand la religion fait le thème principal de leurs chants, ils ne mêlent jamais les actions des héros à leurs compositions sacrées. Cette coutume seule, antérieure à la chute des Druides, expliquerait suffisamment le silence de l’auteur sur la religion de son temps.

Conclure du silence d’Ossian que ce barde vivait au milieu de tribus étrangères à toute idée religieuse serait trahir une complète ignorance de l’histoire de l’homme. Le cœur humain, à défaut de croyances, se nourrit de superstitions. Quel peuple, si barbare qu’il soit, ne s’est point élevé à quelque faible notion d’un être supérieur ? On s’explique l’indifférence d’Ossian par celle de son temps, car l’œuvre d’un grand poète est le miroir fidèle des connaissances de son siècle et des mœurs de ses contemporains. Ossian chantait à l’une de ces époques de tiédeur religieuse où, à un culte qui s’éteint, succède un culte qui vient de naître[20]. Le jour du Christianisme ne s’était point encore levé sur les peuples du Nord. Ils ne croyaient plus au pouvoir mystique des Druides, mais ils ne croyaient point encore dans cette foi nouvelle dont l’aube blanchissait à peine le front impérial de la Rome de Dioclétien.

4o  S’il est impossible que Macpherson ait pu recueillir des manuscrits dans un pays où l’on n’écrivait pas, il n’est pas impossible qu’il ait écrit, sous la dictée des chanteurs ou des récitateurs qu’il a rencontrés, les poèmes dont il a donné la traduction : ce n’est qu’ainsi que nous entendons ajouter foi à l’existence de ces manuscrits. La déclaration de la société highlandaise est formelle : elle a retrouvé des lambeaux poétiques contenant souvent la substance, quelquefois même l’expression littérale des poèmes traduits par Macpherson. Il est incontestable, d’après son rapport, qu’il a existé une poésie ossianique et

qu’il n’en reste des traces dans les montagnes de l’Écosse. La tradition y parle sans cesse de l’aveugle Ossian ; Ossian dall ; elle se souvient de Fingal et des exploits de ses guerriers ; elle compare encore les jeunes épousées à la belle Agandecca la fille de la neige.

On ne peut nier que la langue gallique, encore parlée dans quelques parties de l’Irlande et de l’Écosse, n’ait possédé une sorte de littérature populaire, conservée aux 15e et 16e siècles, puisque Buchanan lui-même en fait mention :

Carmina autem non inculta fundunt, quæ rhapsodi proceribus, aut vulgo audiendi cupido recitant, aut ad musicos organorum modos canunt.

Peut-on supposer qu’un juge tel que Buchanan, d’une érudition si vaste, d’un goût si éclairé, si nourri des lettres grecques et latines, peut-on supposer qu’un tel juge eût loué les chants (carmina non inculta) des anciens bardes écossais, s’il ne les eût trouvés dignes de ses éloges ? Si des poèmes existaient de son temps, si la mémoire du peuple les avait retenus, s’ils étaient récités par les rhapsodes du 16e siècle, nous ne voyons pas d’impossibilité à ce que la tradition les ait conservés cent cinquante ou deux cents ans de plus.

Le docteur Smith, de son côté, nous offre quelques preuves à l’appui de cette poésie traditionnelle. Il avait, lui aussi, recueilli des chants gallics et les avait traduits ; il produisit en 1780, quatorze poèmes parmi lesquels onze sont attribués à Ossian. Pour le sujet et pour la forme, ils offrent une telle ressemblance avec ceux qu’a donnés Macpherson, qu’il est difficile de ne pas admettre que les deux traducteurs aient travaillé sur un même fonds primitif. Cependant le docteur Smith avoue avec bonne foi qu’il a usé dans son travail d’une grande liberté. Que Macpherson ait ou non procédé de la même manière, c’est une déclaration qu’il n’a jamais faite et à laquelle d’ailleurs se refusait la vanité connue de son caractère. C’est là peut-être la véritable cause de son mauvais vouloir à publier le texte d’Ossian, car nous ne pouvons accepter comme tels, les empêchements cités par ses défenseurs : ses longs voyages outre-mer et les frais considérables que cette édition devait nécessairement entraîner. Dès 1766 notre voyageur était de retour en Angleterre et le temps ne lui avait pas manqué depuis pour donner plusieurs ouvrages de longue haleine ; mais tantôt pour un motif, tantôt pour un autre, il a toujours retardé l’impression de ces textes. Cependant, au dire de J. Sinclair, il lui eût été facile d’en faire paraître un très-grand nombre dont la version latine était achevée depuis longtemps[21].

Quant aux frais de cette publication, l’objection était déjà levée en 1784 (douze ans avant sa mort). Il lui avait été remis, à cet effet, une somme de vingt-cinq mille francs provenant d’une souscription faite dans les Indes. On le voit, la conduite de Macpherson, en différant l’heure de sa justification littéraire, tendait à laisser planer des doutes sur l’authenticité d’Ossian, et ne peut guère s’expliquer que d’une manière : il savait qu’il ne pouvait être raisonnablement regardé comme faussaire dans une question où il avait pour lui tant d’honorables témoignages ; mais il savait aussi qu’en mettant au jour les matériaux de son travail c’était dévoiler son infidélité au texte et se reconnaître lui-même l’interprète inexact des chants qu’il avait donnés comme entièrement originaux. Ces considérations ont pu le retenir ; mais à ces motifs de pure vanité de traducteur, il serait peut-être juste d’en joindre un dernier plus puissant et plus coupable, le désir de laisser la question dans un mystère flatteur pour son orgueil, s’il est vrai, comme quelques-uns l’ont pensé, que Macpherson n’eût pas été fâché de passer pour l’auteur des poésies qu’il avait ressuscitées de l’oubli et qui avaient mérité l’admiration de toute l’Europe.[22]

5o  Quant à la dernière objection, tendant à infirmer comme preuve de l’authenticité, le texte gallic lui-même, il n’appartenait qu’aux scholiastes les plus versés dans la connaissance de cet idiome d’y répondre. Eh bien ! tous les savants qui jusqu’ici ont parcouru l’original, assurent que la langue dans laquelle sont écrits les poèmes d’Ossian, est de la plus haute antiquité. Ils affirment qu’il serait aussi difficile à un lettré moderne de faire passer ses compositions grecques ou latines pour celles d’Homère ou de Virgile, qu’il eût été difficile à Macpherson et à tout autre d’écrire des poésies galliques qu’on n’eût pu tout d’abord reconnaître des chants composés à une époque aussi reculée[23].

Maintenant, et en se rappelant ce que nous avons dit plus haut du caractère vaniteux de Macpherson, peut-on croire qu’il ait pu avoir l’idée de s’imposer la pénible tâche de convertir en vers celtiques un grand nombre de poèmes originairement composés par lui-même en prose anglaise, composition dont il avait le désir secret d’être considéré comme l’auteur et non le traducteur ? Peut-on croire qu’il eût ainsi détruit de ses propres mains l’objet de ses vœux et de son ambition, en invalidant le seul titre sur lequel il put fonder sa prétention à l’originalité ?[24]

Un dernier fait que J. Sinclair rapporte dans tous ses détails tendrait à satisfaire la curiosité la plus susceptible : Sir John avait appris qu’un évêque catholique d’Édimbourg, M. Cameron, avait eu connaissance d’un ancien manuscrit gallic qui se trouvait avant la révolution française au collége écossais de Douai. Il lui écrivit le priant avec instances de lui donner à ce sujet des renseignements précis. L’évêque le satisfit pleinement dans des lettres qui existent encore et se trouvent annexées à d’autres pièces justificatives. Il résulte de l’examen de ces nouveaux documents :

1o  Que le révérend John Farquharson a recueilli dans la haute Écosse vers 1745 un grand nombre de poèmes gallics auxquels il avait lui-même donné le nom de : Poèmes d’Ossian, et qu’il affirmait n’être point inférieurs à ceux d’Homère et de Virgile.

2o  Que ces manuscrits restèrent en sa possession au collége écossais de Douai, ensuite à celui de Dinan depuis 1760 ou 65 jusqu’en 1775, année de son retour en Écosse.

3o  Que, se rendant de Dinan en Écosse, il alla passer quelques jours à Douai auprès de ses compatriotes et leur laissa son manuscrit.

4o  Qu’en 1766 ou 67, M. Glendoning de Parton lui ayant envoyé la traduction des poésies ossianiques de Macpherson, il les compara avec celles de sa collection et revit de cette manière tout le poème de Fingal et de Témora et quelques-uns des autres.

5o  Enfin, que M. Farquharson reprochait souvent à la version de Macpherson de faire perdre à l’original une partie de sa force et de sa beauté.

Il n’y a donc point dans l’histoire, dit John Sinclair, de fait plus avéré que celui de l’existence du manuscrit ossianique de Douai, antérieurement à la traduction de Macpherson, ni rien qui prouve mieux que les poèmes qu’il a donnés pour authentiques le sont en effet.

Maintenant que nous venons de faire passer sous les yeux du lecteur les principales pièces[25] de cet étrange procès, si nous étions requis de donner notre sentiment à ce sujet, nous dirions sans hésiter que nous croyons à un fonds riche et primitif dont les inspirations se retrouvent partout dans la version de Macpherson ; mais déterminer d’une manière précise ce que le travail moderne doit au thème antique, dire quels matériaux ont remplacé les lacunes de la tradition, reconnaître en un mot les broderies poétiques sur le canevas original ; c’est là une tache devant laquelle nous nous récusons, tout en avouant que nous inclinons un peu, avec Walter-Scott, à voir dans Macpherson plutôt un poétique compilateur qu’un traducteur fidèle. L’œuvre ossianique est pour nous quelque chose de semblable à ces antiques édifices que les années ont entamés dans leurs parties les plus vulnérables, mais qu’elles ont respectés dans leurs vastes proportions, et dont les magnifiques débris, chargés de lierre et de vétusté, dominent encore le passé.

Les limites voulues d’une notice ne nous permettent pas d’entrer dans de plus grands détails : le lecteur trouvera peut-être que nous n’avons point suffisamment éclairé son jugement ; peut-être aussi trouvera-t-il que nous n’avons pas épargné à sa patience une aride nomenclature ; dans ce dernier cas notre excuse serait l’importance même du sujet. Quelle plus curieuse étude en effet que celle de l’origine d’une poésie qui a si puissamment agi sur toute l’Europe, qui a éveillé de si vivaces admirations dans tous les rangs de la société moderne ? Toutes les littératures du dernier siècle se souviennent de cette muse mélancolique qui, venue du nord, a laissé partout des traces de son passage. Goethe et Napoléon étaient des admirateurs enthousiastes d’Ossian : l’un en faisait le compagnon de ses victoires ; l’autre l’ami, le confident, le consolateur de son malheureux Werther. À des régions moins élevées, le barde calédonien compte encore une foule d’admirateurs non moins passionnés. Cesarotti, le célèbre traducteur d’Homère, le met en vers italiens et va jusqu’à le préférer au chantre de l’Odyssée. Dans des temps plus rapprochés, Byron lui paie à son tour un tribut d’admiration, en imitant sa forme et sa manière dans un morceau en prose. Anglais et étrangers, poètes et prosateurs, tous à l’envi l’imitent ou le traduisent. Du cabinet du poète et du palais de l’empereur, si cette poésie descend au foyer calme des familles, elle y trouve de si vives sympathies que les mères lui empruntent pour leurs enfants, les noms mélodieux d’Oscar et de Malvina. Celui qui pénètre ainsi dans les masses, qui subjugue à la fois l’artiste et le conquérant, l’homme de peine et l’homme de lettres, celui-là ne peut être qu’un poète de premier ordre, j’ai presque dit un de ces poètes-mères dont parle Chateaubriand, qui alimentent à eux seuls plusieurs siècles de poésie. La muse moderne porte un vague reflet du génie triste et méditatif d’Ossian : sa grande ombre rêveuse domine toute la poésie de notre siècle. C’est la même forme avec ses images hardies, c’est le même esprit, grave et contemplatif. Qu’on étudie avec soin les compositions des plus grands noms de cette époque et, à quelques exceptions près, on verra dans le courant de l’œuvre se dessiner la veine ossianique : on dirait ces larges nappes souterraines qu’on est sûr de rencontrer dans le sein de la terre de quelque point qu’on la sonde.

Comme Homère est le représentant de la poésie aux jours épiques de la Grèce, Ossian est la personnification de l’ancienne poésie du Nord. Les grands poètes ont cela de commun qu’ils absorbent et s’assimilent toute la substance poétique de leurs devanciers et de leurs contemporains. Ils sont comme le résumé des idées et des choses de leurs temps ; l’écho qui doit en perpétuer le souvenir. Il est plus que probable qu’Ossian s’est inspiré des chants de ses prédécesseurs, et que dans les poèmes que l’Écosse nous a légués sous son nom, il est des parties qui, altérées et confondues par la tradition, appartiennent à des émules contemporains ou à des bardes antérieurs que l’éclat de son nom a fini par éclipser entièrement. Il est des jours et des peuples où, tantôt pour une cause, tantôt pour une autre, la poésie, loin d’atteindre à tout son luxe de développement, est comprimée ou méconnue, et peut à peine se soutenir au-dessus de la médiocrité : alors rhapsodes, bardes, trouvères, s’en vont déclamant de froides mélopées dont la tradition daignera tout au plus conserver des fragments. Mais ces fragments, qu’un grand poète se lève et il s’en emparera ! Ce seront ses matériaux pour ériger un monument que l’avenir admirera et nommera d’un grand nom générique.

Ce n’est là qu’une pure hypothèse à propos d’Ossian, mais peut-être n’est-elle pas loin de la vérité. Ne point reconnaître de transition entre un grand homme et ceux qui l’ont précédé, en faire un être à part, isolé, exclusif, un Dieu enfin ! c’est admettre qu’il est des époques de mort et de résurrection pour la poésie : ce qui n’est pas, ce qui ne peut être, car la poésie ne meurt jamais ! Il est des temps où elle se déplace, il est des temps où elle sommeille, mais elle vit toujours, mais elle ne s’éteindra qu’avec l’humanité, car sa vie à elle, c’est le cœur même de l’homme, c’est la création tout entière. Oui ! comme l’électricité dans l’air, la poésie est partout dans la nature et dans l’homme ; toute chose créée contient en soi une parcelle plus ou moins grande de cette émanation céleste : mais qu’il surgisse une tête haute de génie ! et aussitôt toutes les parties éparses de cette poésie universelle s’élèvent, s’amassent se condensent sur cette cime intellectuelle, et le monde se glorifie dans un grand poète de plus.

CATH-LODA.


POÈME.



CHANT PREMIER.


Argument.
Fingal, très-jeune encore, faisant un voyage aux îles d’Orkney, fut poussé par le mauvais temps dans une baie de la Scandinavie, près de la résidence de Starno, roi de Lochlin. Starno invite Fingal à une fête. Fingal, se défiant de la loyauté de ce roi et se souvenant d’une première violation d’hospitalité, refuse d’y aller. Starno rassemble ses tribus. Fingal se prépare à se défendre. La nuit vient. Duth-maruno propose à Fingal d’observer les mouvements de l’ennemi. Le roi lui-même passe la nuit à veiller. Marchant vers l’ennemi, il arrive par hasard à la caverne de Turthor, où Starno avait enfermé Conban-cârgla, fille d’un chef voisin. Son histoire est imparfaite, une partie de l’original étant perdue. Fingal arrive à un lieu sacré où Starno et son fils consultaient l’esprit de Loda sur l’issue de la guerre. Rencontre de Fingal et de Swaran. Le chant premier finit par une description du palais aérien de Cruth-loda, qu’on suppose être l’Odin des Scandinaves.


Un récit des temps qui ne sont plus ! Pourquoi, pèlerin invisible, toi qui penches le chardon du Lora ; pourquoi, brise de la vallée, as-tu délaissé mon oreille ? Je n’entends point le mugissement éloigné des torrents, ni le son de la harpe, descendant du rocher. Viens, chasseresse de Lutha, ô Malvina, viens réveiller l’âme du barde ! Je regarde vers Lochlin des lacs, vers la baie aux vagues sombres d’U-thorno, où Fingal descendit de la mer, et du rugissement des vents. Peu nombreux sont les héros de Morven, sur une terre inconnue !

Starno envoya un habitant de Loda pour convier Fingal à une fête ; mais le roi se souvint du passé et tout son courroux se réveilla. Ni les tours de Gormal couvertes de mousse, ni Starno ne reverront Fingal ! Des projets de mort errent comme des ombres sur son âme de feu. Oublié-je ce rayon de lumière, la fille aux blanches mains des rois[26] ? Va, enfant de Loda, les paroles de Starno sont pour Fingal comme le vent qui disperse le duvet des chardons dans la brumeuse vallée de l’automne.

Duth-maruno, bras de la mort ! Cromma-glas, aux boucliers de fer ! Struthmor qui soutiens l’aile de la bataille ! Cormar dont les navires bondissent sur les vagues, libres comme la course des météores sur les sombres nuées ! Fils de héros, levez-vous autour de moi dans une terre inconnue ! Que chacun regarde son bouclier et dise, comme autrefois Trenmor, l’arbitre des combats : « descends, toi qui demeures entre les harpes ! Tu repousseras ce torrent, ou, avec moi, tu dormiras dans la terre. »

Autour du roi ils se lèvent furieux : sans proférer de paroles ils saisissent leurs lances. Chaque âme se roule sur elle-même. Enfin, un bruit soudain s’éveille de tous leurs boucliers. Chacun, pour la nuit, se place sur sa colline. Sombres, ils se tiennent de distance en distance ; et par intervalles le bourdonnement de leurs chants s’élevait au milieu du rugissement des vents.

Large au-dessus d’eux se leva la lune ! Dans ses armes s’avance le majestueux Duth-maruno, celui qui vint des rochers de Croma, le sauvage chasseur du sanglier. Dans sa barque sombre il bondit sur les vagues lorsque Crumthormo[27] réveilla ses forêts. Dans la chasse il brillait au milieu des ennemis : tu ne connus jamais la crainte, ô Duth-maruno !

« Fils de l’audacieux Comhal, vais-je porter mes pas à travers la nuit ? À l’abri de mon bouclier, dois-je observer leurs brillantes tribus ? Starno, roi des lacs, est devant moi, et Swaran, l’ennemi des étrangers. Ce n’est point en vain que leurs paroles sont prononcées sur la pierre sacrée de Loda.[28] — Si Duth-maruno ne revient point, son épouse restera solitaire dans sa demeure, sur la plaine de Crathmo-Craulo, où se rencontrent deux torrents rugissants. Autour sont des collines avec leurs bois pleins d’échos et l’océan roule auprès. Mon fils, jeune promeneur à travers les champs, suit des yeux les criards oiseaux de la mer. Donne à Can-dona la tête d’un sanglier et dis-lui la joie de son père, lorsque la force hérissée[29] d’Ithorno s’élançait sur sa lance levée. Raconte-lui mes hauts faits dans la guerre et dis-lui où son père est tombé ! »

Plein du souvenir de mes aïeux, dit Fingal, j’ai volé sur les mers. Leurs temps étaient ceux du danger dans les jours d’autrefois. Les ténèbres de la crainte ne descendent point sur moi, en face des ennemis, quoique jeune par ma chevelure. Chef de Crathmo-craulo, c’est à moi de veiller dans le champ de la nuit. »

Fingal s’élance tout armé et franchit à pas larges le torrent de Turthor qui, dans les ténèbres, envoyait ses rugissements sourds à travers la vallée brumeuse de Gormal. Un rayon de lune brillait sur un rocher et dans le milieu se tenait une forme majestueuse ; une forme, avec des boucles flottantes, et semblable aux filles aux seins blancs de Lochlin. Ses pas sont inégaux, elle jette un chant brisé sur les vents et par moments elle agite ses bras blancs ; car la douleur habite dans son âme.

« Torcul-torno, aux cheveux âgés, disait-elle, où sont maintenant tes pas ? Est-ce sur les rives du Lulan ? Père de Conban-Cârgla, tu as succombé au bord de tes torrents ! Mais je te vois, chef de Lulan, chassant près du palais de Loda, quand la nuit au noir manteau roule au milieu des cieux. Parfois tu caches la lune avec ton bouclier ; je l’ai vue obscure dans le ciel. Tu allumes tes cheveux au feu des météores et tu vogues à travers la nuit. Pourquoi suis-je oubliée dans ma caverne, ô roi des sangliers à l’épaisse crinière ? Du palais de Loda jette les yeux sur ta fille délaissée ! »

« Qui es-tu, voix de la nuit, dit Fingal ?

Elle, tremblante, s’éloigne.

Qui es-tu dans les ténèbres ?

Elle disparaît dans la caverne.

Le roi délia ses mains et s’informa de ses pères. « Torcul-torno, dit-elle, demeurait autrefois près du torrent écumeux de Lulan. Il demeurait — mais maintenant, dans le palais de Loda il agite la coupe sonore. Starno de Lochlin et lui se rencontrèrent en armes : longtemps combattirent les rois aux yeux sombres. Mon père, Torcul-torno au bouclier bleu, tomba baigné dans son sang. Au pied d’un rocher, près du torrent de Lulan, j’avais percé la biche bondissante. Ma blanche main rassemblait mes cheveux qui flottaient sur la brise. J’entendis un bruit, je levai les yeux et mon doux sein se gonfla. Je dirigeais mes pas vers Lulan pour te rejoindre ô Torcul-torno ! mais ce fut Starno le roi terrible ! Ses yeux enflammés roulaient sur moi avec amour. Ses sourcils épais se fronçaient sombrement sur son sourire forcé. « Où est mon père, m’écriai-je, celui qui fut puissant dans la guerre ? » « Tu es seule au milieu des ennemis, ô fille de Torcul-torno ! » Il me saisit la main, leva la voile et me plaça dans cette sombre caverne. Il y vient quelquefois, comme un brouillard épais ; il lève devant moi le bouclier de mon père ; mais souvent, à quelque distance de ma caverne, passe un rayon de jeunesse : le fils de Starno se meut devant mes yeux… Seul, il demeure dans mon âme ! »

« Vierge de Lulan, dit Fingal, fille aux blanches mains de la tristesse ! un nuage de feu roule sur ton âme. Ne regarde point cette lune vêtue de noir ; ne regarde point ces météores du ciel. Mon glaive étincelant est près de toi, mon glaive, la terreur de tes ennemis ! Ce n’est point l’acier du faible, ni de ceux qui sont noirs dans l’âme ! Nos vierges ne sont point enfermées dans les cavernes de nos torrents. Délaissées, elles n’agitent point leurs bras blancs dans l’air. Belles dans leurs chevelures, elles s’inclinent sur les harpes de Selma. Leur voix ne se perd point dans les déserts sauvages, mais nos âmes se fondent à la douceur de leurs chants ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Fingal s’avança bien loin, à travers la nuit, jusqu’à l’endroit où les arbres de Loda s’ébranlent sous les vents impétueux. On y voit trois pierres avec leurs têtes de mousse, un torrent à la course écumante ; et lugubre, roule alentour le sombre et rouge nuage de Loda. Debout sur le sommet de ce nuage se montre un fantôme à moitié formé d’ombre et de fumée. Il jette sa voix par intervalles au milieu du rugissement des eaux. Près de là, inclinés sous un arbre flétri, deux héros recevaient ses paroles : Swaran des lacs et Starno l’ennemi des étrangers. Sur leurs boucliers brunis ils s’appuyaient sombrement : leurs lances sont devant eux, à travers la nuit ; et le vent des ténèbres siffle à sons aigus dans la barbe flottante de Starno.

Ils entendirent les pas de Fingal : les deux guerriers se lèvent en armes. « Swaran, terrasse cet aventurier, s’écria Starno, dans son orgueil ; prends le bouclier de ton père ; c’est un rocher dans la bataille. » Swaran jette sa lance étincelante ; elle reste plantée dans l’arbre de Loda. Alors les deux ennemis s’avancent avec leurs épées. Ils croisent leurs fers bruyants. À travers les courroies du bouclier de Swaran s’enfonce la lame de Luno[30] ; le bouclier roule par terre. Fendu, le casque tombe ; mais Fingal retint son glaive levé. Furieux, Swaran reste désarmé, il roule ses yeux en silence. Il jette son épée par terre et marchant à pas lents il repasse le torrent et s’éloigne en sifflant.

Mais Swaran a été vu de son père. Starno se retire courroucé : Ses sourcils hérissés se froncent sombrement sur sa rage concentrée. De sa lance il frappe l’arbre de Loda et murmure un chant sourd. Tous deux regagnent l’armée de Lochlin, mais chacun de son côté et d’un pas sombre ; tels deux torrents couverts d’écume descendent de deux vallées pluvieuses. Fingal retourne à la plaine de Turthor. Beau, se lève le rayon de l’orient ; il brille sur les dépouilles de Lochlin dans la main du roi. De sa caverne, sortit dans sa beauté, la fille de Torcul-torno. Elle rassemblait ses cheveux qui flottaient sur la brise et faisait entendre son chant sauvage ; le chant de Lulan des coupes où son père demeurait autrefois. Elle vit le bouclier sanglant de Starno et la joie répandit une lumière sur son visage. Elle vit le casque fendu de Swaran et, désespérée, elle s’éloigna de Fingal. « Tu es donc tombé près de tes cent torrents, ô amour de la vierge éploréee ! »

U-thorno, qui t’élèves sur les vagues et dont les flancs sont éclairés par les météores de la nuit, je vois la lune obscurcie descendre derrière tes forêts retentissantes. Sur ta cime est la brumeuse Loda, la demeure des esprits des hommes. Au bord de son palais nuageux se penche le belliqueux Cruth-loda. Sa forme se voit confusément dans ses vagues de brouillard. Sa main droite est sur son bouclier et dans sa gauche est la coupe à moitié visible. Le toit de son terrible palais est éclairé de feux nocturnes.

File d’ombres sans forme, s’avance la race de Cruth-loda. Il présente la coupe à ceux qui ont brillé dans la guerre ; mais, entre le lâche et lui, son bouclier, orbe obscurci, se lève. Pour ceux qui furent faibles dans les armes, il est comme un météore couchant. — Brillante comme l’arc-en-ciel sur les eaux, s’avance la blanche vierge de Lulan.





CHANT DEUXIÈME.



Argument.

Fingal revient avec le jour et donne le commandement de l’armée à Duth-maruno, qui engage le combat avec l’ennemi et le chasse de l’autre côté du torrent de Turthor. Fingal rappelle ses gens et félicite Duth-maruno sur son succès ; mais il s’aperçoit que ce héros a été blessé mortellement pendant l’action. Duth-maruno meurt. Ullin le barde, en l’honneur du mort, introduit l’épisode de Colgorm et de Strina-dona, qui termine ce chant.


« Où es-tu fils du roi ? disait Duth-maruno aux cheveux noirs ; où es-tu tombé, jeune rayon de Selma ? Il ne revient pas du sein de la nuit ! Le matin s’étend sur U-thorno ; dans son brouillard le soleil est sur la colline. Guerriers, levez vos boucliers devant moi ! Il ne tombera pas comme le feu du ciel, dont la chute ne laisse point de traces sur la terre ! — Mais il vient, tel que l’aigle qui descend du tourbillon des vents. Dans sa main sont les dépouilles de l’ennemi. Roi de Selma, nos âmes étaient tristes ! »

« Les ennemis sont près de nous, Duth-maruno ; ils s’avancent comme les vagues au milieu du brouillard, quand leurs têtes écumantes se montrent au-dessus des lourdes et flottantes vapeurs. Le voyageur suspend sa course ; il ne sait où fuir. Mais nous ne sommes point de tremblants voyageurs ! Fils de héros, tirez le glaive ! Est-ce l’épée de Fingal qui vous guidera, ou celle de l’un de ses guerriers ? »

Ô Fingal ! répondit Duth-maruno, les hauts faits du passé sont comme des sentiers à nos yeux. Nous voyons Trenmor au large bouclier briller encore au milieu de ses sombres armées. L’âme du roi n’était pas faible et ne couvait point dans le secret de ténébreuses actions. De leurs cent torrents descendirent les tribus sur la verte Colglancrona : leurs chefs marchaient à leur tête ; chacun d’eux disputait le commandement de l’armée. Souvent leurs épées étaient à moitié tirées. Les yeux de leur courroux roulaient enflammés. Ils se tenaient séparés et murmuraient des chants menaçants. — « Pourquoi céderaient-ils l’un à l’autre ? Leurs pères étaient égaux dans la guerre. » — Trenmor était là, au milieu de son peuple, majestueux sous sa jeune chevelure. Il vit s’avancer l’ennemi, et la colère de son âme se réveilla. Il ordonne aux chefs de commander tour à tour : ils le firent, et tous furent repoussés. Alors, Trenmor au bouclier bleu descend de sa verte colline ; il conduit l’armée aux vastes flancs, et les étrangers disparaissent. Autour de lui s’assemblent ses guerriers, et de joie ils frappent sur leurs boucliers. Les ordres des rois arrivaient toujours de Selma, comme une brise agréable ; mais les chefs devaient, chacun à leur tour, commander dans le combat, jusqu’à ce que le danger devint plus grand : alors c’était l’heure du roi pour vaincre sur la plaine. »

« Les actions de nos pères ne nous sont point inconnues, répondit Cromma-glas ; mais aujourd’hui qui commandera l’armée avant l’heure du roi ? Le brouillard descend sur ces quatre sombres collines : caché dans ces brumes, que chaque guerrier frappe sur son bouclier, les esprits descendront peut-être au milieu des ténèbres pour désigner parmi nous celui qui doit commander.

Ils montèrent chacun sur sa brumeuse colline. Les bardes écoutèrent les sons des boucliers : le tien, Duth-maruno, résonna le plus haut ; c’est donc à toi de nous conduire dans le combat.

Avec un bruit pareil au murmure des eaux, la race d’U-thorno descendit dans la plaine. Starno conduit l’armée avec Swaran, roi des îles orageuses. Au-dessus de leurs boucliers de fer ils regardent devant eux, semblables à Cruth-loda, l’esprit aux yeux de feu, lorsqu’il se montre derrière la lune obscurcie et qu’il répand ses signes sur la nuit. Les ennemis se rencontrèrent près du torrent de Turthor. Ils se pressent et se heurtent comme les sillons enflés des vagues, leurs coups retentissants se mêlent ; la mort plane et promène son ombre sur les deux armées ; tels deux nuages de grêle portant les vents impétueux dans leurs plis : leurs ondées tombent et rugissent ensemble, et au-dessous d’eux l’abîme s’enfle et roule sombrement. Lutte sanglante d’U-thorno, pourquoi compterais-je tes blessures ? tu es avec les années évanouies, tu t’effaces de mon âme !

Starno conduisait l’arrière-garde et Swaran l’aile sombre de l’armée. Ton épée, Duth-maruno, n’est point un feu inoffensif. Les guerriers de Lochlin sont repoussés au-delà du torrent ; leurs chefs courroucés, perdus dans leurs pensées, roulent des yeux silencieux sur la fuite de leur peuple. Le cor de Fingal se fait entendre, et les enfants d’Albion reviennent ; mais combien sont restés couchés, muets dans leur sang, sur les rives du Turthor ?

« Chef de Crathmo, dit le roi, Duth-maruno, chasseur des sangliers, de la plaine des ennemis mon aigle ne revient pas vierge de sang ! À cette nouvelle, Lanul aux seins blancs rayonnera de joie, et Candona se réjouira dans les champs de Crathmo. »

Colgorm, répondit Duth-maruno, Colgorm, le chevaucheur de l’Océan, à travers ses liquides vallées, fut le premier de ma race dans Albion. Il tua son frère dans I-thorno[31], et quitta la terre de ses aïeux ; il alla en silence se choisir une demeure près des rochers de Crathmo-craulo ; ses descendants, dans la force de leur âge, ont tous marché au combat, mais toujours ils y succombèrent : comme celle de mes pères, ma blessure est mortelle, ô roi des îles retentissantes ! »

À ces mots, il arrache une flèche de son flanc et tombe pâle sur une terre inconnue : son âme s’envole vers celle de ses pères, dans l’île orageuse, où ils chassent des sangliers de vapeur sur la lisière des nuages. Les chefs se tenaient autour de lui, muets comme les pierres de Loda sur leur colline. Le voyageur, de sa route solitaire, les voit à travers le crépuscule et les prend pour des fantômes de vieillards, rêvant de guerres futures.

La nuit descendit sur U-thorno. Debout, dans leur tristesse, les chefs se tenaient immobiles. Le vent sifflait par moments dans les cheveux de chaque guerrier. Fingal échappe enfin aux pensées de son âme ; il appelle le barde Ullin et lui ordonne de commencer ses chants. « Celui qui est là, couché sur la terre, n’était point un météore prêt à s’évanouir ; un feu qui se montre et disparaît aussitôt dans la nuit : il était comme le soleil aux rayons puissants, qui s’est réjoui longtemps sur sa colline ; de leurs antiques demeures évoque les noms de ses ancêtres ! »

l-thorno, dit le barde, qui te lèves du sein des vagues agitées ! pourquoi ta tête est-elle si ténébreuse au milieu des brumes de l’Océan ? De tes vallons descendit une race audacieuse comme les aigles aux fortes ailes : la race de Colgorm aux boucliers de fer, les habitants du palais de Loda.

Dans l’île retentissante de Tormoth s’élève Lurthan, la colline des torrents ; elle penche sa tête boisée sur une vallée silencieuse. Là, près de la source écumeuse du Cruruth, demeurait Rurmar, le chasseur des sangliers ; sa fille, Strina-dona aux seins blancs, était belle comme le rayon du soleil.

Plus d’un roi fils de héros, plus d’un héros aux boucliers de fer, plus d’un jeune guerrier à la riche chevelure, vinrent au palais de Rurmar. Ils y vinrent pour courtiser la jeune fille, la superbe chasseresse de la sauvage Tormoth. Mais insoucieuse, tu les regardais à peine, ô belle et blanche Strina-dona !

Errait-elle sur la bruyère, sa gorge était plus blanche que le duvet de la cona[32] ; sur le rivage battu des vagues, plus blanche que l’écume de la mer. Ses yeux étaient deux étoiles de lumière ; son visage, l’arc du ciel dans la pluie ; ses noirs cheveux descendaient comme des nuages flottants. Tu fus l’habitante des âmes, ô Strina-dona aux blanches mains !

Colgorm vint dans son navire avec son frère Corcul-suran, le roi des Coupes. Ils vinrent d’I-thorno pour courtiser le doux et charmant rayon de la sauvage Tormoth. Elle les vit dans leur résonnant acier, et son âme s’arrêta sur Colgorm aux yeux bleus : l’œil nocturne d’Ul-lochlin[33] contemplait Strina-dona et la voyait, dans ses songes, agiter ses beaux bras.

Les frères irrités froncent le sourcil ; leurs yeux enflammés se rencontrent en silence. Ils s’éloignent et frappent sur leurs boucliers ; leurs mains frémissent sur leurs épées, et ils engagent une lutte de héros pour Strina-dona aux longs cheveux.

Corcul-suran tomba dans son sang. Le courroux de son père s’étendit sur toute son île : il bannit Colgorm d’I-thorno et le condamna à errer au gré des vents. Celui-ci vint s’établir près d’un torrent étranger, sur la plaine rocailleuse de Crathmo-craulo : mais il n’était pas seul dans sa tristesse ; Strina-dona, ce rayon de lumière était auprès de lui ; Strina-dona, la fille aux bras blancs de la retentissante Tormoth.




CHANT TROISIÈME.

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Argument.


Ossian, après quelques réflexions générales, décrit la situation de Fingal et la position de l’armée de Lochlin. Entretien de Starno et de Swaran. L’épisode de Corman-trunar et de Foi-nabrâgal. Starno veut qu’à son exemple Swaran surprenne Fingal, qui s’est retiré seul sur une colline voisine. Sur le refus de Swaran, Starno tente l’entreprise ; il est vaincu et fait prisonnier par Fingal, qui le remet en liberté après une réprimande sévère sur sa cruauté.


D’où sort le torrent des années ? Où roulent-elles ? Où ont-elles caché dans les brouillards, leurs zones de diverses couleurs ?

Je regarde dans les temps du passé, mais aux yeux d’Ossian, ils paraissent obscurs comme les rayons de la lune réfléchis sur un lac éloigné. Ici s’élèvent les flammes rouges de la guerre ; là repose silencieuse une race affaiblie qui passe avec lenteur sans marquer les années de ses glorieuses actions. Ô toi qui demeures entre les boucliers, toi qui réveilles l’âme assoupie, de ta muraille, harpe de Cona, descends avec tes trois voix ! Viens avec ce qui rallume le passé, et fais sortir les formes des vieux temps de leurs ténébreuses années.

U-thorno, colline des orages, je vois ma race sur tes flancs ! Fingal se penche dans la nuit sur la tombe de Duth-maruno. Près de lui sont les guerriers de ce chef, les chasseurs du sanglier. Sur la rive du Turthor, l’armée de Lochlin est plongée dans les ténèbres. Leurs rois irrités se tenaient sur deux collines : appuyés sur leurs boucliers, ils contemplaient les rouges étoiles de la nuit cheminant vers l’Occident. Cruth-loda, semblable à un météore informe, se penche du sein des nuages. Il déchaîne les vents et les marque de ses signes. Starno prévoit que le roi de Morven ne cédera point dans le combat.

Deux fois Starno frappe avec colère l’arbre de Loda. Il s’élance vers son fils, il murmure un chant menaçant et prête l’oreille au bruit du vent dans ses cheveux. Tournés chacun d’un côté opposé, ils se tenaient debout, comme deux chênes qui, courbés par des vents contraires, se penchent, chacun sur son ruisseau, et secouent leurs branches dans la course des vents.

« Annir, dit Starno des lacs, était un feu qui consumait jadis. Ses yeux lançaient la mort dans les champs de bataille ; sa joie était dans la chute des hommes. Le sang, pour lui, c’était le ruisseau d’été qui, de ses rochers moussus, va porter la joie aux vallons desséchés. Il descendit au lac Luth-cormo pour combattre le majestueux Corman-trunar, celui qui, venu d’Urlor des torrents, était le soutien de l’aile des armées.

Le chef d’Urlor était venu à Gormal sur ses navires au noir poitrail. Il vit la fille d’Annir, la blanche Foina-brâgal : il la vit et les yeux de Foina ne se tournèrent point avec indifférence sur le chevaucheur des vagues orageuses. Vers son navire elle s’enfuit, dans la nuit, comme un rayon de lune à travers une vallée nocturne. Annir les poursuivit sur l’abîme, il appela les vents du ciel ; mais il n’était pas seul le roi ! Starno était à ses côtés : semblable au jeune aigle d’U-thorno, j’attachais mes yeux sur mon père.

Nous entrâmes dans la mugissante Urlor ; le majestueux Corman-trunar vint à nous avec son peuple. Nous combattîmes mais l’ennemi triompha. Mon père debout, dans sa fureur, ébranchait les jeunes arbres de son épée et roulait des yeux enflammés de rage ; j’observai l’âme du roi et me retirai dans les ténèbres. Je pris sur le champ de bataille un casque brisé, un bouclier percé par le fer, et, tenant dans ma main une lance sans pointe, j’allai trouver l’ennemi.

Sur un rocher, près d’un chêne embrasé, était assis le majestueux Corman-trunar ; à ses côtés, sous un arbre, était Foina-brâgal à la belle gorge. Je jetai devant elle mon bouclier brisé et je prononçai des paroles de paix. « Près de ses vagues houlleuses repose Annir le roi de bien des lacs. Il a été percé dans le combat, et Starno doit élever sa tombe. Il m’envoie, moi, un des enfants de Loda, vers Foina aux blanches mains, pour lui demander une boucle de ses cheveux qui doit avec lui reposer dans la terre. Et toi, roi de la mugissante Urlor, fais cesser la guerre jusqu’à ce que Annir ait reçu la coupe des mains de Cruth-loda. »

Fondant en larmes elle se lève et arrache une boucle de ses cheveux, une boucle qui flottait à la brise sur son sein gonflé de sanglots. Corman-trunar m’offrit la coupe et m’invita à me réjouir avec lui ; je me reposai dans l’ombre de la nuit et cachai mon visage dans mon casque profond. Le sommeil descendit sur l’ennemi. Je me levai comme un fantôme errant et je perçai le sein de Corman-trunar ; Foina ne m’échappa point ; elle roula, ses seins baignés dans le sang. Pourquoi, fille des héros, pourquoi réveillas-tu ma rage ? Le matin se leva ; l’ennemi s’était évanoui comme le brouillard. Annir frappa sur son bouclier et appela son fils aux noirs cheveux.

J’arrivai couvert de sang : trois fois le roi poussa un cri de joie, semblable à l’éclat d’un vent impétueux qui, pendant la nuit, s’élance des flancs d’un nuage. Trois jours nous nous réjouîmes de la mort de nos ennemis et nous appelâmes les oiseaux voraces ; ils descendirent de tous les vents du ciel pour se repaître des ennemis d’Annir. Swaran, Fingal est seul sur sa colline de nuit. Que ta lance perce en secret le roi, et, comme Annir, mon âme se réjouira !

« Fils d’Annir, répondit Swaran, je ne tuerai point dans les ténèbres ; je marche dans la lumière ; les oiseaux de proie s’élancent alors de tous les vents du ciel. Ils sont accoutumés à suivre ma course sanglante à travers la bataille. »

Brûlante éclata la rage du roi ! Trois fois il lève sa lance étincelante, mais tressaillant, il épargne son fils et s’enfonce dans la nuit. Près du torrent de Turthor est une caverne sombre, demeure de Conban-càrglas. Là, il pose le casque des rois et appelle la fille de Lulan ; mais elle est loin, bien loin, dans le palais de Loda ! Gonflé de rage, il marche vers l’endroit où Fingal reposait seul. Sur sa colline secrète le roi était couché sur son bouclier.

Farouche chasseur des sangliers, ce n’est point une faible vierge qui repose devant toi ! Ce n’est point un enfant sur son lit de fougère, près de la rive murmurante du Turthor ! Ici est étendue la couche des puissants, la couche d’où ils se lèvent pour des actions de mort ! Chasseur des sangliers, n’éveille pas le terrible !

Starno s’avance en murmurant. Fingal se lève dans ses armes. « Qui es-tu, fils de la nuit ? » Starno sans répondre lui jette sa lance ; ils engagent une lutte ténébreuse. Le bouclier de Starno tombe fendu en deux : le guerrier est lié à un chêne. Les rayons du matin se lèvent et Fingal reconnaît le roi. Il roule quelque temps ses yeux en silence ; il pense aux jours du passé, lorsque Agandecca la vierge aux seins blancs, glissait douce et légère comme la musique des chants. Il délie les mains de Starno. « Fils d’Annir, dit-il, retire-toi ! retourne à Gormal des coupes. Un rayon qui s’est couché m’apparaît : je me rappelle ta fille aux seins blancs ; roi terrible loin de moi ! Retire-toi dans ta demeure, ténébreux ennemi de la beauté ! que l’étranger t’évite, toi qui vis sombre dans ton palais ! »

Un récit des temps qui ne sont plus !





COMALA.


POÈME DRAMATIQUE.



Argument.



Ce poème est important à cause de la lumière qu’il répand sur l’antiquité des compositions d’Ossian. Caracul, dont il est mention ici, est le même que Caracalla, fils de Sévère, qui, en 211, commandait une expédition contre les Calédoniens. La variété du mètre montre que ce poème fut, dans l’origine, mis en musique et chanté peut-être devant les chefs dans les occasions solennelles. La tradition a conservé l’histoire plus complète qu’elle ne l’est dans le poème. Comala, fille de Sarno, roi d’Inistore ou des îles Orcades, s’éprit d’amour pour Fingal, fils de Comhal, à une fête où Sarno l’avait invité à son retour de Lochlin, après la mort d’Agandecca. La passion de Comala devint si violente qu’elle se déguisa en jeune guerrier, demandant à être employée dans les guerres de Fingal. Elle fut bientôt reconnue par Hidallan, fils de Lamor, un des héros de Fingal, dont elle avait dédaigné l’amour quelque temps auparavant. Sa passion romantique et sa beauté touchèrent tellement le roi qu’il avait résolu de l’épouser, lorsqu’il apprit l’expédition de Caracul. Il se mit en marche pour arrêter les progrès de l’ennemi, et Comala l’accompagna. En partant pour le combat il la laissa sur une colline, en vue de l’armée de Caracul, et lui promit, s’il survivait, de revenir le soir même. On verra dans le poème la suite de l’histoire.


Personnages.


FINGAL.                      MELILCOMA, filles de MORNI.
HIDALLAN. DERSAGRENA,
COMALA. BARDES.


DERSAGRENA.

La chasse est terminée. Aucun bruit sur l’Ardven, hors le rugissement du torrent. Fille de Morni, viens des rives de Crona. Pose l’arc et prends la harpe. Que la nuit commence avec les chants ; que notre joie soit grande sur l’Ardven.

MELILCOMA.

La nuit descend avec vitesse, ô jeune fille aux yeux bleus ! la nuit grise devient obscure sur la plaine. J’ai vu un cerf près du torrent de Crona ; il me semblait, dans l’obscurité, un tertre de mousse ; mais bientôt il s’enfuit en bondissant. Un météore jouait dans les rameaux de son bois, et les figures terribles des temps passés se montraient sur les nuages de Crona.

DERSAGRENA.

Ce sont les présages de la mort de Fingal ! Le roi des boucliers est tombé et Caracul triomphe ! De ton rocher lève-toi, Comala ; fille de Sarno, lève-toi dans tes larmes ! Le jeune guerrier de ton amour est tombé ; son ombre est sur nos collines.

MELILCOMA.

Là, Comala s’assied abandonnée. Deux chiens gris, près d’elle, secouent leurs oreilles hérissées : ils happent la brise fuyante. Sa joue rouge repose sur son bras et le vent de la montagne est dans ses cheveux ; elle tourne ses yeux bleus vers la plaine d’où Fingal a promis de revenir. Où es-tu, ô Fingal ! la nuit s’épaissit alentour.

COMALA.

Ô Carun des torrents, pourquoi vois-je tes ondes rouler dans le sang ! Le bruit de la bataille a-t-il été entendu ? Dort-il le roi de Morven ? Lève-toi, lune, fille du ciel ! Montre-toi entre tes nuages ; lève-toi, pour que je voie l’éclat de ses armes sur la plaine de sa promesse ! ou plutôt, que le météore qui éclaire nos pères à travers les ténèbres, vienne, avec sa rouge lumière, me montrer le chemin vers mon héros tombé. Qui me défendra contre la douleur ? qui me défendra de l’amour d’Hidallan ? Longtemps regardera Comala, avant qu’elle voie Fingal, brillant au milieu de son armée, comme la venue du jour sur le nuage d’une pluie matinale !

HIDALLAN.

Demeure, ô brouillard du Crona, demeure sur le sentier du roi ! Cache ses pas à mes yeux, et que je ne me souvienne plus de mon ami ! De la bataille les rangs sont dispersés, et le pied pressé de la foule ne marche plus au bruit de son bouclier ! Ô Carun, roule tes ondes de sang : le chef du peuple est tombé !

COMALA.

Fils de la nuageuse nuit, quel est celui qui est tombé sur les rives du Carun ? était-il blanc comme la neige de l’Ardven, éblouissant comme l’arc de la pluie ? Sa chevelure était-elle semblable au brouillard de la colline, douce et bouclée dans la lumière du soleil ? Était-il dans la bataille, comme la foudre du ciel, léger comme le cerf du désert ?

HIDALLAN.

Oh ! que ne puis-je voir son amour, belle et penchée sur son rocher ! voir ses yeux obscurcis par les larmes, sa joue rougissante à moitié cachée dans ses cheveux ! Souffle, ô douce brise, soulève les lourdes boucles de la jeune fille, pour que je voie son bras blanc et sa joue charmante dans sa douleur !

COMALA.

Le fils de Comhal est-il tombé, chef au triste récit ? Le tonnerre roule sur la montagne, l’éclair vole sur des ailes de flamme ; mais ils n’effraient point Comala, car Fingal est tombé. Dis, chef au triste récit, est-il tombé celui qui brisait les boucliers ?

HIDALLAN.

Les nations sont dispersées sur leurs collines ; elles n’entendront plus la voix du roi.

COMALA.

Que la confusion te poursuive sur tes plaines ! Que la destruction t’atteigne, toi, roi du monde[34] ! Que peu soient tes pas vers ta tombe et qu’une seule vierge te pleure ! Qu’elle soit, comme Comala, pleine de larmes dans les jours de sa jeunesse ! Pourquoi m’as-tu dit, Hidallan, que mon héros est tombé ? J’aurais espéré quelque temps son retour ; j’aurais pensé le voir sur le rocher éloigné ; un arbre m’aurait trompée par sa forme, et le vent de la colline aurait été le son de son cor à mon oreille. Oh ! que ne suis-je sur les rives du Carun ! mes larmes seraient brûlantes sur sa joue !

HIDALLAN.

Il ne repose pas sur les rives du Carun : les héros élèvent sa tombe sur l’Ardven. Du haut de tes nuages, ô lune, regarde-les ! Que ton rayon soit brillant sur le sein de Fingal, et que Comala le voie dans l’éclat de son armure !

COMALA.

Arrêtez, enfants de la tombe, jusqu’à ce que j’aie vu mon amour ! Il me laissa seule à la chasse. Je ne savais pas qu’il marchait au combat. Il me disait qu’il reviendrait avec la nuit ; et c’est ainsi qu’est revenu le roi de Morven ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il devait tomber, ô tremblant habitant du rocher[35] ! Tu le voyais dans le sang de sa jeunesse et tu ne l’as pas dit à Comala.

MILILCOMA.

Quel est ce bruit sur l’Ardven, quel est cet éclat dans la vallée ? Quel est celui qui vient comme la force des rivières, quand leurs ondes amoncelées étincellent à la lune ?

COMALA.

Qui est-ce autre que l’ennemi de Comala, le fils du roi du monde ! Ombre de Fingal, du haut de ton nuage dirige l’arc de Comala ; que Caracul tombe comme le cerf du désert. C’est Fingal au milieu des ombres de ses pères ! Pourquoi viens-tu, mon amour, effrayer et charmer mon âme ?

FINGAL.

Bardes, élevez les chants ; dites les combats du torrent de Carun. Caracul a fui devant nos armes dans les champs de son orgueil. Il disparaît loin de nous, comme le météore qui recèle un esprit de la nuit, quand les vents le chassent sur la bruyère et que les sombres forêts brillent alentour. J’ai entendu une voix : était-ce la brise de nos collines ? Est-ce la chasseresse de l’Ardven, la fille aux blanches mains de Sarno ? Montre-toi sur tes rochers, mon amour, que j’entende la voix de Comala !

COMALA.

Emporte-moi dans la caverne de ton repos, ô fils charmant de la mort !

FINGAL.

Viens à la caverne de mon repos, l’orage est passé, le soleil est sur nos plaines. Viens à la caverne de mon repos, ô chasseresse de l’Ardven !

COMALA.

Il revient dans sa gloire ! Je sens sa main, la main droite de la guerre ! Mais il faut que je me repose derrière ce rocher, jusqu’à ce que mon âme revienne de sa frayeur. Oh ! que la harpe soit près de moi, et vous, filles de Morni, faites entendre vos chants !

DERSAGRENA.

Comala a tué trois daims sur l’Ardven ; la flamme monte sur le rocher. Viens à la fête de Comala, ô roi des forêts de Morven.

FINGAL.

Chantez, enfants de l’harmonie, les combats du torrent de Carun ; que ma vierge aux blanches mains se réjouisse, tandis que j’assisterai à la fête de mon amour.

BARDES.

Roule, ô torrent de Carun, roule dans la joie ; les fils de la bataille ont fui ! Leurs coursiers ne se voient plus sur nos plaines ; les ailes de leur orgueil s’étendent sur d’autres terres. Le soleil maintenant se lèvera dans la paix et les ombres descendront dans la joie. La voix de la chasse se fera entendre ; les boucliers seront suspendus dans les salles. Notre délice sera dans la guerre de l’Océan, et nos mains se rougiront du sang de Lochlin. Roule, ô torrent de Carun ; roule dans la joie ! les fils de la bataille ont fui !

MELILCOMA.

Descendez du ciel, légers brouillards, et vous, rayons de la lune, enlevez son âme. Pâle sur le rocher repose la jeune fille ! Comala n’est plus.

FINGAL.

Est-elle morte la fille de Sarno ; la blanche vierge de mon amour ? Viens me trouver sur les bruyères, Comala, quand seul je serai assis près du torrent de mes collines.

HIDALLAN.

Elle s’est éteinte la voix de la chasseresse de l’Ardven ! Pourquoi ai-je troublé l’âme de la jeune fille ? Quand te verrai-je, avec joie, à la chasse des biches ?

FINGAL.

Jeune homme au front sombre, dans mes salles tu ne t’asseoiras plus à mes fêtes ; tu ne suivras plus ma chasse et mes ennemis ne tomberont point sous ton glaive ! Conduisez-moi au lieu de son repos pour que je contemple sa beauté ! Pâle, elle est couchée sur le rocher et les vents froids soulèvent sa chevelure. La corde de son arc résonne à la brise et sa flèche s’est brisée dans sa chute. Célébrez les louanges de la fille de Sarno ; donnez son nom aux vents du ciel.

BARDES.

Voyez ! les météores brillent autour de la jeune fille ! voyez ! les rayons de la lune enlèvent son âme ! Autour d’elle, du sein de leurs nuages, se penchent les figures imposantes de ses pères, Sarno au front sombre et Fidallan aux yeux enflammés. Quand ta blanche main se levera-t-elle, quand ta voix sera-t-elle entendue sur nos rochers ? Les jeunes filles te chercheront sur la bruyère ; mais elles ne te trouveront plus. De temps en temps tu descendras dans leurs songes pour apporter la paix à leur âme. Ta voix restera longtemps à leurs oreilles ; elles penseront avec joie aux songes de leur repos. Les météores brillent autour de la jeune fille et les rayons de la lune enlèvent son âme !



CARRIC-THURA.


POÈME.



Argument.


Fingal, revenant d’une province romaine il avait fait une expédition, résolut de visiter Cathulla, roi d’Inistore, et frère de Comala, dont l’histoire a été racontée dans le poème dramatique qui précède. Quand il fut en vue de Carric-thura, palais de Cathulla, il aperçut une flamme sur le faîte, c’était, dans ces jours, un signal de détresse. Le vent le poussa dans une baie à quelque distance de Carric-thura et il fut obligé de passer la nuit sur le rivage. Le lendemain il attaqua l’armée de Frothal, roi de Sora, qui assiégeait Cathulla dans son palais de Carric-thura, et fit Frothal lui-même prisonnier après avoir engagé avec lui un combat singulier. La délivrance de Carric-thura fait le sujet de ce poème ; mais il est semé d’épisodes. Il paraît, par la tradition, que ce poème était adressé à un Culdée ou l’un des premiers missionnaires chrétiens ; et que l’histoire de l’esprit de Loda qu’on suppose être l’Odin de la Scandinavie, fut introduite par Ossian pour être opposée à la doctrine du Culdée. Quoiqu’il en soit, on voit par là qu’Ossian avait des notions de l’Être suprême et qu’il n’était pas adonné aux superstitions qui régnaient sur le monde entier, avant l’introduction du Christianisme.


Tu as donc suspendu ta course bleue à travers le ciel, fils du firmament à la chevelure d’or ! L’occident a ouvert ses portes ; c’est là qu’est le lit de ton repos. Les vagues s’approchent pour contempler ta beauté, elles lèvent leurs têtes tremblantes, elles te voient, beau dans ton sommeil, et se retirent avec crainte. Repose dans ta caverne pleine d’ombre, ô soleil, et que ton retour soit dans la joie ! Mais que mille lumières s’élèvent aux sons des harpes de Selma ; que leurs rayons s’étendent dans la salle, le roi des coupes est de retour ! La lutte du Carun est passée, pareille aux sons qui ne sont plus. Élevez les chants, ô barde, le roi est revenu dans sa gloire.

Telles furent les paroles d’Ullin quand Fingal revint de la guerre ; quand il revint dans la blonde fraîcheur de la jeunesse et paré de sa riche chevelure. Sur le héros étaient ses armes bleues, comme un léger nuage sur le soleil, quand il se meut dans sa robe de brouillard et qu’il ne montre que la moitié de ses rayons. Les héros suivaient leur roi : le festin des coupes est étalé. Fingal se tourne vers ses bardes et leur ordonne de commencer leurs chants.

« Voix de l’harmonieuse Cona, dit-il, bardes des autres temps, ô vous sur les âmes de qui s’élève la foule des ombres de nos pères ; frappez la harpe dans mes salles et que j’entende vos chants. Douce est la joie de la tristesse ; elle est comme l’ondée du printemps quand elle amollit la branche du chêne et que la jeune feuille lève sa verte tête. Chantez, chantez, ô bardes ! Demain nous lèverons les voiles. Ma course bleue sera à travers l’océan, vers les murailles de Carric-thura ; les murailles moussues de Sarno, où demeurait Comala. Là, le noble Cathulla prépare le festin des coupes. Les sangliers de ses bois sont nombreux : le bruit de la chasse s’éveillera.

Cronnan, fils de l’harmonie ! dit Ullin ; Minona, gracieuse à la harpe ! chantez l’histoire de Shilric, pour plaire au roi de Morven. Que Vinvela s’avance dans sa beauté, pareille à l’arc de la pluie, lorsqu’il montre sa tête charmante sur le lac et que le soleil couchant est radieux. Elle s’avance, ô Fingal, sa voix est douce mais triste.

VINVELA.

Mon amour est un fils de la colline ; il poursuit le chevreuil léger. Ses chiens gris et haletants sont autour de lui et son arc résonne dans la brise. Reposes-tu près de la source du rocher, ou près du bruit du torrent de la montagne ? Les joncs balancent leurs têtes au vent et le brouillard vole sur la colline. J’approcherai de mon amour sans être vue ; du rocher, je le contemplerai. Charmant, je te vis pour la première fois près du vieux chêne de Branno ; tu revenais majestueux de la chasse ; le plus beau parmi tes amis.

SHILRIC.

Quelle voix entends-je ? Cette voix est semblable à la brise de l’été. Je ne suis point assis près des joncs ondoyants : je n’entends pas la source du rocher. Loin, Vinvela, bien loin, je vais aux guerres de Fingal. Mes chiens ne me suivent plus ; je ne marche plus sur la colline. Je ne te vois plus du haut du rocher errer gracieuse près du torrent de la plaine, brillante comme l’arc du ciel, comme la lune sur les vagues de l’occident.

VINVELA.

Tu t’es donc en allé, ô Shilric, et je suis seule sur la colline ! sur le sommet on voit les chevreuils : ils paissent sans crainte et ne s’effraient plus de la brise ni de l’arbre qui frémit. Le chasseur est absent ; il est loin, bien loin, dans le champ des tombeaux. Étrangers, fils des vagues, épargnez mon beau Shilric !

SHILRIC.

Si je dois succomber sur le champ des batailles, élève ma tombe, ô Vinvela ! quelques pierres grisâtres, de la terre amoncelée, me rappelleront aux siècles futurs. Quand le voyageur viendra s’asseoir près de ce tertre pour prendre son repas à midi, « quelque guerrier repose ici, » dira-t-il, et ma gloire vivra dans sa louange. Souviens-toi de moi, Vinvela, quand je serai couché dans la terre !

VINVELA.

Oui, je me souviendrai de toi ! Hélas ! mon Shilric succombera ! Que ferai-je, mon amour, quand tu seras parti pour toujours ? Sur ces collines j’errerai à midi ; j’irai sur cette bruyère silencieuse. Là, je verrai la place de ton repos, quand tu revenais de la chasse. Hélas ! mon Shilric succombera ; mais je me souviendrai de Shilric ! »

« Et je me rappelle ce chef, dit le roi de Morven ; dans sa rage il consumait la bataille. Mais maintenant mes yeux ne l’aperçoivent plus. Je le rencontrai un jour sur la colline ; sa joue était pâle, son front sombre ; de fréquents soupirs sortaient de sa poitrine et ses pas étaient vers le désert. Il n’est plus dans la foule de mes chefs, quand s’élève les sons de mon bouclier. Demeure-t-il dans l’étroite maison des morts, le chef de la haute Carmora ? »

« Cronnan, reprit Ullin, dis-nous le chant de Shilric, quand il revint sur ses collines et que Vinvela n’était plus. Il pensait qu’elle vivait encore et s’appuyait sur sa pierre grisâtre et couverte de mousse. Il la voyait errer gracieuse sur la plaine ; mais la forme brillante ne dura pas long-temps : le rayon du soleil s’évanouit de la plaine et il ne la vit plus. Écoutez le chant de Shilric ; il est doux mais triste !

SHILRIC.

Je suis assis sur la mousse de la fontaine, sur le sommet de la colline des vents. Un arbre frémit au-dessus de moi ; des ondes sombres roulent sur la bruyère et plus bas le lac est troublé. Le chevreuil descend de la colline ; on ne voit aucun chasseur dans le lointain. C’est le milieu du jour, mais tout est silencieux. Je suis seul et mes pensées sont tristes. Tu n’as fait qu’apparaître, ô mon amour ! Tu errais sur la bruyère ; tes cheveux derrière toi flottaient sur la brise ; ton sein se gonflait à la vue et tes yeux étaient pleins de larmes pour tes compagnes que le brouillard de la colline avait cachées. Je voudrais te consoler, mon amour, et te ramener à la demeure de ton père !

Mais est-ce elle qui apparaît là-bas comme un rayon de lumière sur la plaine ? Brillante comme la lune en automne, comme le soleil dans un orage d’été ; sur les rochers et les montagnes, voles-tu vers moi, ô jeune fille ? Elle parle : mais que sa voix est faible ! ainsi la brise dans les roseaux du lac.

VINVELA.

Reviens-tu sans blessures de la guerre ? Où sont tes amis ? J’ai appris ta mort sur la colline ; je l’ai apprise et je t’ai pleuré, Shilric !

SHILRIC.

Oui, je reviens, ô ma beauté, mais seul de ma race ! Tu ne les verras plus : j’ai élevé leurs tombeaux sur la plaine. Mais pourquoi es-tu sur la colline déserte, pourquoi seule sur la bruyère ?

VINVELA.

Seule je suis, ô Shilric ! seule dans la maison de l’hiver. J’ai succombé à ma douleur pour toi. Shilric, je suis pâle dans la tombe.

SHILRIC.

Elle s’envole, elle flotte au loin comme le brouillard devant la brise ! et ne veux-tu pas t’arrêter, Vinvela ? Arrête et vois mes larmes ! Belle tu fus pendant ta vie, belle tu m’apparais, ô Vinvela !

J’irai m’asseoir sur la mousse de la fontaine, sur le sommet de la colline des vents. Quand le milieu du jour sera muet alentour, viens, Vinvela, converser avec moi, viens sur la brise aux ailes légères, viens sur la brise du désert ! Fais-moi entendre ta voix en passant, quand le milieu du jour sera muet alentour !

Tel était le chant de Cronnan pendant la nuit des réjouissances de Selma. Mais le matin se lève à l’Orient et les vagues bleues roulent dans la lumière. Fingal ordonne de lever les voiles ; les vents descendent en frémissant de leurs collines. Inistore se lève devant nous, ainsi que les tours moussues de Carric-thura. Mais le signe de la détresse était sur leur faîte : la flamme des signaux bordée de fumée. Le roi de Morven se frappa le sein et saisit aussitôt sa lance. Son front assombri se penche vers la côte ; il se tourne vers les vents tardifs. Sa chevelure est en désordre sur ses épaules. Le silence du roi est terrible.

La nuit descendit sur la mer ; la baie de Rotha reçut le navire de Fingal. Un rocher se penche le long de la côte avec tous ses bois pleins d’échos. Sur le sommet est le cercle de Loda, la pierre moussue du pouvoir. Au-dessous s’étend une plaine étroite couverte d’herbe et d’arbres vieillis que les vents de minuit, dans leur courroux, ont arrachés du rocher sourcilleux. Là se trouve la course bleue d’un torrent, et le vent solitaire de l’océan poursuit la barbe du chardon. La flamme de trois chênes s’élève : le festin est étalé, mais l’âme du roi est triste de la détresse du chef de Carric-thura.

La lune livide et froide monta à l’orient. Le sommeil descendit sur les jeunes guerriers. Leurs casques bleus brillent à sa lueur ; le feu mourant s’éteint. Mais le sommeil ne se posa point sur le roi : il se lève dans ses armes et monte lentement la colline pour voir la flamme sur les tours de Sarno.

La flamme était obscure et distante ; la lune cachait sa face rouge dans l’orient. Un vent impétueux descendit de la montagne ; sur ses ailes était l’esprit de Loda. Il vient à sa pierre, dans toutes ses terreurs ; il agite sa sombre lance : ses yeux semblent des flammes sur sa face ténébreuse et sa voix est semblable à un tonnerre éloigné. Fingal avance son épée dans la nuit et fait entendre sa voix.

« Fils de la nuit, retire-toi : appelle tes vents et fuis ! Pourquoi viens-tu en ma présence avec tes armes de vapeur ? Est-ce que je crains ta forme ténébreuse, lugubre esprit de Loda ? Faible est ton bouclier de nuage : faible est ce météore, ton épée. Les vents les roulent ensemble ; et toi, tu t’évanouis toi-même. Fuis de ma présence, fils de la nuit ! appelle tes vents et fuis ! »

« Me chasses-tu de mon enceinte ? répondit la voix sépulcrale. Les peuples se prosternent devant moi. Je tourne les chances du combat dans la plaine du brave. Je regarde les nations et elles s’évanouissent : mes narines versent le souffle de la mort. Je sors sur les vents : les tempêtes sont devant ma face. Mais ma demeure est calme au-dessus des nuages ; les champs de mon repos sont agréables.

Demeure donc dans tes champs agréables, dit Fingal, et oublie les fils de Comhal. Mes pas montent-ils de mes collines dans tes plaines paisibles ? Avec une lance vais-je à ta rencontre sur ton nuage, lugubre esprit de Loda ? Pourquoi donc fronces-tu le sourcil sur moi ? Pourquoi agites-tu ta lance aérienne ? Tu fronces le sourcil en vain ! Dans la guerre je n’ai jamais fui devant le Puissant ; et les enfants de l’air effrayeraient-ils le roi de Morven ! non, il connaît la faiblesse de leurs armes !

Fuis vers ton pays, répondit le fantôme : reçois les brises favorables et fuis ! Les vents sont dans le creux de ma main ; je dirige la course des tempêtes. Le roi de Sora est mon fils, il s’agenouille sur la pierre de mon pouvoir. Son armée est autour de Carric-thura ; et il triomphera ! Fuis vers ton pays, fils de Comhal, ou éprouve mon courroux consumant.

Il lève sa lance de vapeur et penche en avant sa formidable stature. Fingal, s’avançant, tire son épée, la lame du brun Luno. Le passage étincelant de l’acier serpente à travers le fantôme ténébreux : l’ombre tombe sans forme dans l’air, comme une colonne de fumée que le bâton d’un enfant a troublée, au moment où elle montait d’une fournaise à moitié éteinte.

L’esprit de Loda pousse un cri perçant, et, roulé sur lui-même ; il s’élève sur le vent. À ce cri Inistore trembla ; les vagues l’entendirent sur l’abîme, et, dans leur course, s’arrêtèrent épouvantées. Les compagnons de Fingal tressaillent tous à la fois et saisissent leurs lourdes lances. Ils n’aperçoivent plus le roi : furieux ils se lèvent ; toutes les armes retentissent !

La lune sortit de l’Orient. Fingal revint dans l’éclat de ses armes. La joie de ses jeunes guerriers fut grande ; leurs âmes s’appaisèrent comme la mer après la tempête. Ullin entonna le chant de la joie ; les collines d’Inistore se réjouirent : la flamme du chêne s’éleva et l’histoire des héros fut racontée.

Mais, sous un arbre, Frothal, le roi couroucé de Sora, était assis dans la tristesse. Son armée s’étendait autour de Carric-thura ; il tournait avec rage ses yeux vers les murailles. Il est altéré du sang de Cathulla qui jadis le vainquit dans un combat. Quand Annir régnait dans Sora, Annir, père de Frothal le roi des flots, une tempête s’éleva sur la mer et porta Frothal à Inistore. Trois jours il fut fêté dans les salles de Sarno ; il y vit les yeux lents et doux de Comala, il l’aima avec la passion de la jeunesse et voulut enlever la jeune fille aux bras blancs. Cathulla rencontra le chef : un combat terrible s’engagea. Frothal fut enchaîné dans le palais : trois jours il y languit seul, le quatrième, Sarno le renvoya à son navire et Frothal retourna dans son pays. Mais la fureur s’amassait dans son âme contre le noble Cathulla. Lorsque d’Annir s’éleva la pierre de renommée, Frothal revint avec toutes ses forces ; le feu de la guerre environna Carric-thura et les murailles moussues de Sarno.

Le matin se lève sur Inistore. Frothal frappe son noir bouclier : ses chefs tressaillent à ce bruit ; ils se lèvent, mais leurs yeux se tournent vers la mer. Ils voient Fingal s’avançant dans sa force, et le premier parle le noble Thubar : « Qui vient pareil au cerf du désert, avec toute sa bande derrière lui ? Frothal, c’est un ennemi ! Je vois sa lance levée[36]. Peut-être est-ce le roi de Morven, Fingal, le premier des hommes. Ses hauts faits sont connus dans Lochlin ; le sang de ses ennemis est dans les salles de Starno. Irai-je lui demander la paix des rois ? Son épée c’est la foudre du ciel ! »

« Homme à la main débile, répondit Frothal, mes jours commenceront-ils dans un nuage ? Dois-je céder avant d’avoir vaincu, chef des torrents de Tora ? Le peuple dirait dans Sora : Frothal s’élançait comme un météore, mais un nuage l’a rencontré et sa renommée n’est plus. Non, Thubar, je ne céderai jamais ! Ma gloire m’environnera comme une lumière. Non, je ne céderai jamais, chef des torrents de Tora ! »

Il descendit avec le torrent de son peuple, mais ils rencontrèrent un rocher. Fingal se tenait inébranlable. Ils se brisent sur ses flancs et roulent en arrière ; mais ils ne trouvent point le salut dans la fuite : la lance du roi poursuit leurs pas. La plaine est couverte de héros : une colline élevée protége l’ennemi.

Frothal vit leur fuite. La rage s’allume dans son sein ; il baisse les yeux vers la terre et appelle le noble Thubar. « Thubar, mon peuple a fui et ma gloire ne doit plus grandir. Je combattrai le roi ; je sens brûler mon âme ! Envoie un barde demander le combat. Ne réplique point aux paroles de Frothal ! Mais, Thubar, j’aime une jeune fille ; elle demeure près du torrent de Thano. C’est Utha aux doux yeux, la blanche fille d’Herman. Elle redoutait Comala qui n’est plus ; elle soupira en secret quand je déployai mes voiles. Dis à Utha des harpes que mon âme se plaisait en elle.

Résolu à combattre, telles furent ses paroles. Le doux soupir d’Utha était auprès de lui ! Elle avait suivi son héros sous l’armure d’un homme. Sous son casque ses yeux se promenaient en secret sur le jeune guerrier. Elle vit partir le barde et la lance tomba trois fois de sa main ! Ses cheveux détachés flottaient sur le vent. Son sein se gonfla de soupirs ; elle leva les yeux vers le roi ; elle voulut parler, mais trois fois expira sa voix.

Fingal entend les paroles du barde, il s’avance dans la force de ses armes. Ils croisent leurs lances mortelles, ils lèvent l’éclat de leurs armes. Mais l’épée de Fingal descend et coupe en deux le bouclier de Frothal. Son beau flanc est exposé ; à demi penché il prévoit sa mort. Les ténèbres s’amassent sur l’âme d’Utha ; des larmes roulent sur sa joue. Elle s’élance pour couvrir le chef de son bouclier ; mais un chêne abattu rencontre ses pas ; elle tombe sur son bras de neige ; son bouclier, son casque roulent loin d’elle ; son sein blanc s’enfle à la vue et sa noire chevelure est étendue sur la terre.

Fingal eut pitié de la vierge aux bras blancs ; il retint son glaive levé. Des pleurs étaient dans les yeux du roi, lorsque se penchant vers Frothal, il lui dit : « Roi des torrents de Sora, ne crains pas l’épée de Fingal. Elle ne fut jamais teinte du sang du vaincu ; elle n’a jamais percé un ennemi renversé. Que ton peuple se réjouisse aux bords de ses torrents. Que les vierges de ton amour soient heureuses. Pourquoi tomberais-tu dans ta jeunesse, roi des torrents de Sora ? Frothal entendit les paroles de Fingal et vit se lever la jeune fille : ils se tenaient en silence dans leur beauté comme deux jeunes arbres de la plaine, quand l’ondée du printemps est sur leurs feuilles et que les vents bruyants se taisent.

« Fille d’Herman, dit Frothal, viens-tu des torrents de Tora, viens-tu dans ta beauté, pour voir succomber ton guerrier ? Mais il est tombé devant le puissant, jeune fille aux yeux lents et doux ! Le faible n’a jamais terrassé le fils du royal Annir ! Terrible es-tu, ô roi de Morven, au combat de la lance ! Mais dans la paix, tu es comme le soleil, quand il regarde à travers une pluie silencieuse : les fleurs lèvent leur tête devant lui et les brises agitent leurs frémissantes ailes ! Oh ! que n’es-tu dans Sora ! Le festin serait étalé, les rois futurs de Sora verraient tes armes dans mon palais, et se réjouiraient. Ils se rejouiraient de la gloire de leurs pères qui virent le puissant Fingal !

Fils d’Annir, répliqua le roi, la renommée de la race de Sora sera entendue ! Quand les chefs sont forts dans la guère, alors le chant s’élève ! mais si leurs épées ont frappé le faible, si son sang a souillé leurs armes, le barde les oublie et leiu’s tombes ne sont point connues. L’étranger y viendra bâtir ; il écartera la terre amoncelée. Une épée à moitié usée frappera sa vue ; se penchant vers elle, il dira : « Ce sont les armes des chefs des temps passés ; mais leurs noms ne sont point dans les chants. » — Viens, ô Frothal, viens à la fête d’Inistore ; que la vierge de ton amour y vienne avec toi, et que la joie brille sur nos visages ! »

Fingal prend sa lance et s’avance d’un pas majestueux. Les portes de Carric-Thura sont ouvertes ; le festin des coupes est étalé et les doux sons de la musique s’élèvent. La gaîté brille dans le palais ; la voix d’Ullin se fait entendre et la harpe de Selma est accordée. Utha se réjouissait de sa présence ; elle lui demanda le chant de la tristesse, et de grosses larmes tremblèrent dans ses yeux, quand le barde fit parler la douce Crimora ; Crimora la fille de Rinval, qui demeurait près du torrent de Lotha. L’histoire fut longue, mais touchante : elle plut à la rougissante Utha.


CRIMORA.

Qui vient de la colline, comme un nuage teint des rayons de l’occident ? De qui est cette voix, haute comme le vent, mais agréable comme la harpe de Carril ? C’est mon amour dans l’éclat de son armure ! Mais la tristesse est sur son front obscurci. N’est-elle plus la puissante race de Fingal, ou quelle pensée assombrit l’âme de Connal ?

CONNAL.

Elle vit la race de Fingal ; elle revient de la chasse comme un torrent de lumière. Le soleil est sur leurs boucliers. Comme un sillon de feu ils descendent la colline. Bruyante est la voix de la jeunesse ! La guerre approche, ô mon amour ! Demain le terrible Dargo vient éprouver la force de notre race. Il défie la race de Fingal, la race de la bataille et des blessures.

CRIMORA.

Connal, j’ai vu ses voiles comme un brouillard gris sur les vagues sombres. Elles s’approchent lentement du rivage. Connal, nombreux sont les guerriers de Dargo !

CONNAL.

Apporte-moi le bouclier de ton père, le bouclier de fer de Rinval ! Ce bouclier pareil à l’orbe de la pleine lune quand elle se meut obscurcie à travers le ciel.

CRIMORA.

Ce bouclier, le voici, ô Connal ! mais il n’a pas sauvé mon père. Il tomba sous la lance de Gormar, Peut-être tomberas-tu aussi, ô Connal !

CONNAL.

Oui, je tomberai peut-être ! mais alors élève ma tombe, ô Crimora ! quelques pierres grisâtres, un monceau de terre feront passer mon nom aux siècles à venir. Penche tes yeux rougis sur ma tombe et frappe ton sein gonflé de tristesse. Quoique tu sois belle comme la lumière et plus douce que la brise de la montagne, ò mon amour, je ne puis rester ici. élève ma tombe, ô Crimora.

CRIMORA.

Eh bien ! donne-moi ces armes qui brillent, cette épée et cette lance d’acier. J’irai à la rencontre de Dargo, avec Connal, et je l’aiderai dans le combat. Adieu, rochers de l’Ardven, chevreuils et vous ruisseaux de la colline. Nous ne reviendrons plus. Nos tombe aux seront loin, bien loin !

« Et ne sont-ils plus revenus ? dit Utha en soupirant. Le puissant est-il tombé dans le combat, et Crimora lui a-t-elle survécu ? Ses pas furent solitaires, son âme triste pour Connal. N’était-il pas jeune et beau conme le rayon du soleil couchant ? » Ullin vit les pleurs de la jeune fille ; il reprit sa harpe douce et vibrante : le chant fut agréable mais triste, et le silence était dans Carric-thura.

L’automne est sombre sur les montagnes ; une brume grise repose sur les collines. On entend sur la bruyère tourbillonner le vent. La rivière roule sombre à travers la plaine étroite. Un arbre solitaire indique sur la colline la place où repose Connal. Les feuilles tourbillonnent à la brise et la tombe du héros en est jonchée. De temps à autre les ombres de ceux qui sont partis apparaissent en ce lieu, à l’heure où le chasseur pensif se promène seul et à pas lents sur la bruyère. Qui peut remonter à la source de ta race, ô Connal ? qui peut raconter l’histoire de tes pères ? Ta famille croissait comme un chêne sur la montagne, un chêne qui oppose aux vents sa tête altière. Mais aujourd’hui ce chêne est arraché de la terre. Qui prendra la place de Connal ? Ici furent entendus le choc des armes et les gémissements des mourants. Sanglantes, ô Connal, sont les guerres de Fingal ! C’est ici que tu tombas. Ton bras était pareil à la tempête ; ton épée au trait de feu du ciel ; ta stature au rocher sur la plaine ; tes yeux à une fournaise ardente. Plus forte que la tempête était ta voix dans les combats ! Les guerriers tombaient sous ton épée comme le chardon sous le bâton d’un enfant. Le puissant Dargo s’avança, sombre dans sa fureur ; ses sourcils se fronçaient avec rage et ses yeux étaient comme deux antres dans un rocher. Brillantes se levèrent leurs épées ; terrible fut le choc de leurs armes !

Près d’eux, la fille de Rinval, Crimora, brillait, sous l’armure d’un guerrier. Sa chevelure blonde flotte derrière elle ; son arc est dans sa main. Elle avait suivi à la guerre le jeune Connal, son bien-aimé. Elle banda son arc contre Dargo ; mais, se trompant, elle perça Connal. Il tombe comme un chêne sur la plaine, comme un rocher du front chevelu de la montagne. Que fera-t-elle la vierge infortunée ? Le sang de Connal coule, il expire. Tout le jour et toute la nuit elle se lamentait : « Ô Connal, mon amour et mon ami ! » La triste éplorée mourut de sa douleur.

Ici, sur la colline, la terre enferme le plus charmant des couples. L’herbe pousse entre les pierres de leurs tombes ; souvent je viens m’asseoir sous l’ombrage plein de deuil. Le vent soupire entre les herbes et leur souvenir flotte sur mon esprit. Sans trouble maintenant vous reposez ensemble et dormez solitaires sous la tombe de la montagne !

« Et doux soit votre repos, reprit Utha, infortunés enfants du torrent de Loda ! Je me souviendrai d’eux avec des larmes ; je les chanterai en secret, quand le vent gémira dans les bois de Tora et que les torrents rugiront à l’entour. Alors ils descendront sur mon âme dans toute leur touchante tristesse ! »

Les rois passèrent trois jours en fêtes : Le quatrième ils déployèrent leurs blanches voiles, le vent du nord poussa Fingal vers la terre boisée de Morven. Mais dans son nuage l’esprit de Loda était assis derrière les navires de Frothal ; il se penchait en avant avec toutes ses brises et enflait les seins blancs des voiles. Il n’a point oublié ses blessures ! Il redoute encore la main du roi de Morven !

CARTHON.
POÈME.

Argument.
Ce poème est complet et le sujet en est tragique comme dans la plupart des compositions d’Ossian. Au temps de Comhal fils de Trathal et père du célèbre Fingal, Clessammor, fils de Thaddu et frère de Morna, mère de Fingal, fut jeté par une tempête à Balclutha, ville située sur les bords de la Clyde. Cette ville appartenait aux Bretons. Reuthamir, l’habitant le plus considérable de l’endroit, le reçut avec hospitalité et lui donna en mariage Moina sa fille unique. Un Breton nommé Reuda, fils de Cormo, qui était amoureux de Moina vint à la demeure de Reuthamir et insulta Clessammor. Une querelle s’en suivit et Reuda fut tué. Les Bretons qui le suivaient forcèrent Clessammor à se jeter dans la Clyde et à regagner son navire à la nage. Il mit à la voile et les vents favorables le portèrent au large. Plusieurs fois il chercha à regagner la côte pour enlever de nuit son épouse Moina ; mais les vents continuant à être contraires, il fut forcé d’y renoncer.
Moina, que son époux avait laissée enceinte, donna le jour à un fils et mourut bientôt après. Reuthamir le nomma Carthon, c’est-à-dire murmure des vagues, à cause de la tempête qui avait emporté son père qu’on supposait s’être perdu. Carthon avait trois ans lorsque Comhal, père de Fingal, dans une de ses expéditions contre les Bretons, prit et brûla Balclutha. Reuthamir périt dans l’attaque ; Carthon fut sauvé par sa nourrice qui se réfugia dans le pays des Bretons. Carthon, devenu homme, résolut de venger la chute de Balclutha sur la postérité de Comhal. Il mit à la voile de la Clyde, et, descendant sur la côte de Morven, il défit deux des héros de Fingal qui venaient s’opposer à ses progrès. Enfin, il est blessé mortellement par son père Clessammor, qui ne le connaissait pas, dans un combat singulier. Cette histoire fait le sujet de ce poème qui commence la nuit qui précéda la mort de Carthon ; de sorte que ce qui se passa avant est amené en manière d’épisode. Le poème est adressé à Malvina, fille de Toscar.

Un récit des temps qui ne sont plus ! Les hauts faits des autres années !

Le murmure de tes torrents, ô Lora ! rappelle le souvenir du passé. Le bruit de tes forêts, ô Garmallar, est agréable à mon oreille. Ne vois tu pas, Malvina, ce rocher avec sa tête de bruyère ? Trois vieux sapins se penchent sur son front ; verte est la plaine étroite à ses pieds : là, pousse la fleur de la montagne ; elle balance sa tête blanche à la brise : là, croît le chardon solitaire, répandant sa barbe blanchie. Deux pierres à moitié cachées dans la terre, montrent leurs têtes de mousse. Le chevreuil de la montagne évite cet endroit, car il y voit un lugubre fantôme. Les puissants, ô Malvina, reposent sur la plaine étroite du rocher.

Un récit des temps qui ne sont plus ! Les hauts faits des autres années !

Qui revient de la terre des étrangers, entouré de ses mille guerriers ? Le soleil épanche devant lui un torrent de lumière ; sa chevelure joue avec les vents de ses collines. Sa figure se repose de la guerre. Il est calme comme le rayon du soir qui regarde des nuages du couchant sur la silencieuse vallée de Cona. Qui est-ce autre que le fils de Comhal, le roi aux grandes actions ! Avec joie il revoit ses collines : il ordonne à mille voix de s’élever. « Vous avez fui sur vos plaines, enfants d’une terre éloignée. Le roi du monde, assis dans son palais, apprend la fuite de son peuple. Il lève l’œil enflammé de son orgueil et saisit le glaive de son père. Vous avez fui sur vos plaines, enfants d’une terre éloignée ! »

Telles furent les paroles des bardes, quand ils arrivèrent au palais de Selma. Mille lumières, conquises sur la terre des étrangers, brillèrent au milieu du peuple. Le festin fut étalé et la nuit se passa dans la joie. « Où est le noble Clessammor, dit le blond Fingal ; où est le frère de Morna, à l’heure de ma joie ? Triste et sombre il passe ses jours dans la vallée de Lora. Mais le voici ! Il descend de la colline comme un coursier vigoureux qui sent ses compagnons dans la brise, et secoue aux vents sa brillante crinière. Bénie soit l’âme de Clessammor ! Pourquoi si longtemps absent de Selma ? »

Le chef, répondit Clessammor, revient donc au milieu de sa gloire ? Telle était la renommée de Comhal dans les combats de sa jeunesse. Souvent nous passâmes du Carun sur la terre des étrangers : nos épées en revenaient, mais non vierges de sang ; et les rois du monde ne se réjouissaient pas. Mais pourquoi me rappeler le temps de mes guerres ? L’âge a mêlé sa neige à mes cheveux ; ma main oublie de bander l’arc et je lève une lance plus légère. Oh ! si ma joie pouvait renaître, comme au temps où pour la première fois je vis la jeune fille, la vierge aux seins blancs des étrangers, Moina aux yeux bleus ! »

Dis-nous, reprit le puissant Fingal, l’histoire de tes jeunes années : la tristesse, comme un nuage sur le soleil, répand son ombre sur l’âme de Clessammor. Seul, sur les rives de la mugissante Lora, tes pensées sont pleines de deuil. Dis-nous les chagrins de ta jeunesse et l’obscurité de tes jours !

Ce fut aux jours de la paix, reprit le grand Clessammor, que j’arrivai, dans mon navire bondissant, sous les murs et les tours de Balclutha. Les vents avaient mugi derrière mes voiles, et les ondes de Clutha reçurent mon vaisseau au noir poitrail. Je restai trois jours au palais de Reuthamir, et je vis sa fille, ce rayon de lumière. La joie de la coupe circula, et le vieux guerrier me donna la beauté. Son sein était comme l’écume sur la vague, et ses yeux comme des étoiles de lumière. Sa chevelure était noire comme l’aile du corbeau ; son âme était généreuse et tendre. Mon amour pour Moina fut grand, et mon cœur s’épanchait dans la joie.

« Le fils de l’étranger vint : ce chef aimait la blanche Moina. Ses paroles étaient hautaines dans la salle, et souvent il tirait à demi son épée. — « Où est le puissant Comhal, disait-il, l’infatigable chasseur de la bruyère ? Vient-il, avec son armée, à Balclutha, puisque Clessammor est si hardi ? » — Guerrier, répondis-je, mon âme brille de sa propre lumière ! Je me tiens, sans crainte, au milieu de milliers d’ennemis, quoique les braves soient absents ! Étranger, tes paroles sont audacieuses parce que Clessammor est seul ; mais mon épée frémit à mon côté ; il lui tarde de briller dans ma main. Ne parle plus de Comhal, enfant de Clutha !

« La force de son orgueil se leva. Nous combattîmes : il tomba sous mon glaive. Les rives de Clutha entendirent sa chute et mille lames étincelèrent autour de moi. Je combattis ; mais les étrangers l’emportèrent, et je me jetai dans les ondes de Clutha. Mes blanches voiles s’ouvrirent sur les vagues, et je bondis sur la mer profonde et bleue. Moina vint sur le rivage avec des yeux rouges de larmes : ses cheveux dénoués flottaient sur le vent et j’entendais de loin ses cris pleins de douleur. Plusieurs fois, vers la côte, je tournai mon navire, mais les vents d’Est triomphèrent de mes efforts. Depuis, je n’ai jamais vu Clutha ni Moina à la noire chevelure. Elle est morte dans Balclutha, car j’ai vu son ombre ; je l’ai reconnue lorsqu’elle a passé, à travers la nuit obscure, le long du murmure de Lora ; elle ressemblait à la nouvelle lune, vue à travers la brume épaisse, quand le ciel verse ses flocons de neige et que le monde est silencieux et sombre. »

Bardes, dit le puissant Fingal, chantez les louanges de l’infortunée Moina. Par vos chants appelez son ombre sur nos collines ; qu’elle y repose avec les beautés de Morven, les rayons des autres jours, les délices des héros du passé. J’ai vu les murs de Balclutha, mais ils étaient désolés. La flamme avait retenti dans les salles et la voix du peuple ne s’y fait plus entendre. Le torrent de Clutha était détourné de son cours par la chute des murailles ; le chardon y balançait sa tête solitaire ; la mousse sifflait à la brise ; le renard se montrait aux fenêtres et l’herbe épaisse des murs ondoyait sur sa tête. Désolée est la demeure de Moina ! le silence est dans la maison de ses pères ! Élevez, ô bardes, élevez le chant de la douleur sur la terre des étrangers ! Ils n’ont fait que tomber avant nous : un jour aussi il nous faudra tomber. Pourquoi bâtir des palais, ô homme, fils des jours ailés ? Aujourd’hui tu regardes du haut de tes tours : encore quelques années et le vent du désert viendra ; il viendra hurler dans tes cours abandonnées et siffler autour de ton bouclier à demi usé. — Mais qu’il vienne le vent du désert ! nous serons renommés dans notre jour ! La trace de mon bras restera dans les batailles et mon nom dans le chant des bardes ! Chantez, faites circuler la coupe ; que la joie se fasse entendre dans mon palais ! Et toi, fils du ciel, quand tu t’éteindras — si tu dois t’éteindre, ô puissante clarté ! si, comme Fingal, ta splendeur n’est que pour une saison ; — notre gloire survivra à tes rayons ! »

Tel fut le chant de Fingal au jour de sa joie.

Ses mille bardes se penchaient sur leurs sièges pour écouter la voix du roi ; cette voix pareille à la musique des harpes sur la brise du printemps. Tes pensées étaient riantes, Fingal ! Pourquoi Ossian n’a-t-il pas la force de ton âme ? Mais tu es seul, ô mon père ! qui pourrait égaler le roi de Selma ?

La nuit se passa dans les chants, et le matin revoit dans la joie. Les montagnes montraient leurs têtes grisâtres ; la face bleue de l’Océan souriait. On voit une vague blanchissante se briser autour d’un rocher éloigné ; une vapeur s’élève lentement du lac. Le long de la plaine silencieuse elle s’avance sous la forme d’un vieillard ; ses larges membres ne se meuvent point, car une ombre soutient le fantôme au milieu des airs : il s’approche du palais de Selma et se dissout en une pluie de sang.

Le roi fut seul à voir l’apparition. Il prévit la mort des guerriers. Il entre en silence dans le palais et prend la lance de son père. La cotte d’armes résonne sur sa poitrine. Les héros se lèvent autour de lui ; ils se regardent en silence et observent les yeux du roi : ils voient la guerre sur son visage, la mort des armées sur sa lance. Mille boucliers aussitôt sont posés sur leurs bras ; mille épées sont tirées et éclairent les salles de Selma. Le cliquetis des armes monte dans l’air ; les chiens hurlent à leur place. Pas une parole parmi les chefs puissants ; chacun d’eux observait les yeux du roi et portait sa main à sa lance.

Fils de Morven, dit le roi, ce n’est pas ici le temps de remplir la coupe ; la bataille s’assombrit autour de nous et la mort plane sur cette terre. Un fantôme ami de Fingal nous a prévenus de l’arrivée de l’ennemi. Les fils de l’étranger viennent sur les vagues houleuses de la mer, car j’ai vu sortir du lac le signe menaçant du danger de Morven. Que chacun prenne sa lourde lance et ceigne le glaive de son père. Que le casque sombre couvre chaque tête ; que l’éclair des armures jaillisse de chaque flanc. La guerre s’amasse comme un orage : bientôt vous entendrez le rugissement de la mort.

Le héros s’avança à la tête de son armée, comme un nuage devant un sillon de verte flamme, quand il s’étend sur le ciel de la nuit et que les marins prévoient la tempête. Ils s’arrêtèrent sur la bruyère du Cona : les jeunes filles aux seins blancs les apercevaient là haut comme une forêt ; elles prévoyaient la mort des jeunes guerriers et tournaient avec crainte leurs regards vers la mer ; elles prenaient les blanches vagues pour des voiles éloignées, et des larmes étaient sur leurs joues.

Le soleil se leva sur l’Océan, et dans le lointain nous découvrîmes une flotte. Elle s’approcha comme le brouillard de la mer, et versa sur la côte sa guerrière jeunesse. Le chef se tenait au milieu, comme le cerf au milieu de sa bande : son bouclier est incrusté d’or, sa démarche est majestueuse. Il s’avance vers Selma, et ses mille guerriers marchent derrière lui.

« Va avec le chant de la paix, dit Fingal, va, Ullin, vers le roi des glaives : dis-lui que nous sommes puissants dans la guerre ; que les fantômes de nos ennemis sont nombreux, mais qu’ils sont renommés ceux qui ont été fêtés dans mon palais. Ils montrent les armes de mes aïeux dans les terres lointaines[37]. Les fils de l’étranger les admirent et bénissent les amis de la race de Morven, car notre nom s’est fait entendre au loin, et les rois du monde en ont tremblé au milieu de leurs armées. »

Ullin partit avec ses chants. Fingal s’appuyait sur sa lance ; il voyait dans son armure son redoutable ennemi : il bénit le fils de l’étranger. « Que tu es majestueux, fils de l’Océan ! dit le roi des forêts de Morven. Ton épée à ton côté est un rayon de feu ; ta lance, un sapin qui défie la tempête ; la face changeante de la lune n’est pas plus large que ton bouclier. La rougeur de la jeunesse est sur ton visage ; douces sont les boucles de ta chevelure ! Mais cet arbre tombera peut-être et sa mémoire sera oubliée. La fille de l’étranger sera triste en regardant la mer houleuse. Les enfants diront : « Nous voyons un navire, c’est peut-être le roi de Balclutha. Une larme jaillira de l’œil de leur mère. Ses pensées sont à celui qui repose dans Morven ! »

Telles étaient les paroles du roi, quand Ullin aborda le puissant Carthon. Il jeta sa lance devant lui et entonna le chant de la paix. « Viens à la fête de Fingal, ô Carthon, descendu de la mer ! Viens prendre part à la fête du roi, ou lève la lance de la guerre ! Les fantômes de nos ennemis sont nombreux ; mais renommés sont les amis de Morven ! Ô Carthon ! vois cette plaine où s’élève plus d’un vert monticule, avec des pierres couvertes de mousse et d’herbe bruissante, ce sont les tombes des ennemis de Fingal, les fils de l’Océan ! »

« Barde de Morven, répondit Carthon, parles-tu au faible dans les armes ? Mon visage est-il pâle de crainte, fils des chants de la paix ? Penses-tu effrayer mon âme par l’hisioire de ceux qui sont tombés ? Mon bras a combattu dans la guerre ; ma renommée est connue au loin. Va vers les faibles dans les armes et dis-leur de céder à Fingal. N’ai-je pas vu la chute de Balclutha ? Et j’irais m’asseoir aux fêtes du fils de Comhal, de Comhal, qui jeta la flamme au milieu du palais de mon père ! J’étais jeune et ne savais pourquoi pleuraient les vierges. Mes yeux se plaisaient à voir les colonnes de fumée s’élever au-dessus de mes murailles ; souvent, avec joie, j’ai regardé derrière quand mes amis fuyaient sur la colline. Mais quand sont venues les années de ma jeunesse, j’ai contemplé la mousse de mes murs renversés ; mes soupirs s’éveillaient avec le matin, mes pleurs descendaient avec la nuit. Ne combattrai-je point, disais-je à mon âme, les fils de mes ennemis ? Oh ! je les combattrai, ô barde ! je sens la force de mon âme ! »

Son peuple se rassemble autour de lui ; tous à-la-fois tirent leurs brillantes épées. Le héros se tenait au milieu, comme une colonne de feu ; une larme tremblait dans son œil, car il pensait à la chute de Balclutha. Tout l’orgueil de son âme se réveille : il jette un regard oblique sur la colline où nos héros brillaient sous leurs armes ; sa lance tremble dans sa main. Se penchant en avant, il semblait menacer le roi.

Irai-je de suite, dit Fingal en lui-même, irai-je à la rencontre de ce jeune guerrier ? l’arrêterai-je au milieu de sa course, avant que sa gloire s’élève ? Mais en voyant sa tombe, le barde dirait un jour : il fallait que Fingal vînt avec ses mille guerriers pour que le noble Carthon succombât. Non, barde des temps à venir, tu ne ravaleras point la gloire de Fingal ! mes héros combattront le jeune guerrier, et Fingal contemplera la lutte. S’il triomphe, je m’élance dans ma force, comme le torrent rugissant de Cona : — Lequel de mes chefs veut affronter le fils de l’Océan ? Ses guerriers sont en grand nombre sur la côte ; redoutable est sa lance de frêne ! »

Cathul, le fils du puissant Lormar, se lève dans sa force ; trois cents jeunes guerriers, les fils de ses torrents, accompagnent ce chef ; mais faible fut son bras contre Carthon : il tomba et ses héros s’enfuirent. Connal reprit le combat, mais il rompit sa lourde lance ; il est terrassé et enchaîné sur la plaine : Carthon poursuit ses guerriers.

« Clessammor, dit le roi de Morven, où est la lance de ta force ? verras-tu Connal enchaîné, Connal, ton ami, sur les rives du Lora ? Lève-toi dans la lumière de ton acier, compagnon du vaillant Comhal ! Que le jeune guerrier de Balclutha sente la force de la race de Morven ! » — Il se lève dans la force de ses armes, secoue ses boucles grises, ajuste l’armure à son flanc et s’élance dans l’orgueil de la valeur.

Carthon, debout sur un rocher, vit s’élancer le héros. Il aime la joie terrible de son visage ; sa force sous ses boucles de vieillesse. « Leverai-je cette lance, dit-il, qui jamais ne fmppe quune fois l’ennemi, ou, par des paroles de paix, conserverai-je la vie du guerrier ? Majestueux sont les pas de sa vieillesse et beaux les restes de ses années ! Peut-être est-il l’époux de Moina et le père de Carthon ! J’ai souvent entendu dire qu’il habitait les rives du Lora. »

Telles étaient ses paroles, quand Clessamor vint et leva sa lance. Le jeune étranger la reçut sur son bouclier et dit des paroles de paix : « Guerrier à la chevelure âgée, n’est-il point de jeune héros pour lever la lance ? n’as-tu pas de fils pour placer son bouclier devant son père et pour affronter le bras de la jeunesse ? L’épouse de ton amour n’est-elle plus, ou pleure-t-elle sur la tombe de tes fils ? Es-tu de la race des rois ? Quelle sera la gloire de mon épée, si tu succombes ? »

Elle sera grande, ô fils de l’orgueil ! reprit le noble Clessammor. J’ai été renommé dans les combats, mais jamais je n’ai dit mon nom à l’ennemi[38]. Cède-moi, fils des vagues, alors tu sauras que la trace de mon épée est restée sur plus d’un champ de bataille. » — « Je n’ai jamais cédé, roi des lances, reprit le noble orgueil de Carthon : j’ai aussi combattu dans plusieurs guerres et je contemple ma renommée future. Ne me méprise point, ô chef des hommes ! mon bras est fort, ma lance puissante : retire-toi près de tes amis, laisse combattre de plus jeunes héros. » — « Pourquoi blesses-tu mon âme ? répondit Clessammor, avec une larme : l’âge ne fait pas trembler ma main ; je puis encore lever le glaive. Fuirai-je à la vue de Fingal, à la vue de celui que j’aime ? Fils de la mer, je n’ai jamais fui : lève ta lance acérée. »

Ils combattirent comme deux vents opposés qui luttent pour rouler les vagues. Carthon dit à sa lance de s’égarer, car il croit toujours que cet ennemi est l’époux de Moina. Il rompt en deux la lance brillante de Clessammor et se saisit de son épée ; mais, comme il attachait le chef, le chef tire la dague de ses pères : il voit découvert le flanc de Carthon, il y ouvre une large blessure.

Fingal vit Clessammor terrassé et s’avança dans le bruit de ses armes. À son aspect, l’armée s’arrête en silence et tourne les yeux vers le roi. Il vint comme le bruit sourd d’un orage avant le réveil des vents : le chasseur l’entend dans la vallée et se retire dans l’antre du rocher.

Carthon reste debout à sa place ; le sang ruisselle de son flanc. Il voit descendre le roi, ses espérances de gloire se réveillent ; mais pâle est sa joue : ses cheveux flottent en désordre, son casque tremble sur sa tête ; la force manque à Carthon, mais son âme demeure puissante.

Fingal voit le sang du héros ; il retient sa lance levée. — « Cède, roi des épées, dit le fils de Comhal, je vois ton sang. Tu as été redoutable dans le combat, et ta gloire ne s’évanouira jamais. »

« Es-tu ce roi si renommé au loin ? répondit Carthon ; es-tu cette lumière de mort qui épouvante les rois du monde ? Mais, pourquoi le demander ? Il est semblable au torrent de ses collines, impétueux comme une rivière dans sa course, rapide comme l’aigle du ciel. Oh ! que n’ai-je lutté contre le roi ! ma gloire eût été grande dans les chants, et le chasseur, en regardant ma tombe, eût pu dire : Il combattit le puissant Fingal ! Mais Carthon meurt inconnu ; il a versé sa force sur le faible.

« Tu ne mourras point inconnu, répondit le roi de Morven ; mes bardes sont nombreux. Ô Carthon, leurs chants descendent dans les siècles futurs. Les enfants des années à venir écouteront la gloire de Carthon, quand assis autour d’un chêne embrasé, la nuit s’écoulera dans les chants du passé. Le chasseur, assis sur la bruyère, entendra siffler la brise, et levant les yeux, il verra le rocher où tomba Carthon. Il se tournera vers son fils et lui montrera l’endroit où combattirent les puissants : « Là, s’est battu le roi de Balclutha, pareil à la force de mille torrents. »

La joie brilla sur le visage de Carthon : il lève ses yeux appesantis et donne son épée à Fingal, pour qu’elle soit placée dans son palais, et que la mémoire du roi de Balclutha se conserve dans Morven. Le combat cessa sur la plaine ; le barde avait chanté l’hymne de la paix. Les chefs se rassemblent autour de Carthon expirant et écoutent ses paroles avec des soupirs. Silencieux, ils s’appuient sur leurs lances, tandis que parle le héros de Balclutha, Ses cheveux soupiraient à la brise, sa voix était triste et mourante.

« Roi de Morven, dit Carthon, je tombe au milieu de ma course. Une tombe étrangère reçoit dans sa jeunesse le dernier de la race de Reuthamir. La désolation habite dans Balclutha ; les ombres de la tristesse dans Crathmo. Mais rappelle ma mémoire sur les rives du Lora où demeuraient mes pères. L’époux de Moina pleurera peut-être sur Carthon. »

Ces paroles allèrent au cœur de Clessammor ; sans voix il tomba sur son fils. L’armée autour d’eux frémit consternée : aucune voix n’est sur la plaine. La nuit vint ; la lune, à l’Orient, regardait ce champ plein de deuil ; les guerriers immobiles ressemblaient à une forêt silencieuse qui lève sa tête sur le Gormal, quand les vents bruyants se taisent et que la sombre automne est sur la plaine.

Trois jours ils pleurèrent Carthon ; le quatrième son père mourut. Ils reposent dans l’étroite plaine du rocher : un fantôme obscur défend leur tombe. On y voit souvent la belle Moina quand le rayon du soleil darde sur le rocher et que tout est sombre à l’entour. On l’y voit, ô Malvina, mais non semblable aux filles de nos collines. Ses vêtements sont d’une terre étrangère et toujours elle est seule !

Fingal fut triste pour Carthon : il recommanda à ses bardes, quand revenait la brumeuse automne, de célébrer le jour de sa mort ; et souvent ils célèbrent ce jour en chantant les louanges du héros.

« Quel est celui qui descend des vagues rugissantés de l’Océan, sombre comme le lourd nuage de l’automne ? La mort tremble dans sa main, ses yeux sont des flammes ! Qui rugit le long de la sombre bruyère de Lora ? qui ? si ce n’est Carthon, le roi des épées ! Les héros tombent devant lui ! Voyez comme il marche à grands pas, pareil au lugubre fantôme de Morven. Mais il est là, couché, le chêne superbe qu’un vent soudain a renversé ! Quand te relèveras-tu, joie de Balclutha, ô Carthon ! quand te relèveras-tu ? Quel est celui qui descend des vagues rugissantes de l’Océan, sombre comme le lourd nuage de l’automne ? »

Telles étaient les paroles des bardes au jour de leur douleur : Ossian mêlait souvent sa voix à la leur et ajoutait à leur chant. Mon âme a été pleine de deuil pour Carthon ! Il tomba dans les jours de sa jeunesse. Et toi, Clessammor, où est ta demeure dans l’air ? Le jeune héros a-t-il oublié sa blessure ? Vole-t-il sur les nuages avec toi ? Je sens le soleil, ô Malvina ; laisse-moi seul à mon repos ; peut-être viendront-ils visiter mes rêves. Je crois entendre une faible voix. Le rayon du ciel aime à luire sur la tombe de Carthon ; je le sens tiède autour de moi.

Ô toi qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme le bouclier de mes pères, d’où viennent tes rayons, ô soleil, d’où vient la lumière éternelle ? Tu t’avances dans ton auguste beauté, et les étoiles se cachent dans le ciel ; la lune pâle et froide se plonge dans les vagues de l’Occident ; mais toi, tu te meus seul. Qui peut être le compagnon de ta course ? Les chênes des montagnes tombent ; les montagnes elles-mêmes se détruisent avec les années ; l’Océan s’élève et s’abaisse tour à tour ; la lune se perd dans les cieux ; mais tu es à jamais le même, te réjouissant dans l’éclat de ta course ! Lorsque le monde est obscurci par les orages, lorsque le tonnerre roule et que l’éclair vole, dans ta beauté tu parais sur les nues et tu te ris de la tempête ! Mais tu regardes en vain Ossian ; il ne voit plus tes rayons, soit que ta chevelure dorée flotte sur les nuages de l’Orient, soit que tu frémisses aux portes de l’Occident. Mais, comme moi, tu n’es peut-être que pour une saison et tes années auront un terme ; tu t’endormiras dans tes nuages, insensible à la voix du matin. Triomphe donc, ô soleil, dans la force de ta jeunesse ! La vieillesse est sombre et délaissée ; elle ressemble à la tremblante lumière de la lune quand elle brille à travers les nuages brises et que le brouillard est sur les collines : le vent du nord souffle dans la plaine, le voyageur craintif s’arrête au milieu de sa course.


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OINA-MORUL.


POÈME.


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Argument.
Après une apostrophe à Malvina, fille de Toscar, Ossian continue et raconte son expédition à Fuarfed, île de la Scandinavie. Mal-orchol, roi de Fuarfed, étant vivement pressé par les troupes de Ton-Thormod, roi de Sar-dronlo, (qui avait vainement demandé en mariage la fille de Mal-orchol) Fingal envoya Ossian à son secours. Ossian, un jour après son arrivée, livra bataille à Ton-thormod et le fit prisonnier. Mal-orchol offre sa fille Oina-morul à Ossian ; mais celui-ci ayant découvert sa passion pour Ton-thormod, la rend généreusement à son amant et amène une réconciliation entre les deux rois.


Comme on voit fuir le soleil inconstant sur la verdoyante colline de Larmon, ainsi, pendant la nuit, les récits des vieux temps passent devant mon âme. Quand les bardes se sont retirés, quand les harpes sont suspendues dans la salle de Selma, alors une voix vient à Ossian et réveille son âme. C’est la voix des années envolées ! Elles roulent devant moi avec tous leurs hauts faits. Je saisis, à mesure qu’ils passent, les récits mémorables et je les répands dans mes chants. Le chant d’Ossian n’est point un torrent troublé ; c’est le réveil de la musique s’élevant des cordes de la harpe de Lutha. Harmonieuse Lutha, les rochers de tes torrents ne restent point muets, quand les mains blanches de Malvina se promènent sur la harpe. Lumière des sombres pensées qui volent à travers mon âme, ô fille de Toscar, ne veux-tu point écouter mon chant ? nous évoquerons, vierge de Lutha, les années qui ont roule loin de nous.

Ce fut dans les jours du roi, lorsque ma chevelure était jeune encore, que sur la vague nocturne de l’océan j’observais au ciel l’astre de Concathlin[39]. Je dirigeais ma course vers l’île de Fuarfed, l’habitante boisée des mers ! Fingal m’avait envoyé au secours de Mal-orchol, roi de la sauvage Fuarfed, car la guerre l’environnait et nos aïeux s’étaient rencontrés dans les festins.

Dans Col-coiled je pliai mes voiles : j’envoyai mon épée à Mal-orchol des coupes. Il reconnut le signal d’Albion et sa joie s’éveilla. Il descendit de sa haute demeure et me serra la main avec tristesse. « Pourquoi la race des héros vient-elle au secours d’un roi qui tombe ? Ton-thormod aux lances nombreuses est le chef de l’île de Sar-dronlo ; il vit et aima ma fille, Oina-morul, aux seins blancs ; il la rechercha, je la lui ai refusée, car nos ancêtres étaient ennemis ; il est venu avec une armée à Fuarfeld et mon peuple a été repoussé. Pourquoi la race des héros vient-elle au secours d’un roi qui tombe ? »

Je ne viens point, lui dis-je, pour assister comme un enfant à cette lutte. Fingal se souvient de Mal-orchol et de son hospitalité pour les étrangers ; quand ce guerrier descendit des vagues sur cette île de forêts, tu ne fus point comme un nuage devant lui, tes fêtes et tes champs l’accueillirent. Pour ceci mon épée se lèvera et tes ennemis succomberont peut-être ; nos amis ne sont point oubliés dans leur danger quoique distante soit notre patrie. »

Descendant de l’audacieux Trenmor, tes paroles sont comme la voix de Cruth-Ioda, le puissant habitant du ciel, quand il parle du haut de son nuage entr’ouvert. Bien des guerriers se sont réjouis à mes fêtes, mais ils ont oublié Mal-orchol ! J’ai tourné mes yeux vers tous les vents du ciel et n’ai point vu de blanches voiles ; car le fer résonne dans mes salles et non les coupes joyeuses. Viens à ma demeure, fils de héros ! la nuit au noir manteau approche : viens entendre la voix mélodieuse de la vierge de Fuarfed. »

Nous vînmes. Sur la harpe errèrent les blanches mains de Oina-morul. Elle fit chanter sa triste histoire à chaque corde tremblante. Je gardais le silence, car brillante sous ses boucles était la fille des îles ; ses yeux étaient deux étoiles qui regardent à travers un voile de pluie : le marin les contemple dans le ciel et bénit leurs rayons charmants. Avec le jour, nous nous élançâmes au combat sur la rive retentissante du Tormul. L’ennemi avançait aux sons du bouclier de Ton-thormod. D’une aile à l’autre la lutte s’engagea. J’en vins aux mains avec Ton-thormod. Son bouclier brisé vole en éclats. Je le saisis, et les bras fortement liés, je le livre à Malorchol, l’hôte des coupes. La joie éclata au festin de Fuarfed, car l’ennemi avait succombé. Ton-thormod détournait son visage de Oina-morul des îles.

« Fils de Fingal, me dit Mal-orchol, tu ne partiras point oublié de moi. Dans ton navire habitera une lumière, Oina-Morul aux yeux doux et lents. Elle allumera la joie dans ton âme puissante, et sans être remarquée dans Selma, cette vierge ne passera point dans la demeure des rois.

Dans le palais je me couchai la nuit. Mes yeux étaient à demi fermés par le sommeil. À mon oreille vint une musique douce, semblable au lever de la brise, qui d’abord balance la barbe du chardon et fait ensuite ondoyer les herbes. C’était la fille de la sauvage Fuarfed. Elle faisait entendre son chant nocturne : elle savait que mon âme est un torrent qui coule aux sons mélodieux.

« Quel est, disait-elle, ce guerrier qui regarde du haut de son rocher les brouillards qui environnent l’océan ? Ses longues boucles, semblables à l’aile du corbeau, errent sur la brise. Majestueux sont ses pas dans la douleur ! Des larmes sont dans ses yeux ! Son sein viril se gonfle sur son âme oppressée ! Retire-toi ! Je suis loin, bien loin de toi ! J’erre sur une terre inconnue. La race des rois m’entoure et cependant mon âme est triste ! Pourquoi nos pères ont-ils été ennemis, ô Ton-thormod, amour des jeunes filles ? »

« Douce voix de l’île des torrents, lui dis-je, pour quoi gémis-tu dans la nuit ? Les fils du courageux Trenmor ne sont point noirs dans l’âme. Tu n’erreras point sur des rives inconnues, ô Oina-morul aux yeux bleus ! Dans mon sein est une voix : elle n’arrive point à l’oreille des autres, mais elle ordonne à Ossian d’écouter les malheureux à l’heure de leur infortune.

Retire-toi, douce chanteuse de la nuit ! Ton-thormod ne gémira point sur son rocher !

Dès le matin je détachai les liens du chef et je le rendis à la vierge aux longs cheveux.

Mal-orchol, au milieu de ses salles, écouta mes paroles : « Roi de la sauvage Fuarfed, pourquoi Ton-thormod gémirait-il ? Il est de la race des héros, c’est une flamme dans la guerre. Vos aïeux étaient ennemis, mais leurs oudjres maintenant se réjouissent dans la mort. Elles étendent leurs mains de vapeur vers la même coupe dans Loda. Oubliez leur colère, ô guerriers ! Ce fut le nuage des années passées ! »

Telle fut la conduite d’Ossian lorsque sa chevelure était jeune encore : telle fut sa conduite, quoique la beauté d’une robe de rayons enveloppât la fille des îles !

Nous évoquons, vierge de Lutha, les années qui ont roulé loin de nous !


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COLNA-DONA.


POÈME.


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Argument.
Fingal envoie Ossian et Toscar, fils de Conloch et père de Malvina, élever un monument sur les bords du torrent de Crona,[40] pour perpétuer le souvenir d’une victoire qu’il y avait remportée. Tandis qu’ils sont occupés à cet ouvrage, Car-ul[41], roi du voisinage, les invite à une fête. Ils s’y pendent et Toscar devient éperdument amoureux de Colna-dona[42], fille de Car-ul. Colna-dona éprouve les mêmes sentiments pour Toscar. Un incident, dans une partie de chasse, mène leurs amours à une heureuse issue.

Col-amon[43] aux ondes troublées, brune voyageuse à travers les vallons éloignés, je vois ta course entre les arbres, près du palais de Car-ul. C’est là que demeurait la belle Colna-dona, la fille du roi. Ses yeux étaient deux étoiles ; ses bras étaient aussi blancs que l’écume des torrents. Son sein s’élevait doucement à la vue, comme la vague enflée de l’Océan ; son âme était une source de lumière. Qui, parmi les jeunes filles, qui fut semblable à l’Amour des Héros ?

À la voix de Fingal, nous marchâmes vers le torrent de Crona, Toscar de la verte Lutha, et Ossian, jeune aux champs des combats. Trois bardes nous suivaient en chantant. Trois boucliers étaient portés devant nous ; car nous allions ériger la pierre en mémoire du passé. Près des rives moussues du Crona, Fingal avait dispersé ses ennemis ; il avait fait reculer les étrangers, comme une mer troublée. Nous arrivâmes à ce lieu de renommée. La nuit descendit des montagnes. J’arrache un chêne de la colline, une flamme s’en élève et je prie mes ancêtres de nous regarder du haut de leurs palais de nuages, car ils se réjouissent dans les airs de la gloire de leur race.

Je prends, au chant des bardes, une pierre dans le torrent. À ses herbes limoneuses pendait encore le sang des ennemis de Fingal. Je place sous cette pierre, à distances égales, trois bosses de boucliers ennemis, tandis que monte ou descend la cadence du chant nocturne d’Ullin. Toscary pose un poignard et une cotte d’armes d’acier. Nous amoncelons de la terre autour de cette pierre et nous lui ordonnons de parler aux années futures.

« Verte fille du torrent, ô pierre qui maintenant t’élèves sur la terre, parle aux faibles quand la race de Selma se sera éteinte. Abrité ! d’une nuit orageuse, le voyageur se couchera sous tes flancs, ta mousse bruissante frémira dans ses songes et les années qui ne sont plus reviendront à sa pensée. La bataille se lèvera devant lui ; il verra les rois aux boucliers bleus descendre au combat, et la lune obscurcie regarder du haut du ciel sur la plaine agitée. Avec le matin il s’éveillera de ses songes et verra autour de lui les tombes des guerriers. Il demandera quelle est cette pierre, et les vieillards lui diront : « Cette pierre grisâtre fut élevée par Ossian, un chef des autres temps. »

De Col-amon vint un barde envoyé par Car-ul, l’ami des étrangers. Il nous convia à la fête des rois dans la demeure de la belle Colna-dona. Nous allâmes au palais des Harpes. Car-ul rayonna de joie entre les boucles de sa vieillesse, quand il vit devant lui, semblables à deux jeunes rameaux, les fils de ses amis.

Fils des puissants, dit-il, vous me rappelez les jours du passé, quand pour la première fois je descendis des vagues sur la murmurante vallée de Selma. Je poursuivais Duthmocarglos, l’habitant de la mer. Nos pères avaient été ennemis. Nous combattîmes près des eaux sinueuses de Clutha. Il s’enfuit sur l’Océan, mais mes voiles étaient déployées derrière lui. La nuit, je m’égarai sur l’abîme. J’abordai à la demeure des rois, à Selma, séjour des blanches jeunes filles. Fingal sortit accompagné de ses bardes et de Conloch, le bras de la mort. Trois jours je fus fêté dans le palais et je contemplai les yeux bleus de la vierge d’Érin, de Roscrana, la fille des héros, la lumière de la race de Cormac. Je partis comblé d’honneurs ; les rois donnèrent leurs boucliers à Car-ul. Ils sont suspendus aux voûtes de mon palais en mémoire du passé. Fils des rois belliqueux, vous me rappelez les jours qui ne sont plus ! »

Car-ul alluma le chêne des fêtes. Il prit deux bosses de nos boucliers, les plaça dans la terre, sous une pierre, pour qu’elles parlassent aux descendants des héros. « Quand rugira la guerre, dit le roi, quand nos fils courroucés seront au moment de combattre, les guerriers de ma race jetteront peut-être les yeux sur cette pierre en préparant leurs lances. — Nos pères ne se sont-ils pas connus dans la paix ? — Ils diront et déposeront leurs boucliers. »

La nuit descendit. Dans sa longue chevelure s’avance la fille de Car-ul : mêlée à la harpe s’élève la voix de Colna-dona aux blanches mains. Triste à sa place, Toscar devint rêveur devant l’amour des héros. Elle passait sur son âme troublée, comme un rayon sur les houles sombres de la mer, quand il s’échappe d’un nuage et qu’il dore les flancs écumeux des vagues. [44]..........................

Avec le jour nous réveillâmes les bois et nous poursuivîmes les chevreuils. Ils tombèrent près de leurs torrents accoutumés. Nous revenions à travers la vallée de Crona, quand de la forêt sort un jeune homme avec un bouclier et une lance sans pointe.

« D’où vient ce rayon fugitif, dit Toscar de Lutha ? La paix habite-t-elle à Col-amon autour de la belle Colna-dona ? »

« Près des rives de Col-amon, dit le jeune homme, demeurait la belle Colna-dona ; mais maintenant sa course est à travers le désert avec le fils du roi, celui qui fascina d’amour l’âme errante de la jeune fille. » — « Étranger, dit Toscar, as-tu remarqué la route du Guerrier ? Il faut qu’il meure ! Donne-moi ce bouclier ! » Furieux, il le saisit ; mais beau, derrière le bouclier, s’élevait le sein d’une vierge ; blanc comme celui du cygne, lorsqu’il monte gracieux sur la molle ondulation des vagues. C’était Colna-dona des Harpes, la fille du roi. Ses yeux bleus avaient erré sur Toscar, et son amour s’était éveillé !





OITHONA.


POÈME.


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Argument.
Lathmon, après avoir été vaincu par Fingal, comme on l’a vu dans un poème précédent, se retira dans son pays. Gaul, fils de Morni, l’y suivit et fut bien reçu par Nuath, père de Lathmon. Il devint amoureux d’Oithona, fille de Nuath, qui s’éprit aussi d’amour pour Gaul. On avait fixé un jour pour leur mariage, quand Fingal envoya l’ordre à Gaul de se rendre à Morven pour l’accompagner dans une expédition contre les Bretons. Il obéit ; mais, en partant, il promit à Oithona de revenir s’il survivait à cette guerre, et il fixa le jour de son retour. De son côté, Lathmon fut obligé de suivre Nuath à la guerre, et Oithona resta seule à Dunlathmon, séjour de sa famille. Dunrommath, seigneur d’Uthal, qu’on croit être une des Orcades, profitant de l’absence des héros, vint et enleva Oithona, qui avait autrefois dédaigné son amour ; il la conduisit dans une île déserte, nommée Tromathon, et la cacha dans une caverne.
Gaul revint au jour marqué ; il apprit cet enlèvement et mit à la voile vers Tromathon pour aller se venger de Dunrommath. Arrivé sur la côte ennemie, il y trouve Oithona désolée et résolue à ne point survivre à la perte de son honneur. Elle lui raconte l’histoire de ses infortunes et la terminait à peine, lorsque Dunrommath, suivi de ses guerriers, paraît à l’autre bout de l’île. Gaul se prépare à l’attaquer ; il recommande à Oithona de se retirer dans sa caverne jusqu’à ce que le combat soit terminé. Elle obéit en apparence, mais elle s’arme secrètement et s’élance au plus épais de la mêlée. Elle est mortellement blessée. Gaul, poursuivant les ennemis en fuite, la trouva expirante sur la plaine. Il la pleura, éleva sa tombe et retourna à Morven. Telle est l’histoire conservée par la tradition ; elle n’est point altérée dans ce poème, qui commence au moment où Gaul revient à Dunlathmon, après l’enlèvement d’Oithona.

L’obscurité règne autour de Dunlathmon, quoique la lune montre à moitié sa face sur la colline. La fille de la nuit détourne ses regards ; elle voit s’approcher la tristesse.

Le fils de Morni est sur la plaine ; aucun bruit dans le palais. Nul rayon de lumière n’arrive en tremblant à travers les ténèbres.

La voix d’Oithona n’est point entendue au milieu du bruit des torrents de Duvranna. « Où es-tu allée dans ta beauté, fille aux noirs cheveux de Nuath ? Lathmon est sur le champ des braves, mais tu m’avais promis de demeurer dans ton palais jusqu’au retour du fils de Morni ; jusqu’à ce qu’il revint de Strumon vers la vierge de son amour ! Des larmes étaient sur ta joue à son départ, de secrets soupirs gonflaient ton sein. Mais au devant de lui tu ne viens pas avec tes chants, avec le son tremblant et léger de la harpe ! »

Telles étaient les paroles de Gaul en approchant des tours de Dunlathmon. Les portes étaient ouvertes et sombres. Les vents mugissaient dans le palais. De leurs feuilles les arbres avaient jonché le seuil, et le murmure de la nuit s’entendait au dehors.

Triste et silencieux, le fils de Morni s’assied sur un rocher. Son âme tremble pour la jeune fille ; mais il ne sait où diriger sa course. Le fils de Leth, arrêté à quelque distance, écoutait le vent dans sa chevelure touffue ; mais il n’élevait point la voix, car il voyait la tristesse de Gaul.

Le sommeil descend sur les héros. Les visions de la nuit se lèvent. Dans un rêve, Oithona se présente aux yeux du fils de Morni. Ses cheveux étaient en désordre, son œil charmant roulait dans les larmes, le sang tachait son bras de neige, et sa robe cachait à demi la blessure de son sein. Elle s’arrêta sur le chef, et sa voix se fit entendre faiblement : « Dort-il, le fils de Morni, celui qui était si beau aux yeux d’Oithona ? Gaul repose-t-il sur le rucher éloigné, quand la fille de Nuath s’affaisse sous son désespoir ? La mer roule autour de l’île sombre de Tromathon ; là je m’assieds tout en larmes dans une caverne ; mais je n’y suis pas seule, ô Gaul, le sombre roi de Cuthal est avec moi ! il y est dans la fureur de son amour ! Que peut faire Oithona ?

Un vent plus violent passe à travers le chêne, et le rêve de la nuit s’envole. Gaul prend sa lance de frêne, et debout dans la rage de son âme, il tourne sans cesse les yeux vers l’Orient. Il accuse la tardive lumière ! Enfin le jour paraît, et le héros déploie les voiles. Les brises en frémissant descendent de la colline : il bondit sur les vagues de l’abîme. Le troisième jour Tromathon se lève, comme un bouclier bleu, du milieu de la mer. La vague blanchissante rugissait contre les rochers, et sur la côte était assise la triste Oithona. Elle regardait rouler les flots et ses larmes descendaient. Mais quand elle vit Gaul dans ses armes, elle tressaillit et détourna les yeux. Sa belle joue rougit et se penche, ses bras blancs tremblent à ses côtés. Trois fois elle cherche à fuir de sa présence, trois fois ses pieds se dérobent sous elle !

Fille de Nuath, dit le héros, pourquoi donc fuis-tu Gaul ? Mes yeux lancent-ils la flamme de la mort ? La haine assombrit-elle mon âme ? Tu es pour moi le rayon de l’Orient se levant sur une terre inconnue. Mais ton visage se couvre de tristesse, ô fille de Nuath ! L’ennemi d’Oithona est-il près de ces lieux ? Mon âme brûle de le joindre au combat. L’épée frémit au côté de Gaul, car il lui tarde de briller dans sa main. Parle, fille de Nuath ! Ne vois-tu pas mes larmes ?

Jeune chef de Strumon, répondit-elle, pourquoi sur la vague sombre et bleue viens-tu vers la triste fille de Nuath ? Pourquoi n’ai-je pas, dans le secret, passé comme la fleur du rocher, qui lève inconnue sa tête charmante et répand ses feuilles fanées sur la brise ! Pourquoi viens-tu, ô Gaul, entendre mon dernier soupir ? Je m’évanouis dans ma jeunesse ; mon nom ne sera point prononcé, ou sera prononcé avec tristesse, et des larmes tomberont des yeux de Nuath. Tu seras triste, fils de Morni, de la gloire flétrie d’Oithona ; mais elle dormira dans la tombe étroite loin de ta voix qui la pleure !

Pourquoi vins-tu, chef de Strumon, sur ces rochers battus des flots ?

« Je suis venu pour combattre tes ennemis, fille de Nuath ! Je vois la mort descendre sur le chef de Cuthal…, ou le fils de Morni succombera ! — Oithona ! si Gaul périt, élève ma tombe sur ce rocher sauvage ! Quand tu verras passer un vaisseau bondissant, appelle les fils de la mer[45], et donne-leur cette épée : qu’ils la portent au palais de Morni. Le chef aux cheveux gris cessera dès-lors de regarder vers le désert, dans l’espoir du retour de son fils ! »

« La fille de Nuath te survivra-t-elle, répondit Oithona avec un profond soupir ? Dans Tromathon survivrai-je au fils de Morni ? Mon cœur n’est point fait de ce rocher ; mon âme n’est point insoucieuse comme cette mer qui lève ses vagues bleues à tous les vents, et roule sous la tempête ! Le souffle qui te renversera, couchera sur la terre les branches d’Oithona. Nous nous flétrirons ensemble, ô fils de Morni ! La pierre grise des morts, leur étroite demeure me plaisent : et jamais plus je ne quitterai tes rochers, ô Tromathon entourée par la mer !

La nuit descendit avec ses nuages, après le départ de Lathmon. Il était allé combattre avec son père sur les rochers moussus de Duthormoth. La nuit vint, et j’étais assise dans le palais à la clarté d’un chêne. Les vents étaient dans les arbres. J’entendis le bruit des armes. La joie se leva sur mon visage : je rêvais ton retour. C’était le chef aux cheveux roux de Cuthal, la force de Dunrommath. Ses yeux roulaient dans le feu ; le sang de mon peuple était sur son épée. Ceux qui défendirent Oithona, tombèrent sous la main de ce chef farouche. Que pouvais-je faire ? Mon bras était faible et je ne pouvais lever la lance ! Il m’enleva dans ma tristesse et malgré mes larmes il déploya les voiles. Il craignait le retour de Lathmon, le frère de l’infortunée Oithona. — Mais, le voici ! il vient avec son peuple ! La vague sombre se sépare devant lui ! Où tourneras-tu tes pas, fils de Morni ? Nombreux sont les guerriers de ton ennemi ! »

« Mes pas jamais ne se sont détournés du combat ! Gaul dit et tira son épée. Commencerai-je à connaître la peur quand tes ennemis s’approchent ! Retire-toi à ta caverne, mon amour, jusqu’à ce que le combat ait cessé sur la plaine. Fils de Leth, apporte les arcs de nos pères, le sonore carquois de Morni ! que nos trois guerriers bandent l’arc, et nous-mêmes, levons la lance ! Ils sont une armée sur le rocher ! Mais dans la guerre nos âmes sont intrépides ! »

Oithona se retire dans la caverne. Une joie sombre se lève sur son esprit, comme le rouge sillon des éclairs sur un nuage orageux. Son âme est résolue : les pleurs tarissent dans son œil aux sauvages regards. Dunrommath s’approcha lentement ; il vit le fils de Morni. Le mépris contractait son visage ; un sourire est sur sa joue brune et ses yeux rouges roulent à moitié cachés sous ses épais sourcils.

« D’où viennent les fils de la mer ? commença le chef farouche. Les vents vous ont-ils poussés sur les rochers de Tromathon, ou venez-vous chercher la jeune fille aux blanches mains ? Hommes faibles, malheur à ceux que rencontre le bras de Dunrommath ! Son œil n’épargne pas le faible ; il se plaît dans le sang des étrangers. Oithona est un rayon de lumière, et le chef de Cuthal en jouit en secret ! Voudrais-tu passer, comme un nuage, entre sa beauté et moi, homme à la main débile ? tu peux venir, mais retourneras-tu au palais de tes pères ? »

« Ne me connais-tu pas, reprit Gaul, chef aux cheveux roux de Cuthal ? Tes pieds furent légers sur la bruyère, à la bataille de Lathmon, quand le glaive du fils de Morni poursuivait ton armée, sur les collines boisées de Morven ! Dunrommath ! tes paroles sont arrogantes, car tes guerriers se rassemblent derrière toi ! Mais je ne les crains pas, fils de l’orgueil ; je ne suis point de la race des faibles !

Gaul s’avance dans ses armes ; Dunrommath se cache derrière ses guerriers. Mais la lance de Gaul perce le chef farouche, et son épée fait voler sa tête au moment où elle se penchait dans la mort. Le fils de Morni la secoua trois fois par les cheveux : les guerriers de Dunrommath s’enfuirent. Les flèches de Morven les poursuivent ; dix tombent sur la mousse des rochers : le reste lève les voiles et bondit sur l’abîme agité.

Gaul s’avança vers la caverne d’Oithona. Il aperçut un jeune homme appuyé contre un rocher. Une flèche avait percé son sein ; son œil roulait languissamment sous son casque. L’âme du fils de Morni fut attristée ; il s’approcha et prononça des paroles de paix.

« La main de Gaul peut-elle te guérir, jeune homme au front souffrant ? Je connais les herbes de la montagne ; je les ai cueillies sur les rives secrètes de leurs torrents. Ma main a fermé la blessure des braves, leurs yeux ont béni le fils de Morni. Où demeuraient tes pères, guerrier ? Étaient-ils de la race des puissants ? La tristesse descendra, comme la nuit, sur tes rives natales. Tu es tombé dans ta jeunesse ! »

« Mes pères, répondit l’étranger, furent de la race des puissants ; mais ils ne seront point tristes ; car ma gloire s’est envolée comme le brouillard du matin. De hautes murailles s’élèvent sur les bords de Duvranna, et regardent leurs tours couvertes de mousse dans les eaux du torrent ; derrière, s’élève un rocher avec ses sapins inclinés : tu peux l’apercevoir à une grande distance. Là, demeure mon frère ; il est renommé dans les combats : remets-lui ce casque étincelant.

Le casque tombe des mains de Gaul. C’était Oithona, blessée ! Elle s’était armée dans la caverne, et vint chercher la mort. Ses yeux appesantis sont à moitié fermés ; le sang coule de son sein oppressé. « Fils de Morni, dit-elle, prépare la tombe étroite. Le sommeil, comme la nuit, s’étend sur mon âme. Les yeux d’Oithona sont obscurcis. — Oh ! que ne suis-je restée à Duvranna dans la lumière de ma gloire ! Mes années auraient passé dans la joie, et les vierges auraient béni mes pas. Mais je meurs, dans ma jeunesse, fils de Morni ! Mon père rougira dans son palais ! »

Pâle, elle tomba sur le rocher de Tromathon. Le guerrier en pleurant éleva son tombeau. Il revint à Morven, et nous vîmes la profonde tristesse de son âme. Ossian prit sa harpe à la louange d’Oithona. La joie reparut sur le visage de Gaul. Mais par moments ses soupirs s’élevaient au milieu de ses amis ; comme les vents, par intervalles, agitent leurs ailes, après que les souffles orageux se sont apaisés.


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CROMA.


POÈME.


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Argument.
Malvina, fille de Toscar, pleure la mort d’Oscar, son amant. Ossian l’entend, et, pour la distiaire de sa tristesse, lui raconte ses exploits dans une expédition qu’il fit, d’après les ordres de Fingal, contre Rothmar qui envahissait les domaines de Crothar, petit roi de Croma, pays en Irlande. C’est ainsi que la tradition nous a conservé cette histoire. Crothar, roi de Croma, étant vieux et aveugle et son fils trop jeune pour porter les armes, Rothmar, chef de Trondo, résolut de profiter de cette occasion pour joindre les états de Crothar à son royaume. Il se mit donc en marche vers le pays soumis à Crothar et que celui-ci tenait d’Artho qui était alors le roi suprême de toute l’Irlande.
Crothar étant, à cause de sa vieillesse et de sa cécité, incapable d’agir, envoya demander du secours à Fingal, roi Écosse ; celui-ci ordonna à son fils Ossian de partir pour Croma. Mais avant son arrivée, Fovargormo, fils de Crothar, attaqua Rothmar ; mais il fut tué et son armée entièrement détruite. Ossian recommença la guerre, tua Rothmar et mit son armée en fuite. Croma ainsi délivré de ses ennemis, Ossian retourna en Écosse.

C’était la voix de mon amour ! Rarement il visite les songes de Malvina ! Ouvrez vos palais aériens, ô pères du belliqueux Toscar ! Ouvrez les portes de vos nuages ; les pas de Malvina s’approchent ! Dans mes rêves j’ai entendu une voix et je sens le frémissement de mon âme. Pourquoi es-tu venue, ô brise, de la surface sombrement agitée du lac ? Tes ailes ont tremblé dans les arbres et le rêve de Malvina s’est envolé. Mais elle a vu son amour, sa robe de vapeur flottait sur la brise ; un rayon de soleil en dorait les franges : elles brillaient comme l’or de l’étranger.

C’était la voix de mon amour ! Rarement il visite mes songes !

Mais tu vis dans l’âme de Malvina, fils du puissant Ossian ! Mes soupirs se lèvent avec le rayon de l’orient ; mes larmes descendent avec les gouttes de la nuit. En ta présence, Oscar, j’étais un arbre charmant, entouré de toutes mes branches ; mais ta mort est venue, comme le vent du désert, et sur le sol a couché ma verte tête. Le printemps est revenu avec ses molles ondées, mais pas une feuille n’a verdi sur ma tige ! Les vierges, dans le palais, m’ont vue silencieuse ; elles ont touché la harpe de la joie. Les pleurs étaient sur les joues de Malvina, et les vierges me regardaient dans ma tristesse. Pourquoi es-tu triste, disaient-elles, ô la première des jeunes filles de Ludia ? Ton amour était-il majestueux ? Était-il beau comme le rayon du matin ? Agréable à l’oreille d’Ossian est ta voix, fille des torrents de Lutha ! tu as entendu la musique des bardes qui ne sont plus dans les rêves de ton repos, lorsque le sommeil descendait sur tes yeux au murmure du Moruth. Quand tu revenais de la chasse, sous la lumière du soleil, tu as entendu la musique des bardes et ton chant est mélodieux ! il est mélodieux, ô Malvina, mais il attriste l’âme. Il est une joie dans la tristesse, lorsque la paix habite le sein de l’affligé ; mais le chagrin, ô fille de Toscar, consume celui qui pleure et ses jours ne sont pas nombreux ! Il tombe, comme la fleur que le soleil a regardée dans sa force, lorsqu’une rosée malfaisante a passé sur ses feuilles et que sa tête est lourde encore des gouttes de la nuit. Ô jeune fille, prête l’oreille au récit d’Ossian ! Il se rappelle les jours de sa jeunesse !

Le roi ordonna : je levai les voiles et j’entrai dans la baie retentissante de Croma ; Croma dans la riante Inisfail[46]. Sur la côte s’élèvent les tours du palais de Crothar, roi des lances ; Crothar, célèbre dans les combats de sa jeunesse : mais la viellesse alors environnait ce chef. Rothmar avait levé l’épée contre ce héros, et le brûlant courroux de Fingal s’alluma : il envoya Ossian combattre Rothmar, car le chef de Croma était l’ami de sa jeunesse. Le barde me devance avec ses chants : j’arrive ensuite au palais de Crothar. Le chef était assis au milieu des armes de ses pères, mais ses yeux ne voyaient plus ; ses cheveux gris flottaient autour d’un bâton sur lequel s’appuyait le guerrier. Il murmurait les chants des siècles passés, lorsque le bruit de nos armes frappa son oreille. Il se lève, étend sa main tremblante et bénit le fils de Fingal.

« Ossian, dit le héros, la force de Crothar s’est évanouie ! Que ne puis-je lever l’épée comme le jour où Fingal combattait à Strutha ! C’était le premier des hommes ; mais Crothar avait aussi sa gloire. Je fus loué par le roi de Morven ; il plaça sur mon bras le bouclier de Calthar qu’il avait tué dans la guerre. Ne le vois-tu pas sur la muraille ? Les yeux de Crothar ne peuvent plus le voir. Ossian, ta force est-elle semblable à celle de ton père ? Laisse un vieillard toucher ton bras ! »

Je tendis mon bras au roi ; il le toucha de ses mains tremblantes. Un soupir s’échappe de son sein et ses larmes descendent : « Tu es fort, mon fils, me dit-il, mais pas autant que le roi de Morven ! Mais, qui est semblable à ce héros parmi les puissants dans la guerre ? Que le festin de mon palais soit préparé, et que mes bardes nous exaltent par leurs chants ! Grand est celui qui est dans nos murs, ô enfants de Croma ! Le festin est étalé. La harpe se fait entendre et la joie est dans le palais. Mais cette joie couvrait le soupir qui habitait au fond de chaque cœur. C’est le faible rayon de la lune qui, dans le ciel, s’étend sur un nuage. Enfin la musique cesse et le roi de Croma parle ; il parle sans verser une larme, mais la douleur étouffe sa voix.

Fils de Fingal ! ne vois-tu pas un nuage sur la joie de Crothar ? Je n’étais pas triste dans mes fêtes quand mon peuple vivait. Je me réjouissais en présence des étrangers lorsque mon fils brillait dans mon palais ; mais, Ossian, ce rayon s’est évanoui et n’a laissé derrière lui nul sillon de lumière. Il est tombé, fils de Fingal, en combattant pour son père. Rothmar, chef de la verte Tromlo, apprit que mes yeux ne voyaient plus le jour ; il apprit que mes bras étaient oisifs dans mon palais, et l’orgueil de son âme s’éveilla !

Il vint à Croma ; mon peuple tomba devant lui. Dans mon courroux je saisis mes armes ; mais, privé de la vue, que pouvait Crothar ? Mes pas étaient incertains, ma douleur profonde. Je soupirais après les jours qui ne sont plus, ces jours où je combattais, où je triomphais dans le champ du carnage. Mon fils revint de la chasse, Fovargormo à la blonde chevelure. Son bras, trop jeune encore, n’avait point levé l’épée dans le combat ; mais son âme était grande et le feu de la valeur brûlait dans ses yeux. Il vit les pas chancelants de son père et il soupira. — « Roi de Croma, dit-il, est-ce parce que tu n’as pas de fils ; est-ce parce que mon bras est faible que tu soupires ? Je commence, ô mon père, à sentir ma force ; j’ai tiré l’épée de ma jeunesse, et j’ai bandé l’arc. Permets que j’aille, avec les enfants de Croma, à la rencontre de ce Rothmar ; permets que je le combatte, ô mon père ! Je sens brûler mon âme ! — Et tu le combattras, répondis-je, fils de l’aveugle Crothar ! mais que les autres guerriers marchent devant toi, et que je puisse entendre le bruit de tes pas à ton retour ; car mes yeux ne peuvent plus te voir, ô Fovargormo à la blonde chevelure ! » Il part, il combat l’ennemi, il tombe. Rothmar s’avance vers Croma. Celui qui tua mon fils approche avec toutes ses lances !

Ce n’est pas ici le temps de remplir la coupe ! Je répondis et saisis ma lance. Mes guerriers virent le feu de mes yeux ; tous se levèrent autour de moi. Toute la nuit nous marchâmes sur la bruyère. Le matin blanchissait à l’Orient, une étroite et verte vallée se découvre devant nous avec le cours sinueux de son torrent. La sombre armée de Rothmar était sur ses rives, dans tout l’éclat de ses armes. Nous combattîmes dans la vallée ; ils prirent la fuite et Rothmar périt sous mon épée. Le jour n’était pas descendu dans l’Occident, lorsque je portais ses armes à Crothar. Le vieux héros les toucha de ses mains, et la joie brilla sur toutes ses pensées.

Le peuple se rassemble dans le palais. Les coupes du festin résonnent ; dix harpes sont accordées et cinq bardes s’avancent et chantent tour à tour les louanges d’Ossian. Ils versaient dans leurs chants le feu de leurs âmes et les cordes répondaient à leurs voix ! La joie de Croma fut grande, car la paix était de retour sur ses collines. La nuit descendit avec le silence, le matin revint avec la joie. Nul ennemi, dans les ténèbres, n’était venu avec sa lance étincelante. La joie de Croma fut grande, car le farouche Rothmar n’existait plus !

J’élevai ma voix pour chanter Fovargormo, tandis qu’on déposait ce jeune chef dans la terre. Le vieux Crothar était présent ; mais on ne l’entendit point soupirer. Il cherche la blessure de son fils ; il la trouve au cœur. La joie se lève sur la face du vieillard ! Il s’avance vers Ossian et parle : « Roi des lances, dit-il, mon fils n’est pas tombé sans gloire ! Le jeune guerrier n’a point fui ; il a rencontré la mort, mais en face ! Heureux ceux qui meurent dans leur jeunesse et dans l’éclat de leur renommée ! Le faible ne les verra point dans leurs palais et n’insultera point d’un sourire à leurs mains tremblantes. Leur mémoire sera célébrée dans les chants et les jeunes larmes des vierges couleront pour eux ! Mais les vieillards se flétrissent par degrés ; la gloire de leur jeunesse, tandis qu’ils vivent encore, est entièrement oubliée. Ils tombent en secret et n’ont point les soupirs d’un fils. La joie entoure leurs tombes ; la pierre de leur renommée est posée sans une larme. Heureux ceux qui meurent dans leur jeunesse, alors que leur gloire les environne ! »


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CALTHON ET COLMAL.


POÈME.


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Argument.
Ce poème, ainsi que beaucoup d’autres compositions d’Ossian, est adressé à l’un des premiers missionnaires chrétiens. Voici l’histoire du poème, telle que la tradition l’a conservée : dans le pays des Bretons, entre les murailles, du temps de Fingal, vivaient deux chefs. Dunthalmo était seigneur de Teutha, qu’on croit être la Tweede, et Rathmor habitait les bords du Clutha, rivière aujourd’hui nommée la Clyde. Rathmor n’était pas plus connu pour sa générosité et son hospitalité que Dunthalmo pour son ambition et sa cruauté. Dunthalmo, par jalousie ou à cause de quelques querelles qui avaient existé entre leurs familles, assassina Rathmor dans une fête ; mais, ensuite, touché de remords, il éleva dans son propre palais les deux fils de Rathmor, Carthon et Colmar.
Devenus hommes, ils laissèrent percer le dessein qu’ils avaient formé de venger la mort de leur père, et Dunthalmo les enferma dans deux cavernes sur les rives du Teutha, avec l’intention de les faire mourir secrètement. Colmal, fille de Dunthalmo, qui s’était éprise d’un secret amour pour Calthon, l’aida à s’éthapper de sa prison, s’enfuit avec lui vers Fingal, déguisée en jeune guerrier, et implora son secours contre Dunthalmo. Fingal envoya Ossian avec trois cents hommes pour secourir Colmar. Dunthalmo ayant préalablement assassiné Colmar, engagea la bataille. Ossian le tua et défit entièrement son armée.
Carthon épousa Colmal, sa libératrice, et Ossian revint à Morven.

Agréable est la voix de ton chant, habitant solitaire du rocher ! Il flotte sur le murmure du torrent, le long de l’étroite vallée. Mon âme, ô étranger, s’éveille au milieu de ma demeure. J’étends la main vers ma lance, comme aux jours des autres années ; j’étends la main, mais elle est faible, et les soupirs de mon sein deviennent plus fréquents. Fils du rocher, ne veux-tu point écouter le chant d’Ossian ? Mon âme est pleine des jours passés ; la joie de ma jeunesse revient. Tel apparaît le soleil dans l’Occident, quand les pas de sa lumière ont traversé l’orage : les vertes collines lèvent leurs têtes humides de rosée et les bleus ruisseaux se réjouissent dans la vallée ; le vieux guerrier est appuyé sur son bâton et ses cheveux blancs brillent à la lumière. Ne vois-tu pas, fils du rocher, un bouclier dans le palais d’Ossian ? Il porte l’empreinte du choc des batailles, et l’éclat de ses bosses est terni. Le grand Dunthalmo, chef des rives du Teutha, portait ce bouclier ; il le portait dans la guerre, avant de tomber sous la lance d’Ossian. Prête l’oreille, fils du rocher, au récit des autres années.

Rathmor était chef de Clutha. Les faibles habitaient son palais. Les portes de Rathmor n’étaient jamais fermées et ses festins étaient toujours étalés. Les fils de l’étranger venaient et bénissaient le chef généreux de Clutha. Les bardes chantaient, ils touchaient la harpe et la joie brillait sur le visage des affligés.

Dunthalmo vint dans son orgueil et provoqua Rathmor au combat. Le chef de Clutha triompha et la rage remplit le cœur de Dunthalmo. Il revint pendant la nuit avec ses guerriers et le grand Rathmor succomba : il succomba dans son palais où souvent ses festins avaient été étalés devant les étrangers.

Colmar et Calthon, les fils de Rathmor, étaient encore jeunes. Ils entrent avec la joie de l’enfance dans le palais de leur père ; ils le voient dans son sang ; leurs larmes coulent. L’âme de Dunthalmo s’attendrit à la vue de ces deux jeunes enfants. Il les conduisit dans les murs d’Alteutha. Ils croissaient dans la maison de leur ennemi, ils bandaient l’arc en sa présence et allaient avec lui combattre dans ses guerres. Ils virent les murs renversés de leurs pères ; ils virent la verte ronce au milieu de leurs palais. Leurs larmes coulèrent en secret et par moments leurs visages étaient tristes. Dunthalmo remarqua leur tristesse et son âme assombrie prémédita leur mort. Il les enferma dans deux cavernes, sur les rives retentissantes du Teutha. Le soleil n’y entrait jamais avec ses rayons, ni la lune du ciel, pendant la nuit. Les fils de Rathmor demeuraient dans les ténèbres et prévoyaient leur mort.

La fille de Dunthalmo, la blonde Colmal aux yeux bleus, pleurait en silence. Son œil s’était secrètement reposé sur Calthon dont la beauté remplissait son âme. Elle tremble pour son guerrier, mais que peut faire Colmal ? Son bras ne pouvait lever la lance et l’épée n’était pas faite pour briller à son côté. Son sein blanc n’avait jamais battu sous une cotte d’armes ; son œil n’était pas la terreur des héros. Que peux-tu faire, ô Colmal, pour le chef qui doit mourir ? Ses pas sont inégaux, ses cheveux en désordre, et ses yeux égarés ne voient plus qu’à travers ses larmes. Elle vint pendant la nuit au palais et couvrit son beau corps d’une armure ; l’armure d’un jeune guerrier qui tomba dans sa première bataille. Elle alla à la caverne de Calthon et délivra ses mains de leurs liens.

« Lève-toi, fils de Rathmor, dit-elle, lève-toi ; la nuit est sombre ! Chef de Clutha, fuyons vers le roi de Selma ! Je suis le fils de Lamgal qui demeurait dans le palais de ton père. J’ai appris ton séjour dans cette sombre caverne et mon âme s’en est indignée. Lève-toi, fils de Rathmor, lève-toi, la nuit est sombre ! » — « Voix bénie, répliqua le chef, du sein des nuages viens-tu vers Calthon ? Les ombres de ses pères sont souvent descendues dans ses songes depuis que le soleil s’est retiré de ses yeux et que les ténèbres habitent autour de lui ; ou bien, es-tu le fils de Lamgal, le chef que j’ai vu si souvent à Clutha ?

Mais dois-je fuir vers Fingal quand Colmar mon frère est ici ? dois-je fuir vers Morven quand ce héros est enfermé dans la nuit ? Non ! donne-moi cette lance, fils de Lamgal ; Calthon défendra son frère ! » « Mille guerriers, répondit la jeune fille, lèvent leurs lances autour de Colmar. Que peut Calthon contre une foule si grande ? Fuyons vers le roi de Morven, il viendra avec ses guerriers. Son bras s’étend sur les infortunés, et les éclairs de son glaive environnent le faible. Lève-toi, fils de Rathmor, les ombres se dissiperont. Lève-toi, ou tes pas seront aperçus et tu tomberas dans ta jeunesse. »

Le héros se lève en soupirant ; ses larmes coulent pour Colmar. Il vint avec la jeune fille au palais de Selma ; mais il ne savait pas que ce fut Colmal. Le casque ombrageait son beau visage et son sein respirait sous l’acier. Fingal, revenant de la chasse, trouva les deux beaux étrangers. Ils étaient comme deux rayons de lumière au milieu de la salle des coupes. Le roi écouta le récit de leur tristesse et tourna ses regards autour de lui. Mille héros en sa présence se lèvent à demi, réclamant l’honneur de combattre à Teutha. De la colline je vins avec ma lance et la joie des combats se leva dans mon sein, car le roi, au milieu de mille chefs, parla ainsi à Ossian :

« Fils de ma force, dit-il, prends la lance de Fingal, vole au torrent rapide de Teutha et sauve Colmar, le chef des chars. Que ta renommée devance ton retour, comme une brise agréable, afin que mon âme se réjouisse dans mon fils qui fait revivre la gloire de nos aïeux. Ossian ! sois une tempête dans le combat ; mais apaise-toi quand l’ennemi sera terrassé. C’est ainsi que s’éleva ma renommée. Ô mon fils, sois comme le chef de Selma. Quand les superbes viennent à mon palais, mes yeux ne les regardent pas ; mais mon bras s’étend sur les infortunés et mon épée protège le faible.

Je me réjouis dans les paroles du roi. Je pris mes armes retentissantes. À mes côtés se lèvent Diaran et Dargo roi des lances. Trois cents jeunes guerriers accompagnaient nos pas, et les beaux étrangers étaient à mes côtés. Dunthalmo entendit le bruit de notre approche. Il rassembla les forces de Teutha et s’arrêta avec son armée sur une colline. Ils ressemblaient à des rochers brisés par le tonnerre, quand leurs arbres se penchent noircis et dépouillés et que les sources de leurs fentes sont taries.

Le torrent de Teutha roulait dans son orgueil devant le ténébreux ennemi. J’envoyai un barde offrir à Dunthalmo le combat dans la plaine ; mais il sourit avec un sombre orgueil. Son armée s’ébranle et se meut sur la colline, comme le nuage de la montagne, quand les vents sont entrés dans son sein et répandent de tous côtés les ténèbres divisées.

Ils amenèrent Colmar, lié de mille liens, sur la rive du Teutha. Ce chef est triste, mais plein de dignité. Son œil est sur ses amis, car nous étions sous les armes, tandis que les eaux du Teutha roulaient entre l’ennemi et nous. Dunthalmo vint et perça de sa lance le flanc du héros : il roula dans son sang sur le rivage, et nous entendîmes ses derniers soupirs. Calthon se précipite dans le torrent : appuyé sur ma lance, je m’élance à l’autre bord. La race de Teutha tombe devant nous ; mais la nuit vient et Dunthalmo se retire sur un rocher au milieu d’une antique forêt. Son cœur brûlait de rage contre Calthon. Mais Calthon, penché dans sa tristesse, pleurait Colmar tombé, tombé dans sa jeunesse, avant que sa gloire fût connue.

J’ordonnai qu’on chantât le chant de la douleur pour adoucir la tristesse du chef ; mais debout sous un arbre, souvent il jetait sa lance à terre. Près de lui, l’œil humide de Colmal roidait dans de secrètes larmes : elle prévoyait la chute de Dunthalmo ou celle du chef belliqueux de Clutha. Maintenant la nuit était au milieu de sa course. Le silence et les ténèbres étaient sur la plaine. Le sommeil reposait sur les yeux des héros, et l’âme de Calthon commençait à se calmer. Ses yeux étaient à demi fermés mais le murmure du Teutha arrivait encore à son oreille. Pâle et montrant ses blessures, vint le fantôme de Colmar : il pencha sa tête sur le héros et élevant sa faible voix : « Le fils de Rathmor dort-il dans sa nuit, quand son frère est tombé ? Ne nous levions-nous pas ensemble pour la chasse ? N’avons-nous pas ensemble poursuivi les chevreuils ? Colmar n’a point été oublié jusqu’au jour de sa chute, jusqu’au jour où la mort a flétri sa jeunesse. Je suis couché, pâle, sous le rocher de Lona. Que Calthon se lève ! l’aube s’avance avec ses rayons et Dunthalmo va profaner la victime.

L’ombre disparut sur la brise, et Calthon vit, en se levant, ses pas qui s’éloignaient. Il s’élance dans le bruit de ses larmes. L’infortunée Colmal se lève et suit son héros à travers la nuit, traînant sa lance derrière elle.

Lorsque Calthon fut arrivé au rocher de Lona, il trouva son frère étendu sur le sol. La rage se lève dans son âme : il se précipite au milieu des ennemis. Les gémissements de la mort montent dans les airs ; mais les rangs ennemis se ferment autour de lui. Au milieu d’eux il est lié et conduit au farouche Dunthalmo. Des cris de joie s’élèvent ; et les collines de la nuit répondent.

À ce bruit je tressaillis et saisis la lance de mon père. Diaran et le jeune Dargo se lèvent à mes côtés. Nous nous aperçûmes de l’absence du chef de Clutha et nos âmes en furent attristées. Je tremblai pour ma gloire, et l’orgueil de ma valeur se réveilla. Enfants de Morven, m’écriai-je, ce n’est point ainsi que combattaient nos pères ! Ils ne se reposaient pas sur la terre de l’étranger que l’ennemi ne fût tombé devant eux. Leur force égalait celle des aigles du ciel ; leur renommée vit dans les chants. Mais nos guerriers disparaissent l’un après l’autre, et notre gloire commence à nous quitter. Que dira le roi de Morven si Ossian ne triomphe point à Teutha ? Levez-vous dans vos armes, ô guerriers ! Suivez Ossian dans sa course ! Il ne reviendra qu’avec gloire aux murailles de Selma.

Le matin se levait sur les eaux bleues du Teutha. Colmal en larmes se tint devant moi, et me parla du chef de Clutha. Trois fois la lance échappa de ses mains. Mon courroux se tourna contre l’étranger, car mon âme tremblait pour Calthon. « Enfant aux mains débiles, lui dis-je, les guerriers de Teutha combattent-ils avec des larmes ? Ce n’est pas la tristesse qui gagne les batailles, et les soupirs n’habitent pas dans l’âme de la guerre ! Retourne vers les chevreuils de Carmun, vers les troupeaux bêlants du Teutha ! Mais quitte ces armes, fils de la Peur ! un guerrier les portera dans le combat ! »

J’arrache la cotte d’armes de ses épaules, et j’aperçois son sein de neige. Elle pencha vers la terre sa figure rougissante. Je regardai mes guerriers en silence. La lance tombe de ma main et un soupir s’échappe de mon sein. Mais quand j’appris le nom de la jeune fille, des larmes jaillirent de mes yeux. Je bénis ce beau rayon de jeunesse et j’ordonnai de marcher au combat.

Pourquoi, fils du rocher, pourquoi Ossian raconterait-il comment périrent les guerriers de Teutha ? Ils sont maintenant oubliés dans leur pays, et l’on ne trouve plus leurs tombes sur la bruyère. Les années se succèdent avec leurs tempêtes, et leurs tertres verts sont réduits en poussière. À peine reconnaît-on la tombe de Dunthalmo et l’endroit où il est tombé sous la lance d’Ossian. Quelque guerrier en cheveux blancs, à moitié aveugle par l’âge, assis la nuit près du chêne brûlant de sa demeure, raconte maintenant à ses fils mes exploits et la chute du sombre Dunthalmo : les visages des jeunes guerriers se penchent vers sa voix : la surprise et la joie brillent dans leurs yeux. — Je trouvai Calthon lié à un chêne ; mon épée trancha les liens de ses bras. Je lui donnai la blanche Colmal, et ils demeurèrent dans le palais de Teutha.

LA GUERRE DE CAROS.


POÈME.


______


Argument.
Caros est probablement l’usurpateur connu sous le nom de Carausius qui se fit déclarer empereur en l’an 284. S’étant rendu maître des îles Britanniques, il défit l’empereur Maximien Herculius, dans plusieurs batailles navales ; ce qui fait qu’il est appelé dans ce poème « le roi des Vaisseaux. » Il répara la muraille d’Agricola, bâtie pour empêcher les incursions des Calédoniens. Il paraît que, tandis qu’il y travaillait, il fut attaqué par un parti commandé par Oscar, fils d’Ossian. Ce combat fait le sujet du poème qu’on va lire et qui est adressé à Malvina, fille de Toscar.

Apporte, fille de Toscar, apporte-moi la harpe ! La lumière de l’inspiration se lève dans l’âme d’Ossian ! Mon âme est comme la plaine, lorsque l’obscurité couvre les collines d’alentour et que l’ombre s’étend lentement sur les champs du soleil ! Je vois mon fils, ô Malvina, près du rocher moussu de Crona. Mais non ! c’est le brouillard du désert, teint des feux du couchant ! Qu’il est beau le nuage qui prend la forme de Toscar ! Éloignez-vous de lui, ô vents, lorsque vous rugissez sur les flancs de l’Ardven !

Qui s’avance vers mon fils, avec le murmure des chants ? Son bâton est dans sa main, ses cheveux gris flottent sur la brise. Une joie fière éclaire son visage. Il tourne souvent les yeux vers Caros. C’est l’harmonieux Ryno, celui qui est allé pour observer l’ennemi.

« Que fait Caros, le roi des vaisseaux ? » lui dit le fils du malheureux Ossian. « Déploie-t-il les ailes[47] de son orgueil, barde des temps passés ? — « Il les déploie, Oscar, répondit le barde, mais c’est derrière ces pierres amoncelées[48], Avec terreur il regarde par-dessus sa muraille. Il te voit terrible comme le fantôme de la nuit, qui roule les vagues contre ses vaisseaux !

« Va, toi le premier de mes bardes, reprit Oscar, prends la lance de Fingal ; attache sur la pointe une torche enflammée, agite-la à tous les vents du ciel ; et provoque-le par tes chants, à quitter le roulis de ses vagues et à s’avancer vers moi. Dis à Caros que je brûle de combattre ; que mon arc est fatigué des chasses de Cona. Dis-lui que les puissants ne sont point ici et que mon bras est jeune. »

Il partit en murmurant des chants. Oscar élève la voix ; elle arrive à ses guerriers sur l’Ardven, comme le bruit d’une caverne, quand la mer de Togorma roule devant elle et que ses arbres luttent avec les vents mugissants. Ils se rassemblent autour de mon fils, comme les torrents de la montagne, lorsqu’après la pluie, ils roulent dans l’orgueil de leur course. Ryno aborde le puissant Caros ; il frappe sa lance embrasée. « Viens combattre Oscar, ô toi qui t’assieds sur le roulis des vagues ! Fingal est loin d’ici : dans Morven il prête l’oreille aux chants des bardes ; le vent de sa demeure est dans sa chevelure. À ses côtés sont sa lance redoutable et son bouclier pareil à la lune obscurcie ! Viens combattre Oscar : le héros est seul !

Caros ne traversa point le torrent de Carun. Le barde retourne en chantant. L’obscurité de la nuit s’épaissit sur Crona. Le festin des coupes est préparé. Cent chênes flamboient dans les airs : une lumière tremblante s’étend sur la bruyère. Les fantômes de l’Ardven traversent cette lueur et montrent dans l’éloignement leurs formes indéfinies. Comala se voit à moitié sur son météore ; Hidallan est triste et sombre, comme la lune obscurcie derrière le brouillard de la nuit.

« Pourquoi es-tu triste ? lui dit Ryno, car lui seul apercevait le chef. Pourquoi es-tu triste, Hidallan ? N’as-tu pas reçu ta part de renommée ? Les chants d’Ossian se sont fait entendre ; et ton ombre a rayonné sur les vents, lorsque tu t’es penché de ton nuage pour écouter la voix du barde de Morven ! » — « Et tes yeux, dit Oscar, aperçoivent donc ce chef, pareil à l’obscur météore de la nuit ? Raconte-nous, Ryno, comment tomba Hidallan, si célèbre dans les jours de mes pères ! Son nom est encore sur les rochers de Crona et j’ai vu souvent les torrents de ses montagnes ! »

Fingal, reprit le barde, bannit Hidallan du champ de ses guerres. L’âme du roi était triste pour Comalsy et ses yeux ne pouvaient supporter la vue de ce chef. Triste et solitaire, le long de la bruyère il s’en alla lentement et à pas silencieux. Ses armes pendaient en désordre à ses côtés. Ses cheveux détachés flottaient sur son front. Dans ses yeux baissés est une larme, dans son sein un soupir à moitié étouffé ! Trois jours il erra seul et sans être vu, avant d’arriver à la demeure de Lamor ; la demeure couverte de mousse de ses aïeux, près du torrent de Balva. Seul, Lamor était assis sous un arbre, car il avait envoyé son peuple avec Hidallan, à la guerre. Le torrent courait à ses pieds, sa tête grise était appuyée sur son bâton. Sans regards étaient ses yeux vieillis. Il murmurait les chants des temps passés. Le bruit des pieds d’Hidallan arrive à son oreille : il reconnaît les pas de son fils.

« Le fils de Lamor est-il de retour, ou est-ce le bruit de son fantôme ? Es-tu tombé sur les rives du Carun, fils du vieux Lamor ? Ou si c’est le bruit de les pas que j’entends, où sont les puissants dans la guerre, où sont mes guerriers, Hidallan ? Ils avaient l’habitude de revenir au bruit de leurs boucliers. Sont-ils tombés sur les rives du Carun ? »

« Non, répondit le jeune homme en soupirant, le peuple de Lamor est vivant ; il s’est couvert de gloire dans le combat ; mais, ô mon père, il n’est plus de gloire pour Hidallan ! Seul, il faut m’asseoir sur les bords du Balva, lorsque redouble la clameur des batailles. » — « Mais tes pères jamais, répliqua l’orgueil de Lamor, ne venaient seuls s’asseoir sur les bords du Balva, alors que s’élevait la clameur des batailles ! Ne vois-tu pas cette tombe ? Mes yeux ne l’aperçoivent plus ; là repose le noble Garmallon qui jamais n’a fui du champ des combats ! Viens, me dit-il, toi célèbre dans la guerre, viens à la tombe de ton père. Comment puis-je être célèbre, ô Garmallon ? Mon fils a fui du champ des combats ! »

« Roi du torrent de Balva, dit Hidallan avec un soupir, pourquoi affliges-tu mon âme ? Lamor, je n’ai jamais fui ! Fingal, triste pour Comala, m’a refusé l’honneur de combattre dans ses guerres. Retourne, m’a-t-il dit, aux torrents brumeux de tes plaines ; et consume-toi, comme un chêne sans feuilles que les vents ont courbé sur Balva, pour ne se relever jamais ! »

Et me faut-il entendre, répliqua Lamor, le bruit solitaire des pas d’Hidallan ? Tandis que des milliers de braves se signalent dans les combats, s’inclinera-t-il sur mes torrents brumeux ? Ombre du noble Garmallon ! conduis Lamor à sa dernière demeure ; ses yeux sont obscurcis, son âme est triste, son fils a perdu sa gloire ! »

En quels lieux, s’écria le jeune homme, irai-je chercher la gloire pour réjouir l’âme de Lamor ? D’où reviendrai-je triomphant pour que le bruit de mes armes soit agréable à son oreille ? Si je vais à la chasse des chevreuils, mon nom ne sera point entendu. Lamor, joyeux à mon retour de la colline, de ses mains ne caressera point mes chiens. Il ne s’informera point de ses montagnes ou des biches brunes de ses déserts ! »

« Il faut que je tombe, dit Lamor, comme un chêne sans feuilles : il s’élevait sur le rocher ! Il fut renversé par les vents ! Mon ombre, sur mes collines, sera vue pleine de deuil pour mon jeune Hidallan. Brouillards qui montez, ne le cacherez-vous pas de ma vue ? Mon fils, va au palais de Lamor ; les armes de nos aïeux y sont suspendues. Apporte-moi l’épée de Garmallon ; il l’a conquise sur un ennemi ! »

Il part, rapporte l’épée avec sa ceinture incrustée et la donne à son père. Le héros en cheveux blancs de ses mains en toucha la pointe. « Mon fils, conduis-moi à la tombe de Garmallon : elle s’élève près de cet arbre au tremblant feuillage. J’entends siffler la brise entre les herbes longues et flétries qui l’entourent. Une petite source murmure auprès et envoie ses ondes au torrent de Balva. C’est là que je veux me reposer : il est midi et le soleil est sur nos plaines. »

Il le conduisit au tombeau de Garmallon. Lamor perça le flanc de son fils. Ils dorment ensemble : leurs antiques demeures tombent en ruines. Des fantômes s’y montrent à midi : la vallée est silencieuse et les hommes évitent la tombe de Lamor.

« Fils des temps passés ! dit Oscar, triste est ton récit. Mon âme soupire pour Hidallan ; il tomba dans les jours de sa jeunesse. Il vole sur le vent du désert ; il erre sur la terre de l’étranger. Fils de Morven ! approchez-vous des ennemis de Fingal. Passez la nuit dans les chants ; surveillez les forces de Caros. Je vais aller vers les héros des autres temps, vers les ombres silencieuses de l’Ardven, où mes pères assis sur leurs nuages obscurs, contemplent les guerres à venir. Et toi, Hidallan, es-tu là aussi, comme un météore à demi éteint ? Dans ta tristesse, chef de Balva, apparais à mes yeux !

Les héros marchent en chantant. Oscar monte lentement la colline. Devant lui se posent sur la bruyère les météores de la nuit. Un torrent, dans le lointain, mugit sourdement et par intervalles, les vents gémissent dans les chênes séculaires. Le croissant de la lune descend obscur et rouge derrière la colline. Des voix faibles s’entendent sur la bruyère. Oscar tire son épée !

« Venez, s’écrie le héros, ombres de mes pères ! vous qui avez combattu contre les rois du monde ! Dites-moi les faits des temps futurs et vos entretiens dans vos cavernes, lorsque vous conversez ensemble et contemplez vos fils sur la plaine des braves. »

Trenmor descendit de la colline à la voix de son fils puissant. Un nuage, semblable au coursier de l’étranger, soutenait ses membres aériens. Sa robe est du brouillard de Lano, qui porte la mort aux peuples. Son épée est un vert météore à demi éteint. Son visage est ténébreux et sans forme. Trois fois il soupira sur le héros : trois fois les vents de la nuit rugirent alentour ! Nombreuses furent ses paroles à Oscar ; mais elles n’arrivaient que par lambeaux à nos oreilles et elles étaient obscures, comme les récits des anciens jours, avant que la lumière des chants se levât sur le passé. Il s’évanouit par degrés, comme un brouillard se fond sur la colline dorée par le soleil. Ce fut alors, ô fille de Toscar, que mon fils commença, pour la première fois, à être triste ! Il prévit la chute de sa race. Par moments il était rêveur et sombre comme le soleil lorsqu’il porte un nuage sur sa face, et que, sortant des ténèbres, il rayonne sur les vertes collines de Cona.

Oscar passa la nuit au milieu de ses pères : le matin blanchissant le trouva sur les rives du Carun. Une verdoyante vallée environnait une tombe qui fut élevée dans les temps passés. De petites collines levaient leurs têtes de distance en distance et penchaient à la brise leurs arbres séculaires. C’est là qu’étaient assis les guerriers de Caros, car ils avaient passé le torrent pendant la nuit. À la pâle lueur du jour on les eût pris pour des troncs de sapins desséchés. Oscar s’arrêta près de la tombe et trois fois il éleva sa voix terrible. Les tremblantes collines en retentissent alentour ; le cerf tressaille et bondit, et les ombres des morts s’enfuient effrayées, en poussant des cris sur leurs nuages. Tant la voix de mon fils fut terrible lorsqu’il appela ses amis !

Mille lances se hérissent à l’entour ; l’armée de Caros se lève. Pourquoi, fille de Toscar, pourquoi cette larme ? Mon fils est seul, mais il est brave ! Oscar est comme le feu du ciel ; il se tourne et l’ennemi tombe. Sa main, c’est le bras d’un fantôme, lorsqu’il l’étend du sein des nuages ; le reste de sa forme diaphane est invisible, mais les hommes meurent dans la vallée ! Mon fils voit s’approcher l’ennenii ; sombre, dans sa force, il s’arrête en silence. Suis-je seul, dit-il, au milieu de mille ennemis ? J’y vois plus d’une lance ! plus d’un œil aux sombres regards ! Fuirai-je vers l’Ardven ? Mais mes pères ont-ils jamais fui ? La trace de leur bras est dans mille batailles : comme eux Oscar sera renommé ! Venez, fantômes obscurs de mes pères, soyez témoins de mes exploits ! Je puis tomber ; mais je serai renommé comme la race de Morven. » Debout, il se recueille dans sa force, comme un torrent dans une étroite vallée. La bataille s’engage, les ennemis tombent : sanglante est l’épée d’Oscar !

Ses guerriers, sur le Crona, entendirent le bruit du combat. Ils se précipitent comme cent torrents ; l’armée de Caros prend la fuite : Oscar reste sur la plaine comme un rocher qu’abandonne la mer qui se retire.

Maintenant, avec tous ses coursiers et dans toute sa force, Caros s’avance, sombre et profond comme un torrent : les ruisseaux se perdent dans son cours, la terre tremble à son passage. La bataille s’étend d’une aile à l’autre ; dix mille épées à la fois étincellent dans l’air. Mais pourquoi Ossian chanterait-il les batailles ? Jamais plus mon épée ne brillera dans les combats ! Je me rappelle avec douleur les jours de ma jeunesse, lorsque je sens la faiblesse de mon bras. Heureux ceux qui tombèrent dans leurs jeunes années, au milieu de leur renommée ! Ils n’ont point vu les tombes de leurs amis ; ils n’ont point manqué de force pour bander l’arc de leur jeunesse. Heureux es-tu, ô Oscar, sur tes vents impétueux ! Souvent tu visites les chants de ta gloire, où Caros a fui devant ton épée levée.

Les ténèbres descendent sur mon âme, ô belle fille de Toscar ! Je ne vois plus la forme de mon fils près du Carun ; je ne vois plus sur le Crona la figure d’Oscar. Les vents l’ont emporté loin de moi, et triste est le cœur de son père ! Mais conduis-moi, ô Malvina, près du murmure de mes bois, près du mugissement des torrents de mes montagnes. Que la chasse se fasse entendre sur Crona ; laisse-moi rêver aux années qui ne sont plus. Porte-moi la harpe, ô ma fille, que je la puisse toucher lorsque se lèvera la lumière de mon âme. Approche-toi alors pour apprendre les chants ; les siècles à venir entendront parler de moi ! Un jour les fils des faibles élèveront leur voix sur Cona ; et, portant les yeux sur ces rochers, ils diront : « C’est ici que demeurait Ossian. » Ils admireront la race qui n’est plus, les chefs des anciens jours ; tandis que nous, ô Malvina, nous chevaucherons sur nos nuages et sur les ailes des vents impétueux. Nos voix, par intervalles, seront entendues dans le désert ; nous chanterons sur la brise du rocher !

CATHLIN DE CLUTHA.


POÈME.


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Argument.
Invocation à Malvina, fille de Toscar. Le poète raconte l’arrivée de Cathlin à Selma, pour solliciter des secours contre Duth-carmor de Cluba, qui avait tué Cathmol pour enlever sa fille Lanul. Fingal ne voulant point faire un choix parmi ses héros, qui tous demandaient le commandement de cette expédition ; ils se retirent chacun sur sa « Colline des Fantômes » pour recevoir dans leurs songes les avis de leurs aïeux. L’ombre de Trenmor apparaît à Ossian et à Oscar. Ils partent de la baie de Carmona et arrivent le quatrième jour sur la côte de Rathcol, vallée d’Inishuna, où Duth-carmor avait fixé son séjour. Ossian dépêche un barde à Duth-carmor pour lui demander la bataille. La nuit vient. La douleur de Cathlin de Clutha. Ossian cède le commandement à Oscar qui, suivant la coutume des rois de Morven, avant le combat, se retire sur une colline voisine. Au point du jour l’action s’engage, Oscar et Duth-carmor se rencontrent. Le dernier tombe. Oscar porte la cotte d’armes et le bouclier de Durth-carmor à Cathlin qui s’était éloigné du champ de bataille. On découvre que Cathlin est la fille de Cathmol, déguisée, qui avait été enlevée par Duth-carmor, et qui avait trouvé le moyen de s’échapper.

Viens, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit ! Les vents descendent de leurs bruyantes collines et mugissent autour de toi. Rouges, sur mes cent torrents, sont les sentiers lumineux des morts. Sur les vents tourbillonnants ils se réjouissent dans la saison de la nuit[49], N’est-il aucune joie dans les chants, ô blanche main des harpes de Lutha ? Réveille la voix des cordes endormies ! Réveille l’âme du barde ! C’est un torrent qu’ont tari les années ! épanche, ô Malvina, la mélodie de tes chants !

Je t’entends dans les ténèbres, tu gémis dans Selma, toi qui veilles solitaire au milieu de la nuit ! Pourquoi as-tu privé de tes chants l’âme défaillante d’Ossian ? Quand le ruisseau qui tombe de sa colline obscurcie par l’orage, roule ses murmurantes eaux à la clarté du soleil, doux est le bruit de sa chute à l’oreille du chasseur ; il l’écoute et secoue sa chevelure tout humide de rosée. Telle est la voix de Lutha, à l’ami des ombres des héros ! Mon sein gonflé de soupirs bat avec force, et je tourne les yeux vers les jours qui ne sont plus. Viens, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !

Un jour, nous vîmes bondir un vaisseau dans la baie de Carmona. Du haut du mât pendait un bouclier brisé ; il était couvert de sang. Un jeune guerrier s’avance dans ses armes, tenant à la main une lance sans pointe. Ses cheveux longs et détachés pendaient en désordre sur ses yeux pleins de larmes. Fingal lui présente la coupe des rois. L’étranger lui parle en ces termes : « Cathmol de Clutha est étendu sans vie dans son palais, près des rives sinueuses de ses propres torrents. La blanche Lanul, sa fille, a frappé les yeuxde Duth-carmor, et il a percé le flanc de Cathmol. Mes pas erraient alors dans les roseaux du désert. Il s’est enfui pendant la nuit. Aide Cathlin à venger son père ! Je ne t’ai pas cherché, comme un rayon perdu dans un pays de nuages, car tu es connu comme le soleil, ô roi de la puissante Selma ! »

Le roi regarde autour de lui. Nous nous levons en armes en sa présence. Mais qui doit parmi nous lever le bouclier ? Tous réclamaient l’honneur de combattre. La nuit descendit, et chacun en silence se retira sur sa colline des Fantômes, afin que les esprits pussent descendre dans nos songes et nous désigner pour le combat. Nous frappons le bouclier des morts ; le bourdonnement de nos chants s’élève. Nous évoquons trois fois les ombres de nos pères et nous nous couchons dans nos rêves. À mes yeux apparut Trenmor, la forme majestueuse des années évanouies. Ses armées bleuâtres, en files à moitié effacées, étaient rangées derrière lui. On distinguait à peine dans le brouillard leur lutte et leurs attitudes menaçantes. J’écoutai ; mais aucun son ne se fit entendre. Ces formes étaient vides comme l’air.

Je m’éveillai, en tressaillant, de ce rêve de fantômes. Un vent subit siffla dans ma chevelure flottante et le départ des ombres fit gémir sourdement le chêne. Je pris mon bouclier suspendu à une branche. J’entendis le cliquetis de l’acier. C’était Oscar de Légo ; il avait vu ses pères, « Comme l’ouragan fond sur le sein des vagues blanchissantes, ainsi, sans crainte à travers l’Océan, je dirigerai ma course vers la demeure des ennemis. J’ai vu les morts, ô mon père ! Mon cœur bat avec force ! Ma gloire brille devant moi, comme un trait de lumière sur la nue, quand, rouge voyageur des cieux, le soleil agrandi sort du sein des nuages.

« Petit-fils de Branno, répondis-je, Oscar n’ira pas seul à la rencontre de l’ennemi. Je m’élancerai à travers l’Océan vers la demeure boisée des héros. Combattons, mon fils, comme deux aigles qui, d’un même rocher, lèvent leurs larges ailes contre l’impétuosité des vents. »

De Carmona nous mîmes à la voile ; et mes guerriers, voguant sur trois vaisseaux, suivaient mon bouclier sur les vagues tandis que j’observais la nocturne Ton-Thena[50], la rouge voyageuse au milieu des nuages. Les brises favorables soufflèrent, pendant quatre jours. Lunion sortit du sein des brumes. Ses cent forêts se balançaient aux vents, les rayons du soleil doraient par intervalles ses flancs brunis, et les torrents écumants lançaient leurs blanches eaux du haut de ses rochers sonores.

Une verte vallée, avec ses bleus ruisseaux, serpente silencieusement dans le sein des collines. C’est là qu’au milieu de l’ondoiement des chênes, s’élevait jadis la demeure des rois. Mais le silence depuis bien des années, est descendu sur la verdoyante Rath-col ; car la race des héros a disparu de cette riante vallée. Duth-carmor, le sombre chevaucheur des vagues, était ici avec son peuple. Ton-thena ayant caché sa tête dans les cieux, il avait plié ses voiles blanches. Il dirigeait sa course, sur les collines de Rath-col, vers la retraite des chevreuils. Nous arrivons. J’envoie un barde, avec ses chants, pour appeler l’ennemi au combat. Duth-carmor l’écouta avec joie. L’âme de ce roi était semblable à un rayon de flamme ; à un rayon de flamme mêlée de fumée, s’élançant à travers le sein de la nuit. Le bras de Duth-carmor était puissant, mais ses actions étaient cruelles.

La nuit vint avec tous ses nuages, et nous nous assîmes près d’un chêne embrasé. À quelque distance était debout Cathlin de Clutha. J’observais les passions inquiètes de l’âme de l’étranger : elles passaient sur son visage comme l’ombre des nuages sur une plaine de verdure. Sa joue était belle sous sa chevelure dont les boucles flottaient sur la brise de Rath-col. Je ne troublai point, par mes paroles, le silence de son âme. J’ordonnai à ma harpe de chanter.

« Oscar de Lego, m’écriai-je, retire-toi cette nuit sur ta colline secrète, Frappe ton bouclier comme les rois de Morven[51]. Avec le jour, tu conduiras mon armée au combat. De mon rocher, Oscar, je verrai ta forme terrible dominant la bataille, comme l’apparition des fantômes au milieu des orages qu’ils soulèvent.

Pourquoi mes yeux se tourneraient-ils vers ces temps obscurs d’un passé où n’avait point encore éclaté le chant des bardes, semblable au réveil subit des vents ? Les années d’un passé moins reculé sont marquées d’illustres actions. Comme le nautonnier regarde pendant la nuit l’étoile de Ton-thena, ainsi levons les yeux sur Trenmor, le père des rois ! »

Carmal avait versé ses nombreuses tribus sur la plaine retentissante de Caracha. Ils ressemblaient à une chaîne de vagues sombres, et leurs bardes en cheveux blancs, tels qu’une mouvante écume, s’avançaient devant eux : le feu de leurs regards allumait autour d’eux l’ardeur des combats. Ces habitants des rochers n’étaient pas seuls ; avec eux se trouvait un enfant de Loda, une voix de leur terre brumeuse, pour évoquer d’en haut les fantômes des morts. Il demeurait sur une montagne de Lochlin, au milieu d’une forêt dépouillée de ses feuilles. Près de là, rugissait un torrent, et cinq pierres dressaient leurs têtes. Souvent il élevait sa voix sur les vents, quand leurs ailes nocturnes étaient enflammées par les météores et que la lune au noir vêtement descendait derrière la colline. Il était entendu des fantômes ! Ils venaient à sa voix avec le bruit des ailes de l’aigle, et sur les champs de bataille, ils changeaient le sort des combats, en présence des rois des hommes.

Mais ils ne détournèrent point Trenmor du combat. Il devance les rangs tumultueux de ses guerriers ; et non loin de lui, Trathal brille comme un astre qui se lève. Les ténèbres régnaient : l’enfant de Loda répandit ses signes sur la nuit. Mais les guerriers qui sont devant toi ne sont pas faibles, ô fils des autres terres !

Les deux rois alors, sur la colline de la nuit, se disputèrent le commandement de l’armée ; mais cette lutte était douce comme deux brises d’été agitant sur un lac leurs ailes légères. Trenmor céda le commandement à son fils, car la renommée du roi s’était déjà fait entendre. Trathal s’avance sous les yeux de son père, et l’ennemi disparaît sur les plaines de Caracha. Les années qui ne sont plus, ô mon fils, sont marquées d’illustres actions. » ...........................[52]
La lumière à l’Orient se levait dans les nuages. L’ennemi s’avance en armes. La bataille s’engage sur Rath-col ; tels rugissent les torrents. Contemplez la lutte des rois ! Près d’un chêne se rencontrent Oscar et Duth-carmor. Sous les éclairs de l’acier disparaissent leurs formes obscurcies ; ainsi pendant la nuit deux météores se heurtent dans un vallon : une rouge lumière se répand à l’entour et les hommes prévoient la tempête ! — Duth-carmor est couché dans son sang ! Le fils d’Ossian triomphe ! Il était redoutable dans les combats, ô Malvina, ô blanche main des harpes !

Les pieds de Cathlin ne foulaient point le champ de bataille. L’étranger se tenait près du torrent solitaire de Rath-col, à l’endroit où ses ondes bordent de leur écume les pierres couvertes de mousse. Au-dessus un bouleau touffu s’incline et répand ses feuilles sur la brise. De temps à autre Cathlin, de sa lance renversée, touchait la surface du torrent. Oscar arrive, portant la cotte d’armes de Duth-carmor et son casque surmonté d’une aile d’aigle ; il les dépose devant l’étranger et lui adresse ces paroles : « Les ennemis de ton père sont tombés ; ils reposent dans la vallée des ombres. La renommée, comme un vent qui s’élève, retourne avec nous à Morven. Pourquoi es-tu triste, chef de Clutha ? Quelle est la cause de ta douleur ?

Fils d’Ossian des harpes, mon âme est profondément affligée. Je vois les armes de Cathmol, les armes qu’il portait à la guerre. Prends la cotte d’armes de Cathlin et suspends-la dans la salle de Selma, pour qu’en ton pays lointain, tu puisses te souvenir d’un infortuné ! La cotte d’armes tombe et laisse voir deux seins blancs. C’était la race des rois, la fille aux douces mains de Cathmol, endormi près des torrents de Clutha. Duth-carmor la vit belle dans le palais de son père ; pendant la nuit il vint à Clutha. Cathmol le combattit, mais ce béros succomba. L’ennemi resta trois jours avec la jeune fille, et le quatrième elle s’enfuit déguisée en guerrier. Elle se souvint qu’elle descendait de la race des rois, et sentit son âme éclater de vengeance.

Pourquoi, fille de Toscar de Lutha, te raconterai-je comment mourut Cathlin ? Sa tombe est au milieu des roseaux du Lumon, dans une terre lointaine. Sul-malla y portait ses pas, aux jours de sa tristesse : elle touchait la harpe plaintive et chantait la fille de l’étranger.

Viens, ô Malvina, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !

SUL-MALLA DE LUMON.


POÈME.


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Argument.
Ce poème qui, à proprement parler, est la continuation du précédent, s’ouvre par une apostrophe à Sul-malla, fille du roi d’Inishuna, qu’Ossian rencontra à la chasse, en revenant de la bataille de Rath-col. Sul-malla invite Ossian et Oscar à une tête au palais de son père qui pour lors était absent et engagé dans une guerre. Dès qu’elle apprend leurs noms et leur origine, elle leur raconte une expédition de Fingal à Inis-huna. Elle vient par hazard à parler de Cathmor, chef d’Atha, qui avait suivi le roi d’Inis-huna et lui prêtait ses secours contre l’ennemi. Ceci donne occasion à Ossian de dire l’histoire de Culgorm et Suran-drolo, deux rois scandinaviens, dans les guerres desquels, lui-même et Cathmor se trouvèrent engagés chacun dans un parti opposé. Cet épisode est imparfait, une partie de l’original étant perdue. Ossian, averti en songe par l’ombre de Trenmor, part d’Inishuna.

Qui marche si majestueusement sur Lumon, près du rugissement des eaux écumantes ? Ses cheveux tombent sur son sein ; derrière elle on voit son bras blanc tandis qu’elle bande lentement son arc.

Pourquoi erres-tu dans les déserts comme une lumière sur une plaine de nuages ? Les jeunes chevreuils tremblent sur leurs rochers secrets. Retire-toi, fille des rois ! Le nuage de la nuit s’approche ! C’était Sul-malla aux yeux bleus, la jeune branche de la verte Inis-huna. De son rocher elle nous envoya un barde pour nous inviter à sa fête. Au milieu des chants nous nous assîmes dans la salle de Cluba. Les blanches mains de Sul-malla erraient sur les cordes tremblantes. Dans les sons de sa harpe on entendait à moitié le nom du roi d’Atha ; celui qui absent alors, était allé combattre pour le vert pays de Sul-malla. Mais il n’était point absent de son âme ; la nuit il visitait ses pensées ; et Ton-thena, le contemplait du liant des cieux et la voyait agitant ses beaux bras.

Le bruit des coupes cessa. Au milieu de sa longue chevelure, Sul-malla se lève ; les yeux baissés elle nous parle et s’informe de notre course à travers les mers : « Car vous êtes sans doute de la race des rois, ô majestueux chevaucheurs des vagues ? » — « Fille aux yeux bleus des rois, lui répondis-je, il n’est pas inconnu sur ces rivages, le père de notre race ! Cluba a entendu parler de Fingal ! Ossian et Oscar sont connus ailleurs que sur les rives de Cona. À notre voix les ennemis ont tremblé dans les pays lointains. »

Sul-malla a vu, reprit la jeune fille, le bouclier du roi de Morven. Il est suspendu dans le palais de mon père en mémoire du temps où Fingal vint à Cluba dans les jours du passé. Le sanglier de Cul-darnu rugissait au milieu des bois et des rochers. Inis-huna envoya contre lui ses jeunes guerriers ; mais ils succombèrent et les vierges pleurèrent sur leurs tombes. Fingal s’avança sans crainte vers Culdarnu. Sur son épée se brisa la force hérissée des forêts. On dit qu’il était beau dans sa chevelure, le premier des hommes ! À nos fêtes il ne vantait point ses exploits : le souvenir de ses actions s’effaçait de son âme de feu, comme les vapeurs flottantes, de la face du soleil voyageur. Les yeux bleus des vierges de Cluba ne suivaient point avec indifférence ses pas majestueux ; et l’image du roi de Selma se levait pendant la nuit au milieu de leurs pensées. Mais les vents ramenèrent l’étranger à la vallée de ses chevreuils. Comme un météore qui disparaît dans un nuage, il n’est pas perdu pour le monde. Il sort de temps à autre dans tout l’éclat de sa gloire et marche vers la demeure éloignée des ennemis. Sa renommée est venue, pareille au bruit des vents, à la vallée boisée de Cluba.

La tristesse habite dans Cluba des harpes : la race des rois est absente : dans les combats est mon père Conmor et Lorman, mon frère, roi des torrents. Mais ils ne sont pas seuls : près d’eux est un rayon venu des autres terres, l’ami des étrangers dans Atha, le dévastateur des champs de bataille. Du haut de leurs brumeuses collines, les yeux bleus d’Érin[53] regardent au loin, car il est loin, bien loin, le jeune habitant de leurs âmes ! Blanches mains d’Érin, redoutable est Cathmor dans les ailes de la bataille ! Dix mille guerriers marchent devant lui, sur une plaine éloignée !

« Ossian, répondis-je, a vu Cathmor s’élancer de ses torrents, lorsqu’il versa sa force sur I-thorno, l’île des vagues nombreuses ! Dans I-thorno combattirent deux rois, Culgorm et Suran-dronlo : sauvages chasseurs du sanglier, chacun d’eux était venu de sa colline retentissante. »

« Ils rencontrèrent un sanglier près d’un torrent écumant ; chacun d’eux le perça de sa lance. Ils se disputèrent la gloire de cette action, et une guerre terrible s’éleva. D’île en île ils envoyèrent une lance rompue et teinte de sang, pour appeler aux armes les amis de leurs pères. Cathmor vint d’Érin vers Culgorm, le roi aux yeux enflammés : je secourus Suran-dronlo dans sa terre des sangliers. »

« Nous descendîmes sur les deux rives d’un torrent qui rugissait à travers une lande dévastée. Des rochers escarpés et brisés étaient à l’entour, avec tous leurs arbres inclinés. Près de là étaient deux cercles de Loda, et la pierre du pouvoir, où les esprits descendent, la nuit, sur de sombres torrents de feu. Là, mêlée au murmure des eaux, s’élevait la voix des vieillards ; ils appelaient les fantômes de la nuit pour les assister dans leur guerre. »

« Sans crainte, je me tenais avec mon peuple dans l’endroit où tombe des rochers le torrent écumant. La lune sortit rouge de la montagne. Mon chant s’élevait de temps en temps. Sombre, sur l’autre rive, le jeune Cathmor entendit ma voix, car il était couché sous un chêne, dans ses armes brillantes. Le jour vient : nous volons au combat : d’aile en aile, roule et s’engage la lutte. Les guerriers tombaient comme la tête des chardons sous les vents de l’automne. »

« Dans son armure s’avança une forme majestueuse. Je combattis contre ce chef. Nos boucliers sont percés tour à tour ; l’acier de nos cottes d’armes résonne ; son casque tombe sur la terre. L’ennemi brilla dans sa beauté ! Ses yeux, deux flammes charmantes, roulaient entre ses cheveux flottants. Je reconnus Cathmor d’Atha et je jetai ma lance sur la terre. Sombres, nous nous séparons, et nous allons en silence, chercher d’autres ennemis.

Ce n’est point ainsi que se séparèrent les rois acharnés. Ils se rencontrèrent dans la bruyante mêlée, comme deux fantômes dans l’aile sombre des vents. Dans le sein l’un de l’autre ils plongent leurs lances ; ils ne sont point cependant étendus sur la terre ! Un rocher les reçoit dans leur chute ; à demi renversés, ils expirent. Chacun tenait la chevelure de son ennemi : chacun semblait encore rouler des yeux farouches. Le torrent du rocher jaillissait sur leurs boucliers et se mêlait avec leur sang,

« Le combat cessa dans I-thorno. La paix rapprocha les deux étrangers ; Cathmor, venu des torrents d’Atha, et Ossian, le roi des harpes. Nous plaçâmes les morts dans la terre. Nos pas étaient près de la baie de Runar. Avec un navire bondissant, s’avançait au loin une longue lame blanchissante. Noir était le chevaucheur des mers ; mais il portait un rayon de lumière, semblable à celui du soleil dans la flottante fumée du Stromlo. C’était la fille de Suran-dronlo, sauvage, avec des regards étincelants. Ses yeux étaient deux flammes errantes au milieu de ses cheveux en désordre. Son bras blanc portait une lance en avant ; l’on voyait se gonfler son sein, blanc comme les vagues écumantes qui se lèvent l’une après l’autre au milieu des rochers. Elles sont belles, mais terribles, et les matelots appellent les vents !

— « Venez, disait-elle, habitants de Loda ! Venez, Carchar, pâle au milieu des nues ! Slulthmor, qui marches dans des palais aériens ! Corchtur, terrible sur les vents ! Recevez les ennemis de Suran-dronlo, victimes de la lance de sa fille. Aux bords de ses torrents mugissants, ce n’était point une vaine ombre, une forme aux doux regards ! Quand il prenait sa lance, les oiseaux de proie agitaient leurs ailes bruyantes, car le sang était répandu sur les pas de Suran-dronlo. Il n’a pas allumé en moi la lumière de la vie, pour qu’elle brillât oisive sur ses torrents. J’ai brillé comme les météores et j’ai consumé les ennemis de Soran-dronlo ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Sul-malla n’écouta point sans intérêt l’éloge du belliqueux Cathmor. Il était dans son âme, comme un feu caché dans la bruyère, qui s’éveille à la voix des vents et qui répand ses flammes au loin. La fille des rois se retira au milieu des chants, comme la voix d’une brise d’été, lorsqu’elle soulève la tête des fleurs et qu’elle ride les lacs et les ruisseaux. Son bruissement léger s’étend sur la vallée ; il est agréable et doux quoiqu’il attriste l’âme.

Pendant la nuit, un songe vint à Ossian : l’ombre confuse de Trenmor se tenait devant moi. Il semblait frapper son obscur bouclier sur le rocher de Selma. Je me levai dans le bruit de mon acier ; j’avais compris que la guerre était proche. Quand Lumon montra ses torrents à la clarté du matin, aux vents nous déployâmes nos voiles.

« Viens, ô Malvina, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !


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LA GUERRE D’INIS-THONA.


POÈME.


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Argument.
Réflexions sur la jeunesse du poète. Apostrophe à Selma. Oscar obtient d’aller à Inis-thona, île de la Scandinavie. La triste histoire d’Argon et de Ruro, les deux fils du roi d’Inis-thona. Oscar venge leur mort et retourne triomphant à Selma. Soliloque du poète.

Notre jeunesse ressemble au rêve du chasseur sur la colline de bruyère. Il s’endort aux doux rayons du soleil ; il se réveille au milieu d’un orage ; les rouges éclairs volent autour de lui ; les arbres secouent leurs têtes aux vents ! Il tourne avec joie les yeux vers la lumière du soleil et vers les rêves agréables de son repos ! Quand reviendra la jeunesse d’Ossian ? Quand son oreille se rejouira-t-elle dans le bruit des armes ? Quand marcherai-je, comme Oscar, dans la lumière de mon acier ? Venez, avec vos torrents, ô collines de Cona, venez écouter la voix d’Ossian ! L’inspiration, comme le soleil, se lève dans mon âme ! Je sens les joies des temps qui ne sont plus.

Je vois tes tours, ô Selma ! je vois les chênes de ta muraille ombragée ! tes torrents retentissent à mon oreille ; tes héros se rassemblent. Au milieu d’eux est assis Fingal : il s’appuie sur le bouclier de Trenmor ; sa lance est posée contre le mur ; il écoute les chants de ses bardes. Ils disent les hauts faits de son bras ; les actions du roi dans sa jeunesse.

Oscar était revenu de la chasse. Il entendit l’éloge du héros. Il prend à la muraille le bouclier de Branno[54] et ses yeux se remplissent de larmes. Rouge était la joue du jeune guerrier, tremblante était sa voix. Il agite dans sa main la tête brillante de ma lance, et parle au roi de Morven : « Fingal ! roi des héros ! Ossian, le premier après lui dans la guerre, vous avez combattu dans votre jeunesse : vos noms sont célébrés dans les chants. Oscar ressemble au brouillard de Cona : je parais et m’évanouis. Le barde ne connaîtra pas mon nom ; le chasseur ne cherchera point ma tombe sur la bruyère ! Laissez-moi combattre, ô héros ! dans les guerres d’Inis-thona. Éloigné est le lieu du combat, vous n’entendrez point parler de la mort d’Oscar ! mais quelque barde m’y trouvera, quelque barde dans ses chants conservera mon nom. La fille de l’étranger verra ma tombe et pleurera sur le jeune guerrier qui est venu de si loin ; le barde dira dans les fétes : « Écoutez le chant d’Oscar, venu d’une terre lointaine ! »

« Oscar, fils de ma renommée, ta combattras ! répondit le roi de Morven ; qu’on prépare mon vaisseau au noir poitrail pour porter mon héros à Inis-thona. Fils de mon fils, souviens-toi de notre gloire ; tu es de la race des renommés ! Ne permets pas que les fils des étrangers disent : « Faibles sont les enfants de Morven ! » Sois, dans les combats, une tempête rugissante ; calme, dans la paix, comme le soleil couchant ! Dis au roi d’Inis-thona que Fingal se rappelle sa jeunesse, quand nous luttions ensemble aux jours d’Agandecca.

On leva les voiles bruyantes, les vents sifflèrent dans les courroies[55] des mâts. Les vagues fouettent les rochers couverts d’algues : la force de l’Ocean mugit. Mon fils, du sein des flots, aperçut la terre des forêts. Il entra dans la baie retentissante de Runa et envoya son épée à Annir des lances. Dès qu’il volt l’épée de Fingal, le héros en cheveux blancs se lève, ses yeux se remplissent de larmes ; il se rappelle les combats de sa jeunesse. Fingal et lui levèrent deux fois la lance devant la belle Agandecca. Les héros se tenaient à distance, comme si deux esprits luttaient dans les vents.

« Mais maintenant, dit Annir, je suis vieux ; mon épée repose oisive dans mon palais. Ô toi qui es de la race de Morven, Annir aussi a vu la bataille des lances ; mais maintenant il est pale et flétri comme le chêne de Lano. Je n’ai pas de fils pour aller avec joie à ta rencontre et te conduire au palais de ses pères. Argon est pâle dans la tombe et Ruro n’est plus. Ma fille est dans le palais des étrangers ; il lui tarde de regarder ma tombe. Son époux agite dix mille lances ; nuage de mort, il s’avance de Lano. Fils de Morven, viens partager le festin d’Annie ! »

Ils passèrent ensemble troisjours dans les festins ; le quatrième Annir apprit le nom d’Oscar. Ils se réjouirent dans la coupe[56]. Ils poursuivirent les sangliers de Runa. Près de la sources des roches moussues, les héros fatigués se reposèrent. Des larmes s’échappent en secret desyeux d’Annir : il étouffe un soupir : « Ici, dit-il, reposent les fils de ma jeunesse. Cette pierre est la tombe de Ruro ; cet arbre gémit sur le tombeau d’Argon. Ô mes enfants, entendez-vous ma voix dans votre étroite demeure ? Est-ce vous qui parlez dans ces feuilles frémissantes quand se lèvent les vents du désert ? »

Roi d’Inis-thona, dit Oscar, comment sont tombés les fils de ta jeunesse ? Le sanglier sauvage passe sur leurs tombes, mais il ne trouble point leur repos. Ils poursuivent des cerfs de nuage et bandent leur arc aérien. Ils aiment encore les jeux de leur jeunesse et montent avec joie sur les vents. »

« Cormalo, reprit le roi, est le chef de dix mille lances. Il demeure près des ondes du Lano[57], qui exhale les vapeurs de la mort. Il vint au palais de Runa, et rechercha l’honneur de la lance[58]. Ce jeune homme était beau comme le premier rayon du soleil ; peu de guerriers pouvaient, dans le combat, se mesurer avec lui. Mes héros lui cédèrent et ma fille s’éprit d’amour pour lui. Argon et Huro revinrent de la chasse : ils versèrent des larmes d’orgueil. Ils roulaient des yeux silencieux sur les héros de Runa, qui avaient cédé à un étranger. Dans les festins ils passèrent trois jours avec Cormalo : le quatrième, Argon combattit. Mais qui pouvait combattre contre Argon ? Cormalo fut vaincu. Son cœur s’emplit des douleurs de l’orgueil ; il résolut en secret de voir la mort de mes fils. Ils allèrent sur les collines de Runa ; ils poursuivirent les biches fauves. La flèche de Cormalo vole secrètement : mes fils tombent dans leur sang. Il revint vers la vierge de son amour, vers la fille aux longs cheveux d’Inisthona. Ils s’enfuirent sur le désert et Annir resta seul. La nuit vint, le jour parut ; mais d’Argon ni de Ruro la voix ne revint pas ! Enfin parut leur chien bien aimé, le léger et bondissant Runar. Il entre dans le palais, il hurle et semble tourner ses yeux vers l’endroit où ils sont tombés. Nous le suivîmes : nous les trouvâmes ici : nous les enterrâmes près de cette source bordée de mousse. C’est toujours là qu’Annir vient se reposer quand la chasse des cerfs est finie. Je me penche comme le tronc d’un vieux chêne ; et mes larmes coulent toujours ! »

« Ronnan ! Ogar, roi des lances ! s’écrie Oscar en se levant, appelez près de moi mes héros, les enfants des torrents de Morven. Aujourd’hui nous allons au lac de Lano qui exhale les vapeurs de la mort. Cormalo ne se réjouira pas longtemps : la mort est souvent à la pointe de nos épées ! »

Ils traversèrent le désert, semblables aux nuages orageux que les vents roulent snr la bruyère ; leurs flancs sont teints du feu des éclairs et les forêts d’alentour pressentent la tempête. D’Oscar le cor de bataille retentit, Lano tremble dans toutes ses vagues ; les enfants du lac se rassemblent autour du bouclier résonnant de Cormalo. Oscar combattit, comme il a toujours combattu. Cormalo tomba sous son épée et les enfants du funeste Lano s’enfuirent vers leurs secrètes vallées ! Oscar ramena la fille d’Inis-thona au palais d’Annir. La face du vieillard rayonna de joie : il bénit le roi des épées. Qu’elle fut grande la joie d’Ossian quand il aperçut de loin la voile de son fils ! Elle ressemblait à un nuage de lumière qui se lève à l’orient, quand le voyageur est triste dans une terre inconnue, et qu’une nuit lugubre, avec tous ses fantômes, s’assied sur les ténènèbres ! Nous le conduisîmes en chantant au palais de Selma. Fingal ordonne le festin des coupes, mille bardes célèbrent le nom d’Oscar : Morven répète les sons de leurs voix. La fille de Toscar était avec nous : sa voix était semblable à la harpe dont les sons éloignés arrivent dans le crépuscule, sur la brise douce et murmurante de la vallée !

Oh ! placez-moi, vous qui voyez lalumière, près du rocher de mes collines, près d’un chêne au mobile feuillage ! Que les coudriers touffus se penchent sur le verdoyant asile de mon repos ; et que j’entende le bruit du torrent éloigné ! Fille de Toscar, prends la harpe et fais entendre les doux chants de Selma ; afin que le sommeil surprenne mon âme au milieu de la joie, et que les rêves de ma jeunesse reviennent avec les jours du puissant Fingal. Selma ! je vois tes tours, tes arbres, ta muraille ombragée ! Je vois les héros de Morven, j’entends le chant des bardes ! Oscar lève l’épée de Cormalo ; mille jeunes guerriers en admirent la ceinture incrustée. Ils regardent mon fils avec étonnement : ils admirent la force de son bras. Ils remarquent la joie des yeux de son père ; ils soupirent après une égale renommée. Et vous l’aurez cette renommée, ô fils des torrents de Morven ! Mon âme est souvent illuminée par les chants, je me rappelle alors les amis de ma jeunesse ! Mais le sommeil descend dans les sons de la harpe ! les rêves agréables commencent à se lever ! Fils de la chasse, tenez-vous loin de moi, ne troublez point mon repos ! Le barde des anciens temps converse avec ses pères, les chefs des jours passés ! Fils de la chasse, tenez-vous loin de moi, ne troublez point les rêves d’Ossian !


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LES CHANTS DE SELMA.


POÈME.


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Argument.
Apostrophe à l’étoile du soir. Apostrophe à Fingal et à son siècle. Minona chante devant le roi le chant de l’infortunée Colma ; et les bardes donnent, l’un après l’autre, des preuves de leurs talents poétiques, suivant une coutume annuelle établie par les anciens monarques de la Calédonie.

Étoile de la nuit qui descend, belle est ta lumière dans l’Occident ! tu lèves ta tête à la chevelure vierge sur ta nuée, et tes pas sont majestueux sur ta colline ! Que regardes tu dans la plaine ? les vents orageux se sont apaisés, et de loin arrive le murmure du torrent. Les vagues rugissantes escaladent les rochers éloignés. Les insectes du soir voltigent sur leurs faibles ailes et remplissent de leurs bourdonnements le silence de la plaine. Que regardes-tu, belle lumière ? Mais tu souris et tu t’en vas ! Les vagues avec joie viennent autour de toi ; elles baignent ta belle chevelure. Adieu, rayon silencieux ! Et toi, lève-toi, lumière de l’âme d’Ossian !

Et elle se lève dans tout son éclat ! Je vois mes amis morts. Ils se rassemblent sur Lora, comme aux jours des années passées. Fingal s’avance, comme une humide colonne de brouillard ; ses héros sont autour de lui ; et voilà les bardes harmonieux : Ullin aux cheveux gris ! le majestueux Ryno ! Alpin à la voix mélodieuse ! la douce et plaintive Minona ! Que vous êtes changés, ò mes amis, depuis les jours de fête de Selma, alors qur nous nous disputions le prix du chant, semblables aux brises du printemps, lorsqu’elles volent sur la colline et qu’elles penchent tour à tour les herbes molles et murmurantes !

Minona sortit dans sa beauté, le regard baisse et les yeux pleins de larmes. Sa chevelure flottait doucement sur la brise qui par moments soufflait de la colline. Les âmes des héros furent attristées quand elle éleva sa voix mélodieuse. Souvent ils avaient vu la tombe de Salgar et la sombre demeure de la blanche Colma ; Colma délaissée sur la colline et seule avec sa voix. Salgar avait promis de revenir : mais la nuit descendait autour d’elle. Écoutez la voix de Colma, lorsque seule, elle était assise sur la colline.

COLMA.

Il est nuit, je suis seule, délaissée sur la colline des orages. J’entends le vent sur la montagne. Le torrent roule le long du rocher. Aucune cabane ne m’abrite de la pluie ; abandonnée sur la colline des vents ! — Ô lune, sors de tes nuages ! Levez-vous, étoiles de la nuit ! Qu’une lumière me guide vers l’endroit où seul, mon amour se repose de la chasse, son arc détendu près de lui, ses chiens haletants à ses côtés ! Mais seule ici, il faut donc m’asseoir sur le roc du torrent ! Le torrent et les vents rugissent. Je n’entends pas la voix de mon amour ! Pourquoi, Salgar, pourquoi le chef de la colline diffère t-il sa promesse ? Voici le rocher, voici l’arbre, voici le torrent mugissant où tu m’avais promis de venir avec la nuit. Où mon Salgar est-il allé ? Avec toi je voulais fuir mon père ; avec toi je voulais fuir le frère de mon orgueil. Depuis longtemps nos races sont ennemies ; mais nous ne sommes point ennemis, ô Salgar !

Cesse un instant, ô vent ! Silence un instant, ô torrent ! Que ma voix résonne au loin ! Que mon voyageur m’entende ! Salgar ! C’est Colma qui t’appelle ! voici l’arbre et le rocher ! Salgar, mon amour, je suis ici. Pourquoi tardes-tu tant à venir ?

Ah ! la lune s’avance silencieuse !… L’onde brille dans la vallée ; la tête des rochers blanchit ; mais je ne le vois pas sur la cime. Ses chiens ne viennent point devant lui, annonçant son approche. Seule ici, il me faut donc rester !

Mais qui reposent près de moi sur la bruyère ? Est-ce mon amour et mon frère ? Parlez-moi, ô mes amis ! À Colma ils ne répondent pas ! Parlez-moi : je suis seule ! Mon âme est tourmentée de craintes ! Ah ! ils sont morts ! leurs épées sont rougies du combat. Ô mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon Salgar ? Pourquoi, Salgar, as-tu tué mon frère ? Vous m’étiez chers tous deux ! Que dirai-je à votre louange ? Entre mille tu étais beau sur la colline ! Il était terrible dans le combat ! Parlez-moi, écoutez ma voix ! écoutez-moi, fils de mon amour ! Ils sont muets, muets pour toujours ! Leur sein est froid, froid comme la terre ! Oh ! du haut des rocs de la colline, du haut des cimes orageuses, parlez, fantômes des morts, parlez, je ne serai point effrayée ! Où êtes-vous allés vous reposer ? Dans quelle caverne de la montagne dois-je trouver vos ombres ? Pas une faible voix sur la brise ! pas de réponse à moitié emportée par l’orage !

Je suis assise dans ma tristesse et j’attends le matin dans mes larmes. Élevez la tombe, vous, les amis des morts ; mais ne la fermez pas que Colma ne soit venue. Ma vie s’évanouit comme un rêve. Pourquoi resterais-je en arrière ? Je veux ici reposer avec mes amis près du torrent du rocher. Quand la nuit viendra sur la colline, quand s’élèveront les souffles orageux, mon fantôme, debout au milieu des vents, pleurera la mort de mes amis. Le chasseur m’entendra de sa cabane ; il craindra mais il aimera ma voix ! Car douce sera ma voix pour mes amis ; ces amis qui furent si chers à Colma !

Tel fut ton chant, Minona, ò douce et rougissante fille de Torman ! Nos larmes coulaient pour Colma et nos âmes étaient tristes. Ullin vint avec sa harpe ; il nous donna les chants d’Alpin. La voix d’Alpin était douce, l’âme de Ryno était un rayon de feu. Mais ils reposaient alors dans l’étroite demeure, et leur voix dans Selma n’était plus entendue. Ullin un jour revenant de la chasse, avant que les deux héros fussent tomhés, entendit sur la colline leur lutte harmonieuse : leurs chants étaient doux mais tristes. Ils déploraient la chute de Morar le premier des mortels. Son âme était semblable à l’âme de Fingal, son épée semblahle à l’épée d’Oscar. Mais il tomba, son père gémit et les yeux de sa sœur se remplirent de larmes. Les yeux de Minona se remplirent de larmes, Minona, la sœur de Morar au char superbe. Devant les chants d’Ullin, Minona se retira, comme la lune à l’Occident, quand elle prévoit la pluie et qu’elle cache sa tête charmante dans un nuage. Je touchai la harpe avec Ullin, et nous fîmes entendre le chant de la douleur.

RYNO.

Le vent et la pluie ont cessé, calme est le midi du jour. Les nuages se dispersent dans le ciel. Le soleil inconstant fuit sur la verte colline. Rouge, à travers les pierres de la vallée, coule le torrent de la montagne. Doux est ton murmure, ô torrent, mais plus douce est la voix que j’entends. C’est la voix d’Alpin, le fils de l’harmonie ; il gémit sur les morts ! Sa tête est inclinée par l’âge, ses yeux sont rougis par les larmes. Alpin, fils de l’harmonie, seul sur la colline silencieuse, pourquoi gémis-tu, comme le vent dans les bois, comme la vague sur le rivage solitaire ?

ALPIN.

Mes larmes, ô Ryno, sont pour les morts, ma voix pour ceux qui ne sont plus. Tu es majestueux sur la colline, beau parmi les fils de la vallée. Mais tu tomberas comme Morar et l’affligé s’assiéra sur ta tombe. Les collines ne te connaîtront plus, et dans ta demeure, ton arc restera détendu !

Ô Morar, tu étais léger comme un cerf sur le désert, terrible comme un météore de feu. Ton courroux était semblable à la tempête. Ton épée, dans les combats, était comme l’éclair dans la plaine. Ta voix, c’était un torrent après la pluie ; c’était la foudre sur les monts éloignés. Beaucoup sont tombés sous ton bras ; ils étaient consumés dans les flammes de ta colère. Mais quand tu revenais de la guerre que ton front était paisible ! Ton visage était comme le soleil après la pluie, comme la lune dans le silence de la nuit, calme comme le sein du lac quand le vent s’est apaisé.

Étroite est maintenant ta demeure, et sombre le lieu de ton séjour ! Sous trois pas je mesure ta tombe, ô toi qui fus si grand naguère ! Quatre pierres, avec leurs têtes de mousse, sont ton seul monument. Un arbre où croît à peine une feuille, de longues herbes qui sifflent au vent, indiquent à l’œil du chasseur la tombe du puissant Morar. Morar ! tu es en effet tombé bien bas ! Tu n’as pas de mère pour te pleurer, pas de vierge avec ses larmes d’amour ! Elle est morte celle qui t’a donné le jour, elle est tombée la fille de Morglan.

Qui vient à nous appuyé sur son bâton ? Quel est cet homme dont la tête est blanchie par l’âge, dont les yeux sont rougis par les larmes, et qui chancelle à chaque pas ? C’est ton père ô Morar ! le père d’aucun autre fils. Il entendit parler de ta renommée dans la guerre et de tes ennemis dispersés. Il entendit parler de la gloire de Morar ; que n’a-t-il entendu parler de sa blessure ? Pleure, père de Morar, pleure ! mais ton fils ne t’entend pas. Profond est le sommeil des morts ! bien bas est leur oreiller de poussière ! Il n’entendra plus ta voix, il ne s’éveillera plus à ton appel ! Quand sera-t-il jourdans la tombe pour éveiller celui qui dort ? Adieu, toi le plus brave des liomnies ! Toi le contjuérant dans le champ de bataille ! mais les champs des combats ne te reverront plus, et les sombres forêts ne seront plus éclairés de la splendeur de ton acier ! Tu n’as pas laissé de fils. Les chants conserveront ton nom. Les temps futurs entendront parler de toi ; ils entendront parler de Morar qui n’est plus !

La douleur s’éveilla dans nos âmes, mais le soupir le plus profond partit du sein d’Armin. Il se rappelle la mort de son fils qui tomba aux jours de sa jeunesse. Près du héros était Carmor, le chef de Galmal. Armin, dit-il, pourquoi ce profond soupir ? Est-ce ici qu’il faut pleurer ? Les chants, pour attendrir et charmer l’âme, viennent avec leur mélodie, comme la douce vapeur qui s’élève du sein d’un lac et s’épanche sur la vallée silencieuse ; les vertes fleurs sont remplies de rosée, mais le soleil revient dans sa force, et la vapeur est dissipée. Pourquoi es-tu triste, ô Armin, chef de Gorma qu’environne la mer ? »

ARMIN.

Oui je suis triste ! Légère n’est pas la cause de ma douleur ! Carmor, tu n’as pas perdu de fils, tu n’as pas perdu de fille de beauté ! Le vaillant Colgar vit, et Annira aussi, la plus belle des vierges. Les rameaux de ta maison fleurissent, ô Carmor, mais Armin est le dernier de sa race. Sombre est ta couche, ô Daura, profond ton sommeil dans la tombe ! Quand te réveilleras-tu avec tes chants, avec ta voix mélodieuse ?

Levez-vous, vents de l’automne, levez-vous, soufflez sur la bruyère ! Rugissez, torrents de la montagne ! Tempêtes, mugissez, dans les forêts de mes chênes ! Marche, ô lune, à travers les nues déchirées, et montre par moments ta face pâle ! Rappelle à mon esprit cette nuit où périrent mes enfants, où tomba le puissant Arindal, où s’éteignit la charmante Daura ! Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur Fura, blanche comme la neige tombée, douce comme l’haleine de la brise. Arindal, ton arc était fort, ta lance rapide dans la plaine. Ton regard était comme le brouillard sur la vague ; ton bouclier, comme un rouge nuage dans la tempête. Armar, fameux dans la guerre, vint et rechercha l’amour de Daura. Il ne fut pas longtemps repoussé : riantes étaient les espérances de leurs amis !

Érath, fils d’Odgall, frémissait de rage, car son frère avait été tué par Armar. Il vint déguisé en fils de la mer : belle était sa barque sur les vagues ; blanches, les boucles de sa vieillesse ; calme, son front sérieux. « Ô la plus belle des femmes, dit-il, fille charmante d’Armin, non loin d’ici, au milieu de la mer, un rocher, sur ses flancs, porte un arbre dont les fruits vermeils brillent à une grande distance. C’est là qu’Armar attend sa Daura. Je viens, toi, son amour, pour te conduire vers lui. Elle le suivit, elle appela Armar ; mais le fils du rocher[59] répondit seul à sa voix. Armar, mon amour ! mon amour ! pourquoi me tourmenter ainsi ? Entends, fils d’Arnart, entends-moi ; c’est Daura qui t’appelle ! — Érath, le traître, s’enfuit en riant vers la terre. Elle éleva la voix, elle appela son frère et son père. Arindal, Armin, personne pour secourir votre Daura !

Sa voix traversa la mer. Arindal, mon fils, descendait de la colline, hérissé des dépouilles de la chasse : ses flèches retentissaient à son côté, son arc riait dans sa main et cinq dogues suivaient ses pas. Il aperçut le féroce Érath sur le rivage ; il le saisit et l’attacha à un chêne. Des liens entouraient fortement ses membres ; il chargeait les airs de ses gémissements. Arindal monte les vagues dans son bateau pour ramener Daura sur le rivage. Arinar vient dans sa fureur et laisse partir la flèche aux plumes grises. Elle siffle, elle tombe dans ton cœur, ô Arindal, mon fils ! et tu meurs au lieu du traître Érath. La rame s’arrête subitement : il se débat sur le rocher, il expire. Quelle fut ta douleur, ô Daura, le sang de ton frère coulait à tes pieds ! La barque est brisée en deux. Armar se plonge dans la mer pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain un coup de vent fond de la colline sur les vagues. Armar s’abîme et ne reparaît plus.

Seule sur le rocher battu des flots, j’entendis se lamenter ma fille. Ses cris étaient aigus et fréquents ; mais que pouvait faire son père ? Toute la nuit je restai sur le rivage ; je la voyais à la faible lueur de la lune ; toute la nuit j’entendis ses cris. Le vent était violent et la pluie battait les flancs de la colline. Avant que le matin parut, sa voix s’affaiblit et s’évanouit, comme la brise du soir dans l’herbe des rochers. Épuisée de douleur elle expira et te laissa seul, ô Armin ! Passée est ma force dans la guerre ! Tombé est mon orgueil parmi les femmes !

Quand les tempêtes s’élèvent ; quand le nord soulève les vagues ; je m’assieds sur le rivage retentissant et je regarde le rocher fatal. Souvent, au coucher de la lune, je vois les esprits de mes enfants. À moitié vus ils marchent ensemble et s’entretiennent tristement. Par pitié, aucun de vous ne me parlera-t-il pas ! Ils ne regardent point leur père. Je suis triste, ô Garmor, et la cause de ma douleur n’est point légère !

Telles furent les paroles des bardes dans les jours consacrés aux chants ; alors que le roi écoutait la mélodie des harpes et les récits des autres temps. Les chefs descendaient de leurs collines pour entendre les sons mélodieux. Ils louaient la voix de Cona[60] la première entre mille bardes ! Mais la vieillesse est maintenant sur ma langue, mon âme est épuisée. J’entends par moments les fantômes des bardes et j’apprends leurs chants mélodieux. Mais la mémoire s’éteint dans mon âme. J’entends la voix des années ! Elles me disent à mesure qu’elles passent :

« Pourquoi Ossian chante-t-il ? Il se reposera bientôt dans l’étroite demeure et aucun barde ne célébrera sa gloire ! » Roulez toujours, sombres années, dans votre cours vous ne m’apportez aucune joie ! Que le tombeau s’ouvre pour Ossian, car sa force s’est évanouie. Les fils de l’harmonie sont allés à leur repos. Ma voix reste après eux comme la brise qui mugit solitaire sur un rocher qu’environnent les flots, lorsque les vents se sont apaisés. La mousse noire siffle et le matelot aperçoit de loin le balancement des arbres !


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FINGAL.


ANCIEN POÈME ÉPIQUE.


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LIVRE PREMIER



Argument.
Cuthullin, général des tribus irlandaises sous la minorité de Cormac, roi d’Irlande, assis seul sous un arbre à la porte de Tara, château d’Ulster, tandis que les autres chefs sont en partie de chasse à Cromla, montagne voisine, est informé par un de ses avant-coureurs, Moran, fils de Fithil, du débarquement de Suaran, roi de Lochlin. Il fait assembler les chefs. On tient conseil, et la dispute s’échauffe en délibérant si l’on doit livrer bataille à l’ennemi. Connal, petit roi de Togorma et ami intime de Cuthullin, conseillait la retraite jusqu’à ce que Fingal, roi des Calédoniens qui habitaient la côte du nord-ouest de l’Écosse, et dont on avait déjà sollicité les secours, pût arriver. Mais Calmar, fils de Matha, seigneur de Lara, pays du Connaught, voulait qu’on attaquât l’ennemi sur-le-champ. Cuthullin, déjà disposé à combattre, adopta l’opinion de Calmar. En marchant vers l’ennemi, il s’aperçut de l’absence de trois de ses plus braves héros, Fergus, Duchomar et Cathba. Fergus arrive et raconte à Cuthullin la mort des deux autres chefs ; ce qui donne lieu à la touchante épisode de Morna, fille de Cormac. L’armée de Cuthullin est aperçue de loin par Swaran, qui envoya le fils d’Arno observer les mouvements de l’ennemi, tandis qu’il rangeait lui-même ses forces en bataille. Le fils d’Arno retourne vers Swaran et lui dépeint le char de Cuthullin et la contenance terrible de ce héros. Les armées en viennent aux mains, mais la nuit, survenant, laisse la victoire indécise. Cuthullin, suivant l’hospitalité de l’époque, envoie à Svvaran, par son barde Carril, fils de Kinfena, une invitation à un grand festin. Swaran refuse de s’y rendre. Carril rapporte à Cuthullin l’histoire de Grudar et de Brassolis. Suivant l’avis de Connal, on envoie un parti reconnaître les mouvements de l’ennemi. Ce qui termine l’action de la première journée.

Cuthullin était assis près des murailles de Tura, près de l’arbre au feuillage agité. Sa lance est appuyée contre un rocher ; son bouclier reposait près de lui sur l’herbe. Au milieu de ses pensées sur le puissant Cairbar, héros tué par ce chef dans la guerre, la sentinelle de l’Océan arrive, Moran, fils de Fithil.

« Lève-toi, dit le jeune homme ; Cuthullin, lève-toi ! Je vois les vaisseaux du Nord. Nombreux sont les ennemis, ô chef des hommes ! nombreux les héros de Swaran, portés par la mer. » Moran, répliqua le chef aux yeux bleus, tu trembles toujours, fils de Fithil ; tes craintes ont multiplié l’ennemi.

C’est Fingal, roi des déserts, qui vient en aide à la verte Érin des ruisseaux. — J’ai vu leur chef, répondit Moran, haut comme un rocher étincelant ; sa lance est un sapin ébranché ; son bouclier, la lune qui se lève. Il était assis sur le rivage, comme un nuage de brume sur la colline silencieuse. Nombreuses, chef de héros, nombreuses, lui ai-je dit, sont les mains de notre armée. C’est avec raison que tu es surnommé l’homme puissant ; mais nombreux sont les hommes puissants qu’on voit des murailles de Tura, battues des vents.

Comme une vague se brisant contre un rocher, Swaran répond : « Qui, dans cette terre, est pareil à moi ? les héros ne se tiennent pas debout en ma présence ; ils tombent terrassés de ma main. Qui peut s’opposer à Swaran dans la bataille ? qui, si ce n’est Fingal, roi de l’orageuse Selma ? Une fois nous luttâmes à Malmor ; nos pieds déracinaient les arbres, les roches roulaient de leurs bases, les ruisseaux changeant leurs cours, s’enfuyaient en murmurant.

« Trois jours nous renouvelâmes la lutte ; les héros se tenaient à distance et tremblaient. Le quatrième, Fingal s’écria : Le roi de l’Océan est tombé ! mais Swaran dit : Il est debout ! Que le sombre Cuthullin lui cède, à lui qui est fort comme les orages de son pays. »

Non, répliqua le chef aux yeux bleus ; jamais je ne cède à un mortel ! Le sombre Cuthullin sera grand ou mourra ! Va, fils de Fithil, prends ma lance ; frappe le bouclier résonnant de Sémo ; il est suspendu aux portes bruyantes de Tura ; sa voix n’est pas le son de la paix, mes héros l’entendront et obéiront.

Il partit. Il frappa le bouclier : les collines, les rochers répondent ; les sons s’étendent sur les bois ; le daim tressaille près du lac des chevreuils. Curtach s’élance du rocher retentissant, et avec lui Connal au dard ensanglanté. Le seni de neige de Crugal bat avec force ; le fils de Favi quitte la biche à la peau brune et fauve. C’est le bouclier des combats, s’écrie Ronnar ; la lance de Cuthullin, dit Lugar. Fils de la mer, Calmar, prends tes armes ! lève ton fer retentissant ! — Puno, héros terrible, lève-toi. — Cairbar, quitte ton arbre embrasé de Cromla. — Ploie le genou, ô Eth ! descends des torrents de Lena. — Ca-olt, étends tes flancs, en passant le long des landes sifflantes de Mora ; tes flancs blancs comme l’écume de la mer agitée, quand les vents ténébreux la répandent sur les rochers de Cuthon.

Je vois maintenant les chefs dans l’orgueil de leurs premiers exploits. Leurs âmes s’enflamment au souvenir des batailles d’autrefois et des actions des temps passés. Leurs yeux sont des flammes qui roulent, cherchant les ennemis de leur pays. Leurs mains puissantes sont sur leurs épées ; les éclairs ruissellent de leurs flancs d’acier. Comme des torrents ils vinrent des montagnes. Chacun d’eux se précipite en rugissant de la colline. Brillants sont les chefs des combats sous l’armure de leurs pères ; sombres et ténébreux, leurs guerriers les suivent, comme le cortège des nuages pluvieux derrière les rouges météores du ciel. Le bruit des armes qui se choquent, s’élève ; les dogues gris y mêlent leurs hurlements ; par intervalles éclatent les chants de guerre, et la chancelante Cromla les répète à l’entour. Sur la noire bruyère de Lena ils se tiennent comme le brouillard qui obscurcit les collines en automne, quand, sombre et déchiré, il se pose sur leurs cimes et lève sa tête dans les cieux.

« Salut, dit Cuthullin, fils des étroites vallées ! Salut, chasseurs du chevreuil ! Une autre chasse se prépare, semblable à cette vague qui roule sombrement sur la côte. Combattrons-nous, fils de la guerre, ou cédrons-nous la verte Érin à Lochlin ? Parle, Connal, toi le premier des hommes ! toi qui brises les boucliers, tu as souvent combattu Lochlin ; lèveras-tu la lance de tes pères ? »

« Cuthidlin, répliqua tranquillement le chef, la lance de Connal est acérée ; elle aime à briller dans la bataille, à se teindre du sang de milliers de héros ! Mais quoique ma main incline pour le combat, mon cœur est pour la paix d’Érin[61]. Ô toi le premier dans la guerre de Cormac, vois la noire flotte de Swaran. Ses mâts sont nombreux sur nos côtes comme les roseaux sur le lac de Lego. Ses vaisseaux sont des forêts entourées de brouillards, quand les arbres cèdent l’un après l’autre au vent de la tempête. Nombreux sont les chefs de son armée ; Connal est pour la paix ! Fingal lui-même éviterait son bras, lui, le premier des mortels. Fingal qui disperse les puissants, comme les vents orageux emportent les échos de Cona ; quand la nuit se pose avec tous ses nuages sur la colline. »

« Fuis, homme de paix ! dit Calmar, fuis, dit le fils de Matha ! retourne, donnai, à tes collines silencieuses où la lance ne brille jamais dans la guerre. Poursuis la biche brune du Cromla ; arrête de tes flèches les daims bondissants de Lena ; Mais toi, fils aux yeux bleus de Sémo, Cuthullin, arbitre de la guerre, disperse les fils de Lochlin[62] ! rugis à travers leurs rangs orgueilleux ! Qu’aucun vaisseau du royaume des neiges ne bondisse sur les vagues sombres d’Inistore[63]. Soufflez, vents ténébreux d’Érin ! soufflez ! Rugissez tourbillons de Lara ! qu’au milieu de la tempête, je meure déchiré, dans un nuage, par les fantômes irrités des morts ! qu’au sein de la tempête Calmar meure si jamais la chasse eut pour lui plus d’attraits que la guerre ! »

« Calmar, répliqua lentement Connal, je n’ai jamais fui, jeune fils de Matha. J’ai été prompt avec mes amis dans la mêlée ; mais faible est la gloire de Connal ! La bataille a été gagnée en ma présence ! Le brave à triomphé ! Mais, fils de Sémo, écoute ma voix, et souviens-toi du trône antique de Cormac. Donne des richesses et la moitié de ce territoire pour la paix, jusqu’à ce que Fingal arrive sur nos côtes. Si la guerre est ton choix, je lèverai le glaive et la lance. Ma joie sera d’être au milieu de la foule des guerriers ; mon âme brillera à travers les horreurs de la mêlée ! »

« Pour moi, reprend Cuthullin, agréable est le bruit des armes ! agréable comme le tonnerre dans le ciel, avant la douce ondée du printemps ! Mais rassemble toutes les brillantes tribus, que je puisse voir les enfants de la guerre ! qu’ils passent le long de la bruyère, brillants comme les rayons du soleil avant l’orage, quand le vent d’orient ramasse les nuages, et que les échos de Morven retentissent dans tous ses chênes ! Mais où sont mes amis dans la bataille, ceux qui soutiennent mon bras dans le danger ? Où es-tu, Câthba à la blanche poitrine ? Où est Duchomar, le nuage dans la guerre ? M’as-tu abandonné, ô Fergus, au jour de l’orage ? Fergus, toi le premier à la joie du festin ! fils de Rossa ! bras de la mort, viens-tu de Malmor, léger comme un chevreuil ? Comme un faon, viens-tu de tes collines pleines d’échos ? Salut, fils de Rossa ! âme de la guerre, qu’est-ce qui t’assombrit ?  »

« Quatre pierres[64], répondit le chef, s’élèvent sur la tombe de Câthba. Mes mains ont déposé dans la terre, Duchomar, ce nuage des combats. Câthba, fils de Torman ! tu étais un rayon de soleil dans Érin ; et toi, vaillant Duchomar ! un brouillard du marécageux Lano, quand il s’avance sur les plaines de l’automne portant la mort à des milliers d’hommes ! Morna, la plus belle des filles, paisible est ton sommeil dans la caverne du rocher. Tu es tombée dans les ténèbres, comme une étoile qui file dans le désert, quand le voyageur est seul, et pleure le rayon fugitif. »

« Raconte-nous, dit le fils aux yeux bleus de Sémo, raconte-nous comment sont tombés les chefs d’Érin. Ont-ils péri par les fils de Lochlin, en combattant dans une lutte de héros ? Dis-nous enfin ce qui retient ces puissants guerriers dans l’étroite et sombre demeure ! »

« Câthba, répondit le héros, est tombé sous le fer de Duchomar, près du chêne des torrents. Duchomar vint ensuite à la caverne de Tura ; il parla à la belle Morna : » « Morna, ô la plus belle parmi les femmes, charmante fille de Cormac au bras puissant ! Pourquoi es-tu seule dans le cercle de pierres ? dans la caverne du rocher ? Le ruisseau murmure ; l’arbre vieilli gémit au vent ; le lac est troublé devant toi ; sombres sont les nuages du ciel ! Mais tu es la neige sur la bruyère ; ta chevelure est le brouillard du Cromla, quand il flotte sur la colline ou qu’il brille aux rayons du couchant ! Tes seins sont deux rochers polis vus de Branno des ruisseaux ; tes bras deux colonnes blanches dans le palais du grand Fingal. »

D’où viens-tu, répondit la blonde jeune fille, d’où viens-tu, Duchomar, le plus sombre des hommes ? tes sourcils sont noirs et terribles ; rouges sont tes yeux roulants ! Swaran paraît-il sur la mer ? Quelles nouvelles de l’ennemi ? — Je reviens de la colline, ô Morna, de la colline des biches à la peau brune ; j’en ai tué trois avec mon arc tendu ; trois avec mes chiens de chasse élancés et bondissants. Charmante fille de Cormac, je t’aime comme mon âme et, pour toi, j’ai tué un cerf majestueux. Superbe était sa tête à l’épaisse ramure, et ses pieds, légers comme le vent. « Duchomar, répondit la jeune fille, avec calme, je ne t’aime pas, homme farouche ! dur est ton cœur de rocher, sombre est ton front terrible. Mais Câthba, jeune fils de Torman, tu es l’amour de Morna, tu es un rayon de soleil dans les jours de sombre orage ! As-tu vu le fils de Torman, charmant sur la colline de ses biches ? La fille de Cormac attend ici la venue de Câthba. »

« Longtemps attendra Morna, dit Duchomar, Câthba se fera longtemps attendre ! vois ce glaive nu ! Ici coule le sang de Câthba. Longtemps attendra Morna. Il est tombé près du ruisseau de Branno ! J’élèverai sa tombe sur le Cromla, fille de Cormac, au bouclier d’azur. Tourne tes yeux vers Duchomar ; son bras est fort comme la tempête ! « Le fils de Torman est-il tombé ? s’écria la jeune fille d’une voix désespérée ; est-il tombé sur ses sonores collines, le jeune homme à la poitrine de neige ; le premier à la poursuite des chevreuils ; l’ennemi des étrangers, les fils de l’Océan ? Tu es sombre[65] à mes yeux, Duchomar, ton bras est cruel à Morna ! Donne-moi cette épée, mon ennemi ! j’aime le sang répandu de Câthba ! »

Il céda l’épee à ses larmes, elle la plongea dans sa mâle poitrine ! Il tombe, comme la rive verdoyante d’un torrent de montagne minée par les eaux ; et étendant la main, il parle : « Fille de Cormac au bouclier bleu, tu m’as abattu dans ma jeunesse ! L’épée est froide dans mon sein ; Morna, je la sens froide ! Rends mon corps à Moina la jeune fille : Duchomar était le rêve de ses nuits ; elle élèvera ma tombe ; le chasseur chantera ma gloire : mais retire ce glaive de mon sein, Morna, ce fer est froid ! » Elle vint dans toutes ses larmes, elle tira l’épée de sa poitrine. Il perça son beau flanc ! Sa blonde chevelure est étendue sur la terre ; le sang jaillit en bouillonnant de sa blessure ; son bras blanc en est rougi. Elle se roula dans la mort et les échos de la caverne ont redit ses soupirs !

Paix, dit Culhullin, aux âmes des héros, leurs actions furent grandes dans la guerre ! Qu’ils chevauchent autour de moi sur les nuages ; qu’ils montrent leurs figures guerrières ; alors mon âme sera ferme dans les dangers ; mon bras sera comme la foudre du ciel ! Mais toi, Morna, viens sur un rayon de la lune, viens près de la fenêtre de mon repos ; quand mes pensées seront celles de la paix, et que le hacas des armes ne se fera plus entendre. Assemblez les forces des tribus ! marchons aux guerres d’Érin ! suivez mon char de bataille ! réjouissez-vous du bruit de ma course ! Placez trois lances à mes côtés ; suivez les bonds de mes coursiers ; que mon âme soit forte dans mes amis, quand la bataille s’assombrira autour des éclairs de mon glaive ! »

Comme se précipite un torrent d’écume des hauteurs sombrement ombragées du Cromla, quand le tonnerre plane dans les cieux, que la nuit ténébreuse enveloppe la moitié de la colline, et qu’à travers les brèches de la tempête apparaissent les faces livides des fantômes ; aussi farouche, aussi vaste, aussi terrible se précipita la foule des enfants d’Érin. Le chef, semblable à une baleine de l’Océan que toutes les vagues poursuivent, versait sa valeur devant lui, comme un torrent qui roule ses eaux puissantes sur le rivage. Les fils de Lochlin entendirent ce bruit, comme la rumeur d’une tempête d’hiver. Swaran frappa son bouclier ; il appela le fils d’Arno. « Quel est ce murmure qui roule sur la colline, semblable au bourdonnement des insectes du soir ? Les fils d’Érin descendent, ou les vents rugissent dans les bois éloignés. Tel est le bruit du Gormal avant que les vagues lèvent leurs têtes blanchissantes. Va, fils d’Arno, monte la colline, examine la brune surface de la bruyère ! »

Il partit ; et vite il revint tout tremblant, ses yeux erraient égarés autour de lui. Son cœur battait avec force contre sa poitrine, ses paroles étaient pénibles, lentes et entrecoupées. Lève-toi, fils de l’Océan, lève-toi, chef des boucliers ! je vois le noir, l’impétueux torrent des combats ; la force profonde et mouvante des enfants d’Érin. Le char de la guerre s’avance, comme la flamme de la mort ! Le char rapide de Cuthullin, le noble fils de Sémo. Le char s’abaisse derrière, comme une vague près d’un rocher ; comme sur la bruyère un brouillard rayé par le soleil. Ses côtés sont incrustés de pierres et étincellent comme la mer autour d’un esquif, la nuit ; le timon est d’if poli ; le siège de l’os le plus uni. Les flancs en sont hérissés de lances, et le fond est le marche-pied des héros ! Devant la droite du char, on voit le cheval hennissant aux longs crins, au large poitrail, aux vastes bonds, le superbe et vigoureux coursier des montagnes. Son pied est fort et retentissant ; sa crinière flottante s’étend comme des ondes de fumée sur une chaîne de rochers. Brillants sont les flancs de ce coursier ; son nom est Sulin-Sifadda ! Devant la gauche du char on voit le cheval hennissant à la mince crinière, à la tête haute, aux pieds robustes, le fils léger et bondissant de la montagne : son nom est Dusronnal, parmi les orageux enfants de l’épée. Mille courroies suspendent le char. Des mors durs et polis brillent dans un flot d’écume ; des rênes légères, garnies de pierres brillantes, flottent sur le cou majestueux des coursiers ; de ces coursiers qui, comme des nuages, volent à travers les vallons. Ils ont dans leur course la légèreté des cerfs et la force des aigles descendant sur leur proie ; leur bruit est semblable aux vents d’hiver sur les flancs du Gormal à la tête de neige.

Dans le char est le chef ; le fils de l’épée, au bras puissant. Le nom du héros est Cuthullin, fils de Sémo, le roi des coupes. Sa joue rouge est comme mon arc poli ; le regard large de son œil bleu roule sous l’arc sombre de ses sourcils. Sa chevelure vole derrière sa tête comme une flamme, quand penché en avant, il agite sa lance. Fuis, roi de l’océan, fuis ! il vient comme la tempête le long de la vallée !

Quand ai-je fui ? répondit le roi, quand Swaran a-t-il fui de la bataille des lances ? quand me suis-je retiré du danger, chef à l’âme débile ? J’ai bravé les tempêtes du Gormal, quand l’écume des vagues battait avec fureur ; j’ai bravé la tempête des nuages, et Swaran fuirait devant un héros ! Quand Fingal lui-même serait devant moi, mon âme ne s’obscurcirait pas de crainte. Levez-vous pour combattre, mes milliers de braves ! Répandez-vous autour de moi comme la mer retentissante. Assemblez-vous autour du glaive étincelant de votre roi, forts comme les rochers de nos terres, qui luttent avec joie contre l’orage et opposent aux vents leurs sombres sapins ! »

Comme de noirs orages d’automne se précipitant de deux montagnes retentissantes, l’un vers l’autre s’approchent les héros ; comme deux torrents profonds, tombant de rocs escarpés, se mêlant et rugissant dans la plaine ; hérissées et sombres se heurtent avec fracas les armées de Lochlin et d’Inis-Fail. Le chef frappe le chef, le guerrier frappe le guerrier ; l’acier retentissant retentit sur l’acier. Les casques sont fendus ; le sang jaillit et fume à l’entour. Les cordes résonnent sur les arcs polis. Les flèches sifflent dans l’air. Les lances tombent, étincelantes, comme ces cercles de lumière qui dorent la face de la nuit. Semblable à la clameur de l’Océan, quand les vagues roulent soulevées ; semblable au dernier roulement de la foudre dans les cieux, tel est le fracas de la guerre ! Quand les cent bardes de Cormac seraient là pour célébrer la bataille, faible serait la voix des cent bardes pour transmettre à l’avenir la mémoire des morts, car les héros tombaient en foule et le sang des braves s’épanchait à grand flots !

Pleurez, fils des chants, pleurez la mort du noble Sithallin ! Que les soupirs de Fiona s’élèvent sur les plaines solitaires de son cher Arden ! Ils sont tombés, comme deux cerfs du désert, sous la main du puissant Swaran. Au milieu de ses guerriers il rugissait, pareil à l’esprit de la tempête, qui s’assied sur les nuages du nord et se réjouit de la mort du marinier. Ta main ne sommeillait pas à ton côté, chef de l’île des brouillards[66] ! nombreuses furent les victimes de ton bras, ô Cuthullin, fils de Sémo ! Son ëpée était comme le trait du ciel qui frappe les enfants de la vallée, quand les hommes tombent consumés et que toutes les collines s’embrasent à l’entour. Dusronnal hennissait sur les corps des héros ; Sifadda baignait ses pieds dans le sang. Le champ de bataille s’étendait derrière, comme les forêts renversées sur le désert du Cromla, quand l’ouragan a passé sur la bruyère, chargé des esprits de la nuit !

Pleure sur les rochers des vents orageux, ô fille d’Inistore ! Incline ta tête blonde sur les vagues, ô toi, plus belle que l’esprit des collines, lorsqu’à midi, dans un rayon de soleil, il glisse sur le silence de Morven ! Il est tombé ! Ton jeune amant est tombé, pâle, sous lepée de Cuthullin. La valeur n’élèvera plus ton amour à rivaliser le sang des rois. Trenar, le majestueux Trenar est mort, ô fille d’Inistore ! Ses chiens hurlent dans sa demeure, en voyant passer son ombre : son arc est détendu dans son palais ; le silence règne au vert asile de ses chevreuils.

Comme mille vagues roulent contre un rocher, ainsi s’avance l’armée de Swaran ; comme un rocher affronte mille vagues, ainsi Érin affronte les lances de Swaran. La mort élève toutes ses voix à l’entour et les mêle aux sons des boucliers. Chaque héros est une colonne de ténèbres ; l’épée, un rayon de feu dans ses mains. L’écho de la plaine répond d’aile en aile, comme cent marteaux qui s’élèvent tour à tour sur le rouge enfant de la fournaise. Quels sont, sur la bruyère de Lena, ces guerriers si sombres et farouches ? Ils sont comme deux nuages, et leurs épées comme des éclairs au-dessus d’eux. Les collines sont émues à l’enlour et les rochers tremblent avec toute leur mousse. Qui est-ce autre que le fils de l’Ocean et le chef d’Érin, monté sur un char ! Les yeux de leurs nombreux guerriers sont inquiets en les apercevant confusément sur la bruyère ; mais la nuit voile les chefs dans ses nuages et termine le terrible combat.

C’était sur les pentes touffues du Cromla que Dorglas avait placé le chevreuil, produit matinal de la chasse, avant que les héros eussent quitté la colline. Cent jeunes guerriers amassent la bruyère, dix héros éveillent la flamme, trois cents choisissent des pierres polies, et la fumée du festin se répand au loin.

Cuthullin, chef de l’armée d’Érin, a recueilli sa grande âme ; il s’appuie sur sa lance rayonnante et parle au fils de l’harmonie, à Carril des temps passés, le fils aux cheveux gris de Kinfena.

« Le festin est-il préparé pour moi seul, et le roi de Lochlin restera-t-il sur le rivage d’Érin, loin des cerfs de ses collines et des salles bruyantes de ses fêtes ? Lève-toi, Carril des temps passés, porte mes paroles à Swaran. Dis à celui, venu sur les vagues mugissantes, que Cuthullin donne sa fête, qu’il y vienne écouter le bruit de mes forêts au milieu des nuages de la nuit ; car froids et glacés se précipitent les vents furieux sur l’écume de ses mers. Qu’il vienne ici louer la harpe vibrante et entendre les chants des héros ! »

Le vieux Carril part, et de sa voix la plus douce il invite le roi des noirs boucliers. « Quitte les fourrures de la chasse, lève-toi Swaran, roi des forêts ! Cuthullin donne la joie des coupes ; partage le festin du chef aux yeux bleus d’Érin ! » Il répondit comme la voix sourde du Cromla avant la tempête. « Quand toutes tes filles, Inis-fail, étendraient leurs bras de neige, montreraient le gonllement de leurs seins, et rouleraient avec douceur leurs yeux d’amour ; inébranlable comme les mille rochers de Lochlin, Swaran resterait ici, jusqu’à ce que le matin, avec les jeunes rayons de l’est, vienne m’éclairer pour la mort de Cuthullin. Agréable à mon oreille est la brise de Lochlin. Elle vole sur mes mers ! Elle me parle là haut dans mes cordages et rappelle à mon esprit mes vertes forêts ; les vertes forêts du Cormal, dont les échos répondaient souvent à mes brises, quand ma lance s’était rougie a la chasse du sanglier. Que le sombre Guthullin me cède l’ancien trône de Cormac, ou les torrents d’Érin montreront sur leurs collines la rouge écume du sang de son orgueil ! »

Sinistre est la voix de Swaran, dit Carril des temps passés ! — Sinistre pour lui seul, répondit le fils aux yeux bleus de Sémo. — Mais élève ta voix, Carril ; dis les hauts faits des autres temps ! Que la nuit s’écoule avec tes chants, et réveille en nous les joies de la tristesse. Car nombreux sont les héros et les vierges d’amour qui ont passé sur Inisfail ; et doux sont les chants de douleur qu’on entend sur les rochers d’Albion, quand le bruit de la chasse a cessé et que les ruisseaux de Cona[67] répondent à la voix d’Ossian. »

« Dans les autres jours, reprit Carril, vinrent à Érin les fils de l’Océan. Mille vaisseaux bondissaient sur les vagues vers les plaines riantes d’Ullin. Les fils dlnis-fail se levèrent pour combattre la race des noirs boucliers. Cairbar, le premier des hommes, s’y trouvait avec Grudar, le majestueux jeune homme ! Longtemps ils avaient lutté pour le taureau tacheté et mugissant des bruyères sonores de Golhun. Chacun d’eux le réclamait, et la mort s’était souvent montré à la pointe leur acier. Côte à côte ces héros combattirent et les étrangers de l’Océan prirent la fuite. Quel nom fut plus beau sur la colline que le nom de Cairbar et de Grudar ? Mais hélas ! pourquoi le taureau mugissait-il toujours sur les bruyères sonores de Golbun ? Ils le virent bondissant, blanc comme la neige ; et le courroux des chefs se ralluma.

Ils combattirent sur les rives gazonnées du Lubar ;[68] et Grudar tomba dans son sang. Le farouche Cairbar vint à la vallée où Brassolis, la plus belle de ses sœurs, chantait, solitaire, le chant de la tristesse. Elle chantait les actions de Grudar, le jeune et secret amour de son âme. Elle gémissait sur lui, exposé dans le champ du carnage, mais encore, elle espérait son retour. Son sein se voyait sous sa robe, comme la lune entre les nuages de la nuit, quand ses bords sortent ronds et blancs des ténèbres qui couvrent son orbe. Sa voix était plus douce que la harpe, pour exhaler les chants de la tristesse. Son âme s’était posée sur Grudar, et c’était lui, qu’en secret, cherchaient les regarris de ses yeux. Quand reviendras-tu dans tes armes, ô toi puissant dans les combats ? »

Cairbar vint et dit : « Prends, Brassolis, prends ce bouclier sanglant. Suspends-le dans ma demeure, c’est l’armure de mon ennemi ! » Son tendre cœur battit contre sa poitrine. Éperdue, pâle, elle vole et trouve son jeune guerrier étendu dans son sang. Elle mourut sur la bruyère du Cromla. Ici reposent leurs cendres, Cuthullin ! Ces ifs solitaires, nés de leurs tombes, les abritentcontre l’orage.

« Belle était Brassolis sur la plaine ! majestueux était Grudar sur la colline ! Les bardes conservèrent leurs noms et les enverront aux siècles à venir ! »

« Agréable est ta voix, ô Carril, dit le fils aux yeux bleus d’Érin. Douces sont les paroles des temps passés. Elles sont comme l’ondée calme du printemps ; quand le soleil regarde sur la plaine et que le nuage léger vole sur les collines. Oh ! frappe la harpe à la louange de mon amour, le rayon solitaire de Dunscaith ! frappe la harpe à la louange de Bragéla, de celle que j’ai laissée dans l’île des Brouillards, l’épouse du fils de Sémo. Lèves-tu ta blonde figure au-dessus du rocher pour découvrir les voiles de Cuthullin ? La mer roule à distance, et tu prends sa blanche écume pour les voiles de mes vaisseaux. Retire-toi, mon amour, car il est nuit ; les vents nocturnes gémissent dans tes cheveux. Retire-toi au palais de mes fêtes et rêve aux temps passés. Je ne reviendrai pas que l’orage de la guerre ne soit dissipé. Ô Connal, parle-moi d’armes et de combats, et bannis-la de ma pensée ! Gracieuse, sous sa flottante chevelure, est la blanche fille de Sorglan. »

Connal, lent à parler, répondit : « Défie-toi de la race de l’Océan. Envoie ta troupe de nuit surveiller dans la plaine, les forces de Swaran. Guthullin, je suis pour la paix, jusqu’à l’arrivée des enfants de Selma, jusqu’à ce que Fingal, le premier des hommes, vienne, et comme le soleil, rayonne sur nos plaines ! » Le héros frappa le bouclier d’alarmes ; les guerriers de la nuit se mirent en marche. Le reste se coucha sur la bruyère du chevreuil et dormit sous la brise nocturne. Les ombres[69] des héros récemment décédés, erraient près d’eux et nageaient sur leurs nuages ténébreux : à distance, dans le sombre silence de Léna, les voix grêles de la mort étaient faiblement entendues.

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LIVRE DEUXIÈME.


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Argument.

L’esprit de Crugal, héros irlandais tué dans le combat, apparaissant à Connal, prédit la défaite de Cuthullin dans la prochaine bataille et lui conseille fortement de faire la paix avec Swaran. Connal fait part de sa vision ; mais Cuthullin est inflexible : d’après un principe d’honneur, il ne voulait pas être le premier à rechercher la paix, et il résolut de continuer la guerre. Le jour arrive : Swaran propose à Cuthullin des conditions peu honorables qui sont rejetées. La bataille s’engage et se soutient opiniâtrement pendant quelque temps, jusqu’à ce que Grumal prenant la fuite, toute l’armée irlandaise est mise en déroute. Cuthullin et Connal couvrent leur retraite. Carril les mène sur une hauteur voinine, où ils sont bientôt suivis par Cuthullin lui-même qui aperçoit la flotte de Fingal, cinglant vers la côte. La nuit survenant, il la perdit de vue. Cuthullin, abattu par sa défaite, attribue le mauvais succès de ses armes à la mort de Ferda son ami, qu’il avait tué quelque temps auparavant. Carril, pour montrer que le mauvais succès ne suit pas toujours ceux, qui ont tué innocemment leurs amis, raconte l’épisode de Connal et de Galvina.


Connal dormait au bruit du torrent de la montagne, sous l’arbre séculaire. Une pierre avec sa mousse soutenait sa tête. Il entendait, à travers la bruyère de Léna, la perçante voix de la nuit. Il reposait à quelque distance des héros : le fils de l’épée ne craignait nul ennemi !

Le héros vit, dans son sommeil, un sombre et rouge torrent de feu se précipiter de la colline. Sur le météore enflamme était assis Crugal, chef qui tomba dans la bataille. Il tomba sous la main de Swaran en combattant dans la mêlée des braves.

Son visage est comme le rayon de la lune à son couchant ; il est vêtu des nuages de la colline ; ses yeux sont deux flammes mourantes ; noire est la blessure de son sein. « Grugal, dit le puissant Connal, fils de Dedgal, fameux sur la colline des chevreuils, pourquoi si pâle et si triste, ô toi, qui brisais les boucliers ? tu n’as jamais pâli de crainte : qui trouble l’ombre de Crugal ? »

À moitié visible et dans les larmes, il étendit sa pâle main au-dessus du héros ; tristement il éleva sa voix, faible comme le vent dans les roseaux du Lego.

« Mon esprit, ô Connal ! est sur mes collines ; mon corps, sur les sables d’Érin. Tu ne t’entretiendras jamais avec Crugal, et tu ne trouveras plus sur la bruyère la trace de ses pas. Je suis léger comme la brise du Gromla, et je glisse comme l’ombre du brouillard. Gonnal, fils de Golgar, je vois un nuage de mort ; il plane, sombre, au-dessus des plaines de Léna. Les fils de la verte Érin doivent tomber ; éloigne-toi du champ des fantômes ! » Semblable à la lune obscurcie, il disparaît au milieu d’un tourbillon de vent. « Arrête, s’écrie le puissant Gonnal, arrête, mon sombre ami ! éloigne de toi ce météore du ciel, enfant de l’orageuse Cromla ! Quelle caverne est ta demeure, quelle colline à la verte tête est l’asile de ton repos ? N’entendrons-nous plus ta voix dans la tempête, dans le bruit du torrent des montagnes ; quand les faibles enfants des vents sortent, et, à peine aperçus, passent sur le désert ? »

Connal, à la voix douce, se lève, au milieu de ses armes bruyantes ; il frappe son bouclier au-dessus de Cuthullin, et le fils de la bataille s’éveille.

« Pourquoi, dit Cuthullin, pourquoi Connal vient-il à travers mon sommeil ? Ma lance aurait pu, trompée par le bruit, se tourner contre toi, et Cuthullin aurait à déplorer la mort de son ami. Parle, Connal, fils de Colgar, parle, ton avis est l’astre du ciel. »

« Fils de Sémo, répliqua le chef, le fantôme de Crugal est sorti de sa caverne : les étoiles scintillaient faiblement à travers son ombre ; sa voix était comme le bruit d’un torrent lointain. C’est un messager de mort ; il parle de l’étroite et sombre demeure. Demande la paix, ô chef d’Érin, ou fuis à travers la bruyère de Léna. »

« Il parla à Connal, répondit le héros, quoique les étoiles scintillassent faiblement à travers son ombre ! Fils de Colgar, c’était le vent qui murmurait à ton oreille ; ou si c’était le fantôme de Crugal, pourquoi ne l’as-tu pas forcé de paraître à ma vue ? Lui as-tu demandé où est sa caverne ? la demeure de ce fils de l’air ? Mon épée pourrait trouver cette voix et forcer Crugal à révéler l’avenir. Mais légère est sa science de l’avenir, ô Connal ! Aujourd’hui même il était parmi nous. Il n’a pas eu le temps de franchir nos collines : qui a pu l’instruire de notre chute ? » — « Les fantômes volent sur les nuages et chevauchent sur les vents, répondit la sage voix de Connal ; ils reposent ensemble dans leurs cavernes et s’entretiennent des mortels. »

Qu’ils s’entretiennent donc des mortels, de tous, excepté du chef d’Érin ; que je sois oublié dans leur caverne. Je ne fuirai point devant Swaran ! Si je dois succomber, ma tombe s’élèvera au milieu de la renommée des temps futurs : le chasseur versera une larme sur ma pierre ; la douleur habitera autour de la blanche Bragela. Je ne crains pas la mort ; je crains de fuir ! Fingal m’a vu victorieux. Toi, obscur fantôme de la colline, montre-toi devant moi ; viens sur ton rayon céleste, montre-moi ma mort dans ta main, et je ne fuirai pas encore, faible enfant de la brise ! Va, fils de Colgar, frappe le bouclier : il est suspendu entre les lances. Que mes guerriers se lèvent à ce bruit, pour les combats d’Érin. Quoique Fingal tarde à paraître avec la race de ses îles orageuses, nous combattrons, fils de Colgar, et nous mourrons dans la bataille des braves !

Le son se répand au loin. Les héros se lèvent comme le brisement d’une vague bleue roulant sur le rivage : ils se tenaient sur la bruyère comme des chênes avec toutes leurs branches, lorsqu’ils gémissent sous un torrent de grêle et que les vents sifflent dans leurs feuilles flétries.

De la haute Cromla, la tête de nuages est grise ; le jour tremble sur l’Océan à demi éclairé ; le brouillard bleu nage lentement autour d’eux et cache les fils d’Inis-fail.

« Levez-vous, dit le roi des sombres boucliers, vous qui êtes venus des vagues de Lochlin ! les enfants d’Érin ont fui devant nos armes ; poursuivons-les sur les plaines de Lena ! Morla, va au palais de Cormac ; somme-le de se soumettre à Swaran, avant que son peuple ne disparaisse dans la tombe et que le silence ne s’étende sur son île ! » Ils se levèrent bruyants comme une nuée d’oiseaux de mer, quand les vagues les chassent du rivage. Leur bruit était pareil à celui de mille torrents qui se rencontrent dans la vallée de Cona, lorsqu’après une nuit d’orage ils roulent leurs sombres tourbillons sous la pâle lueur du matin.

Comme les noires ombres de l’automne volent sur les vertes collines, ainsi sombres et menaçants viennent, l’un après l’autre, les chefs des forêts retentissantes de Lochlin. Superbe comme le chef de Morven, le roi, devant eux, marchait avec majesté. Son bouclier brille à son côté comme une flamme nocturne sur la bruyère, quand le monde est silencieux et sombre, et que le voyageur voit un fantôme se jouer dans le météore.

Les collines d’alentour s’éclairent faiblement et montrent confusément leurs chênes. Un vent s’élance de l’Océan agité et dissipe les lourdes vapeurs, et les enfants d’Érin apparaissent sur la côte comme une chaîne de rochers, lorsque les matelots, sur des bords inconnus, tremblent de l’inconstance des vents.

Va, Morla, dit le roi de Lochlin, va leur offrir la paix aux conditions que nous imposons aux rois, quand les nations se prosternent devant nos épées, quand les braves sont morts dans le combat et que les vierges pleurent sur le champ de bataille.

Le fils de Swartan, le grand Morla s’avance ; majestueuse est la démarche du jeune guerrier ! Il parle au chef aux yeux bleus d’Érin, entouré de ses héros : « Accepte la paix de Swaran, lui dit-il, la paix qu’il donne aux rois quand les nations se prosternent devant son épée. Abandonne-nous les plaines arrosées d’Érin ; cède-lui ton épouse et ton chien, ta belle épouse aux seins blancs, et ton chien qui devance les vents ; donne-les pour prouver la faiblesse de ton bras, et vis ensuite sous notre puissance. »

« Dis à Swaran, dis à ce cœur d’orgueil que Cuthullin ne cède jamais ! Je lui abandonne les flots de l’Océan ou je donnerai à son peuple des tombeaux dans Érin. Mais l’étranger jamais n’aura le doux rayon de mon amour ; jamais sur les monts de Lochlin, chevreuil ne volera devant Luath aux pieds légers. »

« Faible conducteur des chars, répondit Morla, combattras-tu donc le roi ? le roi dont les vaisseaux, fils des nombreuses forêts, pourraient emporter ton île, tant ton Érin, aux vertes collines, est peu de chose pour celui qui gouverne les vagues orageuses ! » — « En paroles je le cède à plusieurs, Morla : Mon épée ne cédera jamais à personne ! Érin reconnaîtra l’empire de Cormac tant que vivront Connal et Cuthullin ! »

« Connal, ô le premier des hommes puissants, tu entends les paroles de Morla ! Tes pensées seront-elles encore pour la paix, ô toi qui brises les boucliers ? Ombre de Crugal, pourquoi nous as-tu menacés de la mort ? L’étroite demeure me recevra au milieu de la lumière de la gloire. Lenez, fils d’Érin, levez la lance et tendez l’arc ; sur l’ennemi, fondez dans les ténèbres, comme les esprits des nuits orageuses ! »

Alors, terrible et rugissante, impétueuse et profonde, la bataille verse ses ténèbres, comme les nuées qui roulent sur la vallée, quand les orages envahissent la tranquille lumière du ciel. Cuthullin, dans ses armes, marche devant eux, comme un fantôme irrité devant un nuage, quand les météores l’environnent de feu et qu’il tient dans sa main les vents de la tempête. Carril fait retentir au loin le cor de la bataille : il réveille la voix des chants et verse son âme dans les âmes des braves.

« Où, disait la bouche mélodieuse, où est Crugal tombé dans la mêlée ? Il gît oublié sur la terre ; la salle[70] des coupes est silencieuse. Triste est l’époux de Grugal. Elle est étrangère dans le palais de sa douleur. Mais quelle est cette beauté qui, comme un rayon de soleil, fuit devant les rangs de l’ennemi ? C’est Dégréna, la belle et gracieuse épouse de Crugal. Sa chevelure derrière elle, flotte sur le vent ; son œil est rouge de pleurs, sa voix perçante. Pâle et sans vie est maintenant ton Crugal ; son ombre est dans la caverne de la colline ; il vient à l’oreille. du sommeil et fait entendre sa faible voix, semblable au bourdonnement de l’abeille des montagnes ou à celui des innombrables insectes du soir. Mais Dégréna tombe comme un nuage du matin ; le glaive de Lochlin est dans ses flancs. Cairbar, elle est tombée, la première pensée de ta jeunesse ; elle est tombée, ô Cairbar, la pensée de tes jeunes heures ! »

L’impétueux Cairbar entendit ce chant de douleur. Il s’élance, pareil à la baleine de l’Océan ; il voit la mort de sa fille et rugit au milieu des ennemis. Sa lance atteint un fils de Lochlin ; la bataille s’étend d’une aile à l’autre ! Comme les vents conjurés dans les forêts de Lochlin, comme le feu dans les sapins des montagnes, avec autant de bruit et de ravage roulent abattus les vastes rangs des hommes ! Cuthullin moissonnait les guerriers comme des chardons ; Swaran dévastait Érin. Sous sa main tombent Curach et Cairbar au large bouclier ! Morglan repose dans l’éternel sommeil ! Ca-olt frissonne et meurt ! Sa blanche poitrine est tachée de sang ; ses blonds cheveux sont étendus sur la poussière de sa terre natale. Il avait souvent étalé le festin aux lieux mêmes où il tomba ; souvent il y avait réveillé la voix de la harpe, quand ses chiens sautaient de joie autour de lui, et que la jeunesse de la chasse préparait les arcs !

Swaran avançait toujours comme un torrent qui se précipite du désert et roule dans sa course les petites collines et les rochers à moitié engloutis ! Mais Cuthullin se tint devant lui, comme une montagne qui arrête les nuages du ciel : les vents luttent sur sa tête de sapins, la grêle résonne sur ses rochers ; mais ferme dans sa force, elle reste debout, et protège la vallée silencieuse de Cona. Ainsi Cuthullin protégeait les enfants d’Érin et se tenait au milieu des milliers d’ennemis. Le sang des héros expirant autour de lui, jaillit comme la source du rocher, mais l’armée d’Érin, d’une aile à l’autre, se fond comme la neige aux rayons du soleil.

« Ô fils d’Érin, dit Grumal, Lochlin triomphe sur le champ de bataille ! Pourquoi lutter comme des roseaux contre le vent ? Fuyons vers la colline des chevreuils ! » Il s’enfuit, pareil au cerf de Morven ; sa lance, rayon de lumière, tremble derrière lui. Peu de guerriers fuirent avec Grumal, chef à l’âme débile ; ils périrent dans le champ des héros, sur la bruyère de Léna.

Debout sur son char aux pierres brillantes, se tenait le chef d’Érin. Il abattit un fils puissant de Lochlin et dit à Connal : « Ô Connal, premier des mortels, toi qui enseignas à mon bras à donner la mort ! quoique les enfants d’Érin aient pris la fuite, ne combattrons-nous pas l’ennemi ? Carril, fils des temps passés, conduis mes guerriers vers cette colline couverte de buissons, et nous, Connal, tenons-nous ici comme des rochers et protégeons la fuite de nos amis.

Connal monte sur le char. Ils étendent leurs boucliers, pareils à l’orbe obscurci de la lune, fille des cieux étoilés, quand elle promène son cercle ténébreux à travers les airs et qu’un événement terrible est attendu des hommes. Sifadda et Dusronnal, coursiers superbes, haletants, gravissaient la colline. Comme les vagues derrière une baleine, derrière eux se ruait l’ennemi.

Sur les flancs élevés du Cromla s’arrêtèrent les enfants d’Érin, tristes et en petit nombre ; comme une forêt à travers laquelle s’est précipitée la flamme, poussée par les vents d’une nuit d’orage : noirs et à demi consumés, les arbres se tiennent à distance, sans une feuille à secouer à la brise !

Cuthullin était debout près d’un chêne. Il roulait en silence ses yeux enflammés et écoutait le vent dans son épaisse chevelure : la sentinelle de l’océan arrive, Moran, fils de Fithil. « Les vaisseaux, s’écria-t-il, les vaisseaux des îles solitaires ! Voici Fingal, le premier des hommes, le fléau des boucliers ! Les vagues écument devant ses noirs vaisseaux ! Ses mâts avec leurs voiles sont comme des forêts dans les nuages ! »

Soufflez, dit Cuthullin, soufflez, ò vents qui régnez autour de mon île de brouillards. Viens, pour la mort de mille ennemis, ô roi de la retentissante Selma. Tes voiles, mon ami, sont pour moi les nuages du matin ; tes vaisseaux la lumière du ciel ; et toi-même une colonne de feu qui la nuit brille sur le monde. Ô Connal, premier des hommes, combien dans la tristesse nos amis sont les bien-venus ! Mais la nuit s’épaissit autour de nous. Où sont maintenant les vaisseaux de Fingal ? Passons ici les heures des ténèbres et hâtons par nos vœux le lever de la lune. »

Les vents descendent sur les bois. Les torrents tombent des rochers ; la pluie s’amasse sur la tête du Cromla. Les rouges étoiles tremblent entre les nuages fugitifs. Triste, sur le bord d’un ruisseau dont le murmure est répété par un arbre, triste, sur le bord d’un ruisseau est assis le chef d’Érin. Connal, fils de Colgar, est près de lui avec Carril des temps passés. « Malheureuse est la main de Cuthullin, dit le fils de Sémo, malheureuse est la main de Cuthullin depuis qu’il a tué son ami ! Ferda, fils de Damman, je t’aimais comme moi-même ! » Comment, Cuthullin, fils de Sémo, comment tomba celui qui brisait les boucliers ? Je me souviens, dit Connal, du fils de Damman : grand et gracieux, il était comme arc pluvieux du ciel. »

Ferda, chef de cent collines, était venu d’Albion. Dans le palais de Muri, il apprit l’épée et gagna l’amitié de Cuthullin. Nous chassions ensemble ; dans le même lit nous reposions sur la bruyère.

Deugala était l’épouse de Cairbar, chef des plaines d’Ullin. Elle était environnée de la lumière de la beauté ; mais son cœur était la demeure de l’orgueil. Elle aima ce rayon de jeunesse, le fils du noble Damman. « Cairbar, dit Deugala aux bras blancs, donne-moi la moitié du troupeau, je ne veux plus rester dans tes salles. Partage le troupeau, sombre Cairbar ! » « Que Cuthullin, dit Cairbar, partage mon troupeau sur la colline ; son cœur est le siège de la justice. Pars, lumière de beauté ! » J’allai, je partageai le troupeau. Un taureau, blanc comme la neige, restait ; je le donnai à Cairbar. La rage de Deugala s’alluma ! » Fils de Damman, dit cette beauté, Cuthullin a affligé mon âme. Il faut que j’apprenne sa mort, ou le torrent de Lubar roulera sur moi. Mon pâle fantôme errera près de toi et pleurera la blessure faite à mon orgueil. Verse le sang de Cuthullin ou perce ce sein gonflé de soupirs ! » « Deugala, dit le jeune homme aux cheveux blonds, comment pourrais-je donner la mort au fils de Sémo ? Il est l’ami de mes secrètes pensées et je lèverais l’épée contre lui ! » Trois jours elle pleura devant le chef ; le quatrième il promit de combattre. « Je combattrai mon ami, Deugala, mais puissé-je tomber sous son épée ! Pourrais-je errer seul sur la colline et soutenir la vue du tombeau de Cuthullin ? »

Nous combattîmes sur la plaine de Muri. Nos épées évitent de blesser ; elles glissent sur les casques d’acier ou résonnent sur les boucliers polis. Deugala était présente ; avec un sourire elle dit au fils de Damman : « Ton bras est faible, rayon de jeunesse ! Les années ne t’ont pas donné la force de manier le fer ! cède au fils de Semo, C’est un rocher sur Malmor. »

Les larmes sont dans les yeux du jeune homme. Tout ému, il me dit : « Cuthullin, lève ton bouclier, défends-toi contre la main de ton ami. Mon âme est lourde de douleur, car il me faut donner la mort au chef des hommes. » Je soupirai comme la brise dans la fente d’un rocher. Je levai le tranchant de mon glaive. Le rayon des batailles tomba, le premier des amis de Cuthullin ! Malheureuse est la main de Cuthullin depuis que ce héros est tombé ! »

« Triste est ton récit, fils du char, répondit Carril des temps passés. Il fait remonter mon âme vers les siècles qui ne sont plus, vers les jours des autres années. J’ai souvent entendu parler de Comal qui tua l’ami qu’il aimait ; cependant la victoire accompagnait son glaive et sa présence consumait la bataille.

Comal était fils d’Albion et chef de cent collines. Ses cerfs buvaient à mille torrents ; mille rochers répondaient à la voix de ses chiens. Son visage était la douceur de la jeunesse, son bras la mort des héros. Une seule avait son amour, et elle était belle la fille du puissant Conloch. Elle paraissait au milieu des femmes comme un rayon matinal. Sa chevelure était l’aile du corbeau. Ses chiens étaient dressés à la chasse ; la corde de son arc résonnait au vent. Son âme se fixa sur Comal. Leurs regards d’amour se rencontraient souvent ; ils suivaient la même course à la chasse. Heureuses étaient leurs paroles secrètes ! Mais Grumal, sombre chef de la nuageuse Ardven, aimait aussi la jeune fille. Cet ennemi du malheureux Comal épiait sur la bruyère les pas de son amante !

Un jour, fatigués de la chasse, et le brouillard ayant caché leurs amis, Comal et la fille de Conloch se rencontrèrent dans la caverne de Ronan. C’était la demeure accoutumée de Comal. Ses parois étaient couvertes de ses armes : il y avait cent boucliers et cent casques d’acier. « Repose-toi ici, dit-il, mon amour, Galbina, lumière de la caverne de Ronan ! Un chevreuil paraît sur le front du Mora : je sors, mais je reviendrai bientôt, » Je crains, dit-elle, le sombre Grumal mon ennemi ; il vient souvent à la caverne de Ronan. Je me reposerai au milieu de tes armes : mais reviens bientôt, mon amour. »

Il alla vers le chevreuil de Mora. La fille de Conloch voulut éprouver son amour. Elle couvrit ses beaux flancs de son armure et sortit de la caverne de Ronan. Comal la prit pour son ennemi. Son cœur bat avec force, il change de couleur et les ténèbres obscurcissent ses yeux. Il bande l’arc, la flèche vole : Galbina tombe dans son sang ! Il court, la frayeur dans ses pas ; il appelle la fille de Conloch. Nulle réponse dans le roc solitaire. « Où es-tu, mon amour ? Il reconnaît enfin le cœur palpitant sous le trait qu’il a lancé. Ô fille de Conloch, est-ce toi ? Il tombe évanoui sur son sein ! Les chasseurs trouvèrent ce couple infortuné. Depuis, il promena ses pas sur la colline, mais il errait sans cesse et en silence autour de la sombre demeure de son amour. Une flotte descendit de l’Océan : il combattit ; les étrangers s’enfuirent. Il cherchait la mort sur le champ de bataille, mais qui pouvait la donner au puissant Comal ? Il jeta son noir bouclier : une flèche atteignit sa virile poitrine… Il dort avec sa bien-aimée Galbina, au bruit retentissant des vagues qui se brisent ; et le matelot aperçoit leurs vertes tombes, lorsqu’il bondit sur les mers du nord.


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LIVRE TROISIÈME.


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Argument.

Cuthullin, charmé du récit de Carril, presse le Barde de coontinur ses chants. Carril raconte les hauts faits de Fingal à Lochlin et la mort d’Agandecca la gracieuse sœur de Swaran. Il avait à peine fini que Calmar, fils de Matha, qui avait conseillé le premier combat, revint blessé du champ de bataille, et informa Cuthullin du dessein qu’avait formé Swaran de surprendre les restes de l’armée Irlandaise. Il offre de résister seul à toutes les forces de l’ennemi, dans une gorge étroite, jusqu’à ce que les Irlandais aient effectué leur retraite. Cuthullin, touché de l’offre généreuse de Calmar, se détermine à l’accompagner et ordonne à Carril d’emmener avec lui le peu d’Irlandais qui lui restaient. Le matin arrive, Calmar meurt de ses blessures ; et les vaisseaux des Calédoniens paraissant en vue, Swaran renonce à la poursuite des Irlandais et revient s’opposer au débarquement de Fingal. Cuthullin, honteux après sa défaite de paraître devant Fingal, se retire dans la caverne de Tura. Fingal combat l’ennemi et le met en fuite, mais la nuit survenant laisse la victoire indécise. Le roi, qui avait remarqué la noble conduite de son petit-fils Oscar, lui donne des conseils sur sa conduite dans la paix et dans guerre. Il lui recommande d’avoir toujours devant les yeux l’exemple de ses pères, comme le plus beau modèle qu’il puisse suivre ; ce qui amène l’épisode de Fainasollis, fille du roi de Craca, que dans sa jeunesse, Fingal avait prise sous sa protection. Fillan et Oscar sont envoyés observer les mouvements de l’ennemi, pendant la nuit. Gaul, fils de Morni, demande le commandement de l’armée dans la prochaine bataille et Fingal le lui promet. Quelques réflexions générales du poète terminent la troisième journée.


« Douces sont les paroles de tes chants[71], dit Cuthullin, charmants les récits d’autrefois ! Ils sont comme la rosée calme du matin sur la colline des chevreuils, quand le soleil est faible sur ses flancs et que le lac est tranquille et bleu dans la vallée. Ô Carril, élève encore ta voix, que j’entende les chants de Selma, ces chants qui retentirent dans le palais de ma joie, lorsque Fingal, le roi des boucliers, s’enflammait au récit des exploits de ses pères. »

« Fingal, habitant des batailles, dit Carril, bien jeune tu t’es signalé dans les armes. Lochlin fut consumé par ton courroux, quand ta jeunesse luttait de beauté avec les jeunes vierges. Elles souriaient au blond visage épanoui du héros ; mais la mort était dans ses mains. Il était fort comme les eaux du Lora, et le bruit de ses guerriers, c’était le rugissement de mille torrents. Ils vainquirent et s’emparèrent du roi de Lochlin ; mais ils le rendirent à ses vaisseaux. Son large cœur se gonfla d’orgueil ; il médita dans son âme noire la mort du jeune héros, car jamais avant Fingal personne n’avait dompté la force du puissant Starno. De retour dans la terre boisée de Lochlin, Starno s’assit dans la salle de ses fêtes : il appelle Snivan aux cheveux gris, qui chanta plus d’une fois autour du cercle de Loda. La pierre du pouvoir écoutait sa voix et la fortune des combats changeait dans la plaine des braves. »

« Va, Snivan aux cheveux gris, dit Starno, va sur les rochers d’Ardven que la mer environne. Dis au roi de Selma, le plus beau parmi ses mille héros ; dis-lui que je lui donne ma fille, la plus belle jeune fille qui jamais ait eu un sein de neige. Ses bras sont blancs comme l’écume de mes vagues ; son âme est douce et généreuse. Qu’il vienne avec ses plus braves héros, vers la jeune fille à la secrète demeure. »

Snivan vint au palais de Selma. Fingal à la blonde chevelure accompagna ses pas. Son âme enflammée volait vers la jeune fille, tandis qu’il bondissait sur les vagues du nord. « Sois le bienvenu, dit le sombre Siarno, roi des rochers de Morven, sois le bienvenu ; et vous aussi, héros puissants, fils de l’île éloignée ! Trois jours nous nous réjouirons dans mon palais ; trois jours nous poursuivrons mes sangliers, afin que votre renommée parvienne jusqu’à la jeune fille à la secrète dememe. »

Starno mi’ditait leur mort : il leur donna la fête des coupes. Fingal, qui se défiait de rennemi, ffarda sur lui ses armes de fer. Les fils de la mort eurent peur ; ils s’enfuirent loin des yeux du roi. Cependant la voix de la vive gaité s’élève ; les harpes tremblantes de la joie s’accordent. Les bardes chantent les batailles des héros : ils chantent les seins gonflés de l’amour. Le barde de Fingal était là, Ullin, la douce voix de Cona aux échos retentissants. Il loua la fille de Lochlin et le chef de Morven, descendu de si haut. La fille de Lochlin l’entendit ; elle quitta la retraite de ses secrets soupirs et parut dans toute sa beauté, comme la lune au bord d’un nuage de l’Orient. La beauté, comme une lumière, environnait ses pas dont le bruit était doux comme la musique des bardes. Elle vit le jeune homme et l’aima. Il devint dès lors le soupir caché de son âme. Ses yeux bleus se tournaient en secret vers lui et san cœur bénissait le chef de Morven.

Le troisième jour avec tous ses rayons brilla resplendissant sur la forêt des sangliers. Alors s’avancèrent Starno aux sourcils sombres et Fingal le roi des boucliers. Ils dépensèrent à chasser la moitié du jour ; la lance de Selma était rouge de sang. Ce fut alors que la fille de Starno, et ses yeux bleus roulaient dans les larmes, ce fut alors qu’elle vint avec sa voix d’amour et dit au roi de Morven : « Fingal, chef d’une race illustre, ne te fie pas au cœur orgueilleux de Starno. Dans cette forêt il a placé ses chefs. Garde-toi de cette forêt de mort : mais souviens-toi, enfant de l’île, souviens-toi d’Agandecca : sauve-moi, roi de Morven, du courroux de mon père ! »

Le jeune héros, ses guerriers près de lui, s’avança sans crainte. Les fils de la mort tombèrent sous ses coups, et les échos de Gormal en retentirent au loin.

Les enfants de la chasse se sont rassemblés devant le palais de Starno. Les sombres sourcils du roi étaient comme des nuages et ses yeux comme des météores de nuit. « Menez ici, dit-il, menez Agandecca à son gracieux roi de Morven ! Ses paroles n’ont pas été vaines, et la main de Fingal est tachée du sang de mon peuple ! » Elle vint les yeux rouges de larmes : elle vint les cheveux en désordre. Son sein, blanc comme l’écume des ondes du Lubar, était gonflé de soupirs. Starno lui perça le flanc de son épée. Elle tomba comme un flocon de neige qui glisse des rochers du Ronan, quand les bois sont immobiles et que les échos sont muets dans la vallée. Fingal alors regarda ses braves chefs ; ses braves chefs prirent les armes ! la bataille rugit : Lochlin meurt ou fuit. Pâle, dans son vaisseau bondissant, Fingal déposa la jeime fille à l’âme la plus douce. Son touibeau s’élève sur l’Ardven, et la mer rugit autour de son étroite demeure. »

« Bénie soit son âme, dit Cuthullin, bénie soit la voix du barde ! Redoutable fut la jeunesse de Fingal ; redoutable est la vieillesse de son bras ! Lochlin succombera encore devant le roi de Morven. Montre ta face sur les nuages, ô lune ! éclaire sur les vagues ses voiles blanchissantes ; et si quelque esprit puissant du ciel est assis sur cette nue abaissée, détourne des rochers ses noirs vaisseaux, ô toi qui voles au-dessus de la tempête ! »

Ainsi parlait Cuthullin au murmure du torrent de la montagne, quand Calmar gravissait la colline, Calmar, le fils blessé de Matha. Couvert de son sang, il revenait du champ de bataille et s’appuyait sur sa lance. Affaibli est le bras du guerrier ; mais pleine de force est l’âme du héros ! — « Tu es le bienvenu, fils de Matha ! lui dit Connal ; tu es le bienvenu au milieu de tes amis ! Mais pourquoi ce soupir étouffé échappe-t-il au guerrier qui n’a jamais connu la crainte ? — Et qui ne la connaîtra jamais, Connal, chef à la lance aiguë ! Mon âme brille dans le danger et dans le bruit des armes. Je suis de la race des braves, et mes pères n’ont jamais connu la crainte.

« Cormar fut le premier de ma race. Il se jouait au milieu des tempêtes de la mer. Son noir esquif bondissait sur l’Océan : il voyageait sur les ailes du vent. Une fois, un esprit troubla la nuit. Les mers s’enflent, les rochers retentissent et les vents chassent devant eux les nuages. Les éclairs volent sur des ailes de feu. Il eut peur et revint au rivage ; mais aussitôt il rougit de sa frayeur. Il se précipite de nouveau au milieu des vagues, pour chercher l’Esprit des vents. Trois jeunes hommes guident la barque bondissante ; il est debout, l’épée nue. Quand passa près de lui la vapeur abaissée, il la saisit par sa tête crépue, et de son épée, il laboura ses flancs ténébreux. L’Esprit des vents abandonna les airs : la lune et les étoiles reparurent. Telle était la hardiesse de ma race. Calmar ressemble à ses pères. Le danger fuit devant un glaive levé. Qui ose, réussit !

« Mais vous, maintenant, enfants de la verte Érin, retirez-vous de la plaine sanglante de Lena. Rassemblez les tristes restes de nos amis, et rejoignez le glaive de Fingal. J’ai entendu le bruit des armes de Lochlin qui s’avance. Calmar restera pour combattre. Ma voix, ô mes amis, sera aussi puissante que si des milliers de héros se tenaient derrière moi. Mais souviens-toi de moi, fils de Semo ; souviens-toi du corps inanimé de Calmar. Quand Fingal aura dévasté le champ de bataille, place-moi sous quelque pierre de souvenir, pour que les temps futurs apprennent ma renommée ; pour que la mère de Calmar se réjouisse de sa gloire ! »

Non, fils de Matha, dit Cuthullin, jamais je ne te laisserai ici. Ma joie est dans un combat inégal et mon âme grandit dans le danger. Connal, et toi Garril des temps passés, conduisez les tristes enfants d’Érin. Quand le combat aura cessé, revenez nous chercher dans cet étroit passage. Car nous tomberons près de ce chêne, dans le torrent de la bataille des mille ! Fils de Fithil, vole avec la rapidité de l’aile sur la plaine de Lena ; dis à Fingal qu’Érin a succombé. Prie le roi de Morven de venir. Oh ! qu’il vienne, comme le soleil dans un orage, éclairer et ranimer notre île ! »

Le matin blanchit sur le Cromla : les enfants de la mer le gravissent. Ferme, les attendait Calmar, dans l’orgueil de son âme brûlante : mais pâle était le visage du chef. Il s’appuyait sur la lance de son père, sur cette lance qu’il apporta de Lara, quand l’âme de sa mère était triste ; l’âme de la solitaire Alcletha, qui s’éteint par degrés dans la tristesse des années. Mais le héros s’affaisse et toud)e comme un arbre sur la plaine. Le sombre Cuthullin reste seul, semblable à un rocher dans un vallon sablonneux : la mer vient avec ses vagues et rugit sur ses flancs endurcis : sa tête est couverte d’écume et les collines retentissent alentour.

Dans la grise vapeur de l’Océan apparaissent enfin les blanches voiles de Fingal. Haute est la forêt de mâts qui se balancent sur les vagues roulantes. Swaran les aperçut de la colline et cessa de poursuivre les enfants d’Érin. Comme la mer rugissante reflue à travers les cent îles d’Inistore ; ainsi, immense et bruyante, revient contre Fingal la vaste armée de Lochlin. Mais triste et penché dans ses pleurs, Cuthullin marche à pas lents, traînant sa longue lance derrière lui : il s’enfonce dans les bois du Cromla, et gémit sur la chute de ses amis. Il redoutait le visage de Fingal, accoutumé à le féliciter, quand il revenait des champs de la gloire. « Combien, disait-il, gisent là de mes héros ! les chefs de la race d’Érin, ceux qui se réjouissaient dans la salle des festins, quand résonnait le bruit des coupes ! Je ne rencontrerai plus leurs pas sur la bruyère ; je n’entendrai plus leurs voix à la chasse. Pâles et silencieux, ils sont couchés sur leurs lits sanglants, ceux qui furent mes amis ! Ô esprits de ceux qui viennent de mourir, venez trouver Cuthullin sur la bruyère ; venez sur les vents converser avec lui quand gémira l’arbre de la caverne de Tura. Là, loin de tous, j’habiterai inconnu. Nul barde n’entendra parler de moi ; nulle pierre grise ne sera élevée à ma gloire. Pleure-moi parmi les morts, ô Bragéla ! ma gloire s’est évanouie ! » Telles étaient les paroles de Cuthullin, lorsqu’il s’enfonçait dans les bois du Cromla.

Fingal, majestueux dans son navire, étendit devant lui sa lance brillante. Terrible était l’éclat de l’acier ! C’était comme le vert météore du trépas, qui se pose sur la bruyère de Malmor, quand le voyageur est seul et que la pleine lune est obscurcie dans le ciel.

« La bataille est finie, dit le roi, j’aperçois le sang de mes amis. Triste est la plaine de Lena ; pleins de deuil sont les chênes du Cromla ! Les chasseurs sont tombés dans leur force. Le fiils de Semo n’est plus ! Ryno et Fillan, mes fils, faites retentir le cor de Fingal. Gravissez cette colline sur le rivage et appelez les enfants de l’ennemi. Appelez-les non loin du tombeau de Lamdarg, le chef des temps passés. Que votre voix soit comme celle de votre père, quand il entre dans les combats de sa force. J’attends le superbe étranger ; j’attends Swaran sur le rivage de Lena. Qu’il vienne avec toute sa race ; puissants dans les combats sont les amis des morts ! »

Le blond Ryno brille et vole comme l’éclair ; le noir Fillan passe comme l’ombie de l’automne. Sur la plaine de Lena leur voix se fait entendre. Les fils de l’Océan reconnurent le cor de Fingal. Comme le tourbillon rugissant de l’Océan, qui revient du royaume des neiges ; aussi forts, aussi sombres, aussi rapides descendent les enfants de Lochlin. À leur tête paraît leur roi dans le sinistre orgueil de ses armes. La rage brûle sur son visage bruni, et ses yeux roulent dans le feu de sa valeur. Fingal aperçut le fils de Starno et se souvint d’Agandecca ; car Swaran avait pleuré les pleurs de sa jeunesse sur sa sœur à la blanche poitrine. Fingal lui envova Ullin aux doux chants pour l’inviter au festin des coupes ; car douce à l’âme de Fingal, revenait la souvenance de son premier amour !

Ullin s’avance dans les pas de la vieillesse et dit au fils de Starno : « Ô toi qui, semblable à un rocher, habites loin de nous, environné de les vagues, viens au festin du roi et passe ce jour dans le repos. Combattons demain, ô Swaran, demain brisons les boucliers retentissants. » — « Aujourd’hui, répond le fils emporté de Starno, nous briserons les boucliers retentissants : demain mon festin sera étalé, mais Fingal sera couché sur la terre. » — « Que son festin soit donc étalé demain, dit Fingal avec un sourire ; aujourd’hui, mes enfants, nous allons briser les boucliers retentissants. Ossian, tiens-toi près de mon bras : Gaul, lève ton épée terrible : Fergus, bande ton arc recourbé, et toi, Fillan, fais voler ta lance à travers le ciel. Levez vos boucliers semblables à la lune obscurcie ; que vos lances soient des météores de mort. Suivez-moi dans le sentier de ma gloire et égalez mes actions dans le combat. »

Comme la foule des vents sur Morven ; comme les torrents de cent montagnes ; comme les nuages qui volent l’un après l’autre sur le ciel ; comme les noirs assauts de l’Océan contre le rivage du désert : aussi rugissantes, aussi vastes, aussi terribles, se mêlent les armées sur la plaine retentissante de Lena. Les gémissements des guerriers se répandent sur les collines, comme le tonnerre de la nuit lorsque la nue éclate au-dessus de Cona, et que mille fantômes ensemble poussent des cris aigus dans le vide des vents.

Fingal se précipite dans sa force, terrible comme l’esprit de Trenmor, lorsque dans un tourbillon il vient à Morven visiter les enfans de son orgueil : les chênes gémissent sur leurs montagnes et les rochers s’écroulent devant lui : à moitié vu dans les éclairs de la nuit, il marche à grands pas de colline en colline. Sanglante était la main de mon père, quand il faisait voler autour de lui l’éclat de son épée. Il se souvient des combats de sa jeunesse et son acier moissonne le champ de bataille.

Ryno s’avance comme une colonne de feu. Sombre est le front de Gaul. Fergus s’élance rapide comme le vent, Fillan, comme le brouillard de la colline. Ossian, comme un rocher, descend dans la mêlée. Je m’exaltais devant les hauts faits de mon père. Nombreuses furent les victimes de mon bras, lugubre la lueur de mon épée ! Mes cheveux alors n’étaient pas blanchis et ma main ne tremblait pas de vieillesse. Mes yeux n’étaient point voilés par les ténèbres, mes pieds, à la course, ne m’abandonnaient pas.

Qui peut raconter la mort des guerriers, les hauts faits des puissants héros, quand Fingal, brûlant dans son courroux, consumait les enfants de Lochlin ? Gémissements sur gémissements s’élevaient de collines en collines jusqu’à ce que la nuit eût tout enveloppé. Pâles, hagards, comme un troupeau de daims, les enfants de Lochlin s’assemblent sur la plaine de Lena. Nous nous assîmes pour écouter la harpe joyeuse, près du doux ruisseau de Lubar Fingal se tenait près de l’ennemi : Il écoutait les récits de ses bardes, qui dans leurs chants, disaient sa race illustre, les chefs des temps passés. Attentif, appuyé sur son bouclier, était assis le roi de Morven. Le vent siffle à travers ses cheveux et ses pensées sont des jours du passé. Près de lui, sur sa lance qui plie, se tenait mon jeune, mon vaillant Oscar. Il admirait le roi de Morven et ses hauts faits agrandissaient son âme.

Fils de mon fils, commença le roi, ô Oscar, orgueil de la jeunesse, j’ai vu l’éclat de ton glaive ; je me suis glorifié de ma race. Continue la gloire de nos pères ; sois ce qu’ils ont été, quand vivaient Trenmor le premier des mortels et Trathal le père des héros ! Ils ont combattu dans leur jeunesse ; ils sont le sujet du chant des bardes. Ô Oscar, ploie le bras du fort ; mais épargne les mains de la faiblesse. Sois pour les ennemis de ton peuple un torrent aux vagues nombreuses ; mais pour ceux qui réclament ton secours, sois la brise qui effleure le gazon. Tel vécut Trenmor ; tel fut Trathal, et tel a été Fingal. Mon bras fut le soutien de l’opprimé ; le faible s’est reposé derrière les éclairs de mon glaive.

Oscar, j’étais jeune comme toi, quand vint la gracieuse Fainasollis, ce rayon de soleil, cette douce lumière d’amour, la fille du roi de Craca[72]. Je revenais de la plaine de Cona et peu de guerriers étaient à ma suite. Une barque à la blanche voile apparut dans le lointain ; nous la vîmes comme un brouillard volant sur la brise de l’Océan. Elle s’approcha bientôt. Nous vîmes la belle jeune fille : sa blanche poitrine était gonflée de soupirs ; le vent était dans ses noirs cheveux dénoués et sa joue rosée avait des larmes. «  Vierge de beauté, lui dis-je avec calme, quel soupir est dans ton sein ? Jeune comme je suis, puis-je te défendre, fille de l’Océan ? Mon épée n’est pas sans égale dans la guerre ; mais indomptable est mon cœur. »

« Je vole vers toi, dit-elle en soupirant, ô prince des hommes puissants, je vole vers toi, chef aux coupes généreuses, soutien de la faiblesse. Le roi de Craca voyait en moi le rayon brillant de sa race et les collines du Cromla ont entendu les soupirs d’amour adressés à la malheureuse Fainasollis ! Le chef de Sora me vit dans ma beauté ; il aima la fille de Craca. Son epée sur son flanc est un rayon de lumière ; mais son front est sombre et les orages sont dans son âme. Je le fuis sur la mer rugissante ; mais le chef de Sora me poursuit. »

« Repose-toi, lui dis-je, derrière mon bouclier ! repose en paix, ô doux rayon de lumière ! Il fuira le sombre chef de Sora, si le bras de Fingal ressemble à son âme. Je pourrais, fille de la mer, te cacher dans quelque caverne solitaire ; mais Fingal ne fuit jamais. Partout où menace le danger, je me réjouis dans la tempête des lances. » Je vis des larmes sur sa joue ; j’eus pitié de la belle enfant de Craca.

Mais au loin, comme une vague terrible, apparut le vaisseau de l’orageux Borbar. Ses mâts élevés se penchaient sur la mer derrière leurs voiles de neige et les vagues écumantes roulaient de chaque côté. La voix de l’Océan mugissait. « Descends, lui dis-je, du rugissement des flots, ô toi qui chevauches la tempête. Viens partager les fêtes de mon palais : c’est la demeure des étrangers. »

La jeune fille se tenait tremblante à mes côtés. Il bande son arc : elle tombe. « Sûre est ta main, lui dis-je, mais faible était ton adversaire » Nous combattîmes. Terrible fut cette lutte de mort. Il tomba sous mon épée. Nous plaçâmes sous deux lombes de pierre ces jeunes et infortunés amants.

« Tel je fus dans ma jeunesse. Que ta vieillesse, Oscar, ressemble à celle de Fingal. Ne cherche jamais le combat ; mais, s’il se présente, ne l’évite jamais ! Fillan et Oscar à la brune chevelure, vous qui êtes légers à la course, volez sur la bruyère en ma présence ; observez les fils de Lochlin : j’entends d’ici le bruit de leurs pas, comme des sons éloignés dans les bois ; allez, qu’ils n’échappent point à mon glaive sur les vagues du nord. Car, combien de chefs de la race d’Érin gisent ici sur le sombre lit de la mort ! Ils sont tombés les enfants de la guerre, les fils du Cromla aux échos retentissants ! »

Les deux héros volèrent comme deux sombres nuages, deux sombres nuages qui servent de chars aux fantômes, quand les sombres enfants de l’air viennent effrayer les hommes. Alors Gaul, fils de Morni, s’avance et s’arrête immobile comme un rocher dans la nuit ; sa lance brille aux étoiles ; sa voix est semblable à de nombreux torrents.

« Enfant de la bataille ! s’écria le chef, ô Fingal, roi des coupes, que tes bardes, par leurs chants, appellent le sommeil sur les amis d’Érin ! Fingal, laisse dormir ton épée de mort, et permets que ton peuple combatte. Nous nous fanons sans gloire ; notre roi est le seul qui brise les boucliers. Quand le matin se lèvera sur nos collines, contemple de loin nos exploits. Que Lochlin sente l’épée du fils de Morni ; que les bardes chantent mes hauts faits. Telle fut jusqu’à présent la coutume de la noble race de Fingal ; telle fut la tienne, roi des glaives, dans le combat des lances. »

« Fils de Morni, répondit Fingal, je me glorifie de ta gloire. Combats, mais ma lance sera près de toi pour t’aider dans le danger. Élevez, élevez la voix, enfants de l’harmonie, et que vos chants bercent mon sommeil. Ici reposera Fingal, au milieu des vents de la nuit. Et toi, Agandecca, si tu es près de ces lieux, parmi les fils de ton pays, ou si tu es assise sur le souffle des vents, au milieu des mâts aux longs cordages de Lochlin, descends dans mes songes, ô ma beauté ! et montre à mon âme ton brillant visage.

Bien des voix et bien des harpes unirent leurs sons mélodieux : elles chantaient les nobles actions de Fingal, elles chantaient sa noble race ; et quelquefois, au milieu des doux sons, s’entendait le nom d’Ossian. Souvent j’ai combattu, souvent j’ai triomphé dans le combat des lances ; mais aveugle, abandonné et dans les larmes, je marche avec des hommes dégénérés ! Ô Fingal ! je ne te vois plus au milieu de ta noble race de guerriers ! Les chevreuils sauvages paissent sur la verte tombe du puissant roi de Morven ! Bénie soit ton âme, loi des épées, ô toi le plus renommé sur les collines de Cona !

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LIVRE QUATRIÈME.


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Argument.

L’action du poème étant interrompue par la nuit, Ossian en profite pour raconter ses propres exploits près du lac de Lego, et son amour pour Éverallin, mère d’Oscar, qui mourut quelque temps avant l’expédition de Fingal en Irlande. Son ombre apparaît à Ossian et lui dit qu’Oscar, qui avait été envoyé au commencement de la nuit pour observer l’ennemi, avait engagé le combat avec un parti avancé et qu’il était presque accablé par le nombre. Ossian vole au secours de son fils et une alarme prévient Fingal de l’approche de Swaran. Le roi se lève, rassemble son armée et, comme il l’avait promis la nuit précédente, en confia le commandement à Gaul, fils de Morni. Après avoir recommandé à ses enfans de se conduire vaillamment et de défendre son peuple, il se retire sur une colline d’où il pouvait voir le combat. La bataille s’engage ; le poète dit les grandes actions d’Oscar. Mais tandis qu’Oscar avec son père triomphaient sur une aile, Gaul, attaqué par Swaraa en personne, était au moment d’opérer sa retraite. Fingal envoie son barde Ullin pour l’encourager par un chant de guerre. Gaul et son armée sont obligés de se retirer. Fingal descend de la colline, rallie ses guerriers. Swaran cesse de les poursuivre, s’empare d’une hauteur, rétablit l’ordre dans ses rangs et attend l’approche de Fingal. Celui-ci avant encouragé ses hommes, donne les ordres nécessaires et recommence le combat. Cuthullin, qui s’était retiré à la caverne de Tura avec son ami Connal et Carril son barde, entendant le bruit de la mêlée, vient sur le sommet de la colline qui dominait le champ de bataille et voit Fingal aux prises avec l’ennemi. Dissuadé par Connal d’aller joindre Fingal qui était sur le point d’obtenir une victoire complète, Cuthullin envoie Carril féliciter le héros de son succès.


Quelle est celle qui, avec ses chants, descend de la colline, semblable à l’arc de la pluvieuse Lena ? C’est la vierge à la voix d’amour, la fille aux blanches mains de Toscar. Souvent tu as écouté mes chants, souvent tu m’as donné les pleurs de ta beauté. Viens-tu pour contempler les combats de ton peuple ou pour entendre le récit des actions d’Oscar ? Quand cesserai-je de frémir près des torrents de la retentissante Cona ? Mes années se sont écoulées dans les combats et la douleur obscurcit ma vieillesse !

Fille à la main de neige[73], je n’étais pas aveugle et triste ; je n’étais pas si sombre et si délaissé lorsqu’Éverallin[74] m’aimait ! Éverallin à la brune chevelure, la fille aux seins blancs de Branno. Mille héros recherchèrent la jeune fille, mais elle refusa son amour à mille héros. Elle dédaigna les fils de l’épée, car Ossian était gracieux à ses yeux. J’allai vers les ondes noires du Lego, pour demander cette vierge à son père. J’avais avec moi douze de mon peuple, douze enfants des torrents de Morven. Nous arrivâmes à la demeure de Branno, l’ami des étrangers ! Branno à l’armure retentissante, — « D’où viennent, dit-il, ces armes d’acier ? Elle n’est pas facile à obtenir la vierge qui a refusé les fils aux yeux bleus d’Érin. Mais sois béni, ô fils de Fingal ! Heureuse est la jeune fille qui t’attend ! Quand j’aurais douze vierges de beauté, le choix en serait à toi, fils de la renommée ! »

Il nous ouvrit la demeure de la beauté, la demeure d’Éverallin à la brune chevelure. La joie embrasa nos viriles poitrines et nous bénîmes la fille de Branno. Mais sur la colline, au-dessus de nos têtes, parut la troupe du superbe Cormac. Au nombre de huit étaient les héros de ce chef. La bruyère étincelait de l’éclat de leurs armes. Là, étaient Colla et Dura couvert de blessures, le puissant Toscar et Tago et avec eux le victorieux Frestal : venaient ensuite Dairo, heureux dans les combats et Dala, le boulevart des guerriers dans les sentiers étroits. L’épée flamboyait dans la main de Cormac ; mais gracieux était l’aspect du héros ! Au nombre de huit étaient les guerriers d’Ossian : Ullin, le fils impétueux de la guerre ; Mullo aux actions généreuses ; le noble, le gracieux Scelacha ; Oglan et le fougueux Cerdal ; Dumariccan aux farouches regards. Et pourquoi serais-tu le dernier, Ogar, toi si renommé sur les collines d’Ardven ?

« Ogar rencontre face à face le puissant Dala, sur la plaine des braves. Le combat des héros ressemble à celui des vents sur les vagues écumeuses de l’Océan. Ogar songe à son poignard, l’arme qu’il aime. Neuf fois il le plonge dans le flanc de Dala. Le combat a changé de face. Trois fois je brisai ma lance sur le bouclier de Cormac ; trois fois il brisa la sienne sur mon bouclier. Mais, ô jeune et malheureux amant, je lui tranchai la tête : cinq fois je la secouai par les cheveux : les amis de Cormac s’enfuirent. Quiconque m’eût dit, ô jeune et douce fille, alors que je luttais dans les combats, qu’aveugle et délaissé je passerai mes nuits dans la solitude, aurait eu besoin d’une armure impénétrable et d’un bras sans rival dans la guerre ! »

Mais déjà sur la plaine de Lena, s’est éteinte la voix de la musique. La brise inconstante soufflait avec force et le chêne élevé agitait ses feuilles autour de moi. Mes pensées étaient d’Éverallin, lorsqu’elle m’apparut dans toute la lumière de sa beauté. Ses yeux bleus roulant dans les larmes, elle se tint devant moi sur un nuage et me dit d’une voix faible :

« Lève-toi, Ossian, lève-toi et sauve mon fils ; sauve Oscar le prince des hommes ! Près du chêne du torrent de Lubar il combat contre les enfants de Lochlin. » Elle dit et se replongea dans son nuage. Je me couvre d’acier, ma lance souvent mes pas, mes armes retentissent. Je murmure, suivant ma coutume dans le danger, les chants des héros du passé. Comme un tonnerre lointain les enfants de Lochlin m’entendent. Ils fuient ; mon fils les poursuit.

Mais je le rappelai d’une voix semblable à celle d’un torrent éloigné. « Oscar, reviens sur Lena, m’écriai-je ; ne poursuis plus l’ennemi, quoique Ossian soit derrière toi. » Il revint et le bruit de ses armes fut doux à mon oreille. « Pourquoi, me dit-il, as-tu arrêté mon bras avant que la mort les eût tous enveloppés ? Sombres et terribles, sur les rives du torrent, ils ont attaqué ton fils et Fillan. Ils veillaient attentifs aux terreurs de la nuit. Nos épées en ont détruit plusieurs : mais tels que les vents de la nuit qui répandent l’Océan sur les sables blancs de Mora ; tels s’avancent les sombres enfants de Lochlin sur la bruyère de Lena. Les fantômes de la nuit poussent des cris aigus et j’ai vu les météores de la mort ! Laisse-moi réveiller le roi de Morven, lui qui sourit au danger ; lui qui ressemble au fils du ciel, se levant au milieu de la tempête. »

Fingal s’était subitement éveillé d’un songe ; il s’appuyait sur le bouclier de Trenmor, ce bouclier bruni que ses pères ont levé dans les guerres du passé. Ce héros avait vu dans son sommeil l’ombre affligée d’Agandecca. Elle venait des plaines de l’Océan et, solitaire, s’avançait à pas lents sur Lena. Son visage était pâle comme le brouillard du Cromla, et ses joues étaient pleines de larmes. Souvent, de sa robe formée des nuages du désert, elle levait sa main obscure : elle l’etendait sur Fingal et, en silence, elle détournait les yeux. « Pourquoi pleure-t-elle, la fille de Starno ? dit Fingal en soupirant ; pourquoi ton visage est-il si pale, ô toi qui erres au milieu des nuages ? » Elle s’éloigne sur la brise de Lena et laisse Fingal au milieu de la nuit. Elle pleurait sur les fils de son peuple qui allaient périr de la main de Fingal.

Le héros s’éveille en tressaillant : dans son ame il la revoit encore. Le bruit des pas d’Oscar approche. Le roi, sur son flanc, aperçoit son bouclier ; car le faible rayon du matin descendait déjà sur les vagues d’Ullin. « Dans leur fraveur, que font les ennemis ? dit, en se levant, le roi de Morven. Fuient-ils à travers l’écume de l’Océan, ou attendent-ils la bataille des lances ? Mais pourquoi le demander ? Fingal entend leur voix dans la brise du matin ! Vole, Oscar, sur la bruyère de Lena et réveille nos amis ! »

Le roi se tenait debout près de la roche du Lubar. Trois fois il éleva sa voix terrible. Le cerf tressaille et fuit des sources du Cromla et les rochers tremblent sur leurs collines. Comme le bruit de cent torrents de montagne, qui s’élancent, qui rugissent et bouillonnent ; comme les nuages qui s’amassent pour former une tempête sur la face bleue du ciel ; ainsi les enfants du désert accourent à la voix terrible de Fingal. La voix du roi de Morven était agréable aux guerriers de ses terres. Souvent il les avait conduits au combat ; souvent ils en étaient revenus avec les dépouilles de l’ennemi.

« Enfants de Selma, s’écrie le roi, venez au combat ; venez donner la mort à des milliers d’ennemis ! Le fils de Comhal contemplera la lutte. Mon épée se balancera sur la colline, mon épée, la défense démon peuple ! Mais jamais vous n’en aurez besoin, guerriers, tant que combattra le fils de Morni, le chef des hommes puissants ! Il conduira mon armée, afin que sa gloire s’élève dans les chants ! Ombres des héros décédés, ô vous qui chevauchez sur les tempêtes du Cromla, recevez avec joie mes guerriers qui succombent et menez-les sur vos collines. Puisse le vent de Lena les porter sur mes vagues, pour qu’ils visitent le silence de mes rêves et qu’ils réjouissent le sommeil de mon âme. Fillan et Oscar à la brune chevelure ! Et toi, blond Ryno à la lance aiguë ! marchez avec bravoure aux combats ! contemplez le fils de Morni, contemplez les exploits de son bras ; et que vos épées dans la mêlée soient semblables à son épée ! Protégez les amis de votre père et rappelez-vous les chefs des temps passés ! Quand vous tomberiez dans Érin, ô mes enfants, je vous reverrais encore ! Bientôt nos ombres froides et pâles se réuniront dans un nuage, sur les vents de Cona. »

Tel qu’un nuage orageux et sombre, bordé des rouges éclairs du ciel, et qui fuyant le rayon du matin, vole vers l’occident ; tel s’éloigne le puissant roi de Selma. L’éclat de son armure est terrible et deux lances sont dans sa main. Sa chevelure blanchie tombe sur le vent. Souvent il se détourne pour voir le champ de bataille. Trois bardes accompagnent cet enfant de la gloire, pour porter ses paroles à ses chefs. Il s’assied sur la cime du Cromla : l’éclat de son épée se balance dans l’air, et nous marchons à l’ennemi.

La joie se lève sur le visage d’Oscar. Sa joue est rouge et son œil verse des larmes. Son épée, dans sa main, est un rayon de lumière. Il s’avance et, souriant, il dit à Ossian : « Ô toi qui règles le combat des épées, ô mon père, prête l’oreille à ton fils ! Retire-toi avec le chef de Morven et cède ; moi ta gloire. Si je péris ici, souviens-toi de ce sein de neige, de ce rayon solitaire de mon amour, la fille aux blanches mains de Toscar ! Car, les joues en feu et ses doux cheveux épars sur son sein, du haut du rocher, elle se penche sur le torrent et soupire pour Oscar. Dis-lui qu’enfant léger des vents je suis sur mes collines ; dis-lui, que dans un nuage, je rejoindrai la gracieuse fille de Toscar ! » — Élève, Oscar, élève plutôt ma tombe : je ne veux point te céder le combat. Le premier et le plus sanglant dans la mêlée, mpn bras doit t’apprendre à combattre. Mais souviens-toi, mon fils, de placer cette épée, cet arc et le bois de mon cerf dans cette étroite et sombre demeure dont la marque est une pierre grisâtre ! Oscar, je n’ai pas d’amante à laisser aux soins de mon fils. Éverallin n’est plus, Éverallin la douce fille de Branno ! »

Telles étaient nos paroles lorsque la voix de Gaul descendit forte et croissante sur le vent. Il agite au-dessus de lui le glaive de son père. Nous nous précipitons à la mort et aux blessures. Comme les vagues écumeuses, bouillonnant sur l’abîme, s’avancent gonflées et rugissantes ; comme les rochers couverts de limon s’opposent aux vagues rugissantes ; ainsi les ennemis s’attaquent et conbattent. L’homme rencontre l’homme, l’acier rencontre l’acier. Les boucliers résonnent et les guerriers succombent. Comme cent marteaux sur le rouge enfant de la fournaise, ainsi se lèvent, ainsi retentissent les épées !

Gaul s’élance comme un tourbillon dans l’Ardven. Son épée est la destruction des héros. Swaran ressemble au feu du désert dans les bruyères du Gormal. Comment pourrais-je dire dans mes chants la mort de tant de lances ? Mon épée se lève et flamboie dans la sanglante mêlée. Que tu étais terrible, Oscar, ô le meilleur et le plus grand des fils ! Je me réjouissais dans le secret de mon âme, quand son glaive flamboyait sur les ennemis renversés. Ils fuient en tumulte sur la bruyère de Lena : nous poursuivons, nous massacrons ! Comme les pierres qui bondissent de rochers en rochers ; comme les haches dans les forêts retentissantes ; comme le tonnerre roule de montagne en montagne, en éclats brisés et terribles ; tels, de la main d’Oscar et de la mienne, le coup succède au coup et la mort à la mort !

Mais Swaran environne le fils de Morni, comme les flots impétueux d’Inistore. Fingal, à cette vue, se lève sur sa colline ; il saisit sa lance : « Va, Ullin, va, mon vieux barde, s’écrie le roi de Morven, rappelle au fier Gaul et les combats et l’exemple de ses pères ! soutiens par tes chants mon armée qui faiblit ; les chants raniment les guerriers. » Le majestueux Ullin s’avance dans les pas de la vieillesse, et parle au roi des épées : — « Fils du chef aux généreux coursiers, fier et bondissant roi des lances, bras fort dans les périlleux labeurs, cœur inflexible qui ne cède jamais, chef aux armes aiguës de la mort ; frappe et renverse l’ennemi ! que leurs blanches voiles ne bondissent jamais vers la sombre Inistore ! que ton bras soit comme la foudre, tes yeux comme la flamme, et ton cœur un roc inébranlable ! Autour de toi fais voler ton épée comme un météore de nuit, lève ton bouclier comme le feu de la mort ! Fils du chef aux généreux coursiers, frappe et renverse l’ennemi ! frappe ! détruis ! »

À ces mots, le cœur de Gaul bat avec violence ; mais Swaran s’avance avec toute son armée : en deux il fend le bouclier de Gaul, et les enfants de Selma prennent la fuite.

Fingal aussitôt se lève dans ses armes : trois fois il fait entendre sa terrible voix. Le Cromla en répéta les sons, et les fils du désert s’arrêtèrent immobiles. Ils baissent vers la terre leurs visages confus et rougissent en présence du roi. Il s’avançait comme un nuage de pluie dans un jour de soleil, lorsqu’il roule lentement sur la colline et que les champs attendent les ondées : le silence accompagne sa marche lente dans le ciel ; mais l’orage doit bientôt éclater. Swaran aperçoit le terrible roi de Morven et s’arrête au milieu de sa course. Sombre, il s’appuie sur sa lance et roule autour de lui des yeux enflammés. Silencieux et grand, on dirait, sur les rives du Lubar, un chêne dont les branches jadis ont été flétries par le feu du ciel : il se penche sur le torrent ; ses mousses grisâtres sifflent à la brise : tel semblait le roi. Cependant il se retire à pas lents sur la bruyère de Lena ; ses mille guerriers se répandent autour de lui, et les ténèbres s’amassent sur sa colline.

Fingal, comme un rayon du ciel, brille au milieu de son peuple. Ses héros s’assemblent autour de lui ; il leur fait entendre la voix de sa puissance : « Levez mes étendarts, déployez-les aux vents de Lena, comme les flammes de cent collines ! qu’ils frémissent sur les brises d’Érin et nous excitent au combat. Enfants des impétueux torrents qui tombent de mille montagnes, tenez-vous près du roi de Morven ! soyez attentifs à ses royales paroles ! Gaul, bras indomptable de la mort ; Oscar, aux futures batailles ; Connal, fils de Sora aux bleus boucliers ; Dermid, à la brune chevelure ; Ossian, roi des chants, tenez-vous près du bras de votre père ! » Nous levons le Soliflamme[75] des combats, l’étendart du roi de Morven ! L’âme des héros tressaillait de joie en le voyant ondoyer à la brise. Il était parsemé d’or, comme la coupe vaste et bleu du ciel de la nuit. Chaque héros avait aussi son étendart ; chaque héros ses guerriers menaçants !

« Voyez, s’écria le roi des coupes généreuses, voyez comme les guerriers de Lochlin se partagent sur Lena ! Ils se tiennent sur la colline, comme des nuages séparés, ou comme une forêt de chênes à demi consumés, lorsque nous voyons à travers leurs rameaux et le ciel et les météores qui passent derrière eux ! Que chaque chef des amis de Fingal choisisse sa troupe sombre parmi ces guerriers qui nous menacent de si haut ; que pas un seul de ces fils des forêts ne bondisse sur les vagues d’Inistore ! »

« À moi, dit Gaul, les sept chefs qui sont venus du lac de Lego ! » — « Que le sombre roi de l’Inistore, dit Oscar, s’offre à l’épée du fils d’Ossian ! » — » Et le roi d’Iniscon à la mienne, dit Connal au cœur d’acier ! » — « Ou le chef de Mudan, dit Dermid à la brune chevelure, ou moi, dormira sur la froide terre ! » — « Et moi qui maintenant suis aveugle et faible, je choisis le belliqueux roi de Terman ; je promis de conquérir de ma main le noir bouclier de ce héros. » — « Bénis et victorieux soient mes chefs ! reprit Fingal avec un doux regard. Swaran, roi des vagues mugissantes, c’est toi que Fingal a choisi ! »

Alors, comme mille vents opposés se précipitent à travers les vallées, sombres et divisés s’avancent les enfants de Selma : Les échos du Cromla en retentissent au loin. Comment dirais-je les morts dont nous fûmes entourés dans la mêlée des armes ! Ô fille de Toscar, sanglantes étaient nos mains ! Les sombres rangs de Lochlin tombaient comme les rives de la rugissante Cona ! Nos armes furent victorieuses sur Lena : chaque chef accomplit sa promesse. Près du murmure du Branno, souvent tu t’es assise, ô vierge ! ton sein blanc se soulevait fréquemment, comme le duvet du cygne lorsque avec lenteur il nage sur le lac, et que la brise souffle de côté sur son aile frémissante. Tu as vu le soleil se retirer, rouge et lent derrière son nuage ; la nuit s’épaissir autour de la montagne, tandis que par intervalles, les vents rugissaient dans les vallées profondes. Enfin, la pluie bal avec force : la foudre roule en éclats. L’éclair jaillit sur les rochers : les esprits montent sur des ravons de feu. L’impétuosité du torrent des montagnes descend en rugissant du sommet des collines. Tel était le bruit du combat, ô vierge aux bras de neige ! Mais pourquoi, fille de Toscar, pourquoi cette larme ? C’est aux filles de Lochlin à pleurer, car les guerriers de leur patrie ont succombé ! Sanglantes étaient les armes bleues de la race de mes héros ! Mais je suis triste, aveugle et délaissé ; je ne suis plus le compagnon des héros ! Donne-moi, ô jeune et douce vierge, donne-moi tes larmes ; car j’ai vu les tombes de tous mes amis !

Ce fut alors qu’avec douleur, Fingal vit un héros tomber sous sa main. Le guerrier en cheveux blancs roulait dans la poussière, et vers le roi levait ses yeux mourants, « Et c’est par moi que tu meurs, ami d’Agandecca, s’écrie le fils de Comhal ! J’ai vu tes larmes pour la vierge de mon amour, dans les salles du sanguinaire Starno ! Tu fus l’ennemi des ennemis de mon amour, et tu uicurs de ma main ! Élève Ullin, élève la tondre de Mathon, et dis son nom dans les chants d’Agandecca. Tu fus chère à mon âme, ô triste habitante de la solitaire Ardven ! »

Cuthullin, de la caverne de Cromla, entendit la bruit du combat. Il appela Carril des temps passés et Connal, le chef des épées. Ces héros en cheveux blancs entenflent sa voix et saisissent leurs lances aiguës. Ils s’avancent et voient les flots de la bataille, comme les vagues pressées de l’Océan, quand les vents orageux soufflent de l’abîme et roulent les lames à travers les vallées sablonneuses. Cuthullin s’enflamme à cette vue : les ténèbres s’amassent sur son front. Sa main est sur l’épée de ses pères, et ses yeux enflammés roulent sur l’ennemi. Trois fois il veut s’élancer au combat, trois fois il est retenu par Connal. « Chef de l’île des brouillards, lui dit-il, Fingal renverse fennemi. Ne cherche point une part dans la gloire du roi ; il est à lui seul puissant comme la tempête ! »

« Hé bien, Carril, répondit le chef, va féliciter le roi de Morven. Quand Lochlin aura passé, comme un torrent après la pluie ; quand le bruit du combat aura cessé, que ta douce voix chante à ses oreilles les louanges du roi de Selma ! Donne-lui l’épée de Caithbat ; car Cuthullin n’est pas digne de porter les armes de ses pères ! Venez, ô fantômes du solitaire Cromla ! âmes des chefs qui ne sont plus, venez et entourez les pas de Cuthullin ! Parlez-lui dans la caverne, refuge de sa douleur ! Jamais plus je ne serai renommé parmi les puissants de ma terre. Je suis un rayon qui a brillé ; un brouillard qui s’est évanoui, quand les brises du matin sont venues éclaircir les flancs brumeux de la colline. Connal, ne me parle plus d’armes ! Ma gloire s’en est allée. Mes soupirs seront sur les vents du Cromla, jusqu’à ce qu’on cesse de voir la trace de mes pas. Et toi, Bragéla aux seins blancs, gémit sur la chute de ma gloire : vaincu, jamais je ne retournarai vers toi, ô doux rayon de mon âme »

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LIVRE CINQIÈME.


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Argument.

Cuthullin et Connal restent sur la colline. Fingal et Swaran cocombattent ; description de leur renrontre. Swaran est vaincu, enrliainé et livre prisonnier à la garde d’Ossian et de Gaul, fils de Morni. Fingal, ses plus jeunes fils, et Oscar poursuivent l’ennemi. Épisode d’Orla chef de Lochlin, mortellement blessé dans le combat. Fingal, touché de la mort d’Orla, ordonne de cesser la poursuite, et rappelant ses enfants, il apprend que Ryno, le plus jeune d’entre eux a été tué. Il pleure sa mort, écoute l’histoire de Lamderg et de Gelchossa et revient à l’endroit où il avait laissé Swaran. Carril, qui avait été envoyé par Cuthullin pour féliciter Fingal sur sa victoire, sur ces entrefaites, va trouver Ossian. L’entretien des deux poètes termine l’action du quatrième jour.


Sur les flancs du Cromla, Connal parlait à Cuthullin, le chef au noble char. Pourquoi cette tristesse, fils de Semo ? Nos amis sont puissants dans les combats ; toi, guerrier, tu es renommé, et nombreuses sont les morts de ton glaive ! Souvent Bragéla est allée à ta rencontre, la joie brillant dans ses yeux bleus ; souvent elle est allée à la rencontre de son héros revenant au milieu de ses braves, lorsque le carnage avait rougi son épée et que ses ennemis étaient muets sur les champs de la tombe. La voix de tes bardes était douce à son oreille, lorsque tes hauts faits grandissaient dans leurs chants.

Mais, vois le roi de Morven ! Il s’avance comme une colonne de feu. Sa force est semblable à celle du torrent de Lubar, ou à celle des vents du Cromla, quand les épaisses forêts de la nuit sont arrachées de leurs rochers. Heureux est ton peuple, ô Fingal ! ton bras terminera leurs guerres. Tu es le premier dans les dangers ; le plus sage dans les jours de la paix. Tu parles et tes mille guerriers obéissent : des armées tremblent au bruit de tes armes. Heureux est ton peuple, ô Fingal, ô puissant roi de Selma ! Mais quel est celui qui s’avance sombre et terrible, comme le tonnerre dans sa course ? Quel autre que le fils de Starno ! Il marche à la rencontre de Fingal. Contemple le combat des chefs ! C’est la tempête sur l’Océan, quand deux esprits se rencontrent et lutient à qui roulera les vagues. Le chasseur entend sur sa colline le bruit de leur combat et voit les hautes vagues s’avancer vers les rivages de l’Ardven. Ainsi parlait Connal quand les deux héros en vinrent aux mains. C’est alors que s’élève le bruit des armes ! Chaque coup retentit comme les cent marteaux de la fournaise ! Terrible est le combat des rois ; terrible le regard de leurs yeux ! Ils fendent en deux leurs boucliers brunis et l’acier de leurs casques vole brisé en éclats. Ils jettent leurs armes et chacun d’eux s’élance et saisit son héros. Leurs bras nerveux s’enlacent, ils se balancent d’un côté sur l’autre ; ils tendent, ils raidissent leurs larges membres ; et, déployant tout l’orgueil de leurs forces, de leurs talons ils ébranlent la colline. Les rochers croulent de leurs cimes et les buissons aux têtes verdoyantes tombent déracinés. Enfin succombe la force de Swaran et le roi des forêts est enchaîné. Ainsi j’ai vu sur le Cona, Cona que je ne vois plus, ainsi j’ai vu deux sombres collines déplacées de leurs bases par la force de leurs torrents grossis. Elles chancellent dans leur chute : leurs chênes majestueux se rencontrent dans l’air ; enfin elles s’écroulent ensemble avec tous leurs arbres et leurs rochers : les torrents sont détournés par leurs masses ; et leurs ruines rougeàtrcs sont aperçues de loin.

« Enfants de Morven, dit Fingal, gardez le roi de Lochlin. Il est aussi fort que ses mille vagues et sa main est instruite à combattre. Il est de la race des anciens temps. Gaul, premier de mes héros, Ossian, roi des chants, rappelez-vous qu’il est le frère d’Agandecca : faites que la joie surmonte sa douleur, Mais vous. Oscar, Fillan et Ryno, enfants de ma race, poursuivez sur Lena les guerriers de Lochlin, pour qu’à l’avenir nul vaisseau ne hondisse sur les vagues houleuses d’Inistore. »

Aussitôt ils volent et traversent la bruyère. Fingal s’avance lentement, pareil au nuage de la foudre, quand les plaines brûlantes de l’été sont silencieuses et sombres. Son épée est devant lui comme un rayon de soleil ; terrible comme le météore de la nuit. Il marche vers un chef de Lochlin et s’adresse à l’enfant des vagues : « Quel est celui qui, si triste et si sombre, s’appuie contre le rocher du torrent ? Il n’en peut franchir les ondes rougissantes ; mais qu’il est majestueux ! Son bouclier est sur son flanc et sa lance est semblable à l’arbre du désert. Jeune homme à la brune chevelure, es-tu des ennemis de Fingal ?

« Je suis un enfant de Lochlin, s’écria le guerrier, et mon bras est fort dans la guerre. Mon épouse pleure dans ma demeure, mais Orla ne reviendra jamais ! » — « Héros, rends-toi ou combats, reprend Fingal roi des nobles actions : les ennemis ne triomphent point en ma présence et mes amis sont célébrés dans mon palais. Fils des vagues, suis moi, viens partager la coupe de mes festins ; viens pour suivre les cerfs de mes déserts et sois l’ami de Fingal ! » — « Non ! répond le héros, je secours le faible ; ma force est à celui que les armes trahissent. Mon épée ; ô guerrier, a toujours été sans rivale : que le roi de Morven me cède ! » — « Je n’ai jamais cédé, Orla ! Fingal n’a jamais cédé à un mortel ! Tire ton épée et choisis ton ennemi : nombreux sont mes héros ! »

« Le roi refuse donc le combat ? dit Orla. Fingal est, de toute sa race, le seul rival digne d’Orla ! mais, roi de Morven, si je succombe, puisqu’un jour le guerrier doit mourir, élève ma tombe au milieu de cette plaine ; qu’elle soit la plus haute sur Lena ! À travers la vague sombre et bleue, envoie l’épée d’Orla à l’épouse de son amour, afin qu’elle puisse, avec des larmes, la montrer à son fils et enflammer son âme aux combats. » — « Guerrier aux tristes discours, lui dit Fingal, pourquoi réveilles-tu mes pleurs ? Les guerriers doivent mourir un jour et leurs enfants verront dans leurs demeures leurs armes inutiles : mais, Orla, ta tombe sera élevée et ta blanche épouse pleurera sur ton épée. »

Ils combattirent sur la bruyère de Lena : mais le bras d’Orla était faible. L’épée de Fingal descend et fend en deux son bouclier qui tombe et brille sur la terre, comme la lune sur les ondes émues des torrents. « Roi de Morven, dit le héros, lève ton épée et perce-moi le sein. Faible et blessé dans le combat, je fus abandonné ici par mes amis. Ma triste histoire parviendra à mon amour sur les rives du Lota[76], quand elle sera seule dans les bois et que la brise frémira dans les feuilles. »

Non, répondit le roi de Morven, non, Orla, jamais je ne te blesserai. Sur les rives du Lota que ton épouse te revoie, échappé des mains de la guerre. Que ton père en cheveux blancs, qui peut-être est aveugle par l’âge, entende le son de ta voix et se réjouisse dans sa demeure ! Le héros se lèvera plein de joie et de ses mains il cherchera son fils. » — « Mais jamais il ne le trouvera, Fingal, répond le jeune guerrier des rives du Lota. Je vais mourir sur la plaine de Lena : des bardes étrangers parleront de moi : mon large baudrier couvre ma blessure mortelle et je le jette aux vents ! »

Un sang noir jaillit de son flanc : il tombe pâle sur la bruyère de Lena ; il expire. Fingal se penche sur lui et rappelle ses jeunes chefs. « Oscar et Fillan, mes enfants, élevez la tombe d’Orla. Qu’ici repose le guerrier aux cheveux bruns, loin de l’épouse de son amour ; qu’il repose ici dans son étroite demeure, loin du murmure du Lola. Le faible un jour verra son arc dans ses salles, mais il ne pourra le bantler. Ses chiens fidèles hurlent sur ses collines, et les sangliers qu’il avait coutume de poursuivre se réjouissent. Il est tombé, le bras de la bataille, il est tombé, le puissant parmi les braves ! Élevez la voix, que le cor retentisse, enfants du roi de Morven ! Retournons vers Swaran et dissipons la nuit par nos chants. Fillan, Oscar et Ryno, volez sur la bruyère de Lena. Mais où es-tu, Ryno, jeune enfant de la gloire ? Tu n’avais pas coutume de répondre le dernier à la voix de ton père ! » Ryno, répondit Ullin, le premier des bardes, Ryno est avec les ombres augustes de ses pères : avec Trathal, le roi des boucliers, avec Trenmor aux actions glorieuses. Le jeune homme est tombé, le jeune homme est pâle ; il repose sur la plaine de Lena. »

« Il est donc tombé, s’écria le roi, le plus léger à la course, le premier à bander l’arc ! À peine as-tu été connu de moi ! Pourquoi le jeune Ryno est-il déjà tombé ? Mais dors doucement sur Lena, Fingal te reverra bientôt. Bientôt ma voix ne sera plus entendue, et l’on cessera de voir la trace de mes pas. Les bardes diront le nom de Fingal : les pierres parleront de lui. Mais tu n’es plus, ô Ryno, et tu n’as pas reçu ta gloire. Ullin, touche la harpe pour Ryno ; dis ce qu’il eût été un jour. Adieu, toi le premier dans le champ des combats. Je ne dirigerai plus ton javelot. Tu étais si beau ! Je ne te vois plus ! Adieu ! »

Des pleurs sont sur la joue du roi, car son fils était terrible dans la guerre ; son fils qui ressemblait à un rayon de feu, la nuit, sur la montagne, quand les forêts tombent sous son passage, et que le voyageur tremble au bruit de leur chute : mais les vents l’emportent au delà des rocs escarpés ; il disparaît à la vue et les ténèbres triomphent.

« Quel est celui dont la gloire est dans cette verte tombe ? dit le roi des coupes généreuses. Quatre pierres, avec leurs têtes de mousse, marquent l’étroite maison de la mort. Près de là, que Ryno repose ; qu’il dorme voisin des braves ! Peut-être gît ici quelque chef renommé, qui s’envolera avec mon fils sur les nuages. Ô Ullin, dis les chants du passé : réveille leur mémoire ensevelie dans leur tombe. S’ils n’ont jamais fui dans le champ des batailles, mon fils reposera près d’eux ; il reposera, loin de Morven, sur les plaines de Lena. »

Ici, dit le barde harmonieux, ici reposent les premiers des héros. Silencieux est Lamderg dans cette tombe, muet est Ullin[77], le roi des épées. Mais quelle est celle qui, douce et souriant sur son nuage, me montre son visage d’amour ? Pourquoi, vierge, pourquoi es-tu si pâle, toi la première des filles de Cromla ? Ne dors-tu point avec les ennemis, blanche fille de Tuathal ? Tu fus l’amour de mille guerriers ; mais Lamderg fut ton seul amour. Il vint vers les tours moussues de Tura, et, frappant son noir bouclier, il dit : « Où est Gelchossa mon amour, la fille du noble Tuathal ? Je l’ai laissée dans le palais de Tura quand j’allai combattre le puissant Ulfada. « Reviens bientôt, ô Lamderg, me dit-elle, car je suis ici, assise dans ma douleur. » Les soupirs soulevaient son sein blane et sa joue était mouillée de larmes. Mais je ne la vois point venir au-devant de moi pour calmer mon âme après la guerre. Silencieux est le palais de ma joie : je n’entends pas la voix du harde. Bran, à la porte, n’agite point ses chaînes, joyeux à la venue de Lamderg. Où est Gelcliossa, mon amour, la douce fille du généreux Tuathal ? « Lamderg, dit Ferchios, fils d’Aidon, Gelchossa erre sur le Cromla. Elle poursuit avec les filles de l’arc les chevreuils fugitifs. » — « Ferchios, répond le chef de Crouila, nul hruit n’arrive à l’oreille de Lamderg. Pas un son dans les bois de Lena. Aucun chevreuil ne fuit devant mes yeux ; aucun chien haletant ne le poursuit. Je ne vois point Gelchossa, mon amour, belle comme la pleine lune se couchant sur les collines. Va, Ferchios, va vers Allad. l’enfant du rocher aux cheveux blanchis. Sa demeure est dans le cercle de pierres. Il sait peut-être où se trouve la belle Gelchossa. »

Le fils d’Aidon va et parle à l’oreille du vieillard : « Allad, tremblant et solitaire habitant des rochers, qu’ont vu les yeux de ta vieillesse ? » — « J’ai vu, répondit le vieux Allad, j’ai vu Ullin, le fils de Cairbar ; du Cromla il est descendu dans les ténèbres. Il murmurait un chant lugubre, comme le vent dans une forêt sans feuilles. Il entra dans le palais de Tura : « Lamderg, s’écria-t-il, ô toi le plus redoutable des hommes, combats ou cède à Ullin ! » — « Lamderg, le fils de la bataille, répondit Gelchossa, n’est point ici : il combat Ulfada, le chef puissant ; il n’est point ici, ô toi le premier des hommes ! mais Lamderg ne céda jamais ; il combattra le fils de Cairbar ! » — « Tu es belle, reprit le farouche Ullin, fille du généreux Tuathal ! Je t’emmène au palais de Cairbar, et le brave aura Gelchossa. Trois jours je resterai sur le Cromla pour attendre Lamderg, l’enfant de la bataille ; le quatrième, Gelchossa sera à moi, si le puissant Lamderg fuit ! »

« Allad, dit le chef de Cromla, paix à tes songes dans ta caverne ! Ferchios, fais retentir le cor de Lamderg, et qu’UIlin l’entende de sa demeure. » Lamderg, comme une tempête rugissante, monte sur la colline ; il murmure, en marchant, un chant terrible et sombre comme le bruit d’un torrent dans sa chute. Sombre, il s’arrête sur la colline, pareil à un nuage variant ses formes aux vents. Il roule un rocher, signal de la guerra, et Ullin, dans la demeure de Cairbar, en entendit la chute. Avec joie il entend son ennemi. Il saisit la lance de son père ; un sourire éclaire ses joues brunies, et il suspend son glaive à son côté. Le poignard étincelle dans sa main ; il s’avance en sifflant.

« Gelchossa vit le chef silencieux, comme une colonne de brouillard, monter sur la colline. Elle frappe son sein palpitant : muette et dans les pleurs, elle tremble pour Lamderg. « Cairbar, chef aux cheveux gris, dit la vierge à la main blanche et douce, je veux aller tendre l’arc sur le Cromla ; j’y vois les biches au poil fauve. » Elle vole sur la colline ; mais en vain ! déjà combattaient les farouches guerriers. — Pourquoi dirai-je au roi de Selma comment ont combattu ces héros courroucés ? Le sauvage Ullin succomba. Le jeune Lamderg revint, mais pâle, vers la fille de Tuathal. « Quel sang, mon amour, dit-elle toute tremblante, quel sang coule sur le flanc de mon guerrier ? » — « C’est le sang d’Ullin, répondit le chef. Gelchossa, ô toi plus belle que la neige, laisse-moi ici reposer quelque temps ! » — Le puissant Lamderg mourut. — « Et si tôt dors-tu sur la terre, ô chef de l’ombragée Tura ? » Trois jours elle se lamenta auprès de son amour. Les chasseurs la trouvèrent froide ; ils élevèrent cette tombe au-dessus d’eux trois. Ton fils, roi de Morven, reposera ici avec des héros ! »

« Et mon fils, dit Fingal, reposera près d’eux : la voix de leur gloire résonne à mes oreilles. Fillan et Fergus, portez ici Orla, le pâle et jeune guerrier des rives du Lota ; Ryno ne sera point couché dans la terre près d’un rival indigne, lorsque Orla reposera à ses côtés. Pleurez, filles de Morven ! et vous, vierges du Lota, pleurez ! Comme un arbre ils croissaient sur les collines ; ils sont tombés comme le chêne du désert, lorsque, couché au travers d’un torrent, il se flétrit au vent. Oscar, chef de la jeunesse, tu vois comment ils ont péri ; sois, comme eux, renommé sur la terre ; sois, comme eux, le sujet du chant des bardes ! Leur aspect était terrible dans le combat ; mais calme était Ryno dans les jours de la paix. Il était comme l’arc de la pluie que, de loin, l’on aperçoit sur le torrent, quand le soleil se couche sur Mora, et que le silence habite la colline des chevreuils. Repose, ô le plus jeune de mesfds ! repose, ô Ryno, sur la plaine de Lena ! Nous aussi, bientôt nous ne serons plus : un jour doivent tomber les guerriers ! »

Telle était ta douleur, roi des épées, lorsque Ryno reposait sur la terre. Quelle doit être la douleur d’Ossian, puisque toi-même tu t’es en allé ! De loin je n’entends plus ta voix sur Cona ; mes yeux ne t’aperçoivent plus. Souvent, triste et délaissé, je m’assieds sur ta tombe et la touche de mes mains. Quand je crois entendre ta voix, ce n’est qu’une brise qui passe ! Depuis longtemps Fingal s’est endormi, Fingal l’arbitre de la guerre !

Alors Gaul et Ossian s’assirent avec Swaran sur les douces et vertes rives du Lubar. Je touchai la harpe pour distraire le roi ; mais sombre était son front. Il portait vers Lena ses yeux rouges de larmes : le héros pleurait son année. Je levai les yeux vers la cime du Cromla, et j’aperçus le fils du généreux Semo. Triste et à pas lents, il se retirait de la colline vers la caverne solitaire de Tura. Il avait vu Fingal victorieux et la douleur se mêlait à sa joie. Le soleil brille sur son armure : Connal le suit à pas lents. Ils disparaissent derrière la colline, comme deux colonnes de feu, pendant la nuit, lorsque les vents les chassent sur la montagne et que la bruyère s’enflamme et retentit. Non loin d’un torrent à la bouillonnante écume, sa caverne est dans un rocher. Un arbre se penche au-dessus et les vents mugissent dans l’écho de ses flancs. C’est là que repose le chef d’Érin, le fils du généreux Semo. Il pense aux batailles qu’il a perdues et les larmes sont sur ses joues. Il pleure le départ de sa gloire qui s’est envolée comme le brouillard de Cona. Ô Bragéla, tu es trop loin, trop loin pour consoler l’âme du héros ! Mais que ta brillante image se montre à son esprit pour que ses pensées revolent vers le solitaire rayon de son amour !

Quel est celui qui s’avance sous les boucles de la vieillesse ? C’est le fils de l’harmonie. « Salut à toi, Carril des temps passés ! Ta voix est comme la harpe dans les salles de Tura. Tes paroles sont agréables comme la pluie qui tombe sur les champs pleins de soleil. Carril des anciens jours, pourquoi quittes-tu le fils du généreux Semo ? »

« Ossian, roi des épées, répondit le barde, bien mieux que moi tu sais élever la voix des chants. Depuis longtemps tu es connu de Carril, ô toi qui règles les combats ! Souvent j’ai touché la harpe pour la belle Éverallin ; souvent tu t’es joint à ma voix dans les salles de Branno aux coupes généreuses ; et souvent, au milieu de nos voix, on entendait la bien douce Éverallin. Un jour elle chantait la chute de Cormac, le jeune guerrier qui mourut pour obtenir son amour. Je voyais des larmes sur ses joues et sur les tiennes, ô chef des hommes ! Son âme, quoiqu’elle ne l’aimât point, était touchée du sort de cet infortuné. Comme elle était belle, entre mille vierges, la fille du généreux Branno ! »

« Ne rappelle point, Carril, lui dis-je, ne rappelle point sa mémoire à mon âme ! À son souvenir il faut que mon cœur se fonde et que mes yeux aient des larmes. Elle est pâle dans la terre, la douce et rougissante vierge de mon amour ! Mais assieds-toi sur la bruyère, ô barde ! et fais-nous entendre ta voix. Klle est douce comme la brise du printemps qui soupire à l’oreille du chasseur, lorsqu’il s’éveille des rêves de sa joie et qu’il a entendu la musique des esprits de la colline ! »

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LIVRE SIXIÈME.


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Argument.

La nuit descend. Fingal donne à son armée une fête à laquelle Swaran assiste. Le roi ordonne à son barde Ullinde chanter le chant de la paix, coutume toujours observée à la fin d’une guerre. Ullin raconte les actions de Trenmor bisaïeul de Fingal, dans la Scandinavie, et son mariage avec Inibaca, fille du roi de Lochlin, un des ancêtres de Swaran. Cette considération jointe à ce qu’il était frère d’Agandecca, que Fingal aima dans sa jeunesse, décide le roi de Morven à lui rendre la liberté et à lui permettre de retourner dans Lochlin, avec les restes de son année, sur sa promusse df ne jamais revenir en Irlande d’une manière hostile. La nuit se passe dans les préparatifs du départ de Swaran, dans les chants des bardus et dans une conversation où Fingal introduit l’histoire de Grumal. Le jour paraît et Swaran part. Finpal fait une partie dédiasse et, trouvant Cuthullin dans la caverne de Tura, il le console et met à la voile le jour suivant pour l’Écosse ; ce qui termine le poème.


Les nuages roulants de la nuit descendent et les ténèbres se posent sur le front du Cromla. Les étoiles du nord se lèvent au-dessus des vagues houleuses d’Érin et montrent leurs têtes de feu à travers le brouillard qui vole dans le ciel. Un vent éloigné rugit dans la forêt. Silencieuse et sombre est la plaine de la mort ! La voix de Carril, sur l’obscure Lena, montait encore à mes oreilles. Il chantait les amis de notre jeunesse ; les jours de nos années premières ; alors que nous nous réunissions sur les rives du Lego et que nous faisions circuler la coupe de la joie. Le Cromla répondait à sa voix. Les fantômes de ceux qu’il chantait descendaient sur leurs brises frémissantes et on les voyait se pencher avec joie, vers la voix de leurs louanges !

Bénie soit ton âme, ô Carril, au milieu des vents qui tourbillonnent ! Oh ! si tu voulais venir dans ma demeure quand je suis seul, la nuit ! Mais tu y viens, ô mon ami, souvent j’entends ta main légère sur ma harpe, lorsqu’elle est suspendue à la muraille lointaine et que ses sons affaiblis arrivent à mon oreille. Pourquoi ne me parles-tu pas dans ma douleur et ne m’apprends-tu pas quand je reverrai mes amis ? Mais tu passes dans ta brise murmurante et le vent siffle à travers les cheveux blanchis d’Ossian.

Cependant, sur les pentes du Mora, les héros s’assemblaient au festin. Mille chênes antiques brûlent au souffle des vents. Les coupes de la force circulent autour de nous. Les âmes des guerriers brillent de joie ; mais le roi de Lochlin est silencieux. La douleur a rougi les yeux de son orgueil. Souvent il se tournait vers Lena et se souvenait de sa défaite. Fingal s’appuyait sur le bouclier de ses pères : ses boucles grises ondoyaient lentement à la brise et brillaient au rayon de la nuit. Il vit la douleur de Swaran et parlant au premier de ses bardes : « Ullin, dit-il, entonne le chant de paix. Oh ! apaise mon âme après la guerre ! Que mon oreille oublie, à tes accents, le bruit terrible des armes : que cent bardes s’approchent pour distraire le roi de Lochlin. Il faut qu’il nous quitte joyeux ; car triste, jamais personne ne s’éloigna de Fingal. Oscar, l’éclair de mon épée est contre le fort dans le combat ; mais elle repose paisible à mes côtés quand les guerriers m’ont cédé dans la guerre. »

« Trenmor, dit la bouche aux chants mélodieux, vivait dans les jours des années évanouies. Il bondissait sur les vagues du nord, compagnon de la tempête ! Les hauts rochers de la terre de Lochlin, ses bois pleins de murmures, à travers le brouillard, apparaissent au héros : il serre ses voiles arrondies comme le sein blanc des femmes. Trenmor poursuivit le sanglier qui rugissait dans les bois du Gormal. Beaucoup de guerriers avaient fui devant lui ; mais il roula mourant sous la lance de Trenmor. Trois chefs, qui virent cet exploit, parlèrent du puissant étranger. Ils disaient qu’il était semblable à une colonne de feu dans les armes brillantes de sa valeur. Le roi de Lochlin prépara la fête, il y convia le jeune Trenmor. Trois jours il fut fêté dans les tours de Gormal, et dans le combat il eut le choix des armes. Le pays de Lochlin n’eut pas de héros qui ne cédât à Trenmor. La coupe de la joie circula avec des chants à la louange du roi de Morven ; de celui qui était venu sur les vagues, du premier entre les hommes puissants ! »

« Quand se leva le quatrième matin, le héros lança son navire et se promena le long du rivage silencieux, appelant les vents rapides qu’il entendait au loin murmurer derrière les bois. Couvert de ses armes d’acier, parut alors un fils des forêts du Gormal. Rouge était sa joue et blonde sa chevelure. Sa peau était semblable à la neige de Morven. Son œil bleu et souriant roulait avec douceur lorsqu’il s’adressa au roi des épées.

« Arrête, Trenmor, arrête, toi le premier des hommes ; tu n’as pas vaincu le fils de Lonval. Mon épée souvent a rencontré le brave et le sage évite la force de mon arc. » — Jeune homme aux blonds cheveux, répondit Trenmor, je ne combattrai point le fils de Lonval. Ton bras est faible, ô rayon de jeunesse ! Retire-toi, et va poursuivre les biches brunes du Gormal. » — « Je me retirerai, répliqua le jeune homme, mais avec l’épée de Trenmor, et me réjouissant dans le bruit de ma gloire. Les vierges environneront en souriant celui qui vainquit le puissant Trenmor. Elles soupireront avec des soupirs d’amour ; elles admireront la longueur de ta lance quand je la porterai au milieu d’elles, et que j’en lèverai au soleil la pointe étincelante. »

Jamais tu n’emporteras ma lance, dit le roi courroucé de Morven. Ta mère te trouvera pâle, sur le rivage, et, regardant sur l’abîme sombre et bleu, elle verra les voiles de celui qui a tué son fils ! » — « Je ne lèverai point la lance, dit le jeune homme, la force des années manque encore à mon bras. Mais, de ma flèche ornée de plumes, j’ai appris à percer de loin mon ennemi. Jette cette lourde cotte d’armes qui te protège contre la mort. Le premier je poserai la mienne sur la terre. Lance maintenant ton trait, roi de Morven ! » Trenmor vit le gonflement de son sein : c’était la sœur du roi de Lochlin. Elle l’avait vu dans le palais et avait aimé la jeunesse de son visage. La lance tombe des mains de Trenmor : il baisse vers la terre sa joue vermeille. Elle était pour lui ce rayon de lumière qui rencontre les enfants de la caverne, lorsqu’ils revoient les plaines du soleil et qu’ils baissent leurs yeux blessés.

« Chef de l’orageuse Morven, dit la jeune fille aux bras de neige, laisse-moi me reposer dans ton navire bondissant, loin de l’amour de Corlo : car il est terrible pour Inibaca comme le tonnerre du désert. Il m’aime dans son farouche orgueil et lève dix mille lances. » — « Repose en paix, dit le puissant Trenmor, repose à l’ombre du bouclier de mes pères. Je ne fuirai point devant ce chef quoiqu’il lève dix mille lances. » Trois jours il attendit sur le rivage. Il fit au loin retentir son cor, et du haut de ses collines il invita Corlo à descendre au combat : mais Corlo ne vint pas. Alors le roi de Lochlin descendit de son palais : il fit une fête sur le rivage et donna la jeune fille à Trenmor. »

Roi de Lochlin, dit Fingal, ton sang coule dans les veines de ton ennemi. Nos pères se rencontrèrent dans la bataille parce qu’ils aimaient la lutte des lances ; mais souvent ils se donnèrent des fêtes dans leurs palais, et firent circuler la coupe de la joie. Laisse la gaité éclairer ton visage et la harpe enchanter ton oreille. Terrible comme la tempête de ton Océan, tu as répandu ta valeur ; et ta voix a été semblable à la voix de mille guerriers quand ils engagent le combat. Lève demain, lève tes blanches voiles au vent, ô Frère d’Agandecca ! Brillante comme le rayon du midi, elle descend sur mon âme affligée. J’ai vu tes larmes pour cette jeune beauté, et je t’ai épargné dans les salles de Starno, quand mon épée était rouge de carnage et mon œil plein de larmes pour la jeune fille. Préfères-tu le combat ? Je te l’offre, comme tes pères jadis l’ont offert à Trenmor ; pour que tu puisses t’en aller plein de gloire, comme le soleil qui se couche dans l’Occident ! »

Roi de la race de Morven, dit le chef de Lochlin, jamais Swaran ne combattra contre toi, ô le premier des héros ! Je t’ai vu dans les salles de Starno : tes années dépassaient de peu les miennes. Quand donc, disais-je à mon âme, pourrai-je lever la lance comme le noble Fingal ? Depuis, ô guerrier, nous avons combattu sur les pentes touffues de Malmor ; quand mes vagues m’eurent porté vers tes salles et que le festin des mille coupes eut été étalé. Que le barde envoie aux âges futurs le nom du vainqueur, car ce fut un noble combat que celui de Malmor ! Mais plusieurs des navires de Lochlin ont perdu leurs jeunes guerriers sur Lena : prends-les, roi de Morven, et sois l’ami de Swaran ! Quand ton fils viendra à Gormal, le festin des coupes sera étalé et le combat lui sera offert sur la vallée. »

« Fingal, reprit le roi, ne prendra ni vaisseau, ni terre aux nombreuses collines. Le désert me suffit avec ses daims et ses bois. Monte de nouveau sur tes vagues, noble ami d’Agandecca : ouvre tes blanches voiles au rayon du matin et retourne vers les collines du Gormal. »

« Bénie soit ton âme ! roi des coupes, dit Swaran au bouclier bruni. Dans la paix tu es la brise du printemps ; dans la guerre, l’orage des montagnes. Maintenant, prends ma main en signe d’amitié, roi de la retentissante Selma. Que tes bardes pleurent sur ceux qui sont tombés et qu’Érin confie à la terre les enfants de Lochlin. Élevez dans l’air les pierres moussues de leur gloire, pour que les fils du nord puissent un jour contempler l’endroit où combattirent leurs pères. Le chasseur dira peut-être, appuyé sur la mousse d’un tombeau : « Ici combattirent Fingal et Swaran, héros des anciens temps. » Ainsi dira-t-il dans l’avenir, et notre gloire durera pour toujours. »

« Swaran, dit le roi des collines, notre renommée ne sera jamais plus grande qu’aujourd’hui. Nous passerons comme un rêve. Nul bruit ne restera dans nos champs de bataille. Nos tombes seront perdues dans la bruvère, et le chasseur ne connaîtra pas la place de notre repos. Nos noms seront entendus dans les chants ; mais qu’importe ! notre force sera éteinte ! Ossian, Carril et Ullin, vous savez l’histoire des héros qui ne sont plus ; donnez-nous les chants des autres années ; que la nuit s’écoule aux sons de votre harpe, et que le matin revienne avec la joie. »

Nous donnâmes des chants aux rois. Cent harpes unissaient leurs sons à nos voix. Le visage de Swaran brillait comme la plaine lune dans le ciel, quand les nuages s’évanouissent pour la laisser calme et large au milieu du firmament.

« Carril, dit le grand Fingal, Carril des autres temps, où est le fils de Semo, le roi de l’île des brouillards ? S’est-il retiré, comme le météore de la mort, dans la sombre caverne de Tura ? » — « Cuthullin, dit Carril des autres temps, repose dans la sombre caverne de Tura. Sa main est sur l’épée de sa force, et ses pensées sur les batailles qu’il a perdues. Triste est le roi des lances, jusqu’alors invaincu dans les combats. Il envoie son épée pour qu’elle repose au côté de Fingal qui, semblable à l’orage du désert, a dissipé tous ses ennemis. Prends, ô Fingal, l’épée de ce héros ! Sa gloire s’est évanouie comme le brouillard qui vole devant la brise, le long de la brillante vallée. »

« Non, dit le roi, Fingal jamais ne prendra son èpée. Son bras est puissant dans la guerre, et sa renommée ne s’éteindra jamais. Beaucoup ont été vaincus dans les combats ; mais c’est de leur chute que s’est levée leur gloire. Ô Swaran, roi des forêts retentissantes, oublie toute ta tristesse. Les vaincus, s’ils sont braves, restent renommés. Ils sont comme le soleil dans un nuage, qui cache sa face dans le midi, mais qui bientôt regarde le gazon des collines. »

Grumal était chef de Cona ; il cherchait les combats sur tous les rivages. Son âme se réjouissait dans le sang, son oreille dans le fracas des armes. Il répandit ses guerriers sur Craca. Le roi de Craca, pour venir à sa rencontre, sortit de la forêt où il parlait alors, dans le cercle de Brumo, à la pierre du pouvoir[78]. Terrible fut la lutte des héros, pour la jeune fille à la poitrine de neige ! La renommée de la fille de Craca était parvenue jusqu’à Grumal, près des torrents de Cona. Il jura de posséder la jeune fille aux seins blancs ou de mourir sur la terre de Craca. Trois jours ils luttèrent ensemble, et le quatrième, Grumal fut vaincu et enchaîné. On le plaça, loin de ses amis, dans l’horrible cercle de Brumo, où souvent l’on dit que les fantômes des morts hurlaient autour de la pierre redoutable. Mais il brilla bientôt, comme une colonne de lumière céleste. Ses ennemis tombèrent sous sa puissante main, et Grumal reconquit toute sa gloire !

« Élevez, bardes des anciens temps, continua le grand Fingal, élevez bien haut la louange des héros, pour que mon âme se calme au récit de leur gloire, et que l’esprit de Swaran cesse enfin d’être triste. » Swaran et Fingal se couchent sur la bruyère de Mora : les vents de la nuit soufflent sur les deux chefs. Cent voix s’élèvent en même temps ; cent harpes sont accordées ; elles chantent les jours passés, les chefs puissants des années écoulées.

Quand donc entendrai-je le barde ? quand donc me réjouirai-je de la gloire de mes pères ? La harpe ne vibre plus dans Morven ; la voix de la musique ne s’élève plus sur Cona. Le barde est mort avec les héros. Il n’est plus de gloire au désert !

Les rayons du matin tremblent à l’Orient ; ils scintillent sur les flancs du Cromla. On entend sur Lena le cor de Swaran : les fils de l’Océan s’assemblent antour de lui. Silencieux et tristes ils montent sur les vagues. La brise d’Érin est derrière leurs voiles : blanches, comme le brouillard de Morven, elles voguent le long de la mer.

« Appelez, dit Fingal, appelez mes chiens, les fils bondissants de la chasse. Appelez Bran à la blanche poitrine et le fort et menaçant Luath. Fillan, et toi Ryno ! — mais il n’est point ici ! mon fils repose sur le lit de la mort ! Fillan et Fergus, sonnez le cor ; que la joie de la chasse s’éveille ; que les cerfs du Cromla l’entendent et tressaillent près du lac des chevreuils. »

Le son aigu se prolonge le long du bois et les fils Cromla se lèvent. Mille chiens s’élancent à la fois et bondissent à travers la bruyère. Chaque chien atteint un chevreuil et trois sont pris par Bran. Haletants, il les chasse vers Fingal, pour que la joie du roi soit grande ; mais l’un d’eux va tomber sur la tombe de Ryno. Alors se réveille la douleur de Fingal ; il voit combien est paisible la pierre de celui qui fut toujours le premier ta la chasse ! « Jamais plus tu ne te lèveras, ô mon fils, pour prendre part aux fêtes du Cromla ! Ta pierre sera bientôt cachée et l’herbe poussera épaisse sur ta touibe. Les fils du faible passeront auprès de toi et ne sauront point où le puissant repose ! »

« Ossian et Fillan, fils de ma force ! Gaul, chef aux armes bleues ! montons la colline jusqu’à la caverne de Tura. Allons trouver le chef des combats d’Érin. Sont-ce là les murailles de Tura ? Tristes et solitaires elles s’élèvent suila bruyère. Le chef des coupes est triste et ses salles sont désertes et silencieuses. Venez, allons trouver Cuthullin et qu’il partage notre joie ! Mais, est-ce là Cuthullin, ô Fillan, ou n’est-ce qu’une colonne de fiunée sur la bruyère ? La brise du Cromla souffle sur mes yeux et je ne distingue pas mon ami. »

« Fingal, répondit le jeune guerrier, c’est le fils de Semo ! le héros est triste et sombre ; sa main est sur son épée. Salut au fils des batailles, salut au briseur de boucliers ! » — « Salut à toi, répondit Cuthullin, salut à tous les enfants de Morven ! Agréable est ta présence, ô Fingal ! C’est le soleil sur le Cromla, quand le chasseur, qui toute une saison a pleuré son absence, le revoit entre les nuages. Tes fils sont comme des étoiles qui accompagnent ta course ; dans la nuit ils répandent la lumière. Ce n’est point ainsi que tu m’as vu, ô Fingal, revenant des guerres de ton pays, quand les rois du monde avaient fui et que la joie revenait sur la colline des biches ! »

« Nombreuses sont tes paroles, ô Cuthullin, dit Conan à l’obscure renommée ; tes paroles sont nombreuses, fils de Semo ; mais où sont tes hauts faits dans les armes ? Pourquoi sommes-nous venus sur l’Océan pour aider ta faible épée ? Tu fuis à ta caverne de douleur et c’est Conan qui combat tes batailles. Donne-moi ces armes de lumière ; cède-les moi, chef d’Érin ! »

« Jamais, reprit le chef, jamais héros n’a prétendu aux armes de Cuthullin ! Et quand mille héros l’eussent osé, ils l’eussent osé en vain, ô jeune et farouche guerrier ! Je n’ai fui à la caverne de douleur que lorsque Érin eut succombé aux bords de ses torrents. »

Conan, dit Fingal, jeune homme au bras débile, cesse tes discours ! Cuthullin est renommé dans les combats ; il est terrible dans le monde. Oui, chef impétueux d’Inis-fail, j’ai souvent entendu vanter ta gloire. Maintenant, déploie tes blanches voiles vers l’île des brouillards. Vois Bragela appuyée sur son rocher : ses doux yeux sont en larmes et les vents soulèvent sur son sein sa longue chevelure. Elle prête l’oreille à la brise de la nuit pour entendre la voix de tes rameurs ; pour entendre le chant de la mer et le son de ta harpe éloignée ! »

« Et longtemps elle écoutera en vain : Cuthullin ne reviendra jamais. Comment pourrais-je revoir Bragela et réveiller les soupirs de son sein ? Fingal, je fus toujours victorieux dans le combat des lances ! » — « Et tu le seras encore, reprit Fingal, roi des coupes généreuses. La renommée de Cuthullin grandira comme l’arbre touffu du Cromla. Bien des batailles t’attendent, ô chef ! bien des blessures seront faites par ta main ! Oscar, apporte ici le chevreuil et prépare le festin des coupes. Que nos âmes se réjouissent après le danger et que nos amis soient heureux en notre présence ! »

Nous nous assîmes ; nous prîmes part au festin ; nous chantâmes. L’âme de Cuthullin se releva. La force de son bras revint et la joie éclaira son visage. Ullin nous donna ses chants, Carril éleva la voix ; je me joignis aux bardes et je chantai les batailles de la lance : batailles où j’ai souvent combattu ! Mais aujourd’hui je ne combats plus ! La gloire de mes anciens exploits s’est évanouie ; et, triste, je m’assieds sur les tombes de mes amis !

Ainsi la nuit se passa dans les chants et le matin nous retrouva dans la joie. Fingal se lève sur la bruyère et agite sa lance brillante. Le premier il s’avance vers les plaines de Lena et nous le suivons avec nos armes. « Déployez les voiles, dit le roi, et profitez des vents qui descendent de Lena. » En chantant nous montons sur les vagues ; avec joie nous volons sur l’écume de l’abîme.


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LATHMON.


POÈME


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Argument.
Lathmon, prince breton, profitant de l’absence de Fingal, qui était en Irlande, fit une descente dans le pays de Morven, et s’avança jusqu’en vue de Selma, résidence royale. Fingal arriva alors, et Lathmon se retira sur une colline où son armée fut surprise par la nuit, et lui-même fait prisonnier par Ossian et Gaul, fils de Morni. Le poème commence au moment où Fingal paraît sur la côte de Morven, et finit, comme on peut le supposer, vers la moitié du jour suivant.

Selma, tes salles sont silencieuses ; il n’est aucun bruit dans les bois de Morven, et la vague seule se brise sur la côte. Le silencieux rayon du soleil est sur la plaine. Les filles de Morven s’avancent, belles comme l’arc de la pluie : le regard tourné vers la verte Érin, elles cherchent sur les flots les blanches voiles du roi. Il a promis de revenir, mais le veut du nord s’est levé.

Qui descend de la colline de l’est, comme un torrent de ténèbres ? C’est l’armée de Lathmon. Il a appris l’absence de Fingal ; il se fie sur les vents du nord, et son âme brille de joie. Pourquoi viens-tu, ô Lathmon ? les puissants ne sont point dans Selma. Pourquoi viens-tu avec ta lance levée ? les filles de Morven combattront-elles ? Mais arrête-toi dans la course, ô superbe torrent ! Lathmon, ne vois-tu pas ces voiles ? Pourquoi disparais-tu comme le brouillard du lac ? Mais le vent de la tempête est derrière toi : Fingal est sur tes pas !

Le roi de Morven s’était réveillé subitement, tandis que nous roulions sur la vague sombre et bleue. Il porta sa main à sa lance, et ses héros se levèrent autour de lui. Nous comprîmes qu’il avait vu ses pères, car souvent ils descendent dans ses songes, quand l’épée de l’ennemi est levée sur son pays et que la bataille s’assombrit autour de nous. — « Pourquoi as-tu fui, ô vent ? s’écria le roi de Morven ; frémis-tu dans les vallons du midi, ou poursuis-tu la pluie dans les autres contrées ? Pourquoi ne souffles-tu point dans mes voiles et sur la surface bleue de mes vagues ? L’ennemi est dans la terre de Morven et le roi est absent. Que chacun se couvre de son armure et saisisse son bouclier. Étendez vos lances sur les flots, et que chaque épée soit tirée du fourreau. Lathmon est devant nous avec son armée ; Lathmon, qui a fui devant Fingal sur les plaines de Lona. Mais il revient comme un torrent grossi, et son rugissement est entre nos collines. »

Telles furent les paroles de Fingal. Nous entrâmes dans la baie de Carmon. Ossian gravit la colline et trois fois il frappa les bosses de son bouclier. Le rocher de Morven répondit et les biches s’enfuirent en bondissant. L’ennemi se troubla en ma présence et rassembla son armée. Je me tenais comme un nuage sur la colline, me réjouissant dans les armes de ma jeunesse.

Morni était assis sous un arbre, près des eaux rugissantes de Strumon. L’âge a blanchi ses cheveux : il s’appuie sur son bâton ; le jeune Gaul est auprès du héros, prêtant l’oreille aux combats de son père. Souvent, dans le feu de son âme, il se lève au récit des hauts faits de Morni. Le vieillard entendit le son du bouclier d’Ossian : il reconnut le signal de la guerre. Aussitôt il se lève de sa place ; ses cheveux blancs se partagent sur ses épaules : il se rappelle les actions îles années évanouies.

« Mon fils, dit-il au blond Gaul, j’entends le son de la guerre. Le roi de Morven est de retour ; ses signaux sont répandus sur le vent. Va, dans les salles de Strumon, chercher les armes de Morni ; apporte-moi le bouclier des dernières années de mon père, car mon bras commence à s’affaiblir. Pour toi, prends ton armure, ô Gaul ! et vole à ta première bataille. Que ton bras atteigne à la gloire de tes pères, et que ta course, dans le champ des combats, soit rapide comme les ailes de l’aigle ! Pourquoi craindrais-tu la mort, ô mon fils ! Les braves tombent avec gloire ; leurs boucliers détournent le noir torrent des dangers, et la renommée repose sur leurs cheveux blanchis. Ne vois-tu pas, ô Gaul ! combien sont honorés les pas de ma vieillesse ? Morni s’avance, et les jeunes hommes le rencontrent, sur sa route, avec une joie silencieuse. Aussi, mon fils, je n’ai jamais fui le danger : mon épée a brillé dans les ténèbres de la guerre ; l’étranger s’évanouissait devant moi, et ma présence consumait le superbe. »

Gaul apporta les armes de Morni : le vieux guerrier est couvert d’acier. Il prend dans sa main la lance encore tachée du sang des braves, et s’avance vers Fingal : son fils accompagne ses pas. Le fils de Comhal se leva avec joie en le voyant s’approcher sous ses boucles de vieillesse.

« Chef de la rugissante Strumon, dit l’âme émue de Fingal, est-ce toi que je vois en armes, toi que la force a abandonné ? Morni a souvent brillé dans les combats comme le rayon du soleil levant, quand il disperse les orages de la colline et qu’il apporte la paix aux plaines étincelantes ; mais pourquoi, dans ta vieillesse, ne te reposes-tu pas ? Ta renommée est dans les chants ; le peuple te contemple et bénit le départ du puissant Morni : pourquoi, dans ta vieillesse, ne te reposes-tu pas ? L’ennemi sévanouira devant Fingal ! »

« Fils de Comhal, répondit le chef, la force manque au bras de Morni. J’essaie de tirer l’épée de ma jeunesse, mais elle reste immobile. Je jette ma lance, mais elle tombe avant le but, et je sens le poids de mon bouclier. Nous nous flétrissons comme l’herbe de la colline : notre force ne revient plus. J’ai un fils, ô Fingal ! son âme s’est réjouie des hauts faits de Morni ; mais son épée ne s’est point encore levée contre l’ennemi ; sa renommée n’a point encore commencé. Je viens avec lui à la guerre pour diriger son bras dans le combat. Sa gloire sera une lumière pour mon âme à l’heure sombre de mon départ. Oh ! puisse le nom de Morni être oublié parmi les guerriers ! puissent les héros se dire seulement : Regardez le père de Gaul ! »

« Roi de Strumon, répondit Fingal, Gaul lèvera l’épée dans le combat ; mais il la lèvera près de Fingal : mon bras défendra sa jeunesse. Mais repose-toi dans les salles de Selma et prête l’oreille à notre renommée. Dis qu’on accorde la harpe et que la voix du barde s’élève, afin que ceux qui vont tomber se réjouissent dans leur gloire, et que la joie rayonne dans l’âme de Morni. Ossian, tu as combattu plus d’une fois ; le sang des étrangers est sur ta lance ; que ta course dans la mêlée soit la course de Gaul ; mais ne vous éloignez pas de Fingal de peur que l’ennemi ne vous surprenne seuls et que votre gloire ne s’éteigne en ma présence. »

Je vis Gaul sous ses armes et mon âme se confondit avec la sienne. Le feu des combats était dans ses yeux ! avec joie il regardait l’ennemi. Nous nous disions en secret les paroles de l’amitié ; les éclairs de nos épées jaillissaient ensemble, car nous les tirions derrière la forêt pour essayer la force de nos bras dans le vide de l’air.

La nuit descendit sur Morven. Fingal s’assit devant la lumière d’un chêne. Morni, à ses côtés, était assis sous ses boucles ondoyantes et blanches. Ils s parlaient des temps passés et des grandes actions de leurs pères. Trois bardes, de temps à autre, touchaient la harpe : Ullin se tenait près d’eux avec ses chants. Il chante le puissant Comhal, mais les ténèbres s’amassent sur le front de Morni. Il roule sur Ullin un œil enflammé, et le chant du barde cesse aussitôt. Fingal observe le vieillard et lui dit avec douceur : « Chef de Strumon, pourquoi cet air sombre ? Que les jours des autres années soient oubliés. Nos pères ont lutté dans la guerre : mais nous sommes ensemble, assis au même festin. Nos épées sont tournées contre l’ennemi de notre terre : devant nous il s’évanouira sur la plaine. Oublions les jours de nos aïeux, ô héros de la verte Strumon ! »

« Roi de Morven, répondit le chef, c’est avec joie que je me souviens de ton père. Il était terrible dans le combat et sa colère était mortelle. Mes yeux furent pleins de larmes lorsque tomba le roi des héros ! Le brave tombe, ô Fingal, le fiible reste sur les collines. Que de héros ont passé dans les jours de Morni ! Cependant, je n’aijamais évité le combat ; je n’ai jamais fui la lutte des braves ! Fingal, la nuit nous environne, que tes amis se reposent afin de selever plus forts pour combattre Lathmon. J’entends le bruit de son armée semblable au tonnerre qui se meut sur les montagnes. Ossian, et toi Gaul aux blontls cheveux, vous êtes jeunes et rapides à la course : allez, et de cette colline boisée observez les ennemis de Fingal, mais n’approchez pas ; vos pères ne seront point là pour vous couvrir de leurs boucliers. Que votre gloire ne s’éteigne pas subitement, car la valeur peut trahir la jeunesse ! »

Nous entendîmes avec joie les paroles du chef. Nous partons dans le bruit de nos armes. Déjà nos pas sont dans les bois de la colline. Le ciel est illuminé de toutes ses étoiles. Les météores de la mort volaient sur la plaine et le bruit lointain de l’ennemi arrivait à nos oreilles. Ce fut alors que Gaul, la main sur son épée à demi tirée, me dit, dans sa valeur : « Fils de Fingal, pourquoi l’âme de Gaul brûle-t-elle ? Mon cœur bat avec force ; mes pas sont mal assurés et ma main tremble sur mon épée. Quand je regarde les ennemis, mon âme brille devant moi. Je vois leur armée endormie. Les âmes des braves tremblent-elles ainsi dans les combats de la lance. Combien grande serait la joie de Morni si nous fondions sur l’ennemi ! Notre renommée croîtrait dans les chants et nos pas seraient majestueux aux yeux des braves. »

« Fils de Morni, lui répondis-je, mon âme se plaît dans la guerre. J’aime à briller seul dans la bataille et à léguer mon nom aux bardes. Mais, si l’ennemi triomphait, comment soutenir les regards du roi ! Ils sont terribles dans sa colère, ils sont semblables aux flammes de la mort ! Non ! je ne les soutiendrai pas dans son courroux : Ossian va vaincre ou succomber ! Mais la gloire des vaincus s’élève-t-elle jamais ? Ils passent comme une ombre. Mais la gloire d’Ossian s’élèvera. Ses actions égaleront les actions de son père. Volons dans nos armes, fils de Morni, volons au combat ! Si tu en reviens, ô Gaul, rends-toi au noble palais de Selma. Dis à Éverallin que je suis tombé avec gloire ; porte cette épée à la fille de Branno : qu’elle la donne à Oscar quand les années auront mûri sa jeunesse. »

« Fils de Fingal, répondit Gaul avec un soupir, reviendrais-je du combat si Ossian succombait ? Que dirait mon père ? Que dirait Fingal le roi des hommes ? Le faible détournerait les yeux et dirait : « Voyez Gaul, celui qui abandonna son ami dans son sang ! » Non, vous ne me reverrez point, hommes faibles, si ce n’est au milieu de ma gloire ! Ossian, j’ai appris de mon père les hauts faits des héros ; leurs hauts faits alors qu’ils étaient seuls ! Car l’âme grandit dans les dangers ! »

« Fils de Morni, répliquai-je, et je marchais devant lui sur la bruyère, nos pères loueront notre valeur quand ils pleureront notre chute. Un rayon de joie se lèvera sur leurs âmes, lorsque leurs yeux se rempliront de larmes. Ils diront : « Nos fils ne sont point tombes inconnus ; ils ont semé la mort autour d’eux. » Mais pourquoi penser à l’étroite demeure ? L’épée défend le brave : la mort poursuit le faible dans sa fuite et son nom meurt avec lui ! »

Nous nous précipitons à travers la nuit et nous arrivons près d’un torrent écumant qui, autour de l’ennemi, dirigeait sa course bleue à travers les arbres dont l’écho répétait son murmure. Nous arrivons sur ses bords et nous voyons l’armée endormie. Leurs feux s’étaient éteints sur la plaine ; les pas solitaires des sentinelles s’étaient éloignés. J’étendis ma lance devant moi pour soutenir mes pas et franchir le torrent ; mais Gaul me prit la main et m’adressa les paroles du brave : « Le fils de Fingal fondra-t-il sur un ennemi qui dort ? Viendra-t-il pendant la nuit comme le vent impétueux qui déracine en secret les jeunes arbres ? Ce n’est point ainsi que Fingal a conquis sa renommée. Ce n’est point pour de telles actions que la gloire repose sur les cheveux blancs de Morni. Frappe, Ossian, frappe ton bouclier. Qu’ils se réveillent ces mille guerriers ! Qu’ils viennent attaquer Gaul dans sa première bataille, pour qu’il essaie sur eux la force de son bras ! »

« Mon âme se réjouit des paroles du guerrier et des larmes jaillirent de mes yeux. « Et l’ennemi viendra à ta rencontre, ô Gaul, m’écriai-je ; du fils de Morni la gloire va s’élever ! Mais ne t’élance pas trop avant, ô mon héros ! que l’éclair de ton épée soit toujours près d’Ossian ; que nos mains s’unissent dans le carnage. Gaul, ne vois-tu pas ce rocher ? Ses flancs grisâtres brillent faiblement à la lueur des étoiles. Si l’ennemi triomphe, appuyons-nous contre ce rocher ; il craindra d’approcher de nos lances, car la mort est dans nos mains ! »

Je frappai trois fois mon bouclier sonore. Les ennemis tressaillent et se lèvent : nous fondons sur eux dans le bruit de nos armes : leurs pas volent, pressés sur la bruyère. Ils pensaient que le puissant Fingal était venu lui-même, et la force abandonna leurs bras. Le bruit de leur fuite ressemblait à celui de la flamme, lorsqu’elle s’élance à travers les forêts flétries. Ce fut alors que la lance de Gaul vola dans toute sa force ; ce fut alors que se leva son épée ! Cremor tombe et Leth avec lui. Dunthormo se débat dans son sang. L’acier traversa le flanc de Crotho au moment où il se levait sur sa lance : un noir torrent s’échappe de sa blessure et jaillit en sifflant sur le chêne à demi éteint. Cathmin voit derrière lui les pas du héros ; il monte sur un arbre desséché ; mais la lance le perce par derrière. Il pousse un cri aigu et tombe : la mousse et les branches mortes le suivent dans sa chute et couvrent les armes bleues de Gaul.

Tels furent tes exploits, fils de Morni, dans la première de tes batailles ! Mais l’épéene dormait pas à ton côté, toi, le dernier de la race de Fingal ! Ossian s’élance dans sa force et les guerriers tombent devant lui, comme l’herbe sous le bâton d’un enfant lorsqu’il siffle le long de la plaine et fait voler la barbe grise des chardons : insoucieux, il poursuit sa route et tourne ses pas vers le désert.

Le matin se lève autour de nous : les sinueux torrents brillent le long de la bruyère. Les ennemis se rassemblent sur une colline et la rage se lève dans l’âme de Lathmon. Il baisse vers le sol l’œil rouge de sa colère : il garde le silence dans sa douleur croissante. Souvent il frappe son bouclier et ses pas sont inégaux sur la bruyère. Je vis de loin la fureur du héros et je dis au fils de Morni : « Chef de Strumon, vois-tu les ennemis ? Furieux, ils se rassemblent sur cette colline. Portons nos pas vers Fingal. Il paraîtra dans sa force et l’armée de Lathmon s’évanouira. Guerrier, notre gloire nous entoure : les yeux des vieillards[79] se réjouiront. Mais retirons-nous, fils de Morni : Lathmon descend de la colline. » — « Que ce soit donc à pas lents, répondit Gaul aux blonds cheveux ; de peur que l’ennemi ne dise avec un sourire : « Voyez ces guerriers de la nuit ! Ils sont, comme les fantômes, terribles dans les ténèbres ; mais ils s’évanouissent devant le rayon de l’Orient. » Ossian, prends le bouclier de Gormar qui tomba sous ta lance. Les vieux héros se réjouiront en contemplant les hauts faits de leurs fils. »

Telles étaient nos paroles sur la plaine, quand Sulmath s’approcha de Lathmon : Sulmath chef de Dutha sur les rives du noir torrent de Duvranna. « Pourquoi ne t’élances-tu pas, fils de Nuath, avec mille de tes héros ? Pourquoi ne descends-tu pas avec ton armée, avant que ces guerriers s’enfuient ? Leurs armes bleues brillent à la lumière naissante et leurs pas sont devant nous sur la bruyère ! »

« Homme à la main débile, répondit Lathmon, descendre avec mon armée ! Ils ne sont que deux, fils de Dutha ! Mille guerriers contre eux lèveront-ils leurs glaives ? Nuath pleurerait dans son palais la perte de sa gloire. Ses yeux se détourneraient de Lathmon quand il entendrait le bruit de mes pas. Chef de Dutha, rends-toi près de ces héros : je reconnais la démarche majestueuse d’Ossian. Sa renommée est digne de mon glaive ! Dis-lui que je rappelle au combat. »

Le noble Sulmath vint à nous et je me réjouis des paroles du roi. Je posai le bouclier sur mon bras : Gaul plaça dans ma main l’épée de Morni. Nous revînmes sur les rives murmurantes du torrent. Lathmon descendit dans sa force. Son armée roulait derrière lui comme de sombres nuages ; mais le fils de Nuath brillait dans son armure !

« Fils de Fingal, me dit le héros, ta gloire a grandi sur nos défaites. Combien de mes guerriers reposent là, abattus partes mains, ô roi des hommes ! Maintenant, lève ta lance contre Lathmon ! Couche sur le sol le fils de Nuath ! Couche-le parmi ses guerriers, ou toi-même tombe ! Jamais il ne sera dit dans ma demeure que mon peuple a péri sous mes yeux ; qu’il a péri sous les yeux de Lathmon, tandis que son épée dormait à son côté ! Les yeux bleus de Cutha rouleraient dans les larmes : ses pas seraient solitaires dans les vallons de Dunlathmon ! « Et il ne sera pas dit non plus, répliquai-je, que le fils de Fingal a fui. Quand les ténèbres de la tombe environneraient ses pas, Ossian ne fuirait point. Son âme prendrait une voix pour lui dire : « Le barde de Selma redoute-t-il l’ennemi ? « Non, il ne craint point l’ennemi ! sa joie est au milieu des batailles ! »

Lathmon s’avance sur moi avec sa lance : il perce mon bouclier et je sens contre mon flanc le froid de son acier. Je tire l’épée de Morni et coupe la lance en deux. La pointe tombe étincelante sur la terre. Le fils de Nuath brûle de rage et lève son bouclier sonore. Il se penche en avant et ses yeux sombres roulent au-dessus du bouclier qui brille comme une porte d’airain. Mais la lance d’Ossian en perça les bosses brillantes et se planta dans un arbre qui se trouvait derrière lui. Le bouclier reste suspendu sur la lance vibrante. Cependant Lathmon avançait toujours ; Gaul prévit la clmte du béros : il étendit son bouclier devant mon épée au moment où elle descendait comme un trait de lumière sur le roi de Dunlathmon !

Lathmon regarde le fils de Morni et des larmes jaillissent de ses yeux. Il jette par terre la lance de ses aïeux et dit les paroles du brave : « Pourquoi Lathmon combattrait-il contre les premiers des hommes ? Vos âmes sont des rayons du ciel et vos épées les flammes de la mort ! Qui peut égaler la renommée de ces héros dont les actions sont si grandes dans leur jeunesse ? Oh ! que n’êtes-vous dans le palais de Nuath, dans la verte demeure de Lathmon ! mon père ne dirait point alors que son fils a cédé à de faibles guerriers. Mais qui vient comme un torrent impétueux sur la bruyère retentissante ? Les collines tremblent devant lui. Mille fantômes se jouent dans les éclairs de son épée : ce sont les ombres de ceux qui doivent tomber sous la main du roi de Morven. Heureux es-tu, ô Fingal ! Tes fils combattront dans tes guerres. Ils devancent tes pas et reviennent dans l’éclat de leur gloire ! »

Fingal s’avance avec douceur, se réjouissant en secret des hauts faits de son fils. La joie éclaire le visage de Morni et ses yeux brillent faiblement sous ses larmes de joie. Nous allons au palais de Selma et nous nous asseyons à la fête des coupes. Les filles de l’harmonie viennent à nous, précédées de la douce et rougissante Éverallin. Sa chevelure s’épanche sur son cou de neige et ses yeux en secret se tournent sur Ossian. Elle touche la harpe mélodieuse et nous bénissons la fille de Branno !

Fingal se lève et de sa place il parle à Lathmon, roi des Lances. L’épée de Trenmor tremble à son côté à chaque geste de son bras puissant. « Fils de Nuath, dit-il, pourquoi viens-tu chercher la gloire dans Morven ? Nous ne sommes point d’une race débile et nos épées ne brillent point sur le faible. Quand, ô Lathmon, t’avons-nous réveillé par le bruit de la guerre ? Fingal ne se plaît point dans les combats, quoique son bras soit fort ! Ma renommée grandit de la chute du superbe et l’éclair de mon épée jaillit sur l’orgueilleux. Les batailles se succèdent et les tombes des braves s’élèvent : les tombes de mon peuple s’élèvent, ô mes pères, et moi, à la fin, il me faudra rester seul ! Mais je resterai avec ma gloire, et le départ de mon âme sera un torrent de lumière ! Lathmon, retire-toi dans ton pays ! Tourne tes armes contre d’autres terres ! La race de Morven est renommée, et malheureux les pères de nos ennemis ! »


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DAR-THULA.


POÈME


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Argument.
Il n’est peut-être pas inutile de donner ici, telle que la tradition nous l’a conservée, l’histoire sur laquelle est fondé le poème qu’on va lire. Usnoth, seigneur d’Etha (qui est probablement cette partie du comté d’Argyle qui est auprès du bras de mer de Loch-Eta), eut de Slissama, fille de Semo et sœur du célèbre Cuthullin, trois fils, Nathos, Althos et Ardan. Les trois frères étaient encore très-jeunes lorsqu’ils furent envoyés en Irlande par leur père, pour apprendre le métier des armes sous leur oncle Cuthullin, qui jouait alors un grand rôle dans ce royaume. Ils venaient de débarquer dans Ulster, quand arrivèrent les nouvelles de la mort de Cuthullin. Nathos, quoique très-jeune, prit le commandement de l’armée de Cuthullin, fit tête à l’usurpateur Cairbar et le défit dans plusieurs batailles. Cairbar ayant enfin trouvé le moyen de se défaire de Cormac, le roi légitime de l’Irlande, l’armée de Nathos abandonna son parti, et il fut lui-même obligé de retourner dans Ulster pour repasser en Écosse.
Dar-thula, fille de Colla, que Cairbar aimait, habitait alors le château de Selama en Ulster. Elle vit Nathos, s’éprit d’amour pour lui et s’enfuit avec lui. Mais une tempête s’élevant en mer, ils furent malheureusement rejetés sur cette partie de la côte d’UIster où Cairbar campait avec son armée. Les trois frères, après s’être quelque temps défendus avec bravoure, furent accablés par le nombre et mis à mort. L’infortunée Dar-thula se tua sur le coips de son aimé Nathos.
Le poème s’ouvre la nuit qui précéda la mort des fils d’Usnoth, et raconte, en forme d’épisode, ce qui s’est passé avant. Le poète ne rapporte pas la mort de Dar-thula, comme la tradition. Son récit est plus vraisemblable, car le suicide ne paraît pas avoir été connu dans ces temps reculés ; du moins on n’en trouve aucune trace dans les anciennes poésies.

Que tu es belle, ô fille du ciel, et de ton visage que le silence est agréable ! Tu t’avances dans ta beauté, et les étoiles, dans l’Orient, suivent ta course bleue. Les nuages, ô lune, se réjouissent en ta présence, et leurs flancs obscurs s’éclairent à tes rayons. Qui, dans les cieux, est semblable à toi, lumière de la silencieuse nuit ? Les étoiles, honteuses en ta présence, détournent leurs yeux étincelants. Où te retires-tu, pour te reposer de ta course, quand les ténèbres s’étendent sur ton orbe ? As-tu ta demeure, comme Ossian ? Habites-tu, comme lui, l’ombre de la tristesse ? Tes sœurs sont-elles tombées du ciel ? Ne sont-elles plus, celles qui, la nuit, se réjouissaient avec toi ? Oui ! elles sont tombées, ô belle lumière, et souvent tu te retires pour les pleurer. Mais, une nuit, tu t’évanouiras toi-même, et tu abandonneras dans les cieux ton sentier azuré. Alors les étoiles, honteuses en ta présence, se réjouiront et lèveront leurs têtes. Maintenant tu es revêtue de toute ta lumière : montre-toi dans les cieux, aux portes de ton palais ! Ô vents, déchirez les nues pour que la fille de la nuit puisse apparaître, pour que les montagnes chevelues s’éclairent et que l’Océan roule sous sa lumière ses vagues blanchissantes !

Nathos est sur l’abîme avec Althos, ce rayon de jeunesse. Ardan est près de ses frères. Dans les ténèbres ils poursuivent leur course. Les fils d’Usnoth fuient au milieu des ombres, la colère de Cairbar d’Érin. Quelle est celle qui se tient auprès d’eux ? La nuit a voilé sa beauté ! Ses cheveux soupirent aux vents de l’Océan, et sa robe déroule ses plis dans l’obscurité. Elle ressemble à l’esprit charmant du ciel au milieu de son brouillard obscur. Qui est-ce autre que Dar-thula, la première des jeunes filles d’Érin ? Pour se dérober à l’amour de Cairbar, elle s’est enfuie avec Nathos au bleu bouclier. Mais les vents te trompent, ô Dar-thula ! Ils refusent à tes voiles la verdoyante Etha. Ces montagnes ne sont point celles de Nathos, et ce rugissement n’est point celui de ses vagues bondissantes ! Près de toi sont les salles de Cairbar ; près de toi lèvent leurs têtes les tours de l’ennemi. Érin avance sur la mer sa cime verdoyante, et la baie de Tura reçoit ton navire. Où étiez-vous, vents du midi, quand les fils de mon amour étaient ainsi déçus ? Vous étiez à jouer sur les plaines et à poursuivre la barbe des chardons. Oh ! que ne souffliez-vous plutôt dans les voiles de Nathos, jusqu’à ce que les collines d’Etha se levassent dans les nues et vissent venir leur roi ! Tu as longtemps été absent, ô Nathos, et il est passé le jour de ton retour !

Mais elle te vit charmant la terre des étrangers, et tu parus beau aux yeux de Dar-thula. Ton visage était comme la lumière du matin et ta chevelure comme l’aile du corbeau. Ton âme était tendre et généreuse, comme l’heure du soleil couchant. Tes paroles étaient douces comme la brise des roseaux, comme le murmure du ruisseau de Lora. Mais quand s’allumait la fureur des combats, tu ressemblais à la mer au milieu d’une tempête. Le bruit de tes armes était terrible : les armées s’évanouissaient au seul bruit de ta course. Ce fut alors que Dar-thula te vit du sommet de sa tour couverte de mousse ; de la tour de Selama où demeuraient ses pères.

« Tu es beau, ô étranger, disait-elle dans l’émotion de son âme ; tu es beau dans les combats, ô ami du malheureux Cormac ! Pourquoi te précipites-tu dans ta valeur, jeune guerrier au visage charmant ? De ton armée les mains sont peu nombreuses contre le sombre Cairbar. Oh ! si je pouvais m’affranchir de son amour, que je me réjouirais en présence de Nathos ! Heureux sont les rochers d’Etha ! Ils verront ses pas à la chasse, ils verront sa blanche poitrine quand les vents soulèveront sa flottante chevelure ! » — Telles furent tes paroles, Dar-thula, dans les tours de Selama. Mais la nuit maintenant t’environne et les vents ont trompé tes voiles. Ils ont trompé tes voiles, Dar-thula, et leur souffle est impétueux. Cesse un moment, ô vent du nord, laisse moi entendre la voix de la beauté. Ta voix est douce, Dar-thula, au milieu du sifflement des vents !

« Sont-ce là les rochers de Nathos, dit-elle, est-ce là le rugissement de ses torrents de montagne ? Ce rayon de lumière vient-il du nocturne palais d’Usnoth ? La clarté en est faible et distante, et le brouillard s’étend autour de nous. Mais c’est dans le chef d’Etha qu’habite la lumière de l’âme de Dar-thula ! Fils du généreux Usnoth, pourquoi ce soupir étouffé ? Chef d’Etha, sommes-nous sur la terre des étrangers ? »

« Ces rochers ne sont point ceux de Nathos, répondit-il, et ce rugissement n’est point celui de ses torrents. Nulle lumière ne vient du palais d’Etha, car il est trop loin de nous. Nous sommes sur la terre des étrangers, sur la terre du cruel Cairbar. Les vents nous ont trompés, Dar-thula ; Érin lève ici ses collines. Althos, marche vers le nord ; que tes pas, Ardan, longent la côte, de peur que l’ennemi ne vienne dans les ténèbres et ne détruise notre espoir de voir un jour Etha. Moi, j’irai vers cette tour couverte de mousse, pour voir ceux qui se trouvent auprès de cette lumière. Repose-toi, Dar-thula, repose-toi sur le rivage ! repose en paix, charmante lumière ! l’épée de Nathos est autour de toi, semblable à l’éclair du ciel ! »

Il partit. Seule, elle s’assied : elle écoute le roulement des vagues. De grosses larmes sont dans ses yeux. Elle regarde si Nathos revient. Son âme tremble au souffle du vent. Elle incline l’oreille vers le bruit de ses pas ; mais le bruit de ses pas ne se fait point entendre. « Où es-tu, fils de mon amour ? Le vent rugit autour de moi. La nuit est sombre et nuageuse, et Nathos ne revient pas ! Qui te retient, chef d’Etha ? Les ennemis ont-ils rencontré mon héros dans un combat nocturne ? »

Il revint, mais sa figure était sombre ; il avait vu son ami décédé ! C’était la muraille de Tura et l’ombre de Cuthullin s’y promenait, seule et à grands pas. Les soupirs de son sein étaient fréquents. La flamme ternie de ses yeux était encore terrible ! Sa lance était une colonne de brouillard, et les étoiles brillaient, ternes, à travers sa forme. Sa voix était semblable au vent dans une caverne profonde, et son œil à une lumière vue de loin. Il disait l’histoire de ses malheurs.

L’âme de Nathos était triste, comme le soleil dans un jour de brouillard, quand sa face est humide et voilée. — « Pourquoi es-tu triste, ô Nathos, dit la charmante fille de Colla. Pour Dar-thula tu es une colonne de lumière, et la joie de ses yeux est dans le chef d’Etha. Je n’ai d’ami que Nathos ! mon père, mon frère sont tombés ! Le silence demeure dans Selama ; et la tristesse s’étend sur les bleus torrents de mon pays. Mes amis sont tombés avec Cormac ; les braves ont péri dans les guerres d’Érin. Écoute, fils d’Usnoth, écoute le récit de mes douleurs ! »

« Le soir obscurcissait la plaine ; les bleus torrents disparaissaient devant mes yeux ; le vent, à de rares intervalles, venait gémir dans les cimes des bois de Selama. Sous un arbre, j’étais assise sur les murs de mes pères. Truthil, le frère de mon amour, passa devant mon âme ; Truthil qui, absent alors, était allé combattre l’orgueilleux Cairbar. Appuyé sur sa lance, s’avance Colla aux cheveux blancs : son visage est sombre et penché, et la douleur est dans son âme ; son épée est à son côté, le casque de ses pères est sur sa tête. L’image des combats remplit son âme ; il cherche à me cacher ses larmes.

« Dar-thula, ma fille, dit-il, tu es la dernière de la race de Colla ! Truthil est tombé dans le combat. Le chef de Selama n’est plus ! Cairbar s’avance avec ses milliers vers les murs de Selama. Colla bravera son orgueil et vengera son fils. Mais où trouverai-je ton salut, Dar-thula, ma fille à la brune chevelure ? Tu es belle comme le rayon du ciel, et tes amis ne sont plus ! » — « Est-il tombé l’enfant de la bataille ? m’écriai-je en poussant un soupir ; l’âme du généreux Truthil a-t-elle cessé de briller dans le champ des combats ? Colla, mon salut est dans cet arc ! J’ai appris à percer le cerf. Père du malheureux Truthil, Cairbar n’est-il pas semblable au cerf du désert ? »

Le visage du vieillard rayonne de joie ; les larmes tombent à flots pressés de ses yeux ; ses lèvres tremblent et sa barbe grise siffle au vent. « Tu es la sœur de Truthil, s’écria Colla ; tu brûles du feu de son âme ! Prends, Dar-thula, prends cette lance, ce bouclier d’airain et ce casque étincelant ; ce sont les dépouilles d’un guerrier enfant de la jeunesse ! Quand la lumière se lèvera sur Selama, nous irons à la rencontre de Cairbar : mais tiens-toi près du bras de Colla, à l’ombre de mon bouclier. Ton père, Dar-thula, pouvait jadis te défendre, mais la vieillesse tremble maintenant sur ses mains ; la force manque à son bras, et son âme est obscurcie par la douleur.

Nous passâmes la nuit dans la tristesse. La lumière du matin se leva. Je brillais sous les armes de la guerre. Le héros aux cheveux gris marchait devant moi. Les enfants de Selama se rassemblèrent autour du bouclier retentissant de Colla ; mais ils étaient en petit nombre sur la plaine, et leurs cheveux étaient blancs ; les jeunes guerriers étaient tombés avec Truthil, en combattant pour Cormac. — « Amis de ma jeunesse, leur dit Colla, ce n’est point ainsi que vous m’avez vu jadis sous les armes ; ce n’est point ainsi que je marchais au combat quand périt le grand Confaden. Mais vous êtes chargés de douleur ; les ombres de la vieillesse descendent comme le brouillard du désert. Mon bouclier est usé par les années, et mon épée est suspendue à la muraille[80]. J’ai dit à mon âme : « Ton soir sera calme, ton départ sera semblable à une lumière qui s’éteint ! » Mais la tempête est revenue : je m’incline conune un vieux chêne ; mes rameaux sont tombés sur Selama. Je tremble à chaque pas. Où es-tu, avec tes guerriers tombés, ô mon bien-aimé Truthil ? tu ne me réponds pas du sein de ton tourbillon. L’âme de ton père est triste ; mais bientôt je ne le serai plus ! Il faut que Cairbar ou Colla tombe ! Je sens revenir la force de mon bras, et mon cœur bondit au bruit de la guerre.

Le héros tire son épée et les guerriers lèvent aussitôt leurs glaives étincelants. Ils s’avancent le long de la plaine et leurs cheveux blancs flottent sur les vents. Cairbar était assis à une fête dans la plaine silencieuse de Lona. Il voit venir nos héros ; il appelle ses chefs au combat. — Mais pourquoi dirais-je à Nathos comment s’engagea la lutte ? Je l’ai vu, au milieu de milliers d’ennemis, semblable au feu du ciel : il est beau mais terrible, et les peuples tombent sous sa course enflammée. La lance de Colla volait autour de lui. Il se rappelait les combats de sa jeunesse. Mais une flèche vient en sifflant, elle perce le flanc du héros ! Il tombe sur son bouclier : mon âme tressaille d’épouvante ; j’étends sur lui mon bouclier et mon sein se découvre. Cairbar accourait avec sa lance. Il voit la vierge de Selama ; la joie brille sur son visage sombre et il retient son glaive déjà levé. Il fit élever la tombe de Colla et m’amena, pleurante, à Selama. Il me dit les paroles de l’amour, mais mon âme était triste. Je voyais les boucliers de mes pères et l’épée de Truthil. Je voyais les armes des morts et les pleurs élaient sur mes joues. Tu vins alors, ô Nathos, et le sombre Cairbar s’enfuit. Il s’enfuit comme le fantôme du désert devant le rayon du matin. Son armée était loin de lui et faillie était son bras contre ton glaive !… Mais pourquoi es-tu triste, ô Nathos, disait la fille charmante de Colla ?[81] »

« Dès ma jeunesse, répondit le héros, j’ai affronté les combats. Mon bras ne pouvait encore porter la lance quand le danger se leva devant moi pour la première fois. Mon âme brillait en présence de la guerre, comme une étroite et verdoyante vallée où le soleil verse à flots ses rayons avant de cacher sa tête dans un orage : le voyageur solitaire ressent une joie triste et voit les ténèbres s’avancer lentement. Mon âme avait déjà brillé dans les dangers quand je vis la beauté de Selama ; quand je te vis, semblable à l’étoile qui brille la nuit sur la colline. Mais un nuage s’avance ; il menace la charmante lumière ! Nous sommes sur la terre des ennemis. Les vents nous ont trompés, ô Dar-thula, et loin de nous sont les forces de nos amis et les montagnes d’Étha ! Où te trouverai-je un asile, fille du puissant Colla ! Les frères de Nathos sont braves, et mon épée à moi, a brillé dans les batailles ; mais que peuvent les fils d’Usnoth contre l’armée de Cairbar ? Oh ! que les vents n’ont-ils conduit ici tes voiles, ô Oscar, roi des hommes ! Tu avais promis de venir combattre pour le malheureux Cormac ! Ma main serait alors puissante comme le bras flamboyant de la mort. Cairbar tremblerait dans son palais et la paix environnerait la belle Dar-thula. Mais pourquoi t’affaisses-tu, ô mon âme ! Les fils d’Usnoth peuvent triompher ! »

« Et ils triompheront, ô Nathos, s’écria la jeune fille dans le transport de son âme. Dar-thula ne reverra jamais le palais du farouche Cairbar. Donne-moi ces armes d’airain que fait briller le météore qui passe : je les vois obscurément dans ton navire au noir poitrail. Dar-thula veut entrer dans les rangs d’acier de la bataille… Ombre du noble Colla, est-ce toi que j’aperçois sur ce nuage ? Quelle est près de toi cette forme obscure ? C’est Truthil ! Et je verrais le palais de celui qui a tué le chef de Selama ! Non ! ombres de mon amour, non je ne le verrai pas !

À ces paroles de la blanche jeune fille, la joie se leva sur le visage de Nathos. « Vierge de Selama, tu brilles sur mon âme ! Viens, Cairbar, viens avec tes mille guerriers ! La force de Nathos est revenue ! Et toi, vénérable Usnoth, tu n’entendras pas dire que ton fils a fui. Je me rappelle tes paroles sur Etha, quand mes voiles commençaient à s’enfler, quand je les déployais vers Érin, vers les murailles de Tura. « Nathos, me dit mon père, tu vas vers le roi des boucliers, tu vas vers Cuthullin, le chef des hommes, qui n’a jamais fui dans les dangers. Que ton bras ne soit pas faible ; que tes pensées ne soient point celles de la fuite ! de peur que le fils de Semo ne dise que les enfants d’Etha sont des lâches. Ces paroles pourraient venir jusqu’à moi, et, dans son palais attrister l’âme d’Usnoth. » Des pleurs étaient sur les joues de mon père. Il me donna cette brillante épée !

J’arrivai dans la baie de Tura ; mais ses murailles étaient silencieuses. Mes yeux autour de moi cherchèrent en vain quelqu’un pour me parler du fils du généreux Semo. Je me rendis à la salle des coupes, où jadis étaient suspendues les armes de ses pères. Mais elles n’y étaient plus : le vieux Lamhor s’y trouvait seul et assis dans ses larmes. « D’où viennent ces armes ? dit Lamhor en se levant. L’éclat de la lance a longtemps été absent des sombres murailles de Tura. Venez-vous de la mer roulante, ou du triste palais de Temora ? »

« Nous venons de la mer, lui dis-je, et des tours élevées d’Usnoth. Nous sommes les fils de Slissama, la fille de Semo. Enfant de ce silencieux palais, où est le chef de Tara ? Mais pourquoi le demanderais-je ? Ne vois-je pas tes larmes ! Comment le puissant est-il tombé, fils de la solitaire Tura ? » — « Il n’est point tombé, répondit Lamhor, comme l’étoile silencieuse de la nuit, qui vole à travers les ténèbres et n’est plus ; mais comme le météore qui tombe dans une terre lointaine : la mort suit sa course terrible ; il est lui-même le signal des guerres. Tristes sont les rives du Lego, triste est le murmure du torrent de Lara ! Fils du lioble Usnoth, c’est là qu’est tombé le héros ! »

« Le héros est tombé au milieu du carnage, lui dis-je en soupirant ; sa main était redoutable dans le combat, et la mort sombre était toujours assise derrière son épée. »

Nous allâmes vers les rives du Lego. Nous trouvâmes la tombe de Cuthullin ; tout auprès étaient ses compagnons de guerre et ses bardes aux chants nombreux. Trois jours nous pleurâmes sur le héros ; le quatrième je frappai le bouclier de Caithbat ; autour de moi les guerriers se rassemblèrent avec joie, en agitant leurs lances étincelantes. Près de là, avec son armée, était Corlath, l’ami de Cairbar. Comme un torrent, nous vînmes pendant la nuit. Ses guerriers tombèrent devant nous, et quand s’éveilla le peuple de la vallée, il vit leur sang à la lueur du matin. Ensuite, pareils à des colonnes de brouillard, nous nous avançâmes vers le palais de Cormac. Nos épées étaient levées pour défendre le roi ; mais les salles de Temora étaient vides ; Cormac avait péri dans sa jeunesse, le roi d’Érin n’était plus !

La tristesse s’empara des enfants d’Érin. Ils se retirèrent lentement et d’un air sombre, comme des nuages qui, ayant longtemps menacé de la pluie, s’évanouissent derrière les montagnes. Les fils d’Usnoth marchèrent, dans leur douleur, vers la baie retentissante de Turo. Nous passâmes près de Selama. Cairbar se retira devant nous comme le brouillard de Lano quand les vents le chassent devant eux. Ce fut alors que je te vis, ô Dar-thula ! semblable à la lumière du soleil d’Etha ! — « Charmant est ce rayon, me dis-je, et des soupirs s’échappèrent de mon sein. Tu vins, dans ta beauté, ô Dar-thula, vers le triste chef d’Etha !… Mais les vents nous ont trompés, fille de Colla, et l’ennemi est près de nous ! »

« Oui, l’ennemi est près de nous ! dit la force accourue d’Althos. J’ai entendu sur la côte le cliquetis des armes, et j’ai vu les noires ondulations de l’étendart d’Érin. Distincte est la voix de Cairbar ; bniyante comme la chute des eaux du Cromla. Il avait vu notre noir vaisseau sur la mer, avant que l’obscure nuit descendit. Son peuple veille sur la plaine de Lona et lève dix mille épées. » — « Qu’il lève dix mille épées, répondit Nathos, avec un sourire ; les fils d’Usnoth ne trembleront jamais dans le danger ! Pourquoi roules-tu tes ondes écumantes, ô rugissante mer d’Érin ? Pourquoi mugissez-vous sur vos ailes ténébreuses, ô bruyantes tempêtes du ciel ? Pensez-vous, ô tempêtes, que c’est vous qui retenez Nathos sur le rivage ? Non, enfants de la nuit, c’est son âme qui l’y retient ! Althos, porte-moi les armes de mon père, tu les vois brillera la clarté des étoiles. Porte-moi la lance de Semo ; elle est dans le vaisseau au noir poitrail ! »

Althos apporte les armes. Nathos, de leur acier brillant a revêtu ses membres. La démarche du chef est gracieuse, et la joie de ses yeux est terrible. Il regarde s’il voit venir Cairbar. Le vent siffle dans ses cheveux. Dar-thula est silencieuse à ses côtés, et son regard est attaché sur le chef. Elle s’efforce de cacher ses soupirs, et deux larmes tremblent dans ses yeux brillants.

« Althos, dit le chef d’Etha, je vois une caverne dans ce rocher, places-y Dar-thula et que ton bras, mon frère, soit fort. Ardan, nous irons à la rencontre de l’ennemi ; nous appellerons au combat le farouche Cairbar. Oh ! que ne vient-il dans ses armes bruyantes, attaquer le fils d’Usnoth !… Dar-thula, si tu peux t’échapper, ne jette point les yeux sur Nathos ! Lève les voiles, ô Althos, vers les bois de mon pays ! Dis à Usnoth que son fils est tombé avec gloire, que mon épée n’a point évité le combat. Dis-lui que je suis tombé au milieu de milliers d’ennemis. Que la joie de sa douleur soit grande. Fille de Colla, appelle les jeunes filles au palais d’Etha et que leurs chants s’élèvent pour Nathos quand reviendra la nuageuse automne. Oh ! si la voix de Cona, si Ossian se faisait entendre à ma louange ! Mon ombre alors se réjouirait au milieu des vents impétueux ! » — « Et ma voix te louera, ô Nathos, chef de la verte Etha ! la voix d’Ossian s’élèvera à ta louange, fils du généreux Usnoth ! Pourquoi n’étais-je point à Lena quand eut lieu la bataille. L’épée d’Ossian l’aurait défendu, ou lui-même il aurait succombé ! »

Nous étions assis cette nuit même dans Selma, autour de la force de la coupe. Le vent était dans les cbênes ; l’esprit de la montagne mugissait.[82] Une bouffée de vent traversa la salle et toucha légèrement ma harpe. Le son en fut sourd et plaintif, comme le chant de la tombe. Fingal l’entendit le premier et de fréquents soupirs s’échappèrent de son sein. » Quelques-uns de mes héros ont péri, dit le roi de Morven ; j’entends sur la harpe le son de la mort. Ossian touche la corde tremblante et dis à la douleur de s’éveiller, pour que leurs âmes puissent, avec joie, s’envoler vers les collines boisées de Morven ! » Je touchai la harpe devant le roi ; les sons en étoient sourds et plaintifs. « Penchez-vous du haut de vos nuages, ombres de mes pères, penchez-vous ! Écartez de vous les feux et les terreurs de votre course, et recevez le héros qui succombe, soit qu’il vienne d’une terre lointaine, soit qu’il s’élève de la mer roulante. Qu’on prépare sa robe de brouillard et sa lance de nuage. Placez à son côté un météore à demi éteint sous la forme de son épée, et que son visage soit serein pour que ses amis puissent se réjouir de sa présence. Penchez-vous du haut de vos nuages, ombres de mes pères, penchez-vous ! »

Tel fut mon chant dans Selma, aux sons légers de la harpe tremblante. Mais Nathos était sur la côte d’Érin environné de la nuit. Il entendit la voix de l’ennemi au milieu du rugissement des vagues bondissantes. Silencieux, il écoutait leur voix et s’appuyait sur sa lance !

Le matin se leva avec tous ses rayons. Les enfans d’Érin paraissent et, comme des rochers grisâtres avec tous leurs arbres, ils s’étendent le long de la côte. Cairbar se tenait au milieu. Il sourit d’un air farouche quand il vit l’ennemi. Nathos s’élança dans sa force ; Dar-thula ne put rester derrière : levant sa lance brillante elle vole avec le héros. — « Mais qui sont ces guerriers couverts de leurs armures et dans l’orgueil de la jeunesse ? Ce sont les fils d’Usnoth, Althos et Ardan à la noire chevelure. »

« Viens, dit Nathos, viens, chef de la haute Temora ! Combattons sur la côte pour la vierge aux seins blancs. Les guerriers de Nathos ne sont point avec lui ; ils sont au delà de ces vagues roulantes. Pourquoi conduis-tu tes milliers contre le chef d’Etha ? Tu as fui devant lui, dans le combat, alors que ses amis environnaient sa lance. » — « Jeune homme au cœur d’orgueil, le roi d’Érin doit-il combattre contre toi ? » Tes pères n’étaient point du nombre des illustres, ni des rois des hommes. Voit-on dans leurs demeures les armes des ennemis ou les boucliers des temps anciens ? Cairbar est célèbre dans Témora. Il ne doit pas combatre contre de faibles hommes ! »

Une larme jaillit des yeux de Nathos. Il tourne ses regards vers ses frères : leurs lances volent en même temps et trois héros sont couchés sur la terre. Leurs épées aussitôt étincellent dans l’air. Les rangs d’Érin reculent devant eux, comme une chaîne de noirs nuages devant un tourbillon de vent. Cairbar alors commande ses guerriers et ils bandent mille arcs. Mille flèches volent : les fils d’Usnoth tombent dans leur sang. Ils tombent comme trois jeunes chênes qui seuls s’élevaient sur la colline. Le voyageur voit ces arbres charmants et s’étonne qu’ils croissent si solitaires ; le vent du désert vient pendant la nuit et couche sur la terre leurs têtes verdoyantes. Il revient le lendemain ; mais ils sont flétris et la bruyère est nue !

Dar-thula, dans sa douleur, se tenait silencieuse et contemplait leur chute. Pas une larme dans ses yeux, mais son regard est sauvagement triste. Sa joue est pâle, de ses lèvres tremblantes tombent des mots brisés et à demi formés et sa noire chevelure flotte sur le vent.

Le farouche Cairbar arrive. « Où est maintenant ton amant, où est le chef d’Etha ? As-tu vu les salles d’Usnoth, ou les sombres collines de Fingal ? La bataille aurait rugi dans Morven si les vents n’avaient pas rencontré Dar-thula. Fingal lui-même eût succombé et la tristesse eut habité dans Selma ! Le bouclier de Dar-thula tombe de son bras. Son sein de neige se découvre. Il se découvre, mais il est taché de sang : à son flanc une flèche était fixée ! Comme un flocon de neige elle tombe sur Nathos. Sa chevelure couvre le visage de son héros et leur sang se mêle autour d’eux !

« Tu n’es plus, ô fille de Colla, dirent les cent bardes de Cairbar. Le silence est sur les bleus torrents de Selama : la race de Truthil est éteinte. Quand te lèveras-tu dans ta beauté, ô la première des jeunes filles d’Érin ? Ton sommeil est long dans la tombe : le matin est bien éloigné. Le soleil ne viendra plus à ton lit pour te dire : « Éveille-toi, Dar-thula, éveille-toi, ô la première des femmes ! le vent du printemps est dehors ; les fleurs balancent leurs têtes sur les vertes collines et les forêts bercent leurs feuilles épanouissantes. Retire-toi, ô soleil, la fille de Colla est endormie ! Elle ne sortira plus dans sa beauté elle ne s’avancera plus dans la grâce de ses pas ! »

Tel fut le chant des bardes quand ils élevèrent le tombeau de Dar-thula. J’ai chanté aussi sur sa tombe quand le roi de Morven vint dans la verte Érin pour combattre Cairbar.


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LA MORT DE CUTHULLIN.


POÈME


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Argument.
Cuthullin, après que Fingal eut expulsé Swaran de l’Irlande, continua de diriger les affaires de ce royaume, comme tuteur du jeune roi Cormac. La troisième année de son administration, Torlath, fils de Cantela, se révolta dans le Connaught et s’avança vers Témora pour détrôner Cormac. Cuthullin marcha contre lui, le joignit près du lac de Lego et mit toutes ses forces en déroute. Torlath, dans le combat, fut tué de la raaia Cuthullin ; mais celui-ci, poursuivant l’ennemi avec trop d’ardeur, fui mortellement blessé. Les affaires de Cormac furent administrées quebjue temps par Nathos, ainsi qu’il est mention dans le poème qui précède ; mais la confusion s’y mit presqu’aussitôt après la mort de Cuthullin. Cormac lui-même fut tué par le rebelle Cairbar et le rétablissement de la famille royale sur le trône d’Irlande, par Fingal, a fourni le sujet du poème épique de Témora.

Est-ce le vent qui se plaint sur le bouclier de Fingal ? ou la voix des temps passés est-elle dans ma demeure ? Chante encore, ô douce voix ! Tu es agréable et par toi ma nuit s’écoule dans la joie. Chante encore, ô Bragéla, douce fille de Sorglan !

« C’est la vague blanche des rochers et non les voiles de Cuthullin. Souvent les brouillards me trompent, car je les prends pour le navire de mon amour, lorsqu’ils s’élèvent autour d’un fantôme et qu’ils étendent leurs voiles gris sur les vents. Pourquoi différer ton retour, fils du généreux Semo ? Quatre fois, avec ses brises, l’automne est revenu soulever les mers de Togorma[83], depuis que tu es au milieu du rugissement des batailles et que Bragéla est loin de toi ! Collines de l’île des brouillards, quand donc répondrez-vous à ses limiers ? Mais vous êtes sombres sous vos nuages, et c’est en vain qu’appelle la triste Bragéla. La nuit vient en déroulant ses voiles et la face de l’Océan disparaît à mes yeux. La tête du coq de bruyère est sous son aile et la biche dort auprès du cerf du désert. Ils s’éveilleront avec la lumière du matin et ils iront paître la mousse des torrents. Mais moi, mes larmes reviennent avec le jour et mes soupirs descendent avec la nuit. Quand donc reviendras-tu dans tes armes, ô chef des guerriers d’Érin ? »

Fille de Sorglan, agréable est ta voix à l’oreille d’Ossian ! Mais retire-toi dans la salle des coupes, près du chêne embrasé qui l’éclaire. Prête l’oreille au murmure de la mer : elle roule sous les murs de Dunscaï. Que le sommeil descende sur tes yeux bleus et que ton héros se lève au milieu de tes songes !

Cuthullin est assis près du lac de Lego, près des sombres houles de ses vagues. La nuit environne le héros et ses mille guerriers se dispersent sur la bruyère. Cent chênes brûlent au milieu d’eux, et le festin des coupes répand au loin sa fumée. Carril touche sa harpe sous un arbre. Ses cheveux blancs brillent à la clarté des chênes. La brise frémissante de la nuit joue autour de lui et soulève sa chevelure argentée. Il chante la bleue Togorma et son chef Connal, l’ami de Cuthullin. « Pourquoi es-tu absent, ô Connal, au jour de la sombre tempête ? Les chefs du Sud se sont assemblés contre le royal Cormac. Les vents retiennent tes voiles et tes vagues bleues roulent autour de toi. Mais Cormac n’est pas seul, le fils de Semo coumbat dans ses guerres : le fils de Semo, la terreur de l’étranger, semblable à la vapeur de mort, lentement portée par les vents brûlants : le soleil rougit en sa présence et les hommes tombent de tous côtés. »

Tel était le chant de Carril quand parut un fils de l’ennemi. Il jeta par terre sa lance sans pointe et répéta les paroles de Torlath ; de Torlath, chef de héros, venu des noires ondes courroucées du Lego. Contre Cormac il conduisait au combat ses milliers de guerriers, Cormac, bien loin alors, était dans le palais de Témora : il apprenait à bander l’arc de ses pères et à lever la lance. Tu ne l’as pas levée longtemps, ô doux rayon de jeunesse ! La mort se tient sombre derrière toi, comme la moitié obscurcie de la lune derrière sa croissante lumière. Cuthullin se leva devant le barde envoyé par le généreux Torlath. Il lui offrit la coupe de la joie ; car il honorait les fils de l’harmonie. « Douce voix du Lego, lui dit-il, quelles sont les paroles de Torlath ? Le fils de Cantela vient-il à notre fête où vient-il nous combattre ?

« Il vient, répondit le barde, il vient pour te combattre dans la lutte bravante des lances. Quand le matin blanchira le Lego, Torlath combattra sur la plaine. Dans tes armes, iras-tu à sa rencontre, roi de l’île des brouillards ? Terrible est la lance de Torlath ! C’est un météore de nuit. Il la lève et les peuples tombent ! La mort s’assied au milieu des éclairs de son épée ! » — « Moi, craindre la lance de Torlath ! répondit Cuthullin. Il est brave comme mille héros : mais mon âme se réjouit dans la guerre. Barde des temps passés, cette épée ne dort point au côté de Cuthullin ! Le matin me rencontrera dans la plaine et brillera sur les armes d’azur du fils de Semo. Mais assieds-toi sur la bruvère, ô barde, et fais-nous entendre ta voix. Partage la joie de la coupe, et prête l’oreille aux chants de Temora ! »

« Ce n’est point le moment, répondit le barde, d’écouter les chants de la joie, quand les puissants doivent se rencontrer dans la bataille, avec l’impétuosité des vagues du Lego. Pourquoi es tu si sombre, ô Slimora, avec tous tes bois silencieux ? Nulle étoile ne tremble sur ta cime ; nul rayon de lune sur tes flancs ; mais j’y vois les météores de la mort ; les formes humides et grises des fantômes. Pourquoi es-tu sombre, ô Slimora, avec tes bois silencieux ? » Le barde se retira au murmure de son chant. À sa voix Carril joignit la sienne, et cette musique était comme le souvenir des joies qui ne sont plus, agréable mais triste à l’âme. Les ombres des bardes décédés l’entendirent sur les flancs du Slimora ; les doux sons se prolongèrent le long de la forêt, et les silencieuses vallées de la nuit se réjouirent. Ainsi, quand dans le silence du jour, Ossian est assis dans la vallée de ses brises, le bourdonnement de l’abeille des montagnes arrive à son oreille : la brise emporte dans sa course l’agréable murmure, mais il revient encore ! Le soleil regarde obliquement sur la plaine et par degrés s’étend l’ombre de la montagne.

« Entonnez, dit Cuthullin à ses cent bardes, le chant de Fingal, ce chant qu’il écoute la nuit, quand descendent les songes de son sommeil ; quand les bardes touchent leurs harpes à distance, et qu’une faible lumière brille sur les murs de Selma. Ou plutôt chantez la douleur de Lara ; les soupirs de la mère de Calmar, quand on chercha vainement son fils sur ses collines et qu’elle aperçut son arc dans le palais. Carril, suspends à cette branche le bouclier de Caithbat, et place auprès la lance de Cuthullin, pour que le signal des batailles s’élève avec le blanc rayon de l’Orient. »

Le héros s’appuya sur le bouclier de son père. Le chant de Lara commence. Les cent bardes se tiennent à quelque distance. Carril seul est auprès du chef. Les paroles de l’hymne étaient de lui, et triste était le son de sa harpe.

CARRIL.

« Alcletha aux boucles de vieillesse, mère du brave Calmar, pourquoi regardes-tu vers le désert, si tu vois revenir ton fils ? Ce ne sont point ses héros que tu vois, sombres sur la bruyère ; et cette voix, n’est point celle de Calmar. Ce n’est qu’une forêt lointaine, ô Alcletha, ce n’est que le rugissement du vent de la montagne ! »

ALCLETHA.

« Quel est celui qui franchit le torrent de Lara, sœur du noble Calmar ? Alcletha ne voit-elle point la lance de son fils ? Mais mes yeux sont affaiblis ! Fille de mon amour, n’est-ce point là le fils de Matha ? — Ce n’est qu’un chêne antique, répondit la belle et pleurante Alona. Ce n’est qu’un chêne, Alcletha, penché sur le torrent de Lara. Mais qui vient le long de la plaine ? La douleur est dans sa marche rapide ! Il lève la lance de Calmar : Alcletha, elle est couverte de sang ! »

ALCLETHA.

« Sœur de Calmar, c’est qu’elle est couverte du sang des ennemis ! Sa lance, ni son arc ne sont jamais revenus de la bataille des braves sans être tachés de sang : sa présence consume les armées ; c’est une flamme de mort, ô Alona ! — Jeune et rapide messager de deuil, où est le fils d’Alcletha ? revient-il, avec sa gloire, au milieu de ses boucliers retentissants ? Tu es sombre et silencieux ! Calmar n’est donc plus ? Ne me dis point, ô guerrier ! comment il a péri ; je ne puis entendre parler de sa blessure. »

CARRIL.

« Pourquoi regardes-tu vers le désert, mère de Calmar qui n’est plus ? »

Tel était le chant de Carril, tandis que Cuthullin était couché sur son bouclier ; les bardes se reposaient sur leurs harpes, et le sommeil autour d’eux descendit doucement. Le fils de Semo était seul éveillé, et son âme méditait sur la guerre. Les chênes embrasés commencent à s’éteindre ; une faible lueur rouge se joue à l’entour ; une voix faible se fait entendre. L’ombre de Calmar parut ; obscurément elle cheminait le long de cette lumière. Livide est la blessure de son flanc ; ses cheveux sont épars et flottent en désordre ; la joie s’assied pâle sur son visage, et il semble inviter Cuthullin à sa caverne.

« Fils de la nuageuse nuit, dit le chef d’Érin en se levant ; ombre du noble Calmar, pourquoi penches-tu tes yeux sombes sur moi ? Voudrais-tu m’effrayer, ô fils de Matha ! et me détourner des combats de Cormac ? Ta main n’était pas faible dans la guerre, et ta voix n’était point pour la paix. Que tu es changé, chef de Lara, si maintenant tu me conseilles de fuir ! Mais je n’ai jamais fui, ô Calmar ! je n’ai jamais craint les fantômes de la nuit. Borné est leur savoir, débiles sont leurs mains ; leur demeure est dans les vents. Mais mon âme grandit dans le danger et se réjouit dans le bruit de l’acier. Retire-toi à ta caverne, tu n’es point l’ombre de Calmar ! Il se plaisait dans les combats, et son bras était semblable à la fouche du ciel ! » Avec joie le fantôme se retira sur sa brise, car il avait entendu la voix de ses louanges.

Le faible rayon du matin se lève, et le bruit du bouclier de Caithbat se répand au loin. Les guerriers de la verte Érin s’assemblent avec un bruit pareil au rugissement de plusieuis torrents. Le cor de la guerre est entendu sur le Lego. Le puissant Torlath arrive : — « Pourquoi, Cuthullin, viens-tu avec les milliers ? dit le chef de Lego. Je connais la force de ton bras, et ton âme est un feu qui ne s’éteint jamais : pourquoi ne pas combattre dans la plaine et laisser nos guerriers contempler nos exploits ? Qu’ils nous contemplent, semblables aux vagues rugissantes qui bondissent autour d’un rocher, quand les matelots s’éloignent rapidement et qu’ils regardent leur lutte avec effroi. »

« Tu te lèves comme le soleil sur mon âme, répondit le fils de Senio. Ton bras est puissant, ô Torlath ! et digne démon courroux. Retirez-vous, hommes d’Ullin, sur les flancs ombragés de Slimora ; contemplez le chef d’Erin, dans le jour de sa gloire  ! Carril, dis au puissant Connal, si Cuthullin succombe, dis-lui que j’ai accusé les vents qui rugissaient sur les vagues de Tagorma. Jamais il n’était absent du combat, quand s’éveillait la lutte de ma gloire. Que son épée soit devant Cormac, comme le rayon du ciel, et que ses conseils se fassent entendre dans Temora au jour du danger. »

Cuthullin s’élance dans le bruit de ses armes, semblable au terrible esprit de Loda, lorsqu’il vient dans le rugissement de mille tempêtes et que ses yeux répandent les feux des combats : il s’assied sur un nuage au-dessus des mers de Lochlin ; sa main puissante est sur son épée et les vents soulèvent ses boucles enflammées. La décroissante lune éclaire à moitié sa face terrible, et les traits de l’esprit, confondus dans les ténèbres, s’élèvent à la vue. Aussi terrible fut Cuthullin au jour de sa gloire : Torlath périt de sa main. Les héros du Lego gémirent et, comme les nuages du désert, s’assemblèrent autour de leur chef. Mille épées se lèvent à la fois, mille flèches volent ; mais Cuthullin est comme un rocher au milieu d’une mer rugissante. Les ennemis tombent autour de lui : il marche dans le sang. La sombre Slimora retentit au loin. Les enfants d’Ullin descendent et la bataille s’étend sur le Lego. Le chef d’Érin a triomphé ! Dans sa gloire, il revenait sur la plaine ; mais pâle il revenait ! De son visage la joie était sombre ; il roulait ses yeux en silence. Son épée pendait nue à sa main, et sa lance s’abaissait à chaque pas.

« Carril, dit tout bas le chef, la force de Cuthullin l’abandonne ; mes jours sont avec les années qui ne sont plus. Le matin ne se lèvera plus pour moi ; on me cherchera dans Témora, mais on ne me trouvera plus. Cormac pleurera dans son palais et dira : « Où est le chef d’Érin ? Mais mon nom est célèbre et ma gloire est dans le chant des bardes ! La jeunesse dira secrètement : « Oh ! puissé-je mourir comme mourut Cuthullin ! La gloire le revêt comme une robe, et grande est la lumière de sa renommée ! » — « Carril, de mon flanc arrache cette flèche ; place Cuthullin sous ce chêne ; pose auprès de moi le bouclier de Caithbat, afin qu’on me voie au milieu des armes de mes pères ! »

« Et il est tombé le fils de Semo ! dit Carril avec un soupir. Pleines de deuil sont les murailles de Tura et la tristesse habite Dunscaï ! Ton épouse est délaissée dans sa jeunesse. Le fils de ton amour est seul ! Il viendra vers Bragéla et lui demandera pourquoi elle pleure ; il lèvera les yeux sur la muraille et verra l’épée de son père : « À qui est cette épée ? dira-t-il ; et l’âme de sa mère sera triste !… » Mais quel est celui qui, dans le murmure de sa course, ressemble au cerf du désert ? Ses yeux roulent égarés autour de lui et cherchent son ami. Connal, fils de Colgar, où étais-tu quand le puissant est tombé ? Les mers de Togorma roulaient-elles autour de toi ? le vent du sud était-il dans tes voiles ? Les braves sont tombés dans le combat et tu n’y étais pas ! Que personne ne le dise dans Selma, ni dans la terre boisée de Morven. Fingal sera triste et les fils du désert pleureront ! »

Près des vagues sombres et roulantes du Lego, on élève la tombe du héros. Luath[84] repose à quelque distance. Le chant des bardes s’élève sur le mort :

« Bénie soit ton âme, fils de Semo ! Tu fus puissant dans les combats. Ta force était pareille à la force d’un torrent et ta vitesse pareille à l’aile de l’aigle. Dans la bataille, ton passage était terrible : les pas de la mort étaient derrière ton épée. Bénie soit ton âme, fils de Semo, royal chef de Dunscaï ! Tu n’es point tombé par le glaive du puissant et ton sang n’a point rougi la lance du brave. Une flèche, comme l’aiguillon de la mort, est venue dans une brise, mais la faible main qui banda l’arc ne s’en est point aperçue ! Paix à ton âme dans ta caverne, chef de l’île des brouillards !

« Les puissants sont dispersés dans Temora : il n’est personne dans le palais de Cormac. Le roi gémit dans sa jeunesse. Il ne voit point ton retour. Le bruit de ton bouclier a cessé et ses ennemis s’assemblent de toutes parts.

« Doux soit ton repos dans ta caverne, chef des guerres d’Érin ! Bragéla n’espérera plus ton retour et ne verra plus tes voiles dans l’écume de l’Océan. Ses pas ne sont plus sur le rivage ; son oreille n’est plus ouverte à la voix des rameurs. Elle est assise dans la salle des coupes ; elle regarde les armes de celui qui n’est plus. Tes yeux sont pleins de larmes douce fille de Sorglan ! Bénie soit ton âme dans la mort, ô chef de l’ombragée Tura ! »

LA BATAILLE DE LORA.


POÈME


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Argument.
Fingal à son retour d’Irlande, après avoir chassé Swaran de ce royaume, donna une fête à tous ses héros. Il oublia d’inviter Maronnan et Aldo, deux chefs qui ne l’avaient point accompagné dans son expédition. Ils s’offensèrent de cet oubli et passèrent au service d’Erragon, roi de Sora, canton de la Scandinavie, l’ennemi déclaré de Fingal. La valeur d’Aldo lui acquit bientôt une grande réputation dans Sora, et la belle Lorma, femme d’Erragon, s’éprit d’amour pour lui. Il trouva les moyens de s’échapper avec elle et de venir auprès de Fingal qui demeurait alors à Selma, sur la côte occidentale. Erragon descendit en Écosse et fut tué dans le combat par Gaul, fils de Morni, après avoir rejeté les propositons de paix offertes par Fingal. Dans cette guerre Aldo périt, en un combat singulier, des mains de son rival Erragon et peu après l’infortunée Lorma mourut de douleur.

Fils d’une terre lointaine, qui demeures dans la secrète cellule, est ce le murmure de tes bois que j’entends, ou est-ce la voix de tes chants ? Le bruit du torrent était dans mon oreille ; mais j’ai entendu une voix mélodieuse. Loues-tu les chefs de ta patrie ou les esprits du vent ? Solitaire habitant des rochers, regarde cette plaine de bruyère. Tu vois ces vertes tombes avec leur herbe épaisse et sifflante, avec leurs pierres aux têtes de mousse ; tu les vois, ô fils du rocher, mais les yeux d’Ossian sont éteints !

Un torrent de montagne descend en rugissant et verse ses ondes autour d’une verte colline : sur le sommet, quatre pierres couvertes de mousse s’élèvent au milieu de l’herbe flétrie ; deux arbres, que l’orage a penchés, étendent à l’entour leurs branches gémissantes. C’est là qu’est ta demeure, Erragon, c’est là qu’est ton étroite maison ! Depuis longtemps le bruit de tes coupes est oublié dans Sora. Dans ton palais ton bouclier est devenu noir. Erragon, roi des vaisseaux, chef de la lointaine Sora, comment es-tu tombé sur nos montagnes ? Comment le puissant a-t-il sucombé ?

Fils de la secrète cellule, te plais-tu dans les chants ? Écoute la bataille de Lora. Le bruit des armes a cessé depuis longtemps. Ainsi sur les monts obscurcis la foudre gronde et n’est plus. Le soleil jevient avec le calme de ses rayons : les rochers étincelants et les vertes têtes des montagnes sourient.

Des vagues roulantes d’Érin, la baie de Cona reçut nos vaisseaux.[85] Nos blanches voiles pendaient détachées aux mâts et les vents impétueux rugissaient derrière les forêts de Morven. Le cor du roi résonne ; les cerfs tressaillent et bondissent de leurs rochers. Nos flèches volent dans les bois. La fête de la colline est préparée. Sur nos rochers notre joie était grande, car nous avions vaincu le terrible Swaran. À notre fête deux héros furent oubliés. La rage s’alluma dans leurs cœurs. Ils roulaient en secret des yeux enflammés et des soupirs s’échappaient de leur sein. On les voyait s’entretenir ensemble et jeter leurs lances sur la terre. C’étaient deux noirs nuages au milieu de notre joie ; semblables à deux colonnes de brouillard sur la mer qui s’apaise : elles brillent au soleil, mais les mariniers redoutent une tempête.

« Levez mes blanches voiles, dit Ma-ronnan, levez-les aux vents de l’Occident. Élançons-nous, ô Aldo, à travers l’écume de la vague du nord. Nous avons été oubliés à la fête ; et le sang a cependant rougi nos armes ! Quittons les collines de Fingal, servons le roi de Sora ! Son attitude est fière et les noires batailles environnent sa lance. Illustrons-nous, ô Aldo, dans les guerres des autres contrées ! »

Ils prirent leurs épées et leurs boucliers aux liens de cuir ; ils volèrent à la baie retentissante de Lumar. Ils arrivèrent devant le chef altier de Sora, le roi des bondissants coursiers. Erragon revenait de la chasse. Sa lance était rouge de sang. Il penchait vers le sol son visage sombre et sifflait en marchant. Il invita les étrangers à ses fêtes : ils combattirent et triomphèrent dans ses guerres.

Aldo revenait avec gloire vers les hautes murailles de Sora. Du haut de ses tours, regardait sur la plaine l’épouse d’Erragon, Lorma aux yeux humides. Ses cheveux dorés volent sur le vent de la mer ; son sein blanc se soulève comme la neige sur la bruyère, quand les douces brises soufflent et mollement la meuvent dans la lumière. Elle vit le jeune Aldo, semblable au rayon couchant du soleil de Sora. Son doux cœur soupire ; des larmes remplissent ses yeux. Sa main blanche soutenait sa tête. Trois jours elle s’assit dans le palais et couvrit sa douleur du voile de la joie. Le quatrième, avec le héros, elle s’enfuit sur la mer agitée. Ils vinrent à Cona dont les tours sont couvertes de mousse, et se présentèrent à Fingal le roi des lances.

« Aldo au cœur d’orgueil, lui dit Fingal, se levant en fureur ; dois-je te défendre contre la rage du roi injurié de Sora ? Qui voudra désormais recevoir mes guerriers dans ses palais ? Qui les invitera aux fêtes de rétranger, puisque Aldo, cette âme petite, a déshonoré mon nom dans Sora ? Retire-toi sur tes collines, homme à la main débile ; va te cacher dans tes cavernes ! Déplorable est la guerre que nous allons engager avec le sombre roi de Sora. Esprit du noble Trenmor, quand donc Fingal cessera-t-il de combattre ? Je suis né au milieu des batailles[86] et, jusqu’à la tombe, je dois marcher dans le sang ! Mais mon bras du moins n’a point outragé l’impuissant, et mon glaive n’a point touché le faible dans les armes. Je vois, ô Morven, les tempêtes qui doivent renverser mon palais, quand mes enfants seront morts dans les combats et qu’il ne restera personne pour habiter Selma ! Les faibles viendront alors, mais ils ne connaîtront point ma tombe. Ma renommée ne vivra que dans les chants, et mes actions seront comme un rêve pour les siècles futurs ! »

Les guerriers d’Erragon se rassemblèrent près de lui, comme les tempêtes autour du fantôme de la nuit, quand il les appelle du sommet de Morven et qu’il se prépare à les verser sur la terre de l’étranger. Erragon descendit sur le rivage de Cona. Il envoya son barde à Fingal pour lui demander le combat des milliers ou la terre des nombreuses collines ! Le roi était assis dans son palais, entouré des amis de sa jeunesse. Les jeunes guenners étaient à la chasse, bien loin dans le désert. Les chefs aux clieveux gris parlaient des autres temps et des actions de leur jeunesse, lorsqu’entra le vieux Nartmor, le chef des rives du Lora.

« Ce n’est point ici le temps, dit-il, d’écouter les chants des autres années : Erragon, menaçant, est sur la côte et lève dix mille épées. Sombre est le roi au milieu de ses chefs ! Il ressemble à la lune obscurcie au milieu des météores de la nuit, quand ils voguent près d’elle sur les nuées et qu’ils versent les clartés qui manquent à son orbe. »

« Sors de ta demeure, s’écria Fingal, sors, ô fille de mon amour ! Sors de ta demeure, Bosmina, jeune fille des torrents de Morven ! Nartmor, prends les coursiers de l’étranger et accompagne la fille de Fingal ! Qu’elle invite le roi de Sora à notre fête, dans les murs ombragés de Selma. Offre-lui, Bosmina, la paix des héros et les richesses du généreux Aldo. Nos jeunes guerriers sont éloignés et la vieillesse est sur nos mains tremblantes ! »

Elle vint à l’armée d’Erragon, comme vient à un nuage un rayon de lumière. Dans sa main droite on voyait une coupe étincelante, signe joyeux de la paix ; et dans sa main gauche une flèche d’or, signe de la guerre. Erragon brilla à son aspect, comme un rocher aux rayons subits du soleil, quand ils sortent d’un nuage brisé qu’ont déchiré les vents impétueux !

« Fils de la distante Sora, lui dit la douce et rougissante jeune fille, viens à la fête du roi de Morven, viens dans les murs ombragés de Selina. Accepte la paix des héros, ô guerrier, et laisse ta sondjre épée dormir à ton côté ! Préfères-tu les richesses des rois ? Écoute alors ces paroles du généreux Aldo. Il donne à Erragon cent coursiers, les fils dociles des rênes ; cent vierges venues des lointaines contrées ; cent faucons dont les ailes agitées volent à travers le ciel. Tu auras encore, pour ceindre les seins fécondés des vierges, cent ceintures[87], amies de la naissance des héros, remèdes des douleurs de l’enfantement. Dix coupes incrustées de pierreries brilleront dans les tours de Sora : l’onde limpide qui tremble sur leurs bords étoilés, semble un vin pétillant. Jadis elles réjouissaient les rois du monde[88] dans leurs salles bruyantes. Ces richesses, ô héros, seront à toi : mais si tu leur préfères ta blanche épouse, les beaux yeux de Lorma brilleront encore dans ton palais. Fingal chérit le généreux Aldo, mais Fingal n’a jamais outragé un héros, quoique son bras soit fort ! »

« Douce voix de Cona, répondit le roi, dis à Fingal qu’il prépare en vain sa fête. Qu’il verse autour de moi ses richesses, qu’il fléchisse sous ma puissance, qu’il me donne les épées de ses pères, les boucliers des temps passés ; pour que mes enfants les puissent voir dans mon palais et dire : « Ces armes sont celles de Fingal » ! — « Jamais ils ne les verront dans ton palais, répondit l’orgueil naissant de la jeune fille. Ces armes sont entre les mains de héros qui n’ont jamais cédé dans les combats. Roi de Sora ! la tempête s’amasse sur nos collines. Ne prévois-tu pas la chute de ton peuple, ô fils d’une terre lointaine ? »

Elle revint au palais silencieux de Selma. Le roi la vit les yeux baissés : dans sa puissance il se lève de sa place, agite sa chevelure âgée et saisit la sonnante armure de Trenmor et le noir bouclier de ses pères. Les ténèbres remplirent les salles de Selma quand il étendit la main vers sa lance : les ombres de mille morts étaient autour de nous et prévoyaient la chute des guerriers. Une joie terrible se lève sur la face des vieillards. Ils s’élancent à la rencontre de l’ennemi. Leur pensée s’arrête sur les hauts faits des années passées et sur la gloire qui s’élève de la tombe !

Au même instant, près de l’antique tombeau de Trathal paraissent les chiens de la chasse. Fingal comprit que ses jeunes héros les suivaient et s’arrêta au milieu de sa course. Oscar parut le premier ; ensuite le fils de Morni et le descendant de Némi. Fercuth montra sa forme menaçante. Dermid livrait aux vents sa noire chevelure. Ossian vint le dernier. Je murmurais les airs des autres temps. Mes pas s’appuyaient sur ma lance pour francbir les torrents et mes pensées étaient pleines du souvenir des grands hommes. Fingal frappe les bosses de son bouclier et donne le funeste signal de la guerre. Mille épées, tirées en même temps, étincellent sur l’ondoyante bruyère. Trois bardes en cheveux blancs élèvent leur voix mélodieuse et lugubre. À pas retentissants et en une file profonde et ténébreuse nous fondons sur la plaine, semblables à l’averse des orages, quand elle tombe sur une étroite vallée.

Le roi de Morven s’assied sur sa colline et dans les vents se déploie le soli-flamme[89] des batailles. Les amis de son jeune âge, sous les ondoyantes boucles de leur vieillesse, se tenaient auprès de lui. La joie monta dans les yeux du béros, quand il vit ses enfants dans la bataille ; quand il les vit, au milieu des éclairs des épées, se souvenir des actions de leurs pères. Erragon s’avance dans sa puissance, pareil au rugissement d’un torrent d’hiver. Les combattants tombent autour de lui : la mort marche sombrement à ses côtés !

« Qui vient, s’écria Fingal, comme le daim bondissant, comme le chevreuil de la retentissante Cona ? Son bouclier étincelle à son côté et lugubre est le bruit de son armure ! Au milieu de la mêlée il rencontre Erragon. Contemplez le combat des chefs ! Telle est la lutte des fantômes dans une ténébreuse tempête. Mais tombes-tu, fils de la colline, et ta blanche poitrine est-elle tachée de sang ? Pleure, infortunée Lorma ! Aldo n’est plus ! »

Triste de la chute d’Aldo, Fingal saisit la lance de sa force et penche ses yeux mortels sur l’ennemi. Mais Gaul a rejoint le monarque de Sora. Qui pourrait dire le combat de ces deux chefs ? Il tombe, le puissant étranger ! — « Fils de Cona, s’écrie Fingal, arrêtez le bras de la mort. Puissant était celui qui est maintenant si bas ! Oh ! qu’il sera pleuré dans Sora ! L’étranger s’approchera de sa demeure et s’étonnera de son silence. Le roi est tombé, ô étranger, et la joie s’est tue dans sa maison. Prête l’oreille au bruit de ses forêts ; son fantôme y murmure peut-être. Mais loin, bien loin sur Morven, il est tombé sous l’épée d’un ennemi étranger ! » Telles furent les paroles de Fingal quand les bardes firent entendre le chant de la paix. Nous arrêtons nos épées levées et nous épargnons les faibles ennemis. Erragon fut placé dans une tombe et j’élevai la voix de la douleur. Les nuages de la nuit descendirent et roulèrent sur la plaine. L’ombre d’Erragon apparut à quelques-uns : sa figure était sombre et nuageuse, et un soupir à demi formé soulevait sa poitrine. « Bénie soit ton âme, ô roi de Sora ! ton bras était terrible dans la guerre ! »

Lorma était assise dans le palais d’Aldo ; elle était assise devant la lumière d’un chêne embrasé. La nuit descendait, mais AIdo ne revenait pas. L’âme de Lorma est triste ! « Qui te retient, ô chasseur de Cona ? Tu m’as promis de revenir. Le cerf était-il bien loin ? Les vents de la nuit, sur la bruyère, soupirent-ils autour de toi ? Je suis seule dans le pays des étrangers, et n’ai que toi seul pour ami, ô Aldo ! Descends, ô mon plus aimé, descends des échos de tes collines ! »

Ses yeux sont tournés vers la porte ; elle prête l’oreille aux frémissements de la brise et croit entendre les pas d’Aldo. La joie se lève sur son visage ! Mais la tristesse, comme un léger nuage sur la lune, passe de nouveau sur sa figure. » Ne reviendras-tu pas, ô mon amour ! Je vais regarder les pentes de la colline. La lune est dans l’est et le sein du lac est calme et brillant. Quand verrai-je ses chiens revenir de la chasse ? Quand entendrai-je sa voix, haute et distante sur les vents ? Descends des échos de tes collines, ô chasseur de la verdoyante Cona ! » Son ombre légère parut sur un rocher, semblable à l’humide rayon d’une faible lumière, quand la lune sort tout à coup entre deux nuages, et que l’ondée de minuit est sur la plaine. Elle suivit sur la bruyère sa forme aérienne, car elle avait compris que son héros n’était plus. J’entendais ses cris s’approcher sur le vent, semblables à la plaintive voix de la brise, quand elle soupire sur l’herbe de la caverne !

Elle arrive, elle trouve son héros ! Sa voix expire : elle roule ses yeux en silence Elle était pâle et égarée dans sa douleur ! Ses jours furent peu nombreux sur Cona. Elle descendit par degrés dans la tombe, et Fingal ordonna à ses bardes de chanter la mort de Lorma. Tous les ans les filles de Morven passaient un jour à la pleurer, quand revenaient les sombres vents d’automne !

Fils des terres lointaines, tu demeures dans la plaine de la renommée ! Oh ! que ton chant s’élève quelquefois à la louange de ceux qui sont tombés ! que leurs ombres légères se réjouissent autour de toi, et que l’âme de Lorma descende sur un faible rayon, quand tu te coucheras pour dormir et que la lune regardera dans ta caverne. Belle tu la verras alors ; mais des larmes seront encore sur ses joues !


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TÉMORA.


POÈME ÉPIQUE.


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LIVRE PREMIER.



Argument.
Cairbar, fils de Borbar-duthul, seigneur d’Alha en Connaught, le chef le plus puissant de la race des Firbolg, ayant assassiné Cormac fils d’Artho, dans son royal palais de Témora, usurpa le trône. Corrnac descendait de Conar fils de Trenmor, grand père de Fingal, et roi de ces Calédoniens qui habitaient la partie occidentale de l’Écosse. Fingal, blessé de la conduite de Cairbar, résolut de passer en Irlande avec une armée pour y rétablir sur le trône la famille royale. Cairbar, informé de bonne heure des desseins de Fingal, rassembla dans l’Ulster quelques-unes de ses tribus et ordonna à son frère Cathmor de venir en toute hâte de Témora à la tête d’une armée. Tel était l’état des affaires en Irlande, quand on vit les Calédoniens paraître sur les côtes. Le poème commence le matin. Cairbar est éloigné du reste de l’armée, une de ses sentinelles vient lui porter la nouvelle du débarquement de Fingal. Il assemble un conseil où Foldath, chef de Moma, parle de l’ennemi avec beaucoup de dédain : il est vivement repris par Malthos. Cairbar après avoir écouté leurs débats, ordonne qu’on prépare une fête à laquelle, par son barde Olla, il invite Oscar fils d’Ossian ; avec le projet de susciter à ce héros quelque querelle qui lui offre le prétexte de le tuer. Oscar vient à la fête ; la querelle arrive ; les deux partis combattent et les chefs se donnent mutuellement la mort. L’armée de Fingal entendit le bruit du combat. Le roi vint au secours d’Oscar, et les Irlandais se replièrent derrière l’armée de Cathmor qui s’était avancé près des rives du Lubar, sur la bruyère de Moi-lena. Fingal après avoir pleuré son petit-fils, ordonne à Ullin chef de ses bardes, de porter son corps à Morven pour y être enterré. La nuit vient. Althan fils de Connachar, raconte au roi les particularités du meurtre de Cormac. Fingal envoie son fils Fillan observer pendant la nuit les mouvements de Callimor, ce qui termine l’action du premier jour.
La scène est dans une plaine, près de la montagne de Mora, aux pieds de laquelle s’étendent les bruyères de Moi-lena dans l’Ulster.
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fils de Connachar, raconte au roi les particularités du meurtre de Cormac. Fingal envoie son fils Fillan observer pendant la nuit les mouvements de Callimor, ce qui termine l’action du premier jour.
La scène est dans une plaine, près de la montagne de Mora, aux pieds de laquelle s’étendent les bruyères de Moi-lena dans l’Ulster.

Les vagues bleues d’Érin roulent dans la lumière, le jour couvre les montagnes et les arbres balancent à la brise leurs têtes rembrunies ; les torrents grisâtres versent leurs eaux bruyantes. Deux vertes montagnes chargées de chênes antiques entourent une plaine étroite. Là courent les eaux bleues d’un torrent : sur ses bords était Cairbar d’Atha. La lance du roi lui sert d’appui ; ses yeux sont rouges de tristesse et de terreur. Dans son âme se lève Cormac avec toutes ses borribles blessures. Le spectre livide du jeune chef apparaît dans les ténèbres ; le sang coule de ses flancs aériens. Trois fois Cairbar jette sa lance sur la terre, trois fois il saisit sa barbe : ses pas sont courts ; souvent il s’arrête et agite ses bras nerveux ; il est comme un nuage dans le désert, changeant de forme à cliaque bouffée de vent. Les vallées voisines sont tristes, et tour à tour elles redoutent la pluie. Le roi, recueillant enfin son âme, prend sa lance aiguë et tourne les yeux vers la plaine de Lena. Les sentinelles de l’Océan accouraient ; elles accouraient avec les pas de la peur et souvent elles regardaient derrière elles. Cairbar comprit que les puissants étaient proches : il appela ses sombres chefs.

Ses guerriers viennent et leurs pas retentissent ; ils tirent en même temps leurs épées. Là se tient Morlath au visage morne ; le vent soupire dans la longue chevelure d’Hidalla ; Cormar aux cheveux roux se penche sur sa lance et roule ses yeux aux obliques regards ; sauvage, sous deux épais sourcils, est le regard de Malthos. Foldath se tient semblable au rocher qui d’écume couvre ses flancs obscurs ; sa lance est comme le sapin de Slimora qui lutte avec les vents du ciel ; son bouclier porte l’empreinte des coups de la bataille, et son œil enflammé méprise le danger. Ces chefs et mille autres avec eux entouraient le roi d’Érin, quand arriva la sentinelle de l’Océan, Mor-annal, venu de Moi-lena[90] des torrents : ses yeux semblent sortir de sa tête ; ses lèvres sont tremblantes et pâles.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, les chefs d’Érin sont immobiles et silencieux comme une forêt à l’approche de la nuit ! ils sont comme une forêt silencieuse et Fingal est sur la côte ! Fingal, le roi de Morven, si terrible dans les combats ! »

« As-tu vu le guerrier ? lui dit Cairbar avec un soupir. Ses héros sont-ils en grand nombre sur la côte ? lève-t-il la lance des combats ou vient-il en paix ? » — « Il ne vient point en paix, roi d’Érin ! J’ai vu sa lance levée[91] : c’est un météore de mort ; le sang de mille ennemis en rougit l’acier. Il est descendu le premier sur le rivage, vigoureux encore sous les cheveux blancs de la vieillesse. Ses membres nerveux se levaient sans efforts lorsqu’il marchait dans sa puissance. Elle est à son côté, cette épée qui ne fait point de seconde blessure ; son bouclier est terrible comme la lune sanglante qui monte à travers la tempête. Ensuite viennent Ossian, roi des chants, et le fils de Morni, le premier des hommes. Connal s’élance en avant à l’aide de sa lance ; Dermid laisse flotter sa brune chevelure ; Fillan bande son arc, ce jeune chasseur du Moruth. Mais quel est celui qui les devance, terrible comme le cours d’un torrent ? C’est le fils d’Ossian ; son visage brille entre les boucles de sa chevelure ; ses longs cheveux tombent sur ses épaules ; ses noirs sourcils sont à demi cachés sous l’acier ; son épée pend librement à son côté ; sa lance étincelle à chacun de ses mouvements. J’ai fui ses terribles regards, ô roi de la haute Témora ! »

« Fuis donc, homme faible ! répondit le sombre courroux de Foldath ; fuis vers les torrents de ton pays, enfant à l’âme débile ! N’ai-je pas vu cet Oscar ? J’ai vu ce chef dans la mêlée. Il est, dans les dangers, de la race des puissants ; mais il est d’autres qui lèvent aussi la lance ! Érin a plus d’un fils aussi brave, ô roi de Témora des bois ! Permets que Foldath s’oppose à lui dans sa puissance ; permets que j’arrête ce torrent impétueux ! Ma lance est couverte de sang, mon bouclier est pareil aux murailles de Tura ! »

« Foldath ira-t-il seul à la rencontre des ennemis ? reprit Malthos au noir sourcil. Ne sont-ils pas sur nos côtes, comme les eaux de plusieurs torrents ? Ne sont-ce pas ces mêmes chefs qui vainquirent Swaran quand s’enfuirent les enfants de la verdoyante Érin ! Et Foldath ira combattre leurs plus braves héros ! Foldath au cœur d’orgueil, prends avec toi les forces de notre armée et que Malthos t’accompagne. Le carnage a rougi mon épée, mais qui jamais m’en entendit parler ? »

« Fils de la verte Érin, dit Hidalla, que Fingal n’entende point vos paroles. L’ennemi pourrait s’en réjouir et son bras en devenir plus puissant sur nos terres. Vous êtes braves, ô guerriers, vous êtes des tempêtes dans la guerre ! Vous êtes semblables aux ouragans qui sans crainte rencontrent les rochers et déracinent les forêts. Mais avançons lentement et en force, comme un nuage ramassé ! Alors tremblera le puissant ; la lance tombera de la main du vaillant. Nous voyons, diront-ils, le nuage de la mort, tandis que des ombres passeront sur leurs visages. Fingal se désolera dans sa vieillesse, il verra s’envoler sa renommée. On ne verra plus à Morven les pieds de ses héros et la mousse des années croîtra dans Selma. »

Cairbar, en silence, écoutait leurs paroles, semblable à la nue orageuse qui s’arrête sombre sur le Cromla jusqu’à ce que les éclairs jaillissent de ses flancs : la flamme du ciel éclaire la vallée et les esprits de la tempête se réjouissent. Tel se tenait silencieux le roi de Témora ; il laisse enfin tomber ces mots :

« Qu’on prépare une fête sur la plaine de Lena. Que mes cent bardes s’y rendent. Toi, Olla aux cheveux roux, prends la harpe du roi. Va trouver Oscar, chef des épées, et invite-le à notre festin. Aujourd’hui, nous fêtons, nous écoutons les chants : demain, nous briserons les lances ! Dis-lui que j’ai fait élever la tombe de Cathol ; que mes bardes ont donné aux vents l’ombre de son ami. Dis-lui que Cairbar a entendu parler de ses exploits sur les rives retentissantes du Carun. Cathmor mon frère n’est point ici ; il n’est point ici avec ses milliers, et nous sommes faibles en nombre. Cathmor est un ennemi de toute querelle au milieu des festins ! Son âme est brillante comme ce soleil ! Mais il faut, chefs de la verte Témora, que Cairbar combatte Oscar ! Que n’a-t-il pas dit sur la mort de Cathol ? Cairbar en brûle de colère. Il tombera sur la plaine de Lena et ma gloire se lèvera dans le sang. »

La joie brillait sur tous leurs visages ; ils se répandent sur la plaine de Lena et la fête des coupes est préparée. Les chants des bardes s’élèvent. Les chefs de Selma entendirent leurs réjouissances. Nous crûmes que le puissant Cathmor s’avançait, Cathmor l’ami des étrangers, le frère de Cairbar aux cheveux roux. Leurs âmes n’étaient pas semblables. La lumière du ciel habitait l’âme de Cathmor. Ses tours s’élevaient sur les rives d’Atha : sept sentiers conduisaient à son palais. Sept chefs se tenaient sur les sentiers et conviaient l’étranger à ses fêtes. Mais Cathmor demeurait dans les bois pour fuir la voix de la louange !

Olla vint avec ses chants. Oscar se rendit à la fête de Cairbar. Trois cents guerriers s’avancent sur la plaine murmurante de Lena ; les chiens gris bondissent sur la bruyère et l’on entend leurs hurlements au loin. Fingal vit partir le héros : l’âme du roi s’attrista ; il redoutait les sinistres pensées de Cairbar, même au milieu de la fête des coupes.

Mon fils portait la lance de Cormac. Cent bardes en chantant vinrent au devant de lui. Cairbar cachait sous un sourire la mort qu’il méditait dans l’ombre de son âme. Le festin est étalé ; les coupes résonnent. La joie éclaire le visage des guerriers ; mais c’est le rayon mourant du soleil quand il est près de cacher sa tête ardente dans la tempête.

Cairbar se lève en armes. Les ténèbres s’amassent sur son front. Les cent harpes se taisent à la fois. Le bruit des boucliers se fait entendre[92] ; Olla, dans l’éloignement, entonne un chant de douleur. Mon fils reconnaît le signal de mort et, se levant, il saisit sa lance. — « Oscar, dit Cairbar aux cheveux roux, j’aperçois la lance d’Érin. Fils des bois de Morven, dans ta main brille la lance de Témora, l’orgueil de cent rois, la mort des héros des siècles passés ! Cède-la, fils d’Ossian, cède-la à Cairbar le chef des chars ! »

« Je céderais, reprit Oscar, le présent de l’infortuné roi d’Érin ! le présent que Cormac aux blonds cheveux fit à Oscar, lorsque je dispersai ses ennemis ! Quand Swaran eut fui devant Fingal, je me rendis au palais de Cormac. La joie se leva sur le visage du jeune chef ; il me donna la lance de Témora. Et il ne l’a point donnée à un lâche, ô Cairbar, ni à une âme débile ! Les ténèbres de ta face ne sont point une tempête pour moi ; ni tes yeux, les flammes de la mort ! Est-ce que je m’effraie du bruit de ton bouclier ? Est-ce que je tremble au chant d’Olla ? Non : Cairbar, épouvante le faible ; Oscar est un rocher ! »

« Tu ne céderas pas la lance, reprit Cairbar avec orgueil ? Tes paroles sont-elles si superbes parce que Fingal est proche ? Fingal, ce roi aux cheveux blancs des cent bois de Morven ? Il n’a combattu que des hommes dégénérés, mais il s’évanouira devant Cairbar, comme une colonne de brouillard devant les vents d’Atha ! » — « Si celui qui n’a combattu que des hommes dégénérés était en présence du chef altier d’Atha, le chef d’Atha, pour éviter sa fureur, abandonnerait la verdoyante Érin ! Ne parle plus du puissant, ô Cairbar ! tourne ton épée contre moi ! Notre force est égale, mais Fingal est renommé, Fingal est le premier des mortels ! »

Les guerriers observent leurs sombres chefs ; leurs pas se pressent et retentissent au loin ; leurs yeux roulent dans le feu : mille épées sont à moitié tirées. Le roux Olla entonne le chant de bataille ; le cœur d’Oscar en tressaille de joie, de cette joie familière à son cœur quand se faisait entendre le cor de Fingal. Sombre comme la vague enflée de l’Océan avant le réveil des vents, alors qu’elle penche sa tête vers la côte, telle s’avance l’armée de Cairbar !

« Fille de Toscar, pourquoi cette larme ? Il n’est point encore tombé ! Nombreuses sont les victimes de son bras, avant que mon héros soit lui-même abattu ! — Vois-les tomber devant mon fils comme les arbres du désert, lorsqu’un fantôme furieux s’élance à travers la nuit, et dans sa main emporte leurs vertes têtes. Morlath tombe ! Ma-ronnan expire, Connachar se débat dans son sang. Cairbar recule devant le glaive d’Oscar : il se glisse en rampant derrière une roche, lève sa lance et, sans être vu, perce le flanc de mon Oscar ! Il tombe en avant sur son bouclier, mais il se soutient sur un genou, et sa lance est toujours dans sa main. Vois le traître Cairbar ! il tombe ! le fer a percé son front et va sortir derrière entre ses cheveux sanglants ! Il le pose étendu, comme un roc éclaté que le Cromla détache de ses flancs hérissés, lorsque la verte Érin secoue ses montagnes d’une mer à l’autre mer. »

Mais jamais plus Oscar ne se relèvera ! Il s’appuie sur son bouclier et sa lance est dans sa main terrible. Les enfants d’Érin restent à quelque distance, immobiles et sombres ; leurs cris s’élèvent comme les bruits confus des torrents, et les échos de Lena leur répondent au loin. Fingal entendit ces cris ; il saisit la lance de Selma. Ses pas nous devancent sur la bruyère ; il nous adresse ces paroles de douleur : « J’entends le bruit de la guerre ; le jeune Oscar est seul. Levez-vous, enfants de Morven, et rejoignez le glaive de ce héros ! »

Ossian s’élance sur la bruyère ; Filian bondit sur Moi-lena. Fingal, dans sa force, s’avance à grands pas : l’éclat de son bouclier est terrible. Les fils d’Érin l’aperçoivent dans l’éloignement ; ils tremblent dans leurs âmes : ils comprennent que le courroux du roi s’est allumé ; ils prévoient leur mort. Nous arrivâmes les premiers et nous combattîmes. Les chefs d’Érin soutinrent notre fureur ; mais, quand arriva le roi dans l’impétuosité de sa course, quel cœur d’acier eût pu résister ? Les guerriers d’Érin fuient sur Moi-lena ; la mort poursuit leur fuite. Nous trouvâmes Oscar sur son bouclier ; nous vîmes son sang autour de lui. Le silence consterne tous les visages ; chacun tourne le dos et pleure. Le roi s’efforce de cacher ses larmes : le vent siffle dans sa barbe grise ; il penche la tête sur le héros, et ses paroles sont entrecoupées de soupirs.

« Et tu tombes, ô Oscar ! au milieu de ta course ! Le cœur d’un vieillard palpite sur toi ! Il voit les batailles qui t’attendaient ! tes batailles à venir, il les voit ! mais elles sont enlevées à ta renommée. Quand la joie habitera-t-elle dans Selma ? quand la douleur s’éloignera-t-elle de Morven ? Mes fils tombent l’un après l’autre : Fingal est le dernier de sa race. Ma gloire commence à s’éclipser ; ma vieillesse sera sans amis ; je resterai dans mon palais, comme un nuage obscur, et je n’entendrai pas le retour d’un fils au bruit retentissant de ses armes. Pleurez, héros de Morven, Oscar ne se relèvera plus ! »

Et ils le pleurèrent, ô Fingal ! le héros était cher à leur cœur. Il allait au combat, l’ennemi disparaissait. Il revenait avec la paix au milieu de leur joie. Nul père ne pleura son fils tué dans sa jeunesse ; nul frère, le frère de son amour : ils périrent sans être pleurés, car le chef du peuple était tombé ! Bran hurle à ses pieds, le noir Luath est triste ; car souvent il les avait conduits à la chasse des cerfs bondissants du désert.

Quand Oscar vit ses amis autour de lui, sa poitrine se gonfla de soupirs. « Les gémissements des chefs anciens, dit-il, les hurlements de mes chiens, les accents soudains des chants de douleur, ont attendri l’âme d’Oscar ; mon âme, qui jamais encore ne s’était attendrie : elle était semblable à l’acier de mon épée. Ossian, porte-moi sur mes collines ; élève les pierres de ma renommée ! Place le bois d’un cerf, place mon épée à mes côtés ! Le torrent, par la suite, peut emporter la terre ; le chasseur trouvera ce fer et dira : « Ceci fut l’épée d’Oscar, l’orgueil des années passées ! »

Et tu succombes, fils de ma gloire ! Oscar, ne te reverrai-je jamais ? Quand d’autres entendront parler de leurs fils, moi je n’entendrai plus parler de toi ! La mousse est sur tes quatre pierres grises, et le vent est plaintif à l’entour. On combattra sans toi ! tu ne poursuivras plus les biches fauves. Quand un guerrier reviendra de la guerre et parlera des contrées étrangères : « J’ai vu, dira-t-il, près d’un torrent mugissant, un tombeau, sombre demeure d’un chef ; il est tombé sous les coups d’Oscar, le premier des mortels ! » Peut être alors entendrai-je sa voix, et un rayon de joie se lèvera dans mon âme. »

La nuit serait descendue dans la tristesse et le matin serait revenu dans l’ombre de la douleur ; nos chefs, debout sur la plaine de Lena, comme de froids rochers qui distillent l’eau, auraient oublié la guerre ; si le roi, bannissant sa tristesse, n’eût élevé sa voix puissante. Les chefs, comme éveillés d’un rêve, lèvent leurs têtes autour de lui.

« Combien de temps pleurerons nous sur Moi-lena ? combien de temps, dans Érin, verserons-nous des larmes ? Le puissant ne reviendra pas. Oscar ne se lèvera plus dans sa force ! Les vaillants, à leur jour, doivent tomber et n’être plus connus sur leurs collines. Où sont nos pères, ô guerriers ! les chefs des temps passés ? Ils se sont couchés, comme les astres, après avoir brillé. Nous n’entendons plus que le bruit de leurs louanges, et cependant ils furent fameux dans leurs jours, ils furent la terreur de leurs temps ! Ainsi nous passerons nous-mêmes au jour de notre chute. Rendons-nous donc fameux, tandis que nous le pouvons, et derrière nous laissons notre renommée, comme le soleil ses dernières clartés, lorsqu’il cache sa tête ardente dans l’Occident. Le voyageur regrette son absence en se rappelant la flamme de ses rayons.

« Ullin, ancien de mes bardes, prends le vaisseau du roi et porte Oscar à la Selma des harpes ! Que les vierges de Morven pleurent, et nous, combattons dans Érin pour la race de Cormac assassiné. Les jours de mes années commencent à décliner ; je sens la faiblesse de mon bras. Mes pères se penchent sur leurs nuages pour recevoir leur fils dont l’âge a blanchi les cheveux. Mais avant que je parte d’ici, un rayon de gloire s’élèvera ; mes jours se termineront comme mes années ont commencé, avec gloire, et ma vie sera pour les bardes futurs un torrent de lumière ! »

Ullin déploya ses blanches voiles ; le vent du sud souffla, et sur les vagues il bondit vers Selma. — Je restai dans ma douleur, mais sans faire entendre une parole. La fête est préparée sur la plaine de Lena. Cent héros érigent le tombeau de Cairbar, mais pour ce chef aucun chant ne s’élève : son âme a été noire et sanguinaire. Les bardes se rappelaient le meurtre de Cormac, que pouvaient-ils dire à la louange de Cairbar ?

La nuit descend. De cent chênes, la flamme monte et brille. Fingal était assis sous un arbre. Le vieil Althan, debout au milieu des guerriers, fit le récit de la mort de Cormac. Althan, le fils de Connachar et l’ami de Cuthullin des chars, demeurait avec Cormac dans Témora, lorsque le fils de Semo tomba près du torrent de Lego. Althan raconta ainsi sa touchante histoire, et des larmes étaient dans ses yeux.

« Le soleil couchant jaunissait le sommet du Dora, le gris crépuscule commençait à descendre. Les bois de Témora s’agitaient au souffle d’un vent inconstant. Un nuage épais se formait dans l’Occident, une étoile rouge parut à son extrémité. J’étais seul dans la forêt : j’aperçus un fantôme dans les airs assombris. Ses pas s’étendaient d’une montagne à l’autre, et sur ses flancs était son obscur bouclier. C’était le fils de Semo ; je reconnus les traits du guerrier. Mais il s’évanouit dans une bouffée de vent et tout devint sombre à l’entour ! Mon âme était triste. Je revins à la salle des coupes : mille lumières y brillaient, et les cent bardes avaient accordé leurs harpes. Cormac, au milieu d’eux, ressemblait à l’étoile du matin, lorsqu’elle se réjouit sur les collines de l’Orient, et que ses jeunes rayons se baignent dans la rosée : brillante et silencieuse est sa marche dans les cieux, mais le nuage qui doit la voiler est proche ! L’épée d’Artho était dans les mains du roi. Il en contemplait avec joie la brillante poignée. Trois fois il essaya de la tirer, et trois fois il l’essaya en vain : ses cheveux dorés étaient épars sur ses épaules ; animées étaient les joues de sa jeunesse. Je pleurais sur ce rayon de jeunesse, car il devait bientôt s’éteindre ! »

« Althan, me dit-il avec un sourire, as-tu connu mon père ? Lourde est l’épée du roi ; sûrement son bras était fort ! Ah ! que ne suis-je comme lui dans la bataille, alors que s’allumait le feu de sa colère ! J’aurais alors, comme Cuthullin, combattu le fils de Cantéla ! Mais les années viendront, ô Althan, et mon bras deviendra fort. As-tu entendu parler du fils de Semo, du chef de la haute Témora ? Il devrait être de retour avec sa gloire ; il avait promis de revenir cette nuit. Mes bardes, avec leurs chants, l’attendent, et ma fête est préparée dans la salle des rois. »

J’écoutais Cormac en silence. Mes larmes commençaient à couler ; je les cachais avec mes cheveux blancs. Le roi s’aperçut de ma douleur, « Fils de Connachar, me dit-il, le fils de Semo est-il tombé ? Pourquoi ces soupirs qui s’échappent en secret ? Pourquoi tes larmes coulent-elles ? Torlath, le chef des chars, vient-il ? Entends-tu la marche de Cairbar aux cheveux roux ? Ils viennent !… Je le vois à ta douleur ! Le chef de Tura n’est plus ! Ne volerai-je pas au combat ?… Mais je ne puis lever la lance ! Oh ! si mon bras avait la force de Cuthullin, Cairbair, serait bientôt en fuite ; la renommée de mes pères serait renouvelée ainsi que les hauts faits des siècles passés ! »

Il prend son arc ; des larmes coulent de ses yeux étincelants. La tristesse augmente autour de lui. Les cent bardes se penchent en avant sur leurs harpes ; le vent seul en touche les cordes tremblantes, elles rendent un son lugubre et sourd[93]. Une voix se fit entendre dans l’éloignement ; telle celle d’un homme plongé dans la douleur. C’était Carril des temps anciens, qui venait de la sombre Slimora. Il raconta la mort de Cuthullin ; il raconta ses glorieuses actions. L’armée était éparse autour de son tombeau ; les guerriers avaient posé leurs armes sur la terre ; ils avaient oublié la guerre, car ils ne voyaient plus celui qui fut leur père !

« Mais, dit Carril à la voix douce, quels sont ceux qui s’avancent comme des cerfs bondissants ? Leur stature est semblable à celle des jeunes arbres de la vallée qui croissent à la pluie ! Leurs joues sont douces et vermeilles ! Des âmes intrépides se montrent dans leurs yeux ! Quels autres que les fils d’Usnoth, chef d’Etha des torrents ? Les guerriers se lèvent de toutes parts, tels qu’un feu à moitié éteint, quand les vents viennent subitement du désert sur leurs ailes bruyantes. Le front noir de la colline s’illumine tout à coup, et le matelot qui passe ralentit sa course sur la mer. On entend le son du bouclier de Caithbat. Les guerriers, dans Nathos, crurent revoir Cuthullin ; c’est ainsi qu’il roulait ses yeux étincelants ; tels étaient ses pas sur la bruyère ! Des combats sont livrés sur les bords du Lego, et l’épée de Nathos triomphe. Tu le verras bientôt dans ton palais, ô roi de Témora. « Puissé-je voir bientôt ce chef, répondit le roi aux yeux bleus. Mais mon âme est triste à cause de Cuthullin. Sa voix était agréable à mon oreille. Souvent, sur le Dora, nous sommes allés ensemble à la chasse des chevreuils. Son arc était infaillible sur les collines. Il parlait des hommes puissants. Il me racontait les hauts faits de mes pères, et je sentais se réveiller ma joie. Mais assieds-toi au festin, ô Carril ! J’ai souvent entendu ta voix. Chante à la louange de Cuthullin : chante à la louange de Nathos d’Etha ! »

Avec tous les rayons de l’Orient, le jour se leva sur Témora. Le fils du vieux Gellama, Crathin, se présente dans la salle. « Roi d’Érin, dit-il, j’aperçois un nuage dans le désert ! D’abord il m’a semblé voir un nuage, mais maintenant c’est une foule de guerriers ! Un seul devant eux s’avance plein d’ardeur. Ses cheveux roux volent sur les vents, son bouclier étincelle au rayon du matin. Sa lance est dans sa main. » — « Convie-le à la fête de Témora, répondit le roi souriant. Fils du généreux Gellama, mon palais est la demeure des étrangers ! C’est peut-être le chef d’Etha qui vient dans toute sa gloire. Salut, auguste étranger[94] ! es-tu des amis de Cormac ? Mais, Carril, il est sombre et sans beauté. Il tire son épée : barde des vieux temps, est-ce là le fils d’Usnoth ? »

« Ce n’est pas le fils d’Usnoth, s’écria Carril, c’est Cairbar, ton ennemi ! Pourquoi parais-tu dans tes armes à Témora, chef au sinistre front ? Ne lève point ton épée contre Cormac ! où portes-tu tes pas ? » — Sans répondre il s’avance sombrement et saisit la main du roi. Cormac prévoit sa mort ; la rage étincelle dans ses yeux. — « Retire-toi, chef d’Atha ! Nathos approche et la guerre avec lui. Tu es audacieux dans le palais de Cormac, parce que son bras est faible ! » L’épée entre dans le flanc du roi ; il tombe dans le palais de ses pères : ses blonds cheveux traînent dans la poussière et son sang fume autour de lui.

« Et tu tombes dans ton palais, dit Carril, ô fils du noble Artho ! Que n’avais-tu près de toi le bouclier de Cuthullin ou la lance de ton père ! Le deuil est sur les montagnes d’Érin, car le chef du peuple est abattu ! Bienheureuse soit ton âme, ô Cormac ! Tu t’es éteint dans ta jeunesse ! » Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Cairbar. Il nous enferma au milieu des ténèbres. Il craignait de lever son épée sur les bardes, quoique son âme fut criminelle. Longtemps nous languîmes dans la solitude : enfin arriva le généreux Cathmor. De la caverne il entendit notre voix et tourna sur Cairbar les yeux de son courroux.

« Frère de Cathmor, dit-il, jusqu’à quand affligeras-tu mon âme ? Ton cœur est un rocher, et tes pensées sont noires et sanguinaires ! Mais tu es le frère de Cathmor ; et Cathmor brillera dans tes guerres. Mon âme cependant ne ressemble pas à la tienne, guerrier à la main débile ! La lumière de mon âme est ternie par tes actions ! Les bardes ne chanteront point ma gloire ; ils diront peut-être ; « Cathmor était brave, mais il combattit pour le sombre Cairbar. » Ils passeront en silence sur ma tombe et ma renommée ne sera point célébrée. Cairbar, rends la liberté aux bardes. Ce sont les fils des siècles à venir ; leurs voix se feront entendre dans les années futures, alors que ne seront plus les rois de Témora. »

Nous sortîmes à ces paroles du chef et nous le vîmes dans sa force. Il te ressemblait, ô Fingal, lorsque dans ta jeunesse tu levas la lance pour la première fois. Son visage était semblable au soleil lorsqu’il est dans toute sa splendeur ; aucun nuage ne passait sur son front. Il venait alors avec ses’milliers, pour secourir Cairbar aux cheveux roux ; il vient maintenant pour venger sa mort, ô roi de Morven des bois ! »

« Qu’il vienne, s’écria le roi, j’aime un ennemi aussi généreux ; son âme est grande, son bras est fort et ses combats sont pleins de gloire. Mais l’âme du faible est une vapeur qui flotte autour d’un lac marécageux ; elle ne s’élève jamais sur la verte colline, de peur d’y rencontrer les vents : sa demeure est dans les cavernes, et de là elle lance les traits de la mort. Nos jeunes héros, ô guerriers, sont fameux comme leurs pères. Ils combattent dans leur jeunesse, ils tombent et leurs noms survivent dans les chants. Les ténèbres des années s’épaississent autour de moi, mais Fingal ne doit point tomber comme un chêne vieilli à travers un torrent ignoré : le chasseur s’approche et le voyant couché sous le vent, « comment cet arbre est-il tombé ? » Il dit et s’éloigne en sifflant.

« Bardes de Morven, entonnez léchant de la joie ! Que nos âmes oublient le passé. Les rouges étoiles nous regardent des nues et descendent en silence. Les pâles rayons du matin vont bientôt paraître et nous montrer les ennemis de Cormac. Fillan, mon fils, prends la lance du roi, va sur les flancs obscurs du Mora, et que tes regards volent sur la bruyère. Observe les ennemis de Fingal ; observe la course du généreux Cathmor. J’entends un bruit lointain, semblable à celui des rochers tombant dans le désert. Frappe de temps à autre sur ton bouclier pour que l’ennemi ne vienne pas à travers la nuit et ne détruise point la gloire de Morven. Je commence à me sentir seul, ô mon fils, et je crains la chute de ma renommée. »

La voix des bardes s’éleva. Le roi s’appuyait sur le bouclier de Trenmor. Le sommeil descendit sur ses yeux : dans ses songes se lèvent ses batailles futures. L’armée dort autour de lui. Fillan aux cheveux bruns observe l’ennemi. Ses pas sont sur la montagne éloignée, et de temps à autre nous entendons le bruit de son bouclier.

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LIVRE DEUXIÈME.


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Argument.

Ce livre commence vers le milieu de la nuit par un monologue d’Ossian qui s’était éloigné du reste de l’année pour pleurer son fils Oscar. Entendant le bruit de l’armée de Cathmor qui s’approche il va trouver Fillan son frère qui veillait sur la colline de Mora, en face de l’armée de Fingal. En causant avec son frère il introduit l’épisode de Conar, fils de Trenmor, premier roi d’Irlande. Cet épisode dévoile l’origine des contestations qui existaient entre les Cael et les Fir-bolg ; les deux peuples qui s’étaient, les premiers, emparés de cette île. Ossian allume un grand feu sur Mora ; Calhmor renonce alors au dessein qu’il avait formé de surprendre les Calédoniens. Il assemble le conseil de ses chefs et réprimande Foldath d’avoir proposé une attaque de nuit ; puisque les Irlandais sont de beaucoup en nombre supérieurs à l’ennemi. Le barde Fonar raconte l’histoire de Crothar, ancêtre de Cathmor, épisode qui répand un grand jour sur l’histoire d’Irlande et sur l’origine des prétentions de la famille d’Atha au trône de ce pays. Les chefs d’Érin se livrent au sommeil, et Calhmor se charge seul de la veille de nuit. Dans sa marche autour de l’armée il est rencontré par Ossian : entrevue de ces deux héros. Cathmor obtient d’Ossian la promesse qu’il fera chanter une élégie funèbre sur la tombe de Cairbar ; c’était alors une opinion générale que les âmes des morts ne pouvaient être heureuses qu’après avoir été célébrées par les chants des bardes. Le jour paraît. Cathmor et Ossian se séparent. Ce dernier, rencontrant par hasard Carril, fils de Kinfena, envoie ce barde chanter l’hymne funèbre sur la tombe de Cairbar.


Père des héros, ô Trenmor, suprême habitant des tourbillons de l’air, où la foudre enflammée sillonne les nuages bouleversés ! ouvre ton palais orageux ! Que les bardes des siècles passés s’approchent et descendent vers nous avec leurs chants et leurs harpes à moitié visibles ! Ce n’est point un habitant des humides vallées qui se présente ; ce n’est point un chasseur inconnu aux bords de ses torrents ! Mais c’est un chef des chars, c’est Oscar, qui vient des champs de la guerre. Que tu as, ô mon fils, subitement changé de ce que tu étais sur la plaine obscure de Lena ! Les vents le roulent dans leurs plis et gémissent à travers les cieux. Ne vois-tu pas ton père près du torrent de la nuit ? Les chefs de Morven dorment loin de moi. Ils n’ont point perdu un fils ! mais vous avez perdu un héros, ô chefs de Morven ! Qui pouvait égaler sa force quand la bataille roulait contre lui, semblable à la majesté sombre des vagues orageuses ! Mais pourquoi ce nuage sur l’âme d’Ossian ? Elle doit s’enflammer dans le danger. L’armée d’Érin s’approche : le roi de Selma est seul. Tu ne seras pas seul, ô mon père ! tant que je pourrai lever la lance !

Couvert de toutes mes armes je me levai et je prêtai l’oreille aux vents de la nuit. Le bouclier de Fillan ne se faisait point entendre : je tremblai pour le fils de Fingal. L’ennemi serait-il venu pendant la nuit ? Le guerrier aux cheveux bruns aurait-il succombé ? » Dans l’éloignement s’élève un murmure sourd, semblable au bruit du lac de Lego, quand ses ondes se resserrent aux jours de la gelée et qu’on entend craquer les glaces qui se brisent : le peuple de Lara lève les yeux au ciel et prévoit la tempête. Je m’avance sur la bruyère ; la lance d’Oscar est dans ma main. D’en haut regardaient les rouges étoiles et je brillais dans l’ombre de la nuit. Je vis devant moi Fillan, se penchant en silence sur le rocher du Mora. Il écoutait les cris de l’ennemi et la joie se levait dans son âme. Il entendit le bruit de mes pas et tourna sa lance contre moi.

« Fils de la nuit, viens-tu avec la paix, ou viens-tu affronter ma colère ? Les ennemis de Fingal sont les miens. Parle ou redoute ce fer. Je ne suis point en vain le bouclier de la race de Morven ! » — « Et puisses-tu ne l’être jamais en vain, ô fils de Clatho aux yeux bleus ! Fingal commence à être seul. Les ténèbres s’amassent sur les derniers de ses jours ; mais il a deux fils qui doivent briller dans la guerre, qui doivent être deux rayons de lumière pour éclairer le départ de sa vie. »

Fils de Fingal, répondit le jeune guerrier, je ne lève la lance que depuis peu de temps encore ; mon épée n’a point encore laissé de traces sur le champ des batailles ; mais mon âme est de feu ! Les chefs de Bolga[95] se pressent en foule autour du bouclier du généreux Cathmor ; ils sont assemblés sur cette bruyère. Mes pas s’approcheront-ils de leur armée ? Je n’ai cédé qu’au seul Oscar dans les courses de Cona ! »

« Tu ne dois point, Fillan, t’approcher de leur armée ni tomber avant que ta gloire ne soit connue. Mon nom est célébré dans les chants. J’avancerai quand il en sera temps. Retiré sous les voiles de la nuit, j’observerai leurs brillantes tribus. Mais pourquoi, Fillan, me parles-tu d’Oscar ? pourquoi réveiller mes soupirs ? Il me faut oublier le guerrier jusqu’à ce que la tempête soit passée. La tristesse ne doit pas rester dans le danger ni les pleurs dans l’œil de la guerre. Nos pères oubliaient la mort de leurs enfants, jusqu’à ce que le bruit des armes eût cessé. La douleur alors revenait à leurs tombes et les bardes faisaient entendre leurs chants. Le souvenir de ceux qui avaient péri succédait promptement au départ de la guerre. Lorsque s’est dissipé le tumulte des combats, l’âme en silence s’attendrit sur les morts.

« Conar était frère de Trathal le premier des mortels. Il avait combattu sur toutes les côtes. Mille torrents roulaient le sang de ses ennemis. Sa renommée comme une brise agréable, remplissait la verdoyante Érin. Les nations se rassemblaient dans Ullin et bénissaient le roi ; le roi de leurs ancêtres, venu de la terre de Selma.

« Les chefs orgueilleux du midi s’étaient rassemblés : dans l’horrible caverne de Moma ils échangèrent de secrètes paroles. Là, disait-on, apparaissaient souvent les ombres de leurs pères, montrant leurs pâles fantômes dans les fentes des rochers et leur rappelant l’honneur de Bolga. « Pourquoi, disaient-ils. pourquoi Conar, un enfant de Morven, règnerait-il sur nous ? »

« Leurs cent tribus s’avancent en rugissant semblables aux torrents du désert. Mais Conar est un roc devant eux : rompus et brisés ils roulaient de chaque côté. Mais ils revenaient sans cesse, et sans cesse tombaient les enfants de Selma. Le roi, debout au milieu des tombes de ses {guerriers, pencha tristement son visage consterné. Son âme se repliait sur elle-même ; il avait marqué la place où il devait tomber, quand, dans toute sa puissance, parut Trathal, son frère, venu de la nuageuse Morven. Et il ne vint pas seul ! Colgar était à ses côtés ; Colgar le fils du roi et de la blanche Solin-Corma.

« Tel que Trenmor, revêtu de météores, descend du palais du tonnerre, et, devant lui, verse les noires tempêtes sur l’Océan troublé, tel Colgar descend dans la mêlée et dévaste la plaine retentissante. Son père le contemplait avec orgueil : mais une flèche vint ! Sans une larme on éleva sa tombe. Le roi avait un fils à venger ; il s’élance au combat, repousse Bolga jusqu’à ses torrents, et l’ennemi se soumet.

« Quand la paix fut rendue au pays et que les vagues bleues de ses mers l’eurent porté à Morven, le roi alors se souvint de son fils et répandit des larmes silencieuses.

« Trois fois les bardes à la caverne de Furmono, appelèrent l’âme de Colgar ; trois fois ils l’appelèrent sur les collines de son pays. De son nuage le héros les entendit. Trathal plaça son épée dans la caverne pour que lame de son fils en pût être réjouie. »

Colgar, fils de Trathal, s’écria Fillan, tu fus célèbre dans ta jeunesse ! Mais Fingal n’a point vu mon épée briller au loin sur le champ de bataille. Je pars avec la foule et je reviens sans gloire. Mais les ennemis approchent, Ossian, j’entends leur rumeur sur la bruyère. Le bruit de leurs pas ressemble à celui de la foudre dans le sein de la terre, quand les montagnes ébranlées secouent les arbres de leurs forêts et qu’aucun vent ne tombe des cieux obscurcis ! »

Aussitôt je me retourne, appuyé sur ma lance : j’allume un chêne sur la colline, et la flamme se déploie sur les vents du Mora. Cathmor s’arrête dans sa marche. Debout il brille comme un rocher quand les vents qui errent autour de ses flancs saisissent ses eaux bruyantes et les revêtent de glaces. Tel paraît l’ami des étrangers. Les vents soulèvent sa lourde chevelure. Tu es, ô roi d’Atha, le plus majestueux de la race d’Érin !

Fonar, chef de mes bardes, dit Cathmor, appelle les chefs d’Érin. Appelle Cormar le roux, Malthos aux noirs sourcils, Maronnan le sombre, aux obliques regards. Que l’orgueilleux Foldath paraisse avec Turlotho qui roule des yeux enflammés. N’oublie pas Hidalla ; sa voix dans le danger, c’est le bruit d’une ondée qui tombe dans une vallée flétrie, non loin du torrent épuisé d’Atha : agréable est son murmure sur la plaine, tandis que le tonnerre éloigné voyage à travers les cieux ! »

Ils arrivent dans leurs armes bruyantes, ils se penchent vers sa voix, comme si l’esprit de leurs pères leur parlait sur un nuage de la nuit. Terribles, ils brillaient à la lumière, comme le torrent de Bnumo[96] dans sa chute, quand les météores l’éclairent la nuit aux yeux du voyageur : tremblant, il s’arrête dans sa course et cherche au ciel le rayon du matin.

« Pourquoi, dit le roi, Foldath se plaît-il à verser la nuit le sang des ennemis ? À la clarté du jour, son bras est-il plus faible dans les combats ? Les ennemis devant nous ne sont point nombreux ; pourquoi nous envelopper dans les ténèbres ? Les braves aiment à briller quand ils combattent pour leur pays. Ton conseil était vain, chef de Moma ! Les yeux de Morven ne dorment point. Ils veillent, comme des aigles sur la mousse de leurs rochers. Que chacun rassemble, sous l’ombre de son bouclier, les forces de sa rugissante tribu. Demain, je marcherai dans la lumière, à la rencontre des ennemis de Bolga ! Puissant était celui qui est terrassé, le fils de Borbarduthul ! »

Mes pas jamais, reprit Foldath, n’ont passé devant ta race, sans être remarqués ! C’est dans la lumière que j’ai combattu les ennemis de Cairbar. Ce guerrier louait mes exploits… Mais sa tombe a été élevée sans une larme ! Nul barde n’a chanté sur le roi d’Érin, et ses ennemis s’en réjouiraient sur leurs vertes collines ! Non, ils ne s’en réjouiront pas ! Cairbar était l’ami de Foldath ! Nos paroles se mêlaient dans la silencieuse caverne de Moma, tandis qu’encore enfant, tu poursuivais sur la plaine les barbes des chardons. Je m’élancerai à la tête des enfants de Moma ; je trouverai l’ennemi sur ses sombres collines ; et dans sa tombe, sans être chanté, reposera Fingal, le roi aux cheveux blancs de Selma !

Penses-tu, faible mortel, reprit Cathmor, à moitié courroucé, penses-tu que Fingal, dans Érin, puisse tomber sans gloire ? Les bardes pourraient-ils rester silencieux sur la tombe du roi de Selma ? Leurs chants éclateraient à ton insu et réjouiraient l’ombre de ce guerrier ! C’est quand tu succomberas que les bardes oublieront leurs chants. Tu es sombre, chef de Moma, quoique ton bras soit une tempête dans la guerre. Oublié-je le roi d’Érin dans son étroite demeure ? Mon cœur n’est point fermé à Cairbar, le frère de mon amour ! J’ai vu les rayons brillants de la joie passer sur son âme ténébreuse, quand je revenais avec gloire dans Atha des torrents. »

Superbes, à ces mots du roi, ils se retirent chacun vers sa sombre tribu, d’où monte un bourdonnement confus. Ils se dispersent sur la bruyère ; ils brillent faiblement à la lueur des étoiles, comme les vagues poussées par les vents de la nuit dans une baie pleine d’écueils. Le chef d’Atha se repose sous un chêne. Son bouclier, orbe obscur, est suspendu aux branches. Près de lui s’appuie contre un rocher le bel étranger d’Inis-huna[97], ce rayon de lumière, à la chevelure flottante, venu de Lumon des chevreuils. À quelque distance s’élevait la voix de Fonar ; il chantait les faits des temps passés ; et sa voix par instants se perdait dans le rugissement des ondes du Lubar !

« Crothar, commença le barde, habita le premier les vertes rives des torrents d’Atha ; mille chênes abattus des montagnes formèrent son vaste palais. Là s’assemblait le peuple pour s’asseoir aux fêtes du roi aux yeux bleus. Mais qui, parmi ses chefs, était semblable au majestueux Crothar ? Sa présence enflammait les guerriers et réveillait les jeunes soupirs des vierges. Ce héros, le premier de la race de Bolga, était honoré dans Alnecma[98].

« Il chassait, dans Ullin, sur la verte cime de Drumardo. La fille de Gathmin, Con-lama aux yeux bleus le vit de la forêt : elle soupira secrètement ; elle pencha la tête sous ses boucles flottantes. La lune la contemplait et la voyait la nuit agiter ses bras blancs, car elle pensait au puissant Crothar dans la saison des rêves.

« Crothar fut trois jours en fêtes avec Cathmin ; le quatrième ils allèrent éveiller les chevreuils. Con-lama aux pas charmants les suivit à la chasse. Elle rencontra Crothar dans un étroit sentier. L’arc tombe tout à coup de sa main : elle se détourne, et dans ses cheveux cache à moitié son visage. Crothar s’éprit d’amour ; il amena dans Atha la blanche jeune fille. Les bardes chantèrent en sa présence, et la joie habita près de la fille de Cathmin.

« L’orgueil de Turloch s’enflamma ; ce jeune chef aimait Con-lama aux mains blanches. Il vint porter la guerre, dans Alnecma, à Atha des Chevreuils. Cormul, frère de Crothar, vint à sa rencontre ; il vint, mais il fut vaincu et son peuple en gémit. Superbe et silencieux, s’avance à travers le torrent le sombre et redoutable Crothar ; il roule les ennemis au delà d’Alnecma, et son retour remplit de joie la blanche Con-lama.

« La bataille succède à la bataille ; le sang est versé sur le sang ; les tombes des braves s’élèvent et les nuages d’Érin sont chargés de fantômes. Les chefs du midi s’assemblèrent autour du bouclier retentissant de Crothar. Il vole avec la mort sur les traces de l’ennemi. Les vierges pleuraient près des torrents d’Ullin ; elles regardaient le brouillard de la colline, mais nul chasseur n’en descendait. Le silence attristait le pays, et sur les vertes tombes soupiraient les brises solitaires.

« Semblable à l’aigle du ciel qui descend sur ses ailes bruyantes, lorsqu’avec joie il abandonne les vents, tel le fils de Trenmor, Conar, le bras de la mort, accourt des forêts de Morven. Il verse ses forces sur la verte Érin : derrière son épée marche sombrement la mort, et les fils de Bolga fuient devant ses pas, comme devant un torrent qui, s’élançant du désert orageux, roule ensemble et la plaine et les bois qui la couvrent ! Crothar et lui combattent ; mais les guerriers d’Alnecma sont mis en fuite. Le roi d’Atha se retira lentement et la douleur dans l’âme. Depuis il brilla dans le midi, mais obscurci, comme le soleil d’automne quand il visite, dans sa robe de brouillards, les noirs torrents de Lara : l’herbe flétrie est couverte de rosée, et la campagne, quoique brillante, est triste. »

« Pourquoi, dit Cathmor, le barde évoque-t-il devant moi le souvenir de ceux qui ont fui ? Quelque fantôme, de son nuage obscur, s’est-il penché à ton oreille et t’a-t-il inspiré ces récits d’autrefois pour effrayer Cathmor et l’éloigner du champ de bataille ? Habitants des voiles de la nuit, pour moi votre voix n’est qu’un souffle qui emporte la tête des chardons et répand leurs barbes sur les torrents. Il est une voix dans mon sein ; les autres ne fentendent pas. L’âme du roi d’Érin lui défend d’éviter les combats. »

Confus, le barde se retire dans la nuit ; il s’éloigne et se penche sur un torrent. Ses pensées se reportent aux jours d’Atha, où Cathmor écoutait ses chants avec joie ; des larmes coulent de ses yeux, et les vents sifflent dans sa barbe.

Érin s’endort de toutes parts ; nul sommeil ne descend sur les yeux de Cathmor. Sombre, il vit dans son âme l’esprit de Cairbar : privé de son chant funèbre, il le vit qui roulait dans les vents de la nuit. Il se lève, il porte ses pas autour de l’armée et frappe de temps en temps sur son bouclier sonore. Le bruit parvint aux oreilles d’Ossian, sur la verte cime du Mora. — « Fillan, m’écriai-je, les ennemis s’avancent. J’entends le bouclier du combat. Reste dans cet étroit sentier. Ossian observera leur marche. Si, après ma chute, leur armée débordait dans la plaine, que ton bouclier se fasse entendre. Réveille le roi sur la bruyère, de crainte que sa gloire ne s’envole à jamais. » Je m’avançai dans tout le bruit de mes armes ; d’un seul bond je franchis le torrent qui, devant le roi d’Atha, serpentait sombrement dans la plaine. Le roi de la verdoyante Atha vint à ma rencontre, la lance levée. Nous nous serions alors engagés dans une lutte horrible, semblables à deux fantômes hostiles qui, penchés sur deux nuages, déchaînent les vents rugissants, si, levant les yeux, Ossian n’eût reconnu le casque des rois d’Érin. Une aile d’aigle le surmontait et se balançait avec bruit dans la brise ; une étoile rouge brillait entre les plumes. Je retins ma lance déjà levée.

« Le casque des rois est devant moi ! Qui es-tu, fils de la nuit ? la lance d’Ossian sera-t-elle célèbre quand elle t’aura renversé ? » À ces mots il laissa tomber sa lance étincelante ; sa forme, devant moi, paraissait s’agrandir. Il étendit sa main dans la nuit et m’adressa des paroles de roi.

« Ami des ombres des héros, est-ce toi que je rencontre ainsi dans les ténèbres ? J’ai souhaité, dans Atha, tes pas majestueux aux jours de notre joie ; pourquoi ma lance se lèverait-elle maintenant ? Ossian, il faut que le soleil nous contemple lorsque nous combattrons, étincelants sous nos armes. Les guerriers futurs remarqueront la place du combat et penseront, en frémissant, aux années qui ne sont plus ; ils remarqueront ce lieu ; et, comme celui que fréquentent les ombres, il sera agréable et terrible à l’âme. »

« Sera-t-il donc oublié, lui dis-je, l’endroit où nous nous sommes rencontrés en paix ? Le souvenir des batailles est-il toujours agréable à l’âme ? Ne voyons-nous pas avec joie la place où nos pères ont donné des fêtes, tandis que nos yeux se remplissent de larmes sur les champs de leurs guerres ? Cette pierre s’élèvera avec toute sa mousse et dira aux années à venir : « Ici se rencontrèrent Ossian et Cathmor ; les guerriers s’y rencontrèrent en paix ! » Ô pierre ! quand tu auras disparu, quand les eaux du Lubar auront cessé de couler, le voyageur viendra peut-être se reposer ici ; quand la lune obscurcie roulera sur sa tête, nos formes nébuleuses viendront peut-être, et se mêlant à ses rêves, lui rappelleront quelle fut cette place. Mais pourquoi, si sombre, te détournes-tu, fils de Borbar-Duthul ? »

« Célèbres par les chants, fils de Fingal, nous monterons sur ces vents. Nos actions, aux yeux des bardes, sont des torrents de lumière. Mais les ténèbres roulent sur Atha. Cairbar est dans la tombe, privé de son chant funèbre. Son âme orageuse est toujours un rayon pour Cathmor ; semblable à la lune quand elle parcourt dans un sombre nuage le rouge sentier de la foudre. »

« Fils d’Érin, répondis-je, mon courroux n’habite point dans sa tombe ; de l’ennemi terrassé ma haine s’envole sur les ailes de l’aigle. Il entendra les chants des bardes et Cairbar se réjouira sur ses vents. »

Un soupir s’échappa du sein oppressé de Cathmor. Il ôte de son côté son poignard et le place, étincelant, dans ma main. Il le place dans ma main, soupire et s’éloigne en silence. Je le suivis des yeux ; il brillait faiblement dans la nuit, semblable au fantôme que le voyageur rencontre sur la bruyère ténébreuse : ses paroles sont obscures comme les chants d’autrefois ; et avec l’aube disparaît la forme indéfinie.

Quel est celui qui vient du vallon de Lubar et sort des plis humides du brouillard du matin ? La rosée du ciel est sur sa tête et ses pas sont dans les sentiers de la douleur. C’est Carril des temps anciens. Il vient de la caverne silencieuse de Tura que j’aperçois sombre dans le rocher, à travers les voiles légers du brouillard. Là, peut-être, Cuthullin est assis sur les vents qui inclinent ces arbres. Agréable est l’hymne du matin chanté par le barde d’Érin.

« Les vagues, chantait Carril, reculent de frayeur : car elles entendent, ô soleil, le bruit de ton approche. Terrible est ta beauté, fils du ciel, quand la mort descend sur ta chevelure, quand devant toi tu roules tes vapeurs sur les armées flétries ! Mais agréable est ta lumière au chasseur assis près d’un rocher dans un orage, quand tu te montres sur les nues divisées et que tu brilles sur ses cheveux humides. Il abaisse ses regards sur la murmurante vallée et voit descendre les chevreuils. Combien de temps encore te lèveras-tu sur les champs de la guerre et, bouclier sanglant, rouleras-tu dans les cieux ? Je vois la mort des héros, errer sombrement sur ta face ! »

« Où s’égarent les paroles de Carril, m’écriai-je ? Le fils du ciel connaît-il la douleur ? Inaltérable dans sa course, sans cesse il se réjouit dans ses feux. Roule donc, ô insoucieuse lumière ! Toi aussi tu dois tomber peut-être ! Peut-être, malgré tes efforts, ton heure de ténèbres te saisira, roulant à travers tes cieux ! Mais agréable est la voix du barde ! Elle plaît à l’âme d’Ossian comme l’ondée du matin quand elle descend dans la frémissante vallée que regarde à travers le brouillard le soleil se levant du sein de ses rochers. Mais ce n’est pas l’heure, ô barde, de s’asseoir à la lutte harmonieuse des chants. Fingal est en armes dans la vallée ; tu vois le bouclier flamboyant du roi. Entre ses cheveux s’assombrit son visage et il regarde la vaste ondulation de l’armée d’Érin. Carril, près du torrent, ne vois-tu pas cette tombe ? Trois pierres lèvent leurs têtes grises sous un chêne qui s’incline. Sous ces pierres un roi repose profondément. Donne son âme aux vents, ouvre-lui son palais aérien ! C’est le frère de Cathmor ! Que tes chants soient un fleuve de joie à l’ombre inquiète de Cairbar ! »

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LIVRE TROISIÈME.


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Argument.

Le jour paraît. Fingal, après un discours à son armée, en remet le commandement à Gaul fils de Morni : l’usage étant alors que le roi se tint à l’écart jusqu’à ce que la position critique de son armée exigeât la supériorité de sa valeur et de son intelligence. Fingal et Ossian se retirent sur le rocher de Cormul qui domine le champ de bataille. Les bardes entonnent le chant de guerre. L’action générale est décrite. Gaul fils de Morni se distingue : il tue Turlathon chef du Moruth, et d’autres chefs de moindre renom. De son côté Foldath qui commandait l’armée Irlandaise (car Cathmor, à l’exemple de Fingal, se tenait hors de la mêlée), combat vaillamment et tue Connal chef de Dun-lora. Il s’avance pour en venir aux mains avec Gaul. Celui-ci, dans le même moment, est blessé à la main par une flèche lancée au hasard ; mais Fillan le couvre de son bouclier et fait des prodiges de valeur. Le cor de Fingal rappelle ses guerriers ; les bardes vont à leur rencontre et, dans un chant de félicitation, célèbrent surtout les louanges de Gaul et de Fillan. Les chefs s’assoient à un festin : Fingal s’aperçoit de l’absence de Connal. Épisode de Connal et de Duth-caron, qui jette un jour plus grand sur l’ancienne histoire d’Irlande. Carril est envoyé pour élever une tombe à Connal. L’action de ce chant remplit la seconde journée depuis le commencement du poème.


Quel est celui qui se tient près du bleu torrent de Lubar, non loin de la colline inclinée des chevreuils ? Majestueux, il s’appuie sur un chêne déraciné par les vents de la nuit. C’est le fils de Comhal, brillant de tout l’éclat de sa dernière bataille. Ses cheveux pris flottent sur la brise. Il tire à moitié l’épée de Luno, et ses yeux, tournés vers Moi-lena[99], suivent les sombres mouvements de l’ennemi. — Entends-tu la voix du roi ? Elle est comme la chute écumante d’un torrent dans le désert, lorsqu’à travers les rochers retentissants, il s’avance vers les plaines brûlées par le soleil !

« L’ennemi descend en déployant ses vaste ailes ! Fils de la Selma des bois, levez-vous ! Soyez comme les rochers de notre pays, sur les flancs desquels se précipitent les torrents. Un rayon de joie se lève dans mon âme, car je vois les ennemis en force devant moi. C’est quand ils sont faibles qu’on entend les soupirs de Fingal ; il craint alors que la mort n’arrive sans renommée et que les ténèbres n’habitent sur sa tombe. Qui conduira mes guerriers contre l’armée d’Alnecma ? Mon épée ne doit briller que lorsque le danger s’accroît : telle fut autrefois la coutume de Trenmor, l’arbitre des vents ! Tel Trathal au bouclier bleu descendait jadis dans la bataille !

Les chefs se penchent vers le roi : chacun semble réclamer le commandement de l’armée. Ils racontent en partie leurs glorieuses actions et tournent leurs regards vers Érin. Mais, loin du reste des héros, se tient le fils de Morni : il garde le silence ; car qui n’a entendu parler des batailles de Gaul ? Son âme se les rappelle, et sa main, en secret, se pose sur son épée ; cette épée qu’il apporta de Strumon, alors que s’éteignit la force de Morni.

Fillan de Selma s’appuyait sur sa lance et ses cheveux ondovaient à la brise. Trois fois il leva les yeux sur Fingal ; trois fois sa voix expira sur ses lèvres. Mon frère ne pouvait vanter ses combats : soudain il s’éloigne à grands pas. Penché sur un torrent il s’arrête à quelque distance ; des larmes tremblent dans ses yeux et de temps à autre il frappe de sa lance la tête des chardons. Fingal a remarqué l’agitation de son fils, il l’observe à la dérobée, sa joie éclate ; dans le trouble de son âme il se tourne en silence vers les bois du Mora et cache ses larmes sous ses cheveux. Enfin sa voix se fait entendre.

« Premier des fils de Morni, rocher qui défies la tempête, conduis mon armée et combats pour la race de Cormac assassiné ! Ta lance n’est point le bâton d’un enfant et ton épée n’est point une flamme impuissante !

« Fils de Morni, voilà l’ennemi ! détruis ! — Fillan, observe ton chef ; il n’est point calme dans la mêlée, mais il ne brûle point dans les combats d’une ardeur imprudente. Mon fils, observe ton chef ; il est impétueux coiume le torrent de Lubar, mais il n’écume ni ne rugit jamais. Du haut de la nuageuse Mora, Fingal contemplera la bataille. Ossian, non loin de la chute du torrent, tiens-toi près de ton père. Élevez les chants, ô bardes ! que Selma s’avance aux sons de votre voix ! C’est ici ma dernière bataille : couvrez-la de gloire ! »

Tel que le réveil subit des vents ou le mugissement éloigné des mers bouleversées, quand un sombre fantôme, dans sa fureur, fait passer les vagues sur une île ; une île, depuis maintes années le séjour du brouillard sur l’abîme ; telle et plus terrible encore est la rumeur de l’armée s’étendant sur la plaine. Gaul, devant elle, s’avance majestueux ; les torrents brillent entre ses pas ; il mêle aux chants des bardes le bruit de son bouclier, et sur les ailes des vents s’élèvent les voix mélodieuses.

« Sur le Crona, chantaient les bardes, un torrent jaillit pendant la nuit. Il s’enfle dans sa course ténébreuse, jusqu’au premier rayon du jour ; écumant alors, du haut de la montagne il touille avec les rochers et leurs arbres. Que mes pas soient toujours loin du Crona ! la mort s’y précipite ! Enfants de la nuageuse Morven, descendez ainsi de la colline de Mora ! »

« Quel est celui qui, sur les rives de Clutha, se lève de son char ? les collines tremblent devant lui, les sombres forêts retentissent alentour et s’éclairent de son acier. Voyez-le au milieu des ennemis, semblable au fantôme de Colgach, quand, en se jouant, il disperse les nuages et chevauche sur le tourbillon des vents. C’est Morni, le chef aux coursiers bondissants. Ô Gaul, sois semblable à ton père ! »

Les portes de Selma sont ouvertes. Les bardes prennent leurs harpes tremblantes. Dix jeunes guerriers apportent le chêne de la fête. Un rayon de soleil dore au loin le flanc de la colline. Les sombres ondulations de la brise passent sur la verdure de la plaine. Pourquoi es-tu silencieuse, Selma ! ton roi revient avec toute sa gloire. La guerre n’a-t-elle pas rugi ? Cependant son front est paisible ! Oui, la guerre a rugi et Fingal a triomphé ! Ô Fillan, sois semblable à ton père ! »

Les guerriers s’avancent à la voix des bardes ; leurs armes se balancent dans l’air, comme les roseaux de la plaine sous les vents de l’automne. Le roi dans ses armes se tenait sur le Mora. Le brouillard volait autour de son large bouclier, suspendu à une branche élevée sur le vert rocher de Cormul. Près de Fingal je me tenais silencieux et tournais mes yeux vers les bois du Cromla, de peur qu’à la vue de l’armée mon âme brûlante n’y précipitât mes pas. Un pied en avant sur la bruyère, je brillais, majestueux sous mes armes, comme la chute du torrent de Tromo, que les vents de la nuit enchaînent et couvrent de glaces : le jeune enfant le voit briller sur la montagne au rayon du matin ; il prête l’oreille et s’étonne de son silence.

Cathmor, de son côté, ne restait point penché sur son torrent, comme un enfant dans une plaine tranquille. Vague orageuse et sombre, il déployait au loin les ailes de son armée ; mais quand il aperçut Fingal sur le sommet du Mora, il sentit s’éveiller son généreux orgueil : « Le chef d’Atha combattra-t-il quand le roi n’est pas dans la plaine ? Foldath, conduis mon armée ; tu es un astre de lumière ! »

Foldath de Moma s’avance comme un nuage, la demeure des fantômes. Il tire son épée ; c’est une flamme qui jaillit de son côté. Il donne le signal du combat et les tribus, semblables aux vagues écumantes, versent sombrement leurs forces sur la plaine. Il marche fièrement devant elles ; son œil roule étincelant de rage ; il appelle Cormul, le chef de Dunratho, et lui dit ces paroles :

« Cormul, tu vois ce vert sentier qui serpente derrière les ennemis ; places-y tes guerriers, de crainte que Selma n’échappe à mon épée. Bardes d’Érin aux verdoyantes vallées, que nul de vous n’élève la voix : il faut que les fils de Morven tombent sans être célébrés ; ce sont les ennemis de Cairbar. À l’avenir, le voyageur rencontrera près du lac des roseaux l’épais et sombre brouillard de leurs ombres, errant sur la plaine de Lena : privées du chant funèbre, jamais elles ne monteront à la demeure des vents. »

Cormul s’éloigne d’un air de plus en plus sombre. Sa tribu se précipite sur ses pas. Ils disparaissent derrière un rocher. Gaul, dont l’œil a suivi la marche du chef de Dun-ratho, s’adresse à Fillan de Selma : « Tu vois les pas de Cormul : que ton bras s’arme de force ! quand il sera terrassé, souviens-toi, fils de Fingal, que Gaul combat ici : c’est ici que je vais fondre sur l’ennemi, au milieu de ces rangs de boucliers. »

Le signal de la mort s’élève : c’est le son terrible du bouclier de Morni. Gaul mêle sa voix à ce bruit. Fingal se lève sur le sommet du Mora : il voit les guerriers, d’une aile à l’autre, se penchant tous ensemble au combat. Debout sur sa colline obscure, brille Cathmo de la murmurante Atha. Les deux rois ressemblaient à deux esprits du ciel, lorsque debout chacun sur son ténébreux nuage, ils versent les vents et soulèvent les mers mugissantes : les vagues bleues roulent devant eux sillonnées par les baleines, mais pour eux, ils sont calmes et rayonnants et la brise soulève légèrement leur chevelure de vapeur.

Quel rayon de lumière brille dans les airs ? C’est la terrible épée de Morni. Tu sèmes la mort sur tes pas, ô Gaul, et dans ton courroux, tu entasses les ennemis l’un sur l’autre. Tur-lathon tombe comme un jeune chêne au milieu de ses branches. Son épouse féconde, endormie dans le désordre de ses cheveux, au murmure du Moruth, étend en rêve ses bras blancs vers le chef qui revient ; mais ce n’est que son ombre, Oichoma ! le chef est terrassé ! Ne prête plus l’oreille aux vents pour entendre le bruit du bouclier retentissant de Tur-lathon ; il s’est brisé aux bords de ses torrents et le son s’en est évanoui pour toujours !

La main de Foldath ne reste point oisive : il fraie sa route à travers le sang. Connal le rencontre et ils croisent leurs armes retentissantes. Pourquoi mes yeux les contempleraient-ils ? L’âge, ô Connal, a blanchi tes cheveux ! Sur les rochers couverts de mousse de Dun-lora, tu fus toujours l’ami des étrangers. Quand les cieux étaient bouleversés, c’est alors qu’étaient étalés tes festins : l’étranger, dehors, entendait les vents et se réjouissait devant ton chêne enflammé. Pourquoi, fils de Duth-caron, es-tu couché dans ton sang ? Sur toi se penche un arbre desséché ; ton bouclier repose brisé à tes côtés et ton sang se mêle aux ondes du torrent, ô toi qui brisais les boucliers !

Dans son courroux, Ossian saisit sa lance. Mais Gaul se précipite sur Foldath. Le faible passe à ses côtés, mais toute sa fureur se tourne contre le chef de Moma. Déjà ils avaient levé leurs lances mortelles : une flèche arrive, invisible, et perce la main de Gaul. Son fer tombe et résonne sur la terre. Le jeune Fillan accourt avec le bouclier de Cormul ; large, il le place devant le roi. Foldath jette des cris au loin et rallume l’ardeur des combattants : ainsi le vent soulève la flamme aux larges ailes sur les bois retentissants de Lumon.

« Fils de Clatho aux yeux bleus, s’écria Gaul, ô Fillan, tu es un esprit du ciel, qui, descendant sur l’abîme agité, enchaîne les ailes de la tempête. Cormul est tombé devant toi. Tu as atteint de bonne heure à la gloire de tes pères ; mais ne t’avance pas trop, ô mon héros, je ne puis lever la lance pour te secourir. Dans les combats, je ne suis plus redoutable, mais ma voix retentira au loin ; les fils de Selma l’entendront et se souviendront de mes exploits passés ! »

Sa voix terrible s’élève sur les vents. Les guerriers s’élancent au combat. Souvent, à Strumon, ils l’avaient entendu lorsqu’il les appelait à la chasse des chevreuils. Il se tient, majestueux, au milieu de la mêlée, comme un chêne, au milieu d’un orage, qui tantôt s’enveloppe de brouillards et tantôt montre son ondoyante et large tête : le chasseur pensif dans la plaine des roseaux, lève les yeux et le contemple !

Mon âme te suit, ô Fillan, à travers le sentier de ta gloire ! Tu roules les ennemis devant toi. Foldath allait peut-être fuir, mais la nuit descendit avec tous ses nuages. Le cor de Cathmor se fait entendre sur la colline.

Des brumes épaisses du Mora, les enfants de Morven entendent la voix de Fingal. Les bardes versent leurs chants, comme la rosée, sur les guerriers qui reviennent.

« Qui vient de Strumon, disaient-ils, au milieu de ses boucles flottantes ? Elle est triste dans sa démarche, elle lève ses yeux bleus sur Érin. Pourquoi es-tu triste, Evir-choma ? En renommée, qui est semblable à ton chef ? Terrible il est descendu au combat, il revient, comme d’un nuage remonte une lumière. Dans son courroux il a levé l’épée et les ennemis ont reculé devant le bouclier bleu de Gaul !

« La joie, comme une brise frémissante, vient sur l’âme du roi. Il se rappelle les batailles d’autrefois, les jours où ses pères ont combattu. Les jours d’autrefois reviennent à l’esprit de Fingal, lorsqu’il contemple la gloire de son fils. Comme le soleil, sur son nuage, se réjouit dans l’arbre que ses rayons ont fait croître, lorsqu’il balance sur la plaine sa tête solitaire ; ainsi le roi se réjouit dans Fillan !

« Comme le roulement du tonnerre sur les montagnes, quand les plaines de Lara sont tranquilles et sombres, tels sont les pas des guerriers de Selma, agréables mais terribles à l’oreille ! Ils reviennent dans le bruit de leurs armes, comme des aigles vers leurs rocs sourcilleux, quand ils ont, sur la plaine, déchiré leur proie, les fils au poil fauve des biches bondissantes. Vos pères, enfants de Selma, se réjouissent sur leurs nuages ! »

Telle était la voix nocturne des bardes sur Mora des chevreuils. La flamme s’élève de cent chênes que les vents ont arrachés du sommet du Cormul. Le festin est étalé : autour sont assis les chefs étincelants : Fingal s’y montre dans sa puissance. La plume d’aigle de son casque s’agite avec bruit. Les vents d’ouest se lèvent et soufflent par intervalles à travers la nuit. Longtemps le roi promène en silence ses regards autour de lui ; enfin, ses paroles se font entendre :

« Mon âme ressent une perte dans notre joie. Je vois un vide au milieu de mes amis. La tête d’un arbre est à bas. Les vents orageux se répandent dans Selma. Où est le chef de Dun-lora ? Connal au festin devrait-il être oublié ? Quand oublia-t-il l’étranger au sein de son palais ? Vous êtes silencieux en ma présence ! Connal n’est donc plus ! Que la joie, comme un fleuve de lumière, aille à ta rencontre, ô guerrier ! Que ta course vers tes pères soit rapide sur les vents mugissants ! Ossian, ton âme est de feu, rallume la mémoire du roi ! Rappelle les batailles de Connal, quand pour la première fois il brilla dans la guerre ! L’âge avait blanchi ses cheveux ; mais les jours de sa jeunesse se sont mêlés aux miens, et le même jour Duth-caron tendit nos premiers arcs contre les cerfs de Dun-lora. »

« Nombreuses, m’écriai-je, sont les traces de nos combats dans Érin, aux vallées verdoyantes ! Nos voiles se levèrent souvent sur les vagues bleues et agitées, lorsqu’aux jours du passé nous allions secourir la race de Conar.

« Jadis dans Alnecma la bataille rugissait près des torrents écumeux de Duth-ula. Avec Cormac, Duth-caron descendit pour combattre des collines de Morven. Mais Duth-caron n’en descendit pas seul : à ses côtés était son fils, le jeune Connal aux longs cheveux, levant la première de ses lances. Tu leur commandais, ô Fingal, de secourir le roi d’Érin !

« Semblables à la force impétueuse de l’Océan, les fils de Bolga se précipitèrent au combat. À leur tête était Colc-ulla, le chef d’Atha aux ondes bleues. La bataille s’engagea sur la plaine. Cormac brillait dans la mêlée, rayonnant comme les esprits de ses pères. Loin du reste de l’armée, Duth-caron abattait les ennemis. Près de son père, Connal ne restait point le bras oisif ; mais Colc-ulla triompha sur la plaine, et, pareils aux brouillards dispersés, s’enfuirent les guerriers de Cormac.

« Alors Duth-caron et Connal au large bouclier lèvent leurs épées ; ils couvrent la retraite de leurs amis, semblables à deux rochers couronnés de sapins. La nuit descendit sur Duth-ula : les chefs en silence s’éloignèrent à grands pas sur la plaine. Un torrent des montagnes rugissait à travers le sentier ; Duth-caron ne pouvait le franchir. « Pourquoi s’arrête mon père, dit Connal ? J’entends venir l’ennemi. » — « Fuis, Connal, dit-il, la force de ton père commence à l’abandonner ; je reviens blessé du combat. Laisse-moi reposer ici pendant la nuit. » — « Mais tu ne resteras pas seul, reprit Connal avec un profond soupir. Mon bouclier est une aile d’aigle pour couvrir le roi de Dun-lora ! » Sombre, il se penche sur son père : le puissant Duth-caron expire.

« Le jour parut, la nuit revint et pas un barde, méditant profondément, ne parut sur la plaine. Connal pouvait-il abandonner la tombe de son père avant qu’il n’eût reçu sa renommée ! Il bande l’arc contre les cerfs de Duth-ula et prépare son repas solitaire. Sept nuits il posa sa tête sur la tombe de son père et le voyait dans ses rêves. Sombre, il le voyait roulant au sein d’un tourbillon, semblable à la vapeur des roseaux du Lego. Enfin arriva Colgan, le barde de la haute Témora. Duth-caron reçut sa renommée et resplendit en montant sur les vents. »

« Agréable à l’oreille, dit Fingal, est la louange des rois des hommes, quand leurs arcs sont redoutables dans les combats et qu’ils s’attendrissent à la vue de l’affligé. Que mon nom soit ainsi célébré quand les bardes éclaireront le vol de mon âme ! Carril, fils de Kinfena ! prends avec toi les bardes et érige une tombe. Que Connal entre cette nuit dans son étroite demeure, et que l’âme du brave n’erre point sur les vents. La faible lueur de la lune tremble sur Moi-lena à travers les larges têtes des arbres de la colline ! À sa lumière, élève des tombes à tous ceux qui sont tombés dans la bataille. Quoique tous ne fussent pas des chefs, leurs bras cependant étaient puissants dans le combat : ils étaient mon rocher dans le danger ; la montagne d’où je déployais mes ailes d’aigle. C’est par eux que je suis célèbre ! Carril, n’oublie point ceux qui sont tombés ! »

Tous à la fois les cent bardes entonnent les chants de la tombe. Carril devant eux marche à pas solennels ; et leurs voix, à sa suite, murmurent comme les torrents. Le silence habite les vallées de Moi-lena où chacune, avec son ruisseau ombragé, serpente à travers les montagnes. J’entendais la voix des bardes s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient. Penché sur mon bouclier, je sentis se rallumer le feu de mon âme, et à demi formées, les paroles de mes chants jaillissaient sur la brise. Ainsi un arbre, dans la vallée, entend autour de lui la voix du printemps ; il étale ses vertes feuilles au soleil et balance sa tête solitaire : auprès de lui est le bourdonnement de l’abeille des montagnes, et le chasseur, de la bruyère dévastée, le contemple avec joie.

Le jeune Fillan se tenait à quelque distance. Son bouclier brillait sur la terre ; sa brune chevelure était livrée au vent. Le fils de Clatho est un astre de lumière ! Appuyé sur sa lance il écoutait avec joie les paroles de Fingal.

« Mon fils, lui dit le roi, j’ai vu tes exploits, et mon âme en a été réjouie. La gloire de nos pères jaillit de leurs nuages amoncelés. Fils de Clatho, tu es brave mais téméraire dans le combat. Quoiqu’il n’ait jamais craint l’ennemi, Fingal n’avançait point ainsi. Que ton peuple soit un rempart derrière toi : c’est là ta force dans la bataille ! C’est ainsi que tu seras longtemps célèbre et contempleras la tombe des vieillards ! La mémoire du passé revient avec les exploits de ma jeunesse, quand pour la première fois je descendis de l’Océan sur cette île aux verdoyantes vallées ! »

Nous nous penchons vers la voix du roi. De son nuage, la lune regarde au loin, et le brouillard gris, demeure des fantômes, flotte autour de nous.

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LIVRE QUATRIÈME.


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Argument.

Suite de la seconde nuit. Fingal raconte à la fête sa première expédition en Irlande et son mariage avec Ros-crana, fille de Cormac roi de cette île. Les chefs irlandais se rassemblent autour de Cathmor. Description de la situation de ce roi. Histoire de Sul-malla, fille de Conmor, roi d’Inis-huna, laquelle, déguisée en guerrier avait suivi Cathmor à la guerre. L’orgueilleuse conduite de Foldath qui avait commandé l’armée dans la bataille précédente, renouvelle la querelle qui s’était élevée entre Malthos et lui ; mais Cathmor, s’interposant, fait cesser la dispute. Les chefs, assis au festin, écoutent les chants du barde Fouar. Cathmor s’éloigne et va se reposer à quelque distance de son armée. Le fantôme de Cairbar son frère lui apparaît en songe et lui prédit d’une manière obscure l’issue de la guerre. Monologue du roi : Il reconnaît Sul-malla. Le jour paraît. Monologue de Sul-malla.


« J’étais assis sous un chêne, dit Pingal, sur le rocher que baignent les torrents de Selma ; quand je vis Connal sortir de l’Océan avec la lance brisée de Duth-caron. Le jeune guerrier se tenait éloigné et détournait les yeux ; il se rappelait les pas de son père sur ses vertes collines natales. À ma place, je m’attristais et des pensées brumeuses passaient sur mon âme. Les rois d’Érin se levaient devant moi. Je tire à moitié mon épée : mes chefs s’approchent lentement et lèvent sur moi leurs yeux silencieux. Semblables à une chaîne de nuages ils attendaient que ma voix éclatât ; ma voix qui pour eux était un vent venu du ciel pour chasser les brouillards. »

« J’ordonnai que mes blanches voiles se déployassent au vent rugissant de Cona. Trois cents jeunes guerriers voguant sur les flots fixaient leurs yeux sur le bouclier de Fingal. Il était suspendu au haut du mât et se réfléchissait dans la mer profondément bleue. Mais quand descendit la nuit je frappai de temps en temps sur la bosse du signal[100] ; je frappai et je cherchai au ciel Ul-érin[101] à la chevelure enflammée. L’étoile des cieux n’était point absente : rouge, elle voyagait entre les nuages et je suivais la lumière charmante sur l’abîme faiblement éclairé. Avec l’aube, Érin se leva du sein des brouillards. Nous entrâmes dans la baie de Moi-lena où les vagues bleues roulent au milieu des bois qu’habitent les échos. C’est-là que Cormac dans sa demeure secrète, évitait la force de Colc-ulla ; mais seul il n’évitait pas l’ennemi. Près de lui brillaient les yeux bleus de Ros-crana : Ros-crana, la fille du roi, la vierge aux blanches mains ! »

« Appuyé sur sa lance sans pointe, Cormac aux cheveux gris s’avance à pas chancelants. Il souriait sous ses cheveux flottants, mais la tristesse était dans son âme. Il nous vit en petit nombre devant lui et il soupira. Je vois, dit-il, les armes de Trenmor ; et ce sont là les pas du roi ! Fingal, tu es un rayon de lumière pour l’âme assombrie de Cormac. Précoce est ta gloire, mon fils, mais puissants sont les ennemis d’Érin. Ils sont comme le débordement des torrents dans le pays, ô fils de Comhal des chars ! » — « Mais ils peuvent être repoussés, m’écriai-je dans l’orgueil de mon âme. Nous ne sommes point de la race des faibles, ô roi des tribus aux bleus boucliers ! Pourquoi la peur, comme un fantôme de la nuit, viendrait-elle parmi nous ? L’âme du brave s’agrandit quand les ennemis s’accroissent sur le champ des batailles. Ne roule pas, ô roi d’Érin, une ombre décourageante sur moi, jeune encore dans la guerre ! »

Les larmes du roi jaillissent ; il prend ma main en silence. « Race de l’audacieux Trenmor, me dit-il enfin, je ne roule aucun nuage devant toi ! Tu brûles du feu de tes pères ! Je vois ta gloire : comme un fleuve de lumière, elle révèle ta course à travers les batailles. Mais attends l’arrivée de Cairbar ; il faut que l’épée de mon fils se joigne à ton épée ! De leurs torrents éloignés, il appelle au combat tous les enfants d’Érin. »

« Nous arrivâmes au palais du roi. Il s’élève au milieu des rochers dont les flancs rembrunis conservent les traces des anciens torrents. De larges chênes revêtus de mousse se penchent alentour ; non loin de là se balance le bouleau touffu. À moitié cachée dans l’ombre de ses bois, Ros-crana chantait, et sa main blanche effleurait sa harpe. Je contemplai ses beaux yeux bleus ; elle ressemblait à un esprit du ciel à demi enveloppé dans les plis d’un nuage.

« Nous passâmes trois jours en fêtes à Moi-lena. Brillante se levait Ros-crana dans mon âme troublée. Cormac me vit inquiet, il me donna la blanche jeune fille. Elle vint, les yeux baissés, au milieu des boucles flottantes de sa lourde chevelure : elle vint ; tout à coup la bataille rugit. Colc-ulla parut, je pris ma lance. Mon épée et mon peuple se lèvent contre les rangs ennemis. Alnecma fuit ; Colc-ulla tombe ; Fingal revient avec gloire.

« Il est célèbre, ô Fillan, celui qui combat dans la force de son armée ! Les bardes accompagnent ses pas sur la terre de l’ennemi ; mais celui qui combat seul n’a que peu d’exploits à transmettre aux siècles à venir ! Lumière puissante, il brille aujourd’hui ; demain il n’est plus : sa gloire est dans un seul chant ; son nom sur une seule plaine : il n’est connu qu’aux lieux où sa tombe pousse des touffes de verdure. »

Telles sont les paroles de Fingal sur Mora des chevreuils. Trois bardes, du haut du rocher de Cormul, versent leurs chants mélodieux : à leur voix le sommeil descend sur l’armée étendue dans la plaine. Carril revint, avec les bardes, de la tombe du chef Dun-lora. La voix du matin n’arrivera point à ta couche obscure, ô Duth-caron ! et tu n’entendras plus les pas des chevreuils autour de ton étroite demeure !

Tels que sur une mer orageuse, les nuages roulent en désordre autour d’un météore de nuit, dont la flamme illumine leurs flancs ; tels les guerriers d’Érin se rassemblent autour du rayonnant Cathmor. Majestueux au milieu d’eux, il lève sa lance par intervalles, suivant que le son lointain de la harpe de Fonar s’élève ou s’abaisse. Près de lui, s’appuie contre un rocher Sul-malla aux yeux bleus, la fille aux seins blancs de Conmor, roi d’Inis-huna. Cathmor au bouclier bleu était venu au secours de ce roi et avait dispersé ses ennemis. Sul-malla le vit majestueux dans la salle des festins ; et les yeux de Cathmor ne se tournèrent point avec indifférence sur la vierge aux longs cheveux.

Le troisième jour se levait, quand Fithil vint des torrents d’Érin. Il rapporta que le bouclier de la guerre était levé dans Selma et que le danger menaçait Cairbar. Cathmor déploya les voiles à Cluba ; mais les vents étaient dans d’autres contrées. Il resta trois jours sur la côte ; ses yeux se tournaient vers le palais de Conmor ; il se rappelait la fille des étrangers et soupirait. Mais au moment où les vents réveillaient les vagues, un jeune guerrier descendit tout armé de la colline pour lever l’épée, avec Cathmor, dans le champ de ses batailles. — C’était Sul-malla aux blanches mains. Elle se tenait cachée sous son casque. Ses pas suivaient les pas du roi : ses yeux bleus se tournaient avec joie sur lui quand il reposait aux bords de ses torrents écumants. Mais Cathmor pensait que, sur Lumon, elle poursuivait encore les chevreuils ; il pensait que, belle sur un rocher, elle étendait sa blanche main aux vents pour sentir s’ils venaient d’Érin, la verte demeure de son amant. Il lui avait promis de revenir avec ses vaisseaux aux blanches voiles ; mais la jeune fille, ô Cathmor, est près de toi, appuyée sur son rocher !

Les chefs se tenaient, majestueux, autour de Cathmor ; tous, excepté Foldath, au sombre sourcil. Il s’appuie contre un arbre éloigné, son âme hautaine repliée sur elle-même. Le vent siffle dans ses cheveux touffus ; de temps à autre il bourdonne un chant ; enfin il frappe l’arbre de colère et s’élance devant le roi. Calme et majestueux à la clarté du chêne, se tenait le jeune Hidalla ; sa chevelure, autour de ses joues rougissantes, tombent en boucles d’ondoyante lumière. Douce était sa voix à Clonra[102], dans la vallée de ses pères ; douce était sa voix quand il touchait la harpe dans son palais, aux bords de ses torrents.

« Roi d’Érin, dit Hidalla, voici le temps des fêtes ; ordonne que la voix des bardes s’élève et dissipe la nuit. L’âme, après les chants, retourne plus terrible au combat. Les ténèbres se posent sur Érin : de colline en colline pendent les voiles des nuages, et l’on voit dans l’éloignement, terribles sur la bruyère, errer les pâles fantômes ; les fantômes de ceux qui sont tombés dans le combat, et qui se penchent vers nous pour demander leur chant. Ordonne, ô Cathmor, que les harpes retentissent pour réjouir les morts sur leurs nuages errants ! »

« Que les morts soient tous oubliés, s’écria le brûlant courroux de Foldath ! N’ai-je pas été vaincu dans la bataille ? Et j’écouterais les chants ! Ma course cependant a été meurtrière dans le combat. Le sang, comme un torrent, environnait mes pas ; mais les faibles étaient à ma suite et l’ennemi s’est soustrait à mon glaive ! Hidalla, va toucher la harpe dans la vallée de Clonra ; que l’écho de Dura réponde à ta voix, que quelque jeune fille contemple, de la forêt, ta blonde et longue chevelure ! Mais fuis de la plaine retentissante du Lubar : c’est le champ des héros ! »

« Roi d’Érin, dit Malthos, c’est à toi de nous conduire au combat. À nos yeux, tu es une flamme, sur les champs ténébreux de la guerre. Comme une tempête tu as passé sur les armées et tu les as couchées dans le sang ; mais qui, au retour des combats, t’a jamais entendu parler de tes exploits ? Les farouches se plaisent dans la mort ; leur mémoire se repose sur les blessures de leurs lances. L’image de la guerre se mêle à toutes leurs pensées, et ils se vantent sans cesse. Ta course, chef de Moma, ressemblait à celle d’un torrent débordé. Les morts étaient amoncelés sous tes pas ; mais d’autres ont aussi levé la lance. Nous n’étions pas faibles à ta suite, mais l’ennemi était puissant. »

Cathmor remarqua la colère croissante et l’attitude hostile des deux chefs : à demi tirées, ils tenaient leurs épées et roulaient des yeux silencieux. Bientôt ils se fussent engagés dans une lutte horrible, si n’eût éclaté le courroux de Cathmor. Il tira son épée : elle brilla dans la nuit à la clarté du chêne enflammé. « Fils de l’orgueil, s’écria le roi, calmez vos âmes irritées ! Retirez-vous dans la nuit. Pourquoi réveiller ma colère ? Me faudra-t-il vous combattre tous deux ? Ce n’est point ici le temps des querelles ! Retirez-vous de ma fête, soudures nuages ! N’irritez plus mon âme ! »

De chaque côté, ils disparaissent de la présence du roi, tels que deux colonnes de brouillard, quand le soleil se lève entre elles, du sein de ses rochers élincelants : sombres, elles roulent des deux côtés, chacune vers son étang que couvrent les roseaux.

Les chefs se sont assis en silence à la fête. De temps à autre ils regardaient le roi d’Atha, qui se promenait sur le rocher et calmait l’agitation de son âme. Les guerriers se couchent au loin dans la plaine ; le sommeil descend sur Moi-lena. La voix de Fonar s’élève seule, sous un arbre éloigné : elle s’élève à la louange de Cathmor, fils de Larthon du Lumon. Mais Cathmor n’écoutait point ses éloges : il se couche près du rugissement d’un torrent, et les brises de la nuit sifflent dans ses cheveux.

Son frère, à demi voilé dans les plis traînants de son nuage, lui apparut en songe. Une joie sombre éclairait son visage. Il avait entendu le chant de Carril[103] : les vents soutenaient le nuage obscur qu’il avait saisi dans le sein de la nuit, lorsqu’il monta avec sa gloire vers son palais aérien. Il laisse tomber ces faibles paroles qui se mêlent au bruit du torrent : « Que la joie, ô Cathmor, vienne au devant de ton âme ! Ta voix s’est fait entendre sur Moi-lena et les bardes ont chanté pour Cairbar. Il chemine sur les vents. Mon ombre est au palais de mon père, semblable à l’éclat d’une lumière terrible qui, dans une nuit d’orage, s’élance à travers les déserts. Nul barde, quand tu seras couché sous la terre, ne manquera d’environner ta tombe, car les fils des chants aiment le brave ! Ton nom, Cathmor, est une brise agréable ! Des sons lugubres s’élèvent ! Il est une voix sur la plaine du Lubar ! Chantez plus haut encore, ô fantômes ténébreux ! Ce sont des morts qu’environnait la gloire ! Le faible son devient plus fort et plus perçant ! L’on n’entend plus qu’une brise plus aiguë ! Ah ! Cathmor bientôt ne sera plus ! »

L’ombre, à ces mots, roulée sur elle-même, s’envole au large sur les ailes des vents. Le vieux chêne ressent le mouvement de son départ et balance sa tête gémissante. Cathmor se réveille en sursaut et saisit sa lance meurtrière : il lève les yeux autour de lui, mais il ne voit que la nuit au manteau ténébreux.

« C’était la voix du roi, dit Cathmor, mais son fantôme a disparu. Votre vol à travers les airs, ne laisse point de traces, ô enfants de la nuit ! Souvent, comme un rayon réfléchi, on vous aperçoit sur le désert stérile ; mais avant que nos pas ne puissent vous approcher, vous vous retirez dans vos nuages. Fuyez donc, ô race débile ! La science de l’avenir ne réside point en vous ! Vos joies sont vaines et semblables aux rêves de notre sommeil, ou à la pensée aux ailes légères, qui vole à travers notre âme ! Cathmor sera-t-il bientôt à bas, couché dans la nuit de son étroite demeure où jamais ne vient l’aube aux paupières entrouvertes ! Loin de moi, Ombre vaine ! Combattre est mon partage : loin de moi toute autre pensée ! Je m’élance sur les ailes de l’aigle pour saisir le rayon de ma gloire. Dans la solitaire vallée des torrents habite l’âme du faible. Les années s’écoulent, les saisons reviennent, mais il reste toujours inconnu. Dans les vents la mort obscure arrive, et sur le sol couche sa tête blanchie. Son fantôme est roulé dans la vapeur des plaines marécageuses, et sa course n’est jamais sur les collines, ni sur la mousse des vallées de la brise. Cathmor ne partira point ainsi ! Ce n’était point un enfant de la plaine, qui ne remarque encore que le lit des chevreuils sur la montagne des échos. Je sortais avec les rois, et je me réjouissais sur les plaines sanglantes où les armées brisées étaient roulées devant moi, comme devant la tempête, les vagues de la mer ! »

Ainsi parlait le roi d’Alnecma, rayonnant dans le transport de son âme. La valeur, comme une flamme généreuse, étincelle dans son sein. Majestueuse est sa marche sur la bruyère ! Les rayons de l’orient se répandent de tous côtés. Sur la plaine il voit sa vaste armée étendant au loin ses rangs dans la lumière. Il s’en réjouit, comme un esprit du ciel qui s’avance sur les mers, lorsqu’il voit les flots paisibles autour de lui et que les vents se sont tous apaisés : mais l’esprit réveille bientôt les vagues et, larges, il les roule vers quelque côte retentissante.

Sur les rives herbeuses d’un torrent, dormait la fille d’Inis-huna. Le casque était tombé de sa tête et ses rêves étaient dans le pays de ses pères. Là, le jour est sur la plaine, les gris torrents bondissent du haut des rochers et les brises, en ondulations ombreuses, volent sur les roseaux des plaines. Là, s’entendent le bruit d’une chasse qui se prépare et le mouvement des guerriers qui sortent du palais. Mais, grand au-dessus d’eux se voit le héros d’Atha : dans sa démarche majestueuse il penche son œil d’amour vers Sul-malla : elle détourne la tête avec fierté et bande négligemment son arc.

Tels étaient les rêves de la jeune fille, quand vint Cathmor d’Atha. Il voit devant lui ce beau visage au milieu de ses boucles flottantes : il reconnaît la fille de Lumon. Que doit faire Cathmor ? Il soupire, ses larmes coulent : mais soudain il se détourne. « Ce n’est point ici le temps, ô roi d’Atha, de réveiller le secret amour de ton âme ! La bataille roule devant toi comme un fleuve troublé. »

Il frappe sur son bouclier cette bosse du signal[104] où réside la voix de la guerre. Érin se lève autour de lui avec un bruit semblable à celui des ailes de l’aigle. Sul-malla se réveille en sursaut, dans le désordre de ses cheveux ; elle saisit son casque par terre et tremble à sa place. « Aurait-on reconnu dans Erin, la fille d’Inis-huna ? Elle se rappelle qu’elle est de la race des rois, et la fierté de son âme se réveille. Elle se retire derrière un rocher, non loin d’un torrent dont les ondes bleues serpentent dans une vallée, où demeuraient les biches fauves avant que n’éclatât la guerre. Là, de temps en temps, la voix de Cathmor arrivait à l’orreille de Sul-malla. Son âme est profondément triste. Elle répand ces paroles sur la brise :

« Les rêves d’Inis-huna sont partis : ils se sont évanouis de mon âme. Je n’entends plus la chasse dans mon pays. Je suis cachée sous le voile de la guerre. Je regarde hors de mon nuage, mais nul rayon ne paraît pour éclairer mes pas. Je vois mon guerrier terrassé ; car le roi au large bouclier s’approche ; celui qui triomphe des dangers, Fingal venu de la Selma des lances ! Ombre de Conmor ! tes pas errent-ils sur le sein des vents ? Viens-tu quelquefois dans les pays étrangers, ô père de la triste Sul-malla ? Oui ! tu y viens ! J’ai entendu ta voix dans la nuit, tandis que sur les flots je voguais vers Érin des torrents. On dit que les ombres de nos pères appellent les âmes de leurs enfants, lorsqu’ils les voient seuls au milieu de la douleur. Appelle-moi, ô mon père, lorsque Cathmor sera coucbé sur la terre ; car alors, Sul-malla sera seule au milieu de sa douleur ! »

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LIVRE CINQUIÈME.


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Argument.

Le poète, après une courte invocation à la harpe de Cona, décrit l’ordre de bataille des deux armées sur les rives du Lubar. Fingal donne le commandement de la sienne à Fillan, mais en même temps ordonne à Gaul, fils de Morni, qui avait été blessé à la main dans la bataille précédente, de l’aider de ses conseils. L’armée des Fir-bolgs est commandée par Foldath. Description de l’action générale. Grandes actions de Fillan : il tue Rothmar et Culmin. Mais tandis que Fillan triomphe à une aile, Foldath pousse vivement l’autre : il blesse Dermid, fils de Duthno et met toute l’aile en fuite. Dermid délibère un instant et prend la résolution d’arrêter les succès de Foldath en le provoquant à un combat singulier. Tandis que ces deux chefs s’avancent l’un sur l’autre, Fillan vient tout à coup au secours de Dermid, engage le combat avec Foldath et le tue. Conduite de Malthos envers Foldath. Fillan met en fuite toute l’armée des Fir-bolgs. Ce livre se termine par une apostrophe à Clatho, mère de Fillan.


Toi qui demeures entre les boucliers suspendus dans le palais d’Ossian, descends de ta place ô harpe et que j’entende la voix. Fils d’Alpin, touches-en les cordes ; c’est à toi de réveiller l’âme du barde. Le murmure du torrent de Lora a roulé loin de moi la mémoire de mes chants. Je suis au milieu du nuage des années : il n’ouvre sur le passé que de rares perspectives, et encore quand la vision arrive, n’est-elle qu’obscure et confuse. Je t’entends, harpe de Selma, et mon âme revient, comme une brise que le soleil ramène dans la vallée où séjournerait le brouillard paresseux !

Le Lubar brille devant moi dans tous les détours de sa vallée. De chaque côté, s’élèvent, sur leurs collines, les tailles majestueuses des rois. Leurs guerriers répandus autour d’eux se penchent pour les écouter, comme si leurs pères leur parlaient en descendant des airs. Au milieu d’eux, les rois ressemblent à deux rochers, lorsqu’on voit dans les déserts, au-dessus des brouillards épais, s’élever leurs têtes noires de sapins : de leurs fronts escarpés les torrents jaillissent et répandent leur écume au souffle des vents.

À la voix de Cathmor, Érin se répand avec un bruit semblable à celui des flammes. L’armée se déploie et descend vers le Lubar. Foldath marche devant elle. Cathmor, sous un chêne incliné, se retire sur sa colline. Près de lui un torrent roule ses eaux écumantes ; il lève par instants sa lance étincelante : c’était, dans la guerre, une flamme aux yeux de son armée. Près de lui, appuyée sur un rocher, se tenait la fille de Conmor. Sa joie n’est point dans les combats, son âme ne se plaît point dans le sang. Derrière la colline s’étend une vallée verte qu’arrosent trois bleus torrents. Là, le soleil se repose en silence ; là, les chevreuils descendent de la montagne : c’est sur eux que se tournent les yeux de la pensive Sul-malla.

Fingal sur la colline aperçoit Cathmor, fils de BorBar-duthul. Il voit les vastes flots d’Érin rouler sur la plaine noircie. Il frappe sur cette bosse du signal[105] qui ordonne à ses guerriers d’obéir au chef qu’il envoie à leur tête dans les champs de la gloire. Au loin, leurs lances levées brillent au soleil. Leurs boucliers sonores répondent de toutes parts. La peur, comme une vapeur, ne se glisse point entre les rangs de l’armée ; car lui, leur roi, est près d’eux, lui, l’appui de l’orgueilleuse Selma. La joie éclairait le front du héros ; et, réjouis, nous écoutons ses paroles :

« Les enfants de Selma sortent nvec un bruit semblable au réveil impétueux des vents ! Ce sont des torrents de montagne dont rien ne peut détourner le cours. C’est par eux que Fingal est renommé ! C’est par eux que son nom s’est fait connaître dans les contrées étrangères. Il ne brillait pas seul au milieu du danger ; car vos pas toujours accompagnaient ses pas ! Mais jamais aussi l’aspect de Fingal assombri par la colère, n’épouvanta vos yeux. Ma voix à vos oreilles n’a point été un tonnerre et mes yeux sur vous n’ont point lancé la mort. Quand paraissait le superbe, je ne le regardais pas ; il était oublié à mes fêtes, et comme le brouillard il s’évanouissait bientôt. Un jeune astre est devant vous ! Ses pas vers la gloire sont peu nombreux encore ; ils sont peu nombreux ; mais il est vaillant ! Défendez mon fils aux cheveux bruns ; avec joie ramenez-le à son père. Par la suite il pourra se soutenir seul, car sa taille est semblable à celle de ses pères. Son âme est une étincelle de leur feu. Fils de Morni, suis le jeune guerrier ; qu’au fort de la mêlée ta voix arrive à son oreille ; car la bataille devant toi ne roule point inobservée, ô briseur de boucliers ! »

À ces mots, il s’avance vers les rocs escarpés de Cormul. Le roi des héros marche à pas lents, et à chacun de ses mouvements la lumière jaillit de son bouclier. Ses regards se portent de côté vers la bruyère, où les lignes de l’armée se forment et s’avancent. Ses cheveux à moitié blanchis flottent gracieusement autour de ses traits augustes, maintenant éclairés d’une terrible joie. Tout-puissant est le chef ! Sombre et à pas lents je marchais derrière lui. Tout à coup accourt vers moi le redoutable Gaul. Son bouclier pendait négligemment à sa courroie ; en hâte il parle ainsi à Ossian : « Fils de Fingal, attache ce bouclier, attache-le sur le côté de Gaul ; l’ennemi pourra l’apercevoir et croira que j’ai levé la lance. Si je succombe, que mon tombeau soit caché dans la plaine, car je tomberai sans gloire : mon bras ne peut lever la lance ! Qu’Évir-choma l’ignore, car elle en rougirait sous le voile de ses cheveux. Fillan, les puissants nous contemplent ! N’oublions pas le combat ! Descendraient-ils de leurs collines pour rallier notre armée en déroute ? »

Il s’avance au bruit de son bouclier, et ma voix le suit à mesure qu’il s’éloigne : « Le fils de Morni, dans Érin, peut-il tomber sans gloire ? Mais les actions des braves sont oubliées d’eux-mêmes ; ils s’élancent insoucieux sur les champs de la renommée, et jamais on ne les entend se vanter de leurs hauts faits ! »

Je me réjouissais dans la marche du chef. Je montai au rocher du roi : c’est là qu’il est assis, les cheveux flottants, au milieu des vents de la montagne.

Les armées, en deux sombres files, se penchent l’une vers l’autre, sur les rives du Lubar. Ici, colonne de ténèbres, s’élève Foldath : là, brille la jeunesse de Fillan. Chacun d’eux, sa lance dans le torrent, fait retentir au loin la voix de la bataille. Gaul frappe le bouclier de Selma. Tous, à la fois, se plongent dans le combat : l’acier réfléchit son éclat sur l’acier. Les armées, sur la plaine, brillent comme deux torrents qui, du haut de deux rocs sourcilleux, tombent et confondent leur écume ! Voyez ! il vient, le fils de la gloire ! Il couche les hommes sur le sol ! La mort autour de lui s’est assise sur les vents. Tes pas, ô Fillan, sont jonchés de guerriers !

Rothmar, le bouclier des guerriers, se tenait entre deux rochers crevassés. Deux chênes que les vents ont inclinés étendent leurs branches de chaque côté. Il roule de sombres regards sur Fillan, et, silencieux, il couvre ses amis. Fingal vit s’approcher l’instant du combat, et l’âme de ce héros en fut émue. Mais, comme la pierre de Loda[106] se détache et tombe tout à coup du sommet chancelant du Druman-ard, quand les esprits soulèvent la terre dans leur courroux, ainsi tomba Rothmar au bleu bouclier.

Non loin de là sont les pas de Culmin. Le jeune guerrier s’avance en fondant en larmes. Plein de rage, il coupe l’air de son épée, impatient de mêler ses coups à ceux de Fillan. Il avait bandé l’arc pour la première fois avec Rothmar sur le rocher de son bleu torrent natal. C’est là qu’ils remarquaient ensemble le gîte des chevreuils, quand les rayons du soleil glissaient sur la fougère. Pourquoi, fils de Culallin, pourquoi, Culmin, te précipites-tu sur ce rayon de lumière ? C’est un feu qui consume. Fils de Culallin, retire-toi ! Vos pères n’étaient point égaux dans la lutte étincelante des champs de bataille !

La mère de Culmin est restée dans sa demeure ; elle jette les yeux sur la course bleue du Strutha : un noir tourbillon se lève sur le torrent et tourne autour de l’ombre de son fils[107]. Ses chiens hurlent à leur place ; son bouclier est sanglant dans son palais. — « Es-tu tombé, ô mon fils à la blonde chevelure, dans la funeste guerre d’Érin ? »

Lorsqu’une biche, blessée secrètement, se couche pantelante aux bords de ses ruisseaux accoutumés, le chasseur examine ses pieds légers comme le vent et se rappelle son agilité fière et bondissante naguère : ainsi, sous les yeux de Fillan, repose étendu le fils de Cul-allin : ses cheveux roulent dans un faible torrent, son sang ruisselle sur son bouclier, et sa main tient encore l’épée qui l’a trahi au milieu du danger. — « Tu es tombé, dit Fillan, avant que ta gloire fut connue ! Ton père t’envoya à la guerre ; il s’attend à entendre parler de tes exploits : vieux peut-être il se tient aux bords de ses torrents, et ses yeux se tournent vers Moi-lena ; mais tu ne reviendras pas avec les dépouilles de l’ennemi vaincu. »

Devant lui, Fillan chassait Érin qui fuyait sur la plaine retentissante. Mais homme sur homme, les guerriers de Morven tombent devant la sombre et sanglante fureur de Foldath, qui répandait sur le champ de bataille le rugissement de la moitié de ses tribus. Dermid en courroux s’arrête devant lui, et les enfants de Selma se rassemblent autour de leur chef ; mais son bouclier est fendu par Foldath, et son peuple s’enfuit sur la bruyère.

Enfin, dit l’ennemi dans son orgueil, ils ont fui ! ma gloire commence ! Va, Malthos, va dire à Cathmor de garder les bords de l’Océan, pour que Fingal n’échappe point à mon épée. Il faut qu’il soit couché sur la terre ! Près de quelque marais on verra sa tombe ; elle s’élèvera sans un chant funèbre, et son ombre planera dans le brouillard sur l’étang que des roseaux. »

Malthos l’écoutait avec un doute de plus en plus sombre ; il roulait ses yeux en silence ; il connaissait la présomption de Foldath. Il lève les yeux et voit Fingal sur sa colline : il se retourne aussitôt d’un air sombre et plein de doute, et replonge son épée au milieu du combat.

Dans l’étroite vallée de Clono, où deux arbres s’inclinent sur le torrent, sombre dans sa tristesse, se tenait le fils silencieux de Duthno. Le sang coule du flanc de Dermid ; son bouclier est brisé près de lui et sa lance s’appuie contre une pierre. Pourquoi, Dermid, pourquoi si triste ?

« J’entends le rugissement de la bataille, mes guerriers sont seuls ; mes pas sont lents sur la bruyère et je n’ai plus de bouclier. — Triomphera-t-il ? ce ne sera que lorsque Dermid aura été renversé ! Je veux te défier, ô Foldath ! et te combattre de nouveau. »

Il saisit sa lance avec une joie terrible. Le fils de Morni arrive : « Arrête, fils de Duthno, arrête ! Tes pas laissent des traces de sang ; tu n’as plus de bouclier : pourquoi veux-tu tomber sans armes ? » — « Fils de Morni, donne-moi ton bouclier ; souvent il a fait reculer la bataille ; j’arrêterai ce chef dans sa course ! Fils de Morni, vois cette pierre qui lève sa tête grise au-dessus des herbes : là repose un chef de la race de Dermid ; place-moi là pendant la nuit. »

Il monte lentement sur la colline et contemple la confuse mêlée où les rangs étincelants de la bataille sont brisés et rompus de toutes parts. Comme ces feux éloignés qu’on voit la nuit sur la bruyère, tantôt paraissant perdus dans la fumée, tantôt élevant leurs torrents enflammés sur la colline, selon que les vents soufflent ou s’apaisent ; ainsi la bataille indécise se déploie sous les yeux de Dermid au large bouclier. À travers l’armée, Foldath se fraie un chemin, semblable à quelque noir vaisseau sur les vagues d’hiver, lorsqu’il s’élance d’entre deux îles pour bondir sur le vaste Océan.

Dermid contemple sa course avec fureur ; il tâche de s’élancer vers lui, mais il s’affaisse au milieu de ses pas et de larges larmes coulent de ses yeux. Il fait résonner le cor de son père ; trois fois il frappe son bouclier, trois fois il défie Foldath et l’appelle du sein de ses tribus rugissantes. Foldath voit le chef avec joie et lève dans l’air sa lance ensanglantée. Semblable à un rocher où sont restées les traces des torrents fangeux qui ont roulé sur ses flancs pendant un orage, le sombre chef de Moma est tout souillé du sang qui a rejailli sur lui. Les armées, de chaque côté, s’écartent de la lutte des rois. Ils lèvent en même temps leurs lances étincelantes. Impétueux, arrive Fillan de Selma. Foldath recule de trois pas en arrière, ébloui par ce rayon de lumière qui semble sortir d’un nuage pour sauver le héros blessé ; se recueillant dans son orgueil, il s’arrête et rassemble toutes ses forces.

Comme deux aigles aux vastes ailes se rencontrent au milieu des vents dans une lutte effrénée, tels, sur Moi-lena, les deux chefs s’élancent dans un combat horrible. Tour à tour les deux rois[108] s’avancent sur leurs rochers, car la guerre ténébreuse va bientôt descendre sur leurs épées. Cathmor, sur sa verte colline, ressent la joie des guerriers ; leur joie secrète, quand les dangers s’élèvent pour atteindre à leurs âmes. Son œil n’est point tourné vers le Lubar, mais sur le terrible roi de Selma qu’il voit, se levant dans ses armes, sur le sommet du Mora.

Foldath tombe sur son bouclier : la lance de Fillan a percé le roi. Ce jeune héros ne regarde pas le vaincu, mais poursuit sa course à travers la bataille. Alors s’élèvent les cent voix de la mort, « Arrête, fils de Fingal, suspends ta course ! ne vois-tu pas cette forme étincelante, terrible présage de mort ? Du roi d’Érin n’éveille point le courroux ! Reviens, fils de Clatho aux yeux bleus ! »

Malthos voit Foldath abattu. Tristement il se penche sur le héros et la haine s’éloigne de son âme : il ressemblait au rocher du désert, des flancs noirs duquel l’eau tombe goutte à goutte quand le brouillard s’en est lentement retiré, et que tous ses arbres sont flétris par les vents. Il interroge le héros mourant sur sa dernière demeure : « Ta pierre grise s’élèvera-t-elle dans Ullin ou dans le pays boisé de Moma, où le soleil ne regarde qu’en secret les ondes bleues du Dalrutho ? C’est là que demeure ta fille, Dardu-lena aux yeux bleus ! »

« Me la rappelles-tu, répondit Foldath, parce que je n’ai point de fils, point de jeune guerrier pour rouler les ennemis devant lui, en vengeance de moi ? Malthos, je suis déjà vengé ! Dans le combat je n’étais pas inactif. Élève autour de mon étroite demeure les tombeaux de ceux que j’ai tués : souvent j’abandonnerai les vents pour me réjouir sur leurs tombes, en les voyant autour de moi dispersées et couvertes de longues herbes sifflantes. »

Son âme s’envola vers les rêves de Dardu-lena, dans la vallée de Moma, où, de retour de la chasse des chevreuils, elle dormait près du torrent de Dal-rutho. Son arc détendu est près de la jeune fille, et la brise couvre son sein de sa longue chevelure : vêtue de la beauté de la jeunesse reposait l’amour des héros. Sombre et se penchant vers elle, son père blessé semblait sortir de la lisière du bois ; tantôt il se montrait, et tantôt il se cachait dans le brouillard. Fondant en larmes, elle se leva ; elle savait que le chef n’était plus. Sur elle descendit un rayon de son âme, tandis qu’elle se repliait dans son nuage orageux,… Tu fus la dernière de sa race, ô Dardu-lena aux yeux bleus !

Bolga en fuite se disperse et roule de tous côtés sur les bords du Lubar. Fillan s’attache à ses pas ; de morts il jonche la bruyère ; Fingal se réjouit dans son fils… Cathmor au bouclier bleu s’est levé !

Fils d’Alpin, apporte la harpe et confie aux vents les louanges de Fillan ; que ses louanges retentissent à mes oreilles, tandis qu’il brille encore dans la guerre.

« Sors, ô Clatho aux yeux bleus ! sors de ta demeure et contemple ton jeune astre ! L’armée s’est flétrie sous sa course : mais ne le regarde plus ; il s’est obscurci ! Réveillez les sons légers et tremblants de la harpe, réveillez-les, ô jeunes vierges ! Ce n’est point un chasseur qui descend de l’humide retraite des biches bondissantes : il ne tend point son arc contre les vents ; il ne lance point au hasard ses flèches aux plumes grises. Enveloppé dans la guerre sanglante, voyez contre ses flancs se briser la bataille. S’avançant au milieu des rangs de la mêlée, il verse la mort sur des milliers d’ennemis. Fillan est semblable à un esprit du ciel qui descend des ailes des vents : il marche de vague en vague et ses pas sont sentis par l’Océan troublé ; il laisse derrière lui un sentier lumineux, et les îles secouent leurs têtes sur les mers bondissantes. Sors, ô Clatho aux yeux bleus, sors de ta demeure ! »

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LIVRE SIXIÈME.


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Argument.

Ce livre s’ouvre par un discours de Fingal qui voit Cathmor descendre pour soutenir son armée en déroute. Le roi envoie Ossian au secours de Fillan, et lui-même se retire derrière le rocher de Cormul pour éviter spectacle du combat de son fils et de Cathmor. Ossian s’avance. Description de la descente de Cathmor ; il rallie son armée, recommence le combat et attaque Fillan avant qu’Ossian ait pu arriver. À l’approche d’Ossian le combat cesse entre les deux héros. Ossian et Cathmor se préparent à combattre, mais la nuit survient et les sépare. Ossian revient à l’endroit où Fillan et Cathmor ont combattu, il trouve Fillan mortellement blessé et appuyé contre un rocher. Leur entretien. Fillan meurt. Ossian porte son corps dans une caverne voisine. L’armée Calédonienne retourne vers Fingal. Il interroge ses guerriers sur le sort de son fils et, comprenant qu’il est mort, il se retire en silence au rocher de Cormul. Après la retraite de l’armée de Fingal, les Fir-bolgs s’avancent. Cathmor rencontre Bran, l’un des chiens de Fingal, couché sur le bouclier de Fillan, à l’entrée de la caverne où se trouve le corps de ce héros. Ses réflexions à ce sujet. Il revient tout mélancolique à son armée. Malthos tâche de dissiper sa tristesse en lui citant l’exemple de son père Borbar-duthul. Cathmor se retire pour se reposer. Le chant de Sul-malla termine ce livre qui s’arrête vers le milieu de la troisième nuit depuis l’ouverture du poème.


« Cathmor se lève sur sa colline ! Fingal prendra-t-il l’épée de Luno ? Mais que deviendrait ta gloire, ô fils de la blanche Clatho ? De Fingal ne détourne point tes yeux, belle fille d’Inistore ! Je n’éteindrai pas ton jeune astre ; il brille dans mon âme ! Lève-toi, Mora que couvrent les forêts, lève-toi entre la bataille et moi ! Fingal ne doit point contempler le combat, de peur de voir tomber son guerrier aux cheveux bruns ! À tes chants, ô Carril, joins les sons de ta harpe tremblante. Ici, sont les voix des rochers ; là, les chutes brillantes des eaux. Père d’Oscar, lève ta lance et défends le jeune dans les armes. Mais cache tes pas à Fillan : il ne faut pas qu’il sache que j’ai douté de son glaive. Nul nuage, ô mon fils, ne s’élèvera de moi pour ternir ton âme de feu ! »

Fingal disparaît derrière son rocher aux chants mélodieux de Carril. Rayonnant dans mon âme qui grandit je prends la lance de Témora. Je vois sur Moi-lena les bonds sauvages de la bataille ; la lutte de la mort dans les rangs étincelants, rompus et brisés de toutes parts. Fillan est un rayon de flamme et d’aile en aile s’étend sa course dévastatrice. Les rangs de la guerre se fondent devant lui et se dissipent comme la fumée dans la plaine !

Mais Cathmor s’avance dans l’armure des rois ! Une aile d’aigle flotte sombrement sur son casque de feu. Il marche insoucieux et calme, comme s’il allait à la chasse dans Érin. De temps en temps il élève sa voix terrible. Ses guerriers confus se rallient autour de lui ; comme un torrent, leurs âmes reviennent et ils s’étonnent des pas de leur terreur. Cathmor se lève devant eux, comme le rayon du matin sur la bruvère hantée par les esprits : le voyageur se retourne et regarde en baissant les yeux la plaine des fantômes. Soudain, du rocher de Moi-lena, Sul-malla descend à pas tremblants. Un chêne fait tomber de sa main la lance qu’elle tenait inclinée ; car ses yeux alors, du milieu de ses boucles flottantes, étaient tournés vers le roi ! Ce n’est point une lutte innocente que tu vois devant toi ! Ce n’est point la joute légère des arcs, à laquelle se livrait, sous les yeux de Conmor, la jeunesse d’Inis-huna !

Comme le rocher de Runo qui arrête à leur passage les rapides nuées et semble, dans les ténèbres amoncelées, grandir sur l’humide bruyère ; ainsi le chef d’Atha paraît plus grand au milieu des guerriers qui se pressent autour de lui. Les paroles de Cathmor font avancer ses guerriers de toutes parts, comme les souffles de plusieurs vents chassent devant eux les vagues bleues de la mer. Fillan, sur sa colline, n’est point silencieux ; il mêle ses paroles au bruit de son bouclier. Il semblait un aigle aux ailes bruyantes, appelant les vents à son rocher quand il voit les chevreuils sortir sur la verte plaine de Lutha !

Les voilà qui s’avancent et combattent ! La mort élève ses cent voix ! Les rois, de chaque côté, enflammaient les âmes de leurs guerriers. Je m’élance dans la plaine. Des rochers escarpés et de grands arbres s’élevaient entre la bataille et moi. Mais j’entendais le bruit du fer au milieu du cliquetis de mes armes. Je monte, rayonnant, sur la colline, et je vois l’une de l’autre reculer les armées. Elles reculent et se lancent de farouches regards. Les deux rois aux boucliers bleus étaient engagés dans une lutte terrible ! Sombres et majestueux, à travers les éclairs de l’acier, on voyait combattre les héros ! Mes craintes pour Fillan passent brûlantes à travers mon âme, je m’élance, j’arrive. Cathmor ne recule point ; il n’avance point ; mais il fait quelques pas de côté ! Froid et majestueux il ressemblait à un rocher de glace. Je rappelle tout mon courage. Nous nous avançons en silence, chacun de notre côté du torrent, puis, nous retournant tout à coup, nous levons en même temps nos lances acérées ! Nous levons nos lances, mais la nuit descend. Il fait nuit et silence partout, excepté sur la bruyère où retentissent les pas des armées qui s’éloignent !

J’arrive à l’endroit où Fillan a combattu. Nulle voix, nul son ne s’y faisait entendre : un casque brisé, un bouclier fendu en deux reposent sur la terre. Où es-tu Fillan, où es-tu jeune chef de Morven ? Appuyé contre un rocher qui penche sa tête grise sur le torrent, il m’entend : il m’entend, mais il reste morne et sombre. Enfin, j’aperçus le héros !

« Pourquoi restes-tu ainsi enveloppé dans les ténèbres, ô fils des forêts de Selma ? Brillant, ô mon frère, est le chemin que tu t’es frayé dans cette plaine obscure ! Longue a été ta lutte dans la bataille, mais à présent résonne le cor de Fingal. Monte vers le nuage de ton père, monte vers la colline de ses fêtes, où, assis dans le brouillard du soir, il écoute les sons de la harpe de Carril. Viens, jeune briseur de boucliers, viens porter la joie à ce vieillard ! »

« Le vaincu peut-il porter la joie ? Ossian, je n’ai plus mon bouclier ; il repose brisé sur la plaine ! l’aile d’aigle de mon casque est déchirée. C’est quand l’ennemi fuit devant eux qu’un père se réjouit dans ses fils. Mais il soupire tout bas quand leurs jeunes guerriers sont vaincus, Non ! Fillan ne verra point le roi ! Pourquoi ce héros gémirait-il ? »

« Fils de Clatho aux yeux bleus, ô Fillan, ne reveille point la douleur de mon âme ![109] N’étais-tu pas devant Fingal une flamme dévorante ? Et comment ne se réjouirait-il pas ? Une telle gloire n’appartient point à Ossian et cependant pour lui, le roi fut toujours un soleil. Avec joie il contemple mes pas et des ombres jamais ne me voilent sa face ! Monte, ô Fillan, sur la colline de Mora. Sa fête est étalée sous les voiles de ces brouillards. »

« Ossian, donne-moi ce bouclier brisé et ces plumes dispersées par les vents ; place-les auprès de Fillan afin qu’il perde moins de sa gloire. Ossian, je commence à défaillir. Pose-moi dans la caverne de ce rocher. Sur moi n’élève aucune pierre de crainte qu’on ne s’informe de ma renommée. Je suis tombé dans la première de mes batailles, et je suis tombé sans gloire ! Que ta voix seule réjouisse mon âme errante. Pourquoi les bardes sauraient-ils où repose le rayon éclipsé de Clatho ? »

« Ton âme s’est envolée sur les tourbillons des vents, ô Fillan, jeune briseur de boucliers ! Que la joie suive mon héros dans les plis de ses nuages. Les ombres de tes pères, ô Fillan, se penchent pour recevoir leur fils. Je vois sur le Mora s’étendre leurs météores ; je vois les nuages bleus qui les couronnent. Que la joie aille à ta rencontre, ô mon frère ! Pour nous, nous sommes tristes et sombres ! Je vois le vieillard environné d’ennemis, je vois la décadence de sa gloire. Tu restes seul dans le champ des combats, ô roi de Selma, ô roi aux cheveux blancs ! »

Je déposai Fillan dans la caverne du rocher, près le rugissement du nocturne torrent. Une étoile rouge brillait sur le héros, et le vent, par intervalles, soulevait ses cheveux. J’écoute : je n’entends aucun souffle : le jeune guerrier s’est endormi pour toujours ! Comme un éclair sur la nue une pensée passe à travers mon âme. Mes yeux roulent dans le feu ; je marche à grands pas et mes armes retentissent. « J’irai te trouver, roi d’Érin ! au milieu de tes mille guerriers, je t’irai trouver ! Pourquoi m’échapperait-il, ce nuage qui vient d’éteindre notre jeune astre ? Sur vos collines, ô mes pères, allumez vos météores, éclairez mes pas audacieux ! Je veux consumer dans mon courroux… — Mais ne dois-je pas revenir ? Le roi est sans enfants ! vieux et en cheveux blancs, il est seul au milieu de ses ennemis ! Son bras n’est plus ce qu’il fut autrefois, et sa gloire s’obscurcit dans Érin. Ah ! que je ne le voie pas couché sur son dernier champ de bataille ! — Mais puis-je revenir vers le roi ? Ne m’interrogera-t-il pas sur son fils ? » Tu devais défendre le jeune Fillan. » — Ah ! Ossian ira trouver l’ennemi ! Verdoyante Érin, le bruit de ta marche est agréable à mon oreille. Je vais fondre sur les rangs de ton armée pour éviter les regards de Fingal ! — Mais j’entends la voix du roi sur la cime brumeuse du Mora ! Il appelle ses deux fils ! Dans ma douleur, j’accours, ô mon père, j’accours comme l’aigle que la flamme de la nuit a surpris dans le désert et qu’elle a dépouillé de la moitié de ses ailes ! »

Les rangs brisés de l’armée de Morven sont dispersés sur le Mora à quelque distance du roi. Ils détournent les yeux et chacun se penche tristement sur sa lance de frêne. Le roi, au milieu d’eux, se tenait silencieux : pensées sur pensées roulaient dans son âme, comme la vague suit la vafjue écumante dans un lac des montagnes. Il regardait et ne voyait aucun de ses fils paraître avec sa longue lance étincelante. Les soupirs se pressent dans son âme ; mais il cache sa douleur. Enfin, j’arrive et m’arrête sous un chêne, mais ma voix ne se fait point entendre. Que pouvais-je dire à Fingal dans son heure d’affliction ? Enfin, sa voix s’élève au milieu de son peuple et ses guerriers reculent à ses paroles.

« Où est le fils de Selma, où est celui qui vous commandait dans le combat ? Je ne le vois point, avec mon armée, revenir du champ de bataille. Est-il tombé le jeune et bondissant chevreuil que l’on voyait si beau sur mes collines ? Il est tombé ! car vous gardez le silence. Il est brisé, le bouclier de la guerre ! Qu’on m’apporte son armure et l’épée de Luno. Je veille, cette nuit, sur ma colline : avec le jour je descends au combat ! »

Sur le haut du rocher de Gormul un chêne flamboie au vent. Les voiles gris du brouillard roulent autour de la flamme. C’est là que dans sa fureur le roi porte ses pas. Quand son âme brûlait de combattre il se retirait toujours à quelque distance de l’armée. Élevé sur deux lances est suspendu son bouclier, ce signal étincelant de la mort ; ce bouclier que pendant la nuit, il avait coutume de frapper, avant de s’élancer au combat. Ses guerriers savaient alors que le roi devait lui-même les conduire à l’ennemi ; car ce bouclier ne se faisait jamais entendre qu’au réveil du courroux de Fingal. Ses pas sont inégaux sur la colline : il brille à la clarté du chêne. Il est terrible comme le fantôme de la nuit, lorsqu’il revêt de vapeurs ses gestes sauvages, et que, s’élançant sur l’Océan trouble, il monte sur le char des vents.

Érin, Océan de guerre, ne s’était point encore remis de la tempête. Ses flots de guerriers brillaient à la clarté de la lune, et, murmurant sourdement, roulaient encore sur la plaine. Seul, Cathmor les devançait sur la bruyère : il poursuivait la fuite de l’armée de Morven. Il arrive à la caverne où Fillan, dans l’obscurité, était couché sur la mousse. Un arbre se penchait au-dessus du torrent qui étincelait sur le rocher. Sur la rive brillait aux rayons de la lune le bouclier brisé du fils de Clatho ; et tout auprès, sur l’herbe, reposait Bran aux pieds velus. Il n’avait point trouvé le chef sur la colline de Mora et l’avait cherché, guidé par le vent. Il croyait que le chasseur aux yeux bleus dormait ; il s’était couché sur son bouclier. Nulle brise ne soufflait sur la bruyère, qui ne fût connue du rapide Bran.

Cathmor vit le chien à la blanche poitrine ; il vit le bouclier brisé. La tristesse descendit sur son âme ; il se rappela la chute des guerriers. — « Ils viennent et passent comme les torrents ; une autre génération leur succède. Mais quelques-uns en passant, de leurs noms glorieux, marquent les champs de la guerre. La plaine leur appartient pendant le cours des noires années, et quelque bleu torrent y roule ses ondes à leur gloire. Puisse le chef d’Atha être de ce nombre quand il sera étendu sur la terre ! Puisse souvent la voix des temps futurs rencontrer Cathmor dans les airs, quand il marchera d’un vent sur l’autre vent, ou qu’il se cachera sous l’aile de la tempête ? »

Les enfants de la verte Érin se rassemblent autour du roi pour entendre la voix de sa puissance. À distances inégales ils inclinent leurs visages joyeux vers la lumière du chêne. Les terribles ont été repoussés et le Lubar serpente de nouveau au milieu de leur armée. Cathmor était ce rayon venu du ciel qui brilla quand son peuple était dans les ténèbres. Honoré, il se tenait au milieu de ses guerriers, et leurs âmes, avec ardeur, se levaient autour de lui. Le roi seul ne montrait aucune joie : il n’est point étranger à la guerre !

Pourquoi le roi est-il si triste ? dit Malthos à l’œil d’aigle. Reste-t-il quelque ennemi sur les rives du Lubar ? En est-il un parmi eux qui puisse lever la lance ? Ton père, Borbar-duthul, le roi des lances, n’était pas si paisible ; sa rage était un feu qui brûlait toujours, et grande était sa joie à la chute de ses ennemis. Le héros aux cheveux gris passa trois jours en fête quand il apprit que Calmar n’était plus, Calmar qui, venu de Lara des torrents, combattait pour la race d’Ullin. Souvent il toucha de ses mains le glaive qu’on lui disait avoir percé son ennemi ; il le touchait de ses mains, car la lumière avait abandonné ses yeux. Cependant, pour ses amis, ce roi était un soleil, une brise qui caressait leurs branches. La joie l’environnait dans son palais ; il aimait les fils de Bolga ; son nom se conserve dans Atha comme le souvenir des fantômes, dont la présence était terrible, mais dissipait la tempête. Maintenant que les voix d’Érin[110] relèvent l’âme du roi, de celui qui a brillé quand la bataille était noire, et qui a terrassé le puissant ! Fonar, du sommet grisâtre de ce rocher, répands l’histoire des temps passés sur l’armée d’Érin dont les vastes flots se calment à l’entour. »

« Non, dit Cathmor, aucun chant ne s’élèvera pour moi et Fonar n’ira pas s’asseoir sur le rocher du Lubar. C’est là que reposent les puissants : ne troublons point leurs ombres errantes. Loin de moi, Malthos, loin de moi, les chants mélodieux d’Érin. Je ne me réjouis point de la chute de l’ennemi, quand il a cessé de lever la lance. Avec le jour nous verserons nos forces dans la plaine. Fingal veille sur sa bruyante colline.

Semblables aux vagues repoussées par des vents subits, les guerriers d’Érin se retirent à la voix de leur roi. Dans la plaine de la nuit ils roulent et répandent leurs bourdonnantes tribus. De distance en distance, chaque barde, avec sa harpe, s’est assis sous son arbre. Ils élevaient la voix, ils touchaient les cordes, chacun pour le chef qu’il aimait. Devant un chêne brûlant, Sul-Malla, de temps en temps, touchait aussi sa harpe. Elle touchait la harpe et s’interrompait pour écouter dans ses cheveux les brises de la nuit. Non loin d’elle, dans l’obscurité, le chef d’Atha reposait sous un arbre antique. La lueur du chêne ne donnait point sur lui ; il voyait la jeune fille, mais n’en était pas vu. Son âme s’attendrit en secret quand il l’aperçut, les yeux remplis d’effroi. « Mais la bataille est devant toi, fils de Borbar-duthul ! »

Suspendant par moments les sons de sa harpe, elle écoutait si les guerriers dormaient. Son âme était pleine ; il lui tardait de répandre en secret le chant de sa propre tristesse. La plaine est silencieuse. Sur leurs ailes les vents de la nuit se retirent ; les bardes ont cessé leurs chants, et les rouges météores serpentent avec leurs fantômes. Le ciel devient obscur ; les ombres des morts se confondent avec les nuages. Mais la fille de Conmor se penche insoucieuse sur la flamme expirante ; car toi seul es dans son âme, ô vaillant chef d’Atha ! Elle touche la harpe, et entre chaque pause s’élève la voix de son chant.

« Clun-galo[111] vint et ne trouva plus sa fille. Où es-tu, rayon de lumière ? Chasseurs, de vos rochers couverts de mousse, avez-vous vu la beauté aux yeux bleus ? ses pas sont-ils sur la verte Lumon, près du lit des chevreuils ? Ah ! malheureuse, j’aperçois son arc dans le palais ! Où es-tu, rayon de lumière ? »

« Cesse, ô bien-aimée de Conmor, cesse tes plaintes ! Je n’entends point ta voix sur la bruyère. Mon œil est tourné vers le roi, dont la course est terrible dans la guerre ; vers celui pour qui mon âme est éveillée aux heures de mon repos. Profondément plongé dans le sein de la guerre, il ne me voit point du haut de son nuage. Pourquoi, soleil de Sul-malla, pourquoi ne me regardes-tu pas ? Je suis ici dans les ténèbres ; sur moi flotte lourdement la vapeur des brouillards ; mes cheveux sont remplis de rosée : regarde-moi du haut de ton nuage, ô soleil de l’âme de Sul-malla ! »

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LIVRE SEPTIÈME.


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Argument.

Ce livre commence vers le milieu de la troisième nuit depuis l’ouverture du poème. Le poète décrit une espèce de brouillard qui, pendant la nuit, s’élevait du lac de Lego, et était le séjour habituel des âmes des morts, durant l’intervalle qui s’écoulait entre leur décès et leur chant funèbre. Apparition de l’ombre de Fillan sur la caverne où se trouvait son corps. Sa voix arrive à Fingal sur le rocher de Cormul. Le roi frappe le bouclier de Trenmor, signe infaillible qu’il devait combattre en personne. L’effet extraordinaire du son de ce bouclier. Sul-malla, reveillée en sursaut, éveille Cathmor. Leurs discours touchants. Elle le presse de faire la paix : il persiste à continuer la guerre. Il engage Sul-malla à se retirer dans la vallée voisine de Lona, où demeurait un vieux druide, jusqu’à la fin de la bataille qui devait se livrer le lendemain. Il réveille son armée en frappant sur son bouclier. Description de ce bouclier. Le barde Fonar, à la demande de Cathmor, raconte le premier établissement des Fir-bolgs en Irlande, sous leur chef Larthon. Le jour vient. Sul-malla se retire dans la vallée de Lona. Un chant lyrique termine ce livre.


Des ondes du Leffo, qu’environnent les bois, s’élèvent de temps à autre d’épais et gris brouillards, lorsque les portes de l’Occident sont fermées sur l’œil d’aigle du soleil. Au loin, sur le torrent de Lara, se répand la sombre et profonde vapeur, et la lune, comme un obscur bouclier, nage à travers ses plis. Les esprits des vieux jours revêtent de cette vapeur leurs gestes subits sur les vents, lorsqu’ils marchent, de tourbillon en tourbillon, le long de la brumeuse nuit. Souvent, confondus avec les vents, sur la tombe de quelque guerrier, ils roulent le brouillard, gris séjour de son ombre, jusqu’à ce que les bardes aient chanté pour lui.

Un bruit vint du désert : c’était Conar, roi d’Inis-fail. Il roula son brouillard sur la tombe de Fillan, près des eaux bleues et sinueuses du Lubar. Triste et sombre, le fantôme était assis sur son gris nuage de fumée ; le vent quelquefois le roulait sur lui-même, mais l’ombre reparaissait de nouveau ; elle reparaissait, les yeux baissés, dans le sombre ondoiement de sa chevelure de vapeur.

Il faisait noir. Les armées endormies reposaient tranquilles dans les voiles de la nuit. La flamme s’éteignait sur la colline où, seul, Fingal reposait sur son bouclier. Ses yeux étaient à demi fermés par le sommeil. La voix de Fillan arrive : « L’époux de Clatho dort-il ? Le père du vaincu habite-t-il le repos ? suis-je oublié dans le sein des ténèbres, abandonné dans la saison de la nuit ? »

« Pourquoi, dit le roi, te mêles-tu aux songes de ton père ? Puis-je t’oublier, mon fils, puis-je oublier ta course de feu dans le champ de bataille ? Non, les actions des braves ne passent point ainsi sur l’âme de Fingal. Elles n’y brillent point comme l’éclair qui se montre et n’est plus. Je me souviens de toi, Fillan, et mon courroux commence à s’enflammer. »

Le roi prit sa lance meurtrière et frappât son bouclier retentissant, ce bouclier suspendu dans les ténèbres, ce funeste signal du combat. Les fantômes fuient de tous côtés et roulent sur les vents leurs formes ramassées. Trois fois, de la vallée qui serpente, s’élèvent les voix de la mort. Les harpes des bardes, sans être touchées, résonnent tristement sur la colline.

Le roi frappe de nouveau son bouclier, et les combats se lèvent dans les songes de ses guerriers. La bataille aux vastes flots brille dans leurs âmes ; des rois aux boucliers bleus descendent au combat ; des armées fuient en regardant derrière, et de glorieuses actions sont à moitié cachées par l’éblouissant éclat de l’acier.

Mais quand le bouclier retentit pour la troisième fois, les chevreuils s’élancèrent des fentes de leurs rochers ; les oiseaux remplirent le désert de leurs cris aigus et s’envolèrent effrayés sur les vents. Les enfants de Selma s’éveillent à demi et saisissent à moitié leurs lances. Mais le silence se répand de nouveau sur l’armée : elle a reconnu le bouclier du roi ; le sommeil revient sur ses yeux, et la plaine est sombre et tranquille.

Le sommeil, dans cette nuit obscure, n’était point descendu sur tes yeux bleus, ô fille de Conmor ! Sul-malla entend le bouclier terrible et se lève au milieu de la nuit. Ses pas sont vers le roi d’Atha. « Le danger, dit-elle, peut-il ébranler son âme audacieuse ? » Incertaine, elle s’arrête les yeux baissés. Le ciel brûle de toutes ses étoiles[112].

Le bouclier retentit de nouveau. Elle s’élance ; elle s’arrête. Sa voix s’élève à moitié mais expire sur ses lèvres. Elle le voit au milieu de ses armes qui brillent au feu du ciel ; elle le voit caché sous ses cheveux qui flottent sur le vent de la nuit. De crainte elle retourne sur ses pas : « Pourquoi réveillerais-tu le roi d’Érin ? Tu n’es point le rêve de son sommeil, fille d’Inis-huna ! »

Plus terrible encore retentit le bouclier. Sul-malla tressaille. Son casque tombe ; il roule sur le rocher, et du bruit de l’acier résonnent au loin les échos du Lubar. S’arrachant aux songes de la nuit, Cathmor se lève à moitié sous son arbre. Au-dessus de lui, sur le rocher, il voit la forme de la jeune fille. Une étoile rouge aux tremblantes lueurs brillait à travers sa flottante chevelure.

« À travers la nuit qui s’avance vers Cathmor, à l’heure de ses rêves ? M’apportes-tu des nouvelles de guerre ? Qui es-tu, fils de la nuit ? Es-tu quelque ombre des temps passés, une voix descendue du sein d’un nuage pour m’avertir du danger d’Érin ? »

— « Je ne suis point un messager solitaire, ni une voix descendue du sein d’un nuage, dit-elle, mais je viens t’avertir du danger d’Érin. Entends-tu ce bruit ? Ce n’est pas le faible, ô roi d’Atha, qui répand ses signaux sur la nuit. »

« Que le guerrier répande ses signaux, répondit Cathmor, ce sont pour moi les doux sons de la harpe. Ma joie est grande, ô voix de la nuit, elle embrase toutes mes pensées. Voici qu’elle est pendant la nuit la musique des rois sur leurs collines solitaires, quand ces fils des glorieuses actions enflamment leurs âmes intrépides ! Les faibles seuls demeurent dans la vallée des brises, où le brouillard enlève son voile matinal des ondes bleues et sinueuses des torrents. »

« Roi des hommes, ils n’étaient pas faibles les pères de ma race. Ils habitaient le sein de la bataille, dans leurs contrées lointaines. Mon âme cependant ne se plaît point dans les signaux de la mort ! Il s’avance, celui qui ne céda jamais ! oh ! envoie vers lui le barde de la paix ! »

Cathmor, dans ses larmes, était semblable au rocher du désert d’où l’eau tombe goutte à goutte. La voix de Sul-malla passait comme une brise sur son âme et réveillait le souvenir du pays où, près de ses torrents paisibles, elle habitait avant qu’il vînt combattre pour Conmor.

« Fille des étrangers, dit-il (elle, tremblante, se détourna), depuis longtemps j’ai reconnu sous ton armure, le jeune pin d’Inis-huna ! Mais mon âme, me suis-je dit, est enveloppée dans un orage et ce rayon d’amour ne doit se lever pour moi qu’au retour de la paix. Ai-je pâli en ta présence, quand tu m’as invité à redouter le roi ? Le temps du danger, ô vierge, est la saison de mon âme ; car elle grandit alors, et, torrent impétueux, elle me roule à l’ennemi !

« Sous le rocher de Lona que couvre la mousse, non loin de son torrent, blanc sous ses boucles de vieillesse, demeure Clonmal, le roi des harpes. Au-dessus de lui un arbre gémit au vent et les chevreuils bondissent. Le bruit de nos armes arrive à son oreille, tandis qu’il se penche sur les pensées des siècles. Sul-malla, repose-toi dans ce lieu jusqu’à ce que le combat ait cessé ; jusqu’à ce que de retour dans mes armes, je sorte du sein des nocturnes brouillards qui flottent sur Lona, près de la retraite de mon amour. »

Un rayon de joie tomba sur l’âme de la jeune fille : rayonnante, elle se leva devant le roi. Elle tourne vers Cathmor son visage que voilent ses cheveux ondoyants : « L’aigle du ciel serait plutôt détourné de sa course à travers les vents impétueux, quand il voit devant lui sa proie, le jeune fils de la biche bondissante, que toi, ô Cathmor, tu ne serais détourné d’une lutte glorieuse ! Puisse-je, ô guerrier, te voir bientôt sortir du sein des brouillards du soir, quand ils flotteront autour de moi, sur Lona des torrents. Mais pendant que tu seras loin de moi, frappe, ô Cathmor, frappe sur ton bouclier pour que la joie revienne à mon âme assombrie, tandis que je m’appuierai sur la mousse du rocher. Mais si tu succombais ! Je suis sur la terre des étrangers ! Oh ! du sein de ton nuage, fais entendre ta voix à la fille d’Inis-huna ! »

« Jeune branche de Lumon à la tête verdoyante, pourquoi trembles-tu dans la tempête ? Cathmor est souvent revenu des flots sombres de la guerre. Les traits de la mort sont pour moi comme la grêle ; souvent ils ont rebondi contre mon bouclier. Radieux, je suis sorti des combats, comme un météore, d’un nuage orageux. Astre charmant, ne quitte point ta vallée, quand grandira le rugissement de la bataille ; l’ennemi pourrait alors m’échapper, comme autrefois il échappa à mes pères. »

« On apprit à Son-mor que Clunar avait été tué dans un combat par Cormac. Son-mor pleura trois jours sur la mort de son frère. Son épouse, voyant le roi silencieux, prévit qu’il marcherait au combat. Elle prépara son arc en secret pour suivre son héros au bouclier bleu. Pour elle, les ténèbres habitaient dans Atha, quand son roi n’y était pas. De leurs cent torrents descendirent pendant la nuit les enfants d’Alnecma. Ils avaient entendu le bouclier du roi et leur rage s’était éveillée. Dans leurs armes retentissantes ils marchèrent vers les forêts d’Ullin. Son-mor, le chef de l’armée, de temps à autre, frappait son bouclier. Loin derrière eux, Sul-allin les suivait à travers les collines qu’arrosent les torrents. Elle brillait sur la montagne quand ils traversaient les profondes vallées ; mais ses pas étaient majestueux dans les vallées quand ils montaient sur les vertes collines. Elle craignait d’approcher du roi qui l’avait laissée dans Atha. Mais quand s’éleva le rugissement de la bataille, quand l’armée se rua sur l’armée, quand Son-mor rayonnait comme le feu du ciel au milieu des nuages : Sul-allin accourut, les cheveux en désordre, car elle tremblait pour son roi. Il suspendit le combat acharné pour sauver l’amour des héros ! l’ennemi s’enfuit pendant la nuit, et Clunar dormit privé du sang qui devait être versé sur sa tombe.

« Le courroux de Son-mor n’éclata point ; mais ses jours étaient mornes et sombres. Sul-allin, les yeux remplis de larmes, errait aux bords de ses torrents. Souvent elle contemplait le héros, lorsqu’il était enveloppé dans ses pensées ; mais craintive elle évitait ses yeux et portait loin de lui ses pas solitaires. La bataille bientôt éclata comme un orage et emporta les brouillards de son âme. Il vit avec joie les pas de Sul-allin errer dans le palais et ses blanches mains voltiger sur la harpe. »

Le chef d’Atha s’avance dans ses armes vers l’endroit où dans la nuit son bouclier était suspendu ; il était suspendu à une verte branche au-dessus des eaux bouillonnantes du Lubar. Sept bosses s’élèvent sur ce bouclier. Ce sont les sept voix du roi que les vents apportent à ses chefs et que les chefs rendent à toutes leurs tribus.

Sur chaque bosse est représentée une étoile de la nuit : Canmathon aux longs rayons ; Colderna sortant d’un nuage ; Ul-oicho vêtue de brume ; et le doux rayon de Cathlin étincelant sur un rocher. Souriante sur ses ondes bleues Rel-durath cache à moitié sa lumière dans les vagues du couchant. L’œil rouge de Berthin regarde à travers la forêt le chasseur qui revient de nuit, avec les dépouilles du chevreuil bondissant. Au milieu, brille large et sans nuage la lumière de Ton-théna, cette étoile qui guida sur les flots agités, la course de Larthon ; Larthon, le premier de la race de Bolga, qui voyagea sur les vents. Ce roi avait déployé ses blanches voiles vers Inis-fail des torrents ; la nuit obscure déroula devant lui ses voiles de brouillard. Les vents étaient contraires et le roulaient de vague en vague. Alors Ton-théna à la chevelure de feu se leva et sourit du haut de son nuage divisé. Larthon bénit le rayon bien connu qui brillait faiblement sur l’abîme.

Sous la lance de Cathmor résonne cette voix qui réveille les bardes. Ils arrivent de tous côtés errant dans les ténèbres et précédés des sons de leurs harpes. Le roi se réjouit à leur vue, comme le voyageur, dans un jour de soleil, quand il entend le murmure éloigné de quelque frais ruisseau qui tombe, dans le désert, du rocher des chevreuils.

Pourquoi, dit Fonar, entendons-nous la voix du roi aux heures de son repos ? Les fantômes obscurs de tes pères sont-ils descendus dans tes rêves ? Peut-être se tiennent-ils sur ce nuage et attendent-ils les chants de Fonar. Souvent ils descendent dans les plaines où leurs fils doivent lever la lance. Ou bien, notre voix chantera-t-elle pour celui qui ne lève plus la lance ; pour celui qui consumait la bataille,[113] le fils de la verdoyante Moma ? »

Ce nuage des batailles n’est point oublié, ô barde des temps passés. Sa tombe, séjour de la gloire, s’élèvera sur la plaine de Lena. Mais en ce moment ramène mon âme aux siècles de mes pères, aux années où, pour la première fois, ils se levèrent sur les vagues d’Inis-huna. Ce n’est point à Cathmor seul que plaît le souvenir de Lumon que les forêts ombragent ; de Lumon des torrents, le séjour des vierges aux seins blancs ! »

« Lumon[114] des torrents, tu te lèves sur l’âme de Fonar ! Ton soleil est sur tes flancs, sur les rochers de tes arbres inclinés. On voit le chevreuil dans tes genêts touffus ; le cerf y lève sa tête branchue, car il voit, par moments sur la bruyère, le limier qu’elle ne cache qu’à demi. Lents, sur la vallée, sont les pas des jeunes vierges, les filles de l’Arc aux mains blanches. Elles lèvent sur la colline leurs yeux bleus que voilent leurs boucles ondoyantes. Mais ce n’est point là qu’est la marche de Larthon, le chef d’Inis-huna. Dans la baie houleuse de Cluha il monte les vagues sur son noir chêne natal ; ce chêne qu’il a coupé dans les bois de Lumon, pour bondir sur la mer. Les jeunes filles détournent les yeux de peur de voir périr le roi ; car elles n’ont jamais vu un navire, noir chevaucheur des vagues.

« Larthon ose appeler les vents et se mêler aux brumes de l’Océan. La bleue Inis-fail se lève au milieu de la fumée, mais sur les flots descend la nuit au noir manteau. Les fils de Bolga tremblent. Thon-théna à la chevelure de feu se lève, et la baie de Culbin reçoit le navire dans le sein de ses bois qu’habitent les échos. Là, un torrent jaillit de l’horrible caverne de Duthuma, où brillent de temps à autre les formes indéfinies des esprits.

« Les songes descendirent sur Larthon : il vit sept esprits de ses pères, il entendit leurs paroles à demi formées et vit confusément les siècles à venir. Il vit les rois d’Atha, les fils des jours futurs. Sur les champs de bataille ils conduisaient leurs armées, semblables à des colonnes de brouillard que les vents répandent en automne sur les forêts d’Atha.

« Au son des harpes, Larthon éleva le palais de Samla. Il chassa les chevreuils d’Érin aux bords de leurs torrents accoutumés ; mais il n’oublia point Lumon à la tête verdoyante. Souvent il bondissait sur ces mers que Flathal aux blanches mains regardait de la montagne des chevreuils. Lumon aux torrents écumeux, tu te lèves sur l’âme de Fonar ! »

De l’Est se répand la lumière : les montagnes lèvent leurs têtes brumeuses et les vallées montrent de toutes parts le cours sinueux de leurs ruisseaux. Les guerriers de Cathmor entendirent son bouclier : autour de lui ils se lèvent tous ensemble comme la foule des vagues, quand elles commencent à sentir les ailes des vents : ces vagues ne savent point où elles doivent rouler, mais elles lèvent leurs têtes agitées.

Triste et lente, Sul-malla se retire vers Lona des torrents. Elle s’éloigne et souvent se retourne : ses yeux bleus roulent dans les larmes. Mais quand elle parvint au noir rocher qui couvre de son ombre la vallée de Lona, dans l’émotion de son âme elle regarda le roi et disparut aussitôt derrière le rocher.

Frappe tes cordes, fils d’Alpin, et s’il est quelque joie dans la harpe, verse-la dans l’âme d’Ossian ! elle est enveloppée de brouillards. Dans ma nuit, ô barde, je t’entends ! mais interromps tes sons légers et tremblants. Au milieu de ses obscures années, Ossian n’a d’autre joie que la joie de la tristesse !

De la colline des fantômes, ô verte épine qui balances ta tête aux vents de la nuit, je n’entends aucun bruit dans tes rameaux ! N’est-il point quelque esprit dont la robe aérienne frémisse dans tes feuilles ? On voit souvent les morts dans les noirs tourbillons des vents quand la lune, obscur bouclier, sort de l’Orient et roule à travers les cieux.

Ullin, Carril, Ryno, voix des jours du passé ! que je vous entende tandis qu’il fait sombre encore : charmez et réveillez mon âme ! Je ne vous entends pas, ô fils de l’harmonie ! Dans quel palais de nuage vous reposez-vous ? Est-ce aux lieux où le soleil frémissant se lève au-dessus des vertes têtes de ses vagues, que, revêtus des brouillards du matin, vous touchez vos harpes aériennes ?

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LIVRE HUITIÈME.


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Argument.

Le commencement de la quatrième journée, depuis l’ouverture du poème. À travers le brouillard qui couvre le rocher de Cormul, on aperçoit de temps en temps Fingal toujours à la même place où il s’était retiré la nuit précédente. Description de la descente du roi : il ordonne à Gaul, à Dermid, et au barde Carril, d’aller à la vallée de Cluna, chercher Ferad-artho, fils de Cairbar, seul rejeton de la famille de Conar, premier roi d’Irlande, pour le conduire à l’armée Calédonienne. Le roi prend le commandement de l’armée, et se prépare pour le combat. En marchant à l’ennemi, il arrive à la caverne de Lubar, où se trouvait le corps de Fillan. Il voit Bran, le chien de son fils, couché à l’entrée de cette caverne, et sa douleur se renouvelle. Cathmor range l’armée irlandaise en bataille. L’arrivée de ce héros. Description de l’action générale. Exploits de Fingal et de Cathmor. Un orage. Déroute complète des Fir-bolgs. Les deux rois se battent au milieu d’un brouillard sur les rives du Lubar. Leur attitude et leur entretien après le combat. Mort de Cathmor. Fingal remet la lance de Trenmor à Ossian. Cérémonies observées à cette occasion. L’ombre de Cathmor apparaît à Sul-malla, dans la vallée de Lona. Sa douleur. Le soir vient. Une fête est préparée. L’arrivée de Ferad-artho est annoncée par les chants de cent bardes. Le poème finit par un discours de Fingal.


Quand les vents d’hiver ont saisi les ondes du lac de la montagne, quand ils les ont saisies dans une nuit d’orage et les ont revêtues de glace ; blanches à l’œil matinal du chasseur, les vagues semblent encore rouler : il incline l’oreille vers le bruit de chaque vague inégale ; mais chacune d’elles est muette, étincelante et jonchée de branches et de touffes de gazon qui, sur ce fond glacé, se balancent et sifflent au vent. Ainsi brillaient aux rayons du matin les rangs immobiles de l’armée de Morven, tandis que chaque guerrier, de dessous son casque, levait les yeux vers la colline du roi ; la nuageuse colline où Fingal marchait au milieu des brouillards. De temps en temps, dans toutes ses armes, on apercevait la forme agrandie et obscure de ce héros. De pensée en pensée, la bataille se déroulait devant son âme puissante.

Maintenant voici venir le roi ! D’abord on aperçoit l’épée de Luno ; ensuite la lance, sortant à moitié d’un nuage, et enfin le bouclier, encore obscur dans le brouillard. Mais quand du sein des brumes le roi sortit à pas majestueux, ses cheveux blancs et humides de rosée flottant sur le vent ; alors s’élevèrent les cris de son armée et chaque tribu se mit en mouvement. Rayonnants et couverts de leurs boucliers sonores, ils se pressent autour de lui. Ainsi s’élèvent les ondes vertes de la mer autour d’un esprit qui descend du tourbillon des vents. De loin le voyageur entend le bruit ; il lève la tête sur le rocher et promène ses regards sur la baie agitée ; il croit voir confusément le fantôme autour duquel se jouent lourdement les vagues aux vastes dos d’écume.

Dans l’éloignement se tenaient le fils de Morni[115], le descendant de Duthno[116], et le barde de Cona[117]. Nous nous tenions à l’écart, chacun sous notre arbre : nous évitions les yeux du roi ; nous n’avions pas triomphé dans le combat. Un ruisseau coulait à mes pieds ; de ma lance je touchais ses ondes légères ; je les touchais de ma lance, mais l’âme d’Ossian était ailleurs ; sombre, elle s’élevait de pensée en pensée et soupirait profondément.

« Fils de Morni, dit le roi, et toi, Dermid, chasseur des chevreuils, pourquoi restez-vous sombres, ainsi que deux rochers d’où l’eau tombe et ruisselle ? Nulle colère ne s’amasse sur mon âme contre les chefs des hommes. Vous êtes ma force dans le combat et ma joie dans la paix. Ma voix était, le matin, une brise agréable à vos oreilles, lorsque Fillan préparait son arc ; mais le fils de Fingal n’est point ici ; ce n’est pas non plus une chasse aux chevreuils bondissants ! Mais pourquoi, tristes et sombres, les briseurs de boucliers se tiennent-ils loin de moi ? » Majestueux, ils s’avancèrent vers le roi ; ils le virent tourné vers le vent du Mora, et ses larmes coulaient pour son fils aux yeux bleus qui dormait dans la caverne des torrents ; mais, offrant à leurs yeux un visage serein, il parla ainsi aux rois aux larges boucliers :

« Crommal aux rochers verdoyants, à la cime brumeuse, le séjour des vents, verse devant nous le bleu et bruyant torrent de Lubar. Derrière cette montagne le Lavath roule ses eaux claires et si nueuses dans la tranquille vallée des chevreuils. Dans un rocher est une caverne sombre : au-dessus habitent les aigles aux fortes ailes ; à l’entrée, les larges têtes des chênes gémissent aux vents de Cluna. C’est là, qu’au milieu des boucles de la jeunesse, demeure Ferad-artho, le roi aux yeux bleus, le fils de Cairbar d’Ullin. Il écoute la voix de Condan, qui, vieux, se penche dans la faible lumière de la caverne ; il l’écoute, car ses ennemis habitent le palais de Témora. De temps en temps il sort sous le voile des brouillards pour percer les daims bondissants ; mais quand le soleil regarde la plaine, il n’est ni sur les rochers, ni sur les rives des torrents. Il évite la race de Bolga, qui demeure dans le palais de son père. Dites-lui que Fingal lève la lance et que ses ennemis succomberont peut-être. Ô Gaul, lève ton bouclier devant lui ! Dermid, présente-lui la lance de Témora ! Que ta voix, ô Carril ! raconte à ses oreilles les exploits de ses pères ! Conduisez-le sur la verte Moi-lena, sur la plaine obscure des fantômes ; car c’est là qu’à travers les rangs de la guerre je vais me précipiter au combat. Avant que la nuit obscure descende, montez sur la haute cime de Dun-mora[118], et, à travers les voiles gris du brouillard, jetez les yeux sur Lena des torrents ; si vous y voyez mon étendard flotter dans le vent sur les eaux brillantes du Lubar, c’est que Fingal alors n’aura pas succombé dans sa dernière bataille. »

Telles furent ses paroles, et, sans répondre, les rois s’éloignèrent en silence. De côté, ils regardaient l’armée d’Érin et devenaient plus sombres à mesure qu’ils s’en allaient. Jamais, avant ce jour, ils n’avaient quitté le roi dans le champ orageux des batailles. Derrière eux, touchant sa harpe de temps en temps, marchait Carril aux cheveux blancs : il prévoyait la chute des guerriers, et son chant était lugubre comme la brise qui souffle par moments sur les roseaux du lac de Lego, quand le sommeil descend à moitié sur le chasseur couché sur la mousse de sa caverne.

« Pourquoi, dit FingaI, le barde de Cona se penche-t-il en silence aux bords de son torrent. Est-ce ici le temps de la tristesse, ô père d’Oscar qui n’est plus ! Que le souvenir des guerriers ne revienne qu’avec la paix et lorsqu’on n’entend plus le bruit des boucliers ! Dans ta tristesse, penche-toi alors sur le torrent où souffle la brise de la montagne ; et que les habitants de la tombe, les ombres aux yeux bleus, passent alors sur ton âme ! Mais Érin aujourd’hui roule au combat ses flots vastes, sombres et courroucés. Lève, Ossian, lève le bouclier : je suis seul, ô mon fils ! »

Comme à la voix subite des vents, le navire, retenu par le calme dans la baie d’Inis-huna, vole au large et chevauche les flots noirs de l’abîme ; ainsi, à la voix de Fingal, Ossian, majestueux, s’élance sur la bruyère.

Il lève, dans l’aile sombre de la guerre, son bouclier brillant, semblable à la lune large et pâle, dans les plis d’un nuage, avant que la tempête s’éveille.

Du Mora, que couvre la mousse, descend à grand bruit la guerre aux vastes ailes. Fingal, roi des torrents de Morven, conduit son peuple au combat. Son aile d’aigle se balance dans l’air et ses cheveux blancs flottent sur ses larges épaules. Sa marche puissante retentit comme le tonnerre. Souvent il s’arrête et regarde rouler derrière lui les vastes flots des brillantes armures. Il ressemble au rocher que la glace a blanchi et dont les bois s’élèvent dans les vents ; des torrents brillants jaillissent de son front et répandent leur écume dans les airs.

Fingal arrive à la caverne où Fillan dort son noir sommeil. Bran est encore couché sur le bouclier brisé : l’aile d’aigle est dispersée par le vent ; brillante sur le genêt flétri étincelle la lance du héros, À cette vue la douleur troubIa l’âme du roi, comme les tourbillons sur un lac en obscurcissent les ondes. Soudain il détourne ses pas et s’appuie sur sa lance inclinée. Bran, à la bIanche poitrine, vient en bondissant de joie au devant des pas connus de Fingal. Il vient, mais il tourne les yeux vers la caverne où repose le chasseur aux yeux bleus ; car il avait coutume d’aller, avec le jour, au lit de rosée du chevreuil. Ce fut alors que coulèrent les larmes du roi, et son âme était sombre. Mais comme le vent qui s’élève, dissipe les pluies d’orage et découvre au soleil les torrents qui blanchissent et les hautes collines aux têtes de verdure ; ainsi le retour de la guerre fait briller l’âme de Fingal. Appuyé sur sa lance il franchit le Lubar et frappe son bouclier sonore. Tous les rangs de son armée s’avancent en même temps avec leurs lances aiguës.

Érin entend leur bruit sans crainte et ses vastes flots descendent et roulent dans la plaine. Le sombre Malthos, à l’une des ailes de l’armée, fronce ses épais sourcils et regarde l’ennemi. Près de lui est Hidalla, ce rayon de lumière ! Vient ensuite le farouche Maronnan aux obliques regards. Cronar au bleu bouclier lève la lance et Cormar livre à la brise son épaisse chevelure. Lentement, de derrière un rocher, s’élève la forme brillante d’Atha. D’abord apparaissent ses deux lances aiguës, ensuite la moitié de son bouclier luisant, semblable au lever d’un météore nocturne sur la vallée des fantômes. Mais quand il parut dans tout son éclat, les armées en même temps se plongèrent dans le combat. Les flots étincelants des lances ondoient de chaque côté.

Quand deux mers agitées, qui sentent les ailes des vents opposés, roulent toutes leurs vagues et se heurtent dans le détroit de Lumon aux flancs hérissés de rochers ; la course obscure des fantômes est sur les montagnes retentissantes ; enlevés par les vents, les bois déracinés tombent dans l’abîme au milieu des sentiers écumants des baleines : ainsi se confondent les armées ! Maintenant c’est Fingal ; maintenant c’est Cathmor qui s’avance ! La sombre tourmente de la mort est devant eux ! L’acier brisé roide en éclats sous leurs pas, et ces rois impétueux abattent à grand bruit les rangs des boucliers. Sous les coups de Fingal Maronnan tombe étendu à travers un torrent ; les ondes s’amoncellent à ses côtés et jaillissent écumantes au-dessus de son bouclier. Clonar est percé par Cathmor, mais le chef n’est point renversé, un chêne, dans sa chute, l’arrête par les cheveux. Son casque roule sur la terre, son large bouclier reste suspendu à sa courroie et ruisselle de son sang. Tla-min pleurera dans sa demeure et frappera son sein gonflé de soupirs !

Ossian, à l’une des ailes de l’armée, n’oubliait point sa lance. De morts il jonchait la plaine. Le jeune Hidalla se présente. — « Douce voix des rives de Clonar, pourquoi lèves-tu le glaive ? Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés à la lutte des chants, dans ta vallée des roseaux ! » Malthos le voit tomber, et plus sombre encore se précipite au combat. Des deux côtés du torrent nous nous plongeons dans une lutte terrible. Le ciel roule et s’abaisse ! les voix des vents impétueux éclatent autour de nous. Les montagnes, par instants, sont revêtues de feu. Le tonnerre roule dans le sein des nuages. L’ennemi recule dans les ténèbres ; les guerriers de Morven s’arrêtent éperdus. Cependant, je me penche sur le torrent et le vent siffle dans mes cheveux.

Alors s’élèvent la voix de Fingal et le bruit des ennemis en fuite. De temps en temps, à la lueur des éclairs, je voyais le roi marcher sombrement dans sa puissance. Je frappai mon bouclier sonore et me précipitai sur les pas d’Alnecma. L’ennemi roule devant moi comme un tourbillon de fumée.

Le soleil sort de son nuage : les cent torrents de Moi-lena brillent. Les bleues colonnes de vapeurs s’élèvent lentement le long de la colline étincelante.

Où sont les rois puissants ? Ils ne sont ni près de ce torrent, ni près de cette forêt ! J’entends le cliquetis des armes. Ils combattent dans ce brouillard. Telle est la lutte des esprits dans un nuage nocturne, quand ils se disputent l’empire des vents d’hiver et le roulis des vagues écumantes.

J’accours. La brume grise s’élève. Majestueux et rayonnants ils se tenaient sur les rives du Lubar. Cathmor s’appuyait contre un rocher, et son bouclier à demi détaché recevait l’eau qui tombait de la mousse du rocher. Vers lui s’avance Fingal : il voit le sang du héros ; son épée tombe lentement à son côté ; sombre dans sa joie, il parle :

« Le fils de Borbar-duthul se rend-il ou lève-t-il encore la lance ? Ton nom est connu dans Atha, la verte demeure des étrangers. Il est venu, comme la brise des déserts, à l’oreille de Fingal. Viens à ma colline des fêtes : le puissant succombe quelquefois. Je ne suis point un feu qui dévore l’ennemi terrassé et je ne me réjouis point de la chute du brave. Il m’appartient de fermer les blessures ; je connais les herbes des montagnes : sur les cimes j’ai cueilli leurs têtes fleuries, lorsqu’elles se balançaient sur les rives des torrents solitaires. Mais tu es sombre et silencieux, ô roi d’Atha, ami des étrangers ! »

« Près du torrent d’Atha, répondit Cathmor, s’élève un rocher couvert de mousse. Sur sa tête est l’ondoiement des rameaux, sous la course des vents. Sombre, dans ses flancs, est une caverne où coule un ruisseau bruyant. De là j’ai souvent entendu les pas de l’étranger qui se rendait à la salle de mes fêtes. La joie, comme une flamme, se levait dans mon sein, et je bénissais l’écho du rocher. Que ce soit ma sombre demeure, dans ma verte vallée ! De là, je monterai sur la brise qui poursuit la barbe des chardons ; ou, du sein des brumes errantes, je regarderai couler les ondes bleues d’Atha. »

« Pourquoi le roi parle-t-il du tombeau ? Ossian ! le guerrier n’est plus ! Que la joie, comme un fleuve, aille au-devant de ton âme, ô Cathmor, ami des étrangers ! Mon fils, j’entends l’appel des années : elles saisissent ma lance et semblent me dire en passant : « Pourquoi Fingal ne se repose-t-il pas dans son palais ? Te plais-tu toujours dans le sang et dans les pleurs de l’affligé ? Non ! sombres années, Fingal ne se plaît point dans le sang. Les pleurs sont des torrents d’hiver qui désolent mon âme. Mais quand je veux me livrer au repos, arrive la voix puissante de la guerre : elle me réveille dans mon palais et me rappelle sous les armes. Mais elle ne m’y rappellera plus ! Ossian, prends la lance de ton père. Lève-la dans les combats, quand l’orgueilleux se présentera devant toi. Ossian, mes pères ont guidé mes pas et mes actions sont agréables à leurs yeux. Partout où j’avance pour combattre, je vois descendre sur la plaine leurs colonnes de brouillard. Mais mon bras a délivré le faible, et le superbe a senti que ma fureur était une flamme. Jamais sur le vaincu mon œil ne s’est réjoui. Aussi, mes aïeux viendront me recevoir aux portes de leurs palais aériens, majestueux dans leurs robes de lumière et les yeux brillants d’une douce tendresse. Mais ils sont pour le guerrier superbe, comme la lune obscurcie dans les cieux, qui illumine sa face rouge des feux errants de la nuit. »

« Père des héros, Trenmor, habitant des tourbillons de vent, je remets ta lance à Ossian : que ton œil s’en réjouisse. Je t’ai vu quelquefois briller entre tes nuages : ainsi, apparais à mon fils, quand il devra lever la lance. Alors il se souviendra de tes puissantes actions, quoique aujourd’hui tu ne sois plus qu’un souffle ! »

À mes mains il donna la lance et, aussitôt, pour en parler aux temps futurs, il éleva une haute pierre à la tête grise et couverte de mousse. Il enterra dessous une épée et une bosse brillante de son bouclier. Sombre dans sa pensée, il s’inclina quelque temps : enfin il prononça ces mots :

« Ô pierre, quand tu seras réduite en poussière et perdue dans la mousse des années, alors le voyageur viendra et passera en sifflant. — « Tu ne sais pas, homme faible, que la gloire a jadis brillé sur Moi-lena. Ici Fingal, après la dernière de ses batailles, a résigné sa lance. Éloigne-toi, vaine ombre ! Dans ta voix il n’est aucune gloire. Tu demeures près de quelque paisible torrent. Peu d’années encore et tu ne seras plus ! Personne ne se souviendra de toi, habitant des épaisses vapeurs. Mais Fingal sera revêtu de gloire ; il sera un astre de lumière pour les siècles futurs : car il ne sortait dans ses armes retentissantes que pour protéger le faible. »

Éclatant dans sa gloire, le roi marcha vers le chêne du Lubar, qui se penche de son rocher sur les eaux bouillonnantes du torrent. Au-dessous est une plaine étroite où murmure la source du rocher. C’est là que l’étendard de Morven ondoyait sur les vents pour indiquer la marche de Ferad-artha, parti de sa secrète vallée. Rayonnant entre les nues divisées, le fils du ciel regardait à l’Occident. Fingal vit son peuple ; il entendit les acclamations de sa joie. Ses guerriers, en rangs brisés, étincelaient autour de lui, aux rayons du couchant. Le roi se réjouissait, comme un chasseur dans sa vallée, qui voit après l’orage étinceler les flancs des rochers, quand sur leur front l’épine balance sa verte tête et que sur leurs cimes se montrent les chevreuils.

Dans sa caverne couverte de mousse, le corps du vieux Clonmal est incline par l’âge. Les yeux du barde ont perdu la lumière. Il s’appuie sur son bâton. Devant lui, brillante sous sa chevelure, Sul-malla écoutait ses récits ; les récits des rois d’Atha, dans les jours du passé. Le bruit du combat n’arrive plus à son oreille : il s’arrête et pousse un soupir secret. Les esprits des morts, dit-on, éclairaient souvent son âme. Il vit le roi d’Atha étendu sous un arbre incliné.

« Pourquoi es-tu sombre ? lui dit la jeune fille. Le bruit des armes a cessé. Bientôt, traversant ton sinueux torrent, il reviendra à ta caverne. Le soleil regarde du haut des rochers du couchant. Les brouillards du lac s’élèvent : gris, ils s’étendent sur cette colline de roseaux, la demeure des chevreuils. Mon roi va sortir de ces brouillards. Le voici ! il vient dans ses armes. Viens à la caverne de Clonmal, viens, ô mon plus aimé ! »

C’était l’esprit de Cathmor, majestueux et brillant fantôme, s’avançant a pas lents. Il disparut près d’un torrent profond qui rugissait entre deux collines. — « Ce n’est, dit-elle, qu’un chasseur qui cherchait le lit du chevreuil. Il n’est pas sorti pour combattre, et son épouse l’attend avec la nuit. En sifflant il reviendra chargé des dépouilles de la biche au poil fauve. » Sul-malla tourne les yeux vers la colline : la forme majestueuse semble encore en descendre. Elle se lève au milieu de sa joie. Le spectre rentre dans les brouillards ; ses membres de vapeur s’évanouissent par degrés et se mêlent aux vents de la montagne. Elle comprit alors que Cathmor a péri. — « Tu n’es donc plus, ô roi d’Érin ! » — Qu’Ossian oublie la douleur de Sul-malla ; elle désole l’âme du vieillard !

Le soir descend sur Moi-lena. Les torrents roulent obscurs sur la plaine. La voix de Fingal retentit. La flamme des chênes s’élève. Autour de lui son peuple se rassemble avec allégresse ; mais cette allégresse est mêlée d’ombres. Ils regardaient le roi et voyaient que sa joie n’était pas complète. Mais, du chemin du désert, arrive harmonieuse la voix de la musique. D’abord elle ressemblait au bruit d’un torrent sur ses rochers lointains. Elle glissait lentement le long de la colline, comme les ailes froissées de la brise quand elle effleure, dans la saison de la nuit, la barbe touffue des rochers. C’était la voix de Condan, jointe à la harpe tremblante de Carril. Ils venaient avec Ferad-artha, aux yeux bleus, vers Mora des torrents.

Soudain les chants de nos bardes éclatent sur Lena. L’armée y joint le bruit de ses boucliers. La joie, sur le roi, se lève brillante, comme le rayon d’un jour nuageux, quand il se lève sur la verte colline, avant le rugissement des vents. Il frappe le bouclier des rois. Tous ensemble, ils se taisent autour de lui. Les guerriers, appuyés sur leurs lances, se penchent vers la voix de leur patrie.

« Fils de Morven, préparez la fête ; que la nuit se passe dans les chants ! Vous avez brillé autour de moi et la noire tempête est passée. Mon peuple est le rocher battu des vents d’où j’ai déployé mes ailes d’aigle, quand j’ai fondu sur la gloire, pour la saisir dans le champ des batailles. Ossian, tu as la lance de Fingal. Ce n’est point le bâton d’un enfant, avec lequel ce jeune coureur des plaines abat autour de lui les têtes des chardons. Non, c’est la lance des puissants : dans leurs mains elle donnait la mort. Contemple tes aïeux, ô mon fils : ce sont des astres augustes. Avec le jour, conduis Ferad-artha au palais de Témora. Parle-lui des rois d’Érin, les ombres majestueuses du passé. Que ceux qui sont tombés ne soient point oubliés : ils étaient braves dans les combats. Que Carril répande ses chants et réjouisse les rois dans leurs nuages. Demain je déploie mes voiles vers les murs ombragés de Selma, où les eaux de Dulhula serpentent entre les retraites des chevreuils.

CONLATH ET CUTHONA.


POÈME


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Argument.
Conlath était le plus jeune des fils de Morni, et le frère du célèbre Gaul. Il aimait Cuthona, fille de Rumar, quand Toscar, fils de Kinfena, accompagné de Fercuth, son ami, arriva d’Irlande à Mora, demeure de Conlath. Il fut reçu avec hospitalité, suivant l’usage du temps, et fêté trois jours par Conlath. Le quatrième il mit à la voile et, côtoyant l’île des Vagues, l’une des Hébrides, il vit Cuthona, qui chassait, et s’éprit d’amour pour elle. Il l’emmena de force dans son navire. Il fut obligé par le mauvais temps de relâcher à l’île déserte d’I-thona. Cependant Conlath, apprenant cet enlèvement, se mit à sa poursuite, et le joignit au moment où il allait faire voile pour la côte d’Irlande. Ils combattirent, et eux et tous leurs guerriers périrent dans la lutte. Cuthona ne leur survécut pas longtemps ; elle mourut de douleur trois jours après. Fingal ayant appris leur mort malheureuse, envoya Stormul, fils de Moran pour les enterrer ; mais il oublia d’envoyer un barde pour chanter l’hymne funèbre sur leurs tombes. Le fantôme de Conlath, longtemps après, apparut à Ossian, pour le prier de transmettre à la postérité son nom et celui de Cuthona. Car c’était l’opinion de ces temps que les âmes des morts n’étaient heureuses que lorsqu’un barde avait composé leur élégie.

Ossian n’a-t-il pas entendu une voix ? ou n’est-ce que le soupir des jours qui ne sont plus ? Souvent le souvenir des vieux temps descend sur mon âme comme le soleil du soir. Le bruit de la chasse se renouvelle, et je lève en pensée la lance des combats. Oui, Ossian a entendu une voix. Qui es-tu, fils de la nuit ? Les enfants des faibles sont endormis. Dans ma demeure est le vent de minuit. Peut-être est-ce le bouclier de Fingal qui gémit à la brise : il est suspendu dans le palais d’Ossian, et quelquefois je le touche de mes mains. Oui, je t’entends, ô mon ami ! Ta voix longtemps a été absente de mon oreille ! Sur ton nuage, qui t’amène vers Ossian, fils du généreux Morni ? Les amis du vieillard sont-ils auprès de toi ? où est Oscar, le fils de la gloire ? À tes côtés il était souvent, ô Conlath ! quand éclatait le bruit de la bataille.

LE FANTÔME DE CONLATH.

La douce voix de Cona dort-elle dans sa demeure harmonieuse ? Ossian dort-il dans sa demeure, quand ses amis sont privés de leur gloire ? La mer roule autour de la sombre I-thona. Dans notre île on ne voit point nos tombeaux. Combien de temps encore notre gloire ne sera-t-elle pas chantée, ô fils de la retentissante Selma !

OSSIAN.

Oh ! si mes yeux pouvaient te voir, toi qui t’assieds, obscur sur ton nuage ! Es-tu semblable au brouillard de Lano, au météore de feu à moitié éteint ? De quoi sont faits les pans de ta robe et ton arc aérien ?… Il est parti sur sa brise comme l’ombre d’un nuage fugitif. Descends de ta muraille, ô harpe, et que j’entende tes sons ! Que la lumière de la mémoire se lève sur I-thona ! que je voie encore mes amis ! oui, Ossian revoit ses amis sur leur île bleue et brumeuse. La caverne de Thona m’apparaît avec ses rochers couverts de mousse et ses arbres inclinés : à l’entrée rugit un torrent ; Toscar se penche sur ses ondes. Fercuth est triste à ses côtés. Cuthona s’assied à quelque distance et pleure. Ne les entends-je point parler ? ou le vent des vagues trompe-t-il mon oreille ?

TOSCAR.

La nuit était orageuse. De leurs montagnes tombaient les chênes gémissants ; la mer sombre roulait sous les vents, et les vagues rugissantes s’élançaient contre nos rochers ; les éclairs brillaient et montraient souvent la fougère desséchée. Fercuth, je vis le fantôme qui troublait la nuit : il était debout et silencieux sur ce rivage, sa robe de vapeur flottait sur le vent ; je pouvais voir ses larmes ; il semblait un vieillard plein de pensées !

FERCUTH.

C’était ton père, ô Toscar ! il prévoit la mort de quelqu’un de sa race. Tel il apparut sur le Cromla, avant la chute du grand Maronnan. Érin aux collines de verdure, que tes vallées sont agréables ! le silence est sur les rives de tes bleus ruisseaux ; le soleil est sur tes plaines. Doux est le son de la harpe dans Selama ; agréable sur le Cromla est le cri du chasseur ! Mais nous sommes dans la sombre I-thona, environnés par la teuipète. Les vagues lèvent leurs blanches têtes au-dessus de nos rochers et nous tremblons au milieu de la nuit.

TOSCAR.

Fercuth aux boucles de vieillesse, où s’est envolée ton âme belliqueuse ? Je t’ai vu intrépide dans les dahgers ; tes yeux brûlaient de joie dans les batailles. Où s’est envolée ton ame belliqueuse ? Nos pères n’ont jamais eu peur ! Regarde : la mer se calme, les vents orageux se taisent ; les vagues tremblent encore sur l’abîme, elles semblent craindre la tempête. Regarde : la mer se calme. Le matin blanchit sur nos rochers. Le soleil bientôt sortira de l’Orient, dans tout l’orgueil de sa lumière !

Avec joie j’avais levé mes voiles devant le palais du généreux Conlath. Ma course était près d’une île déserte où Cathona poursuivait les chevreuils. Je la vis, semblable à ce rayon de soleil qui sort de ce nuage ; ses cheveux flottaient sur son sein palpitant. Se penchant en avant, elle tirait l’arc, et son bras blanc brillait derrière elle, comme la neige du Cromla. Viens sur mon âme, m’écriai-je, ô chasseresse de cette île déserte ! Mais dans les larmes elle dépense ses heures ; elle rêve au généreux Conlath. Où puis-je trouver pour toi la paix, Cuthona, ô jeune et belle vierge !

CUTHONA.

Loin d’ici, une colline escarpée se penche sur la mer avec ses arbres antiques et ses rochers couverts de mousse ; la vague roule à ses pieds ; sur ses flancs est la demeure des chevreuils ; on la nomme Mora. Là s’élèvent les tours de mon amant ; là, Conlath, les yeux sur la mer, attend son unique amour. Les filles de la chasse revinrent et Conlath vit leurs yeux baissés. « Où est la fille de Rumar ? » Mais elles ne répondirent point. Fils d’une terre lointaine, la paix, pour moi, habite sur le Mora !

TOSCAR.

Cuthona retrouvera la paix ; elle retournera vers les tours du généreux Conlath ; il est l’ami de Toscar. Il m’a fêté dans son palais. Levez-vous douces brises d’Érin ! Tendez mes voiles vers les rives du Mora. Cuthona reposera heureux sur le Mora ; mais les jours de Toscar seront tristes. Je m’asseoirai dans ma caverne, sur la plaine du soleil. Le vent frémira dans mes arbres et je rêverai que c’est la voix de Cuthona. Mais elle sera loin, bien loin, dans le palais du puissant Conlath.

CUTHONA.

Ah ! quel est ce nuage ? Il porte les ombres de mes pères. Je vois les franges de leurs robes, semblables au brouillard gris et humide. Quand dois-je mourir, ô Rumar ? La triste Cuthona prévoit sa mort. Conlath ne me verra-t-il pas avant que j’entre dans mon étroite demeure ?

OSSIAN.

Il te verra, ô jeune fille ! Il vient sur la vague houleuse. Sombre sur sa lance est la mort de Toscar. Mais une blessure est dans son flanc ! À la caverne de Thona il est pâle et montre son horrible blessure. Où es-tu avec tes larmes, ô Cuthona, le chef de Mora expire… Mais sur mon esprit la vision devient obscure et je ne vois plus les chefs ! Bardes des temps futurs, rappelez-vous avec des larmes la chute de Conlath. Il est tombé avant son jour, et la tristesse s’est assombrie sur sa demeure. Sa mère, à la muraille, regardait son bouclier ; et il était ensanglanté. Elle comprit alors que son héros avait succombé et sa douleur fut entendue sur le Mora. Pâle, sur ton rocher, Cuthona, tu restes près des chefs abattus ! La nuit descend et le jour revient, mais personne ne paraît pour élever leurs tombes. Tu chasses les oiseaux de proie ; tes larmes coulent sans cesse et tu es pâle comme l’humide nuage qui s’élève d’un lac !

Enfin arrivèrent les fils de la verte Selma. Ils trouvèrent Cuthona froide. Ils élevèrent une tombe sur les héros. Elle repose à côté de Conlath ! Ne viens plus dans mes rêves, ô Conlath ! Tu as reçu ton chant de gloire. Que ta voix s’éloigne de ma demeure afin que le sommeil puisse y descendre la nuit ! Oh ! que ne puis-je oublier mes amis jusqu’à ce que la trace de mes pas ait cessé d’être vue ! jusqu’à ce qu’avec joie, j’arrive au milieu d’eux, et que j’étende mes membies vieillis dans l’étroite maison des morts !

BERRATHON.




Argument.
Fingal, dans son voyage à Lochlin, où il avait été invité par Starno, père d’Agandecca, toucha à Berrathon, île de la Scandinavie, et fut reçu magnifiquement par Larthmor, petit roi du pavs et vassal des rois suprêmes de Lochlin. L’hospitalité de Larthmor lui valut l’amitié de Fingal, amitié dont ce héros donna des preuves, après l’emprisonnement de Larthmor par son propre fils, en envoyant Ossian et Toscar, père de Malvina, délivrer Larthmor et punir la conduite dénaturée d’Uthal. Uthal était beau et admiré des femmes, Nina-thoma, la fille gracieuse de Tor-thoma, prince du voisinage, l’aima et s’enfuit avec lui. Il se montra inconstant ; car une autre femme, dont on ne dit pas le nom, ayant gagné son affection, il relégua Nina-thoma dans une île déserte, près la côte de Berrathon. Elle fut délivrée par Ossian qui, accompagné de Toscar, débarqua à Berrathon, défit les forces d’Uthal et le tua en combat singulier. Nina-thoma, dont l’amour ne pouvait être effacé par la mauvaise conduite d’Uthal, mourut de chagrin en apprenant sa mort. Cependant Larthmor est rétabli dans ses états, et Ossian et Toscar retournent triomphants vers Fingal.
Le poème commence par une élégie sur la mort de Malvina, fille de Toscar, et se termine par le présage de la mort d’Ossian.

Incline ta course bleue, ô torrent, autour de l’étroite plaine de Lutha. De leurs collines que les bois verdoyants se penchent sur elle ; que le soleil la regarde à midi. Le chardon est là sur son rocher et balance sa barbe au vent. La fleur penche sa tête lourde, agitée de temps en temps par la brise. « Pourquoi m’éveilles-tu, ô brise, semble-t-elle dire ; je suis couverte des gouttes du ciel ; le temps de mon déclin est proche, l’orage qui doit disperser mes feuilles. Demain le voyageur viendra ; celui qui m’a vue dans ma beauté viendra : ses yeux chercheront dans la plaine, mais ils ne m’y trouveront plus. » Ainsi l’on cherchera envain la voix de Cona quand elle se sera évanouie dans la plaine. Le chasseur sortira avec le matin et la voix de ma harpe ne sera plus entendue. — « Où est le fils de Fingal ? » — Une larme mouillera sa joue. Viens donc, ô Malvina, viens avec ta mélodie ! Conduis Ossian dans la plaine de Lutha ; que sa tombe s’élève dans cette riante vallée. Malvina, où es-tu avec tes chants, avec le doux bruit de tes pas ? Fils d’Alpin, es-tu près de moi ? où est la fille de Toscar ?

LE FILS D’ALPIN.

Ô fils de Fingal, j’ai passé près des murs moussus de Torlutha ; la fumée du foyer avait cessé ; le silence était parmi les arbres de la colline. La voix de la chasse n’était plus. Je vis les filles de l’arc ; je m’informai de Malvina ; mais elles ne répondirent pas ; elles détournèrent leurs visages ; une faible obscurité voilait leur beauté. Elles étaient comme des étoiles, la nuit, sur un mont pluvieux, chacune regardant faiblement à travers le brouillard.

OSSIAN.

Doux soit ton repos, rayon charmant ! Bientôt tu t’es couchée sur nos collines ! Les pas de ton départ ont été majestueux, comme la lune sur la vague bleue et tremblante. Mais tu nous as laissés dans les ténèbres, ô première des filles de Lutha ! Nous sommes assis près du rocher, et là, il n’est aucune voix, aucune lumière, excepté le météore enflammé ! Tu t’es couchée bientôt, ô Malvina, fille du généreux Toscar. Mais tu te lèves comme le rayon de l’Orient au milieu des ombres de tes amis et tu viens t’asseoir avec eux dans leurs demeures orageuses, les salles du tonnerre. Un nuage plane sur Cona : ses flancs bleus et roulés sont haut, et les vents sont au-dessous avec leurs ailes. Dans ce nuage est la demeure de Fingal. Là, le héros est assis dans l’obscurité ; sa lance aérienne est dans sa main ; son bouclier à moitié couvert de nuages ressemble à la lune assombrie, quand l’une de ses moitiés est encore dans les flots et que l’autre regarde languissamment la plaine.

Les amis du roi sont assis autour de lui sur le brouillard. Ils écoulent ieîi chants d’Ullin. Il touche la harpe à moitié invisible et élève sa faible voix. Les héros inférieurs éclairent de mille météores la salle aérienne. Malvina se lève au milieu d’eux. La rougeur sur les joues elle contemple les visages inconnus de ses pères et détourne ses yeux humides. « Pourquoi, lui dit Fingal, pourquoi viens-tu sitôt parmi nous, fille du généreux Toscar ? La douleur habite les salles de Lutha. Mon vieux fils est triste[119] ! J’entends la brise de Cona, habituée jadis à soulever ta lourde chevelure. Elle vole à ta demeure ; mais tu n’y es plus. Sa voix est plaintive entre les armes de tes pères. Va avec ton aile bruissante, ô brise, soupirer sur la tombe de Malvina. Elle s’élève là-bas au pied du rocher, près du bleu torrent de Lutha. Les jeunes filles[120] sont retournées dans leurs demeures. Toi seul, ô brise, tu y pleures ! »

Mais qui vient du sombre Occident porté sur un nuage ? Un sourire est sur son visage obscur ; sa chevelure de brouillard vole sur le vent, et il se penche sur sa lance aérienne. C’est ton père, Malvina ! « Pourquoi brilles-tu sitôt sur nos nuages, dit-il, charmante lumière de Lutha ? Mais tu étais triste, ma fille, tes amis n’étaient plus. Des fils d’hommes dégénérés habitaient nos palais et il ne restait de nos héros qu’Ossian, le roi des lances ! »

Tu te souviens donc d’Ossian, ô Toscar, fils de Conloch ! Les batailles de notre jeunesse furent nombreuses ! Nos épées allaient ensemble aux combats. Les fils de l’étranger fuyaient : « Voici les guerriers de Cona, disaient-ils ; leurs pas sont sur les sentiers des fuyards. » — Approche, fils d’Alpin, écoute le chant du vieillard : les hauts faits des autres temps sont dans mon âme ; ma mémoire rayonne sur les jours du passé, sur les jours du puissant Toscar, quand nous voguions ensemble sur l’abîme. Approche fils d’Alpin, écoute les derniers accents de la voix de Cona[121].

Le roi de Morven commande : je lève mes voiles au vent. Toscar, chef de Lutha, était à mes côtés et nous voguions sur la vague sombre et bleue. Notre course était vers Berrathon, l’île aux fréquentes tempêtes. C’est là que demeurait sous ses boucles de vieillesse le puissant et majestueux Larthmor ; Larthmor qui étala devant Fingal le festin des coupes, quand le roi de Selma se rendit au palais de Starno, aux jours d’Agandecca. Mais lorsque le chef fut vieux, l’orgueil de son fils éclata ; l’orgueil du blond Uthal, l’auiour de mille jeunes beautés. Il enchaîna le vieux Larthmor et habita ses salles retentissantes.

Le roi languit longtemps dans une caverne près de la mer houleuse. Le jour ne pénétrait pas dans sa demeure et nul chêne embrasé ne l’éclairait la nuit. Mais le vent de l’Océan y descendait ainsi que le rayon mourant de la lune. L’étoile rouge regardait le roi, quand elle tremblait sur la vague de l’Occident. Snitho vint au palais de Selma ; Snitho, l’ami de la jeunesse de Larthmor. Il parla du roi de Berrathon et le courroux de Fingal s’alluma. Trois fois il prit sa lance, résolu d’étendre sa main jusqu’à Uthal ; mais le souvenir de ses hauts faits se levait devant lui. Il envoya son fils et Toscar. Notre joie était grande sur la mer houleuse : souvent nous tirions à demi nos épées, car jamais encore nous n’avions lutté seuls dans les combats des lances.

La nuit descendit sur l’Océan. Les vents s’en allèrent sur leurs ailes. Froide et pâle est la lune. Les étoiles rouges lèvent leurs têtes dans le ciel. Lente est notre course le long de la côte de Berrathon. Les vagues blanches se brisent sur les rochers. — « Quelle est cette voix, dit Toscar, qui vient entre le bruit des vagues ? Elle est douce, mais plaintive comme la voix des bardes qui ne sont plus. Mais j’aperçois une jeune fille ; elle est assise seule sur le rocher. Sa tête est appuyée sur son bras de neige ; sa noire chevelure flotte au vent. Fils de Fingal, écoute ses chants ; ils sont calmes et doux comme le ruisseau qui glisse. » Nous entrâmes dans la baie silencieuse et nous entendîmes la fille de la nuit.

« Combien de temps roulerez-vous autour de moi, ondes bleues de l’Océan ? Ma demeure n’a pas toujours été dans les cavernes ni sous un arbre gémissant. Des festins étaient étalés dans le palais de Torthoma ; mon père se plaisait à entendre ma voix ; les jeunes guerriers me contemplaient dans les pas de ma beauté ; ils bénissaient Nina-thoma à la brune chevelure. C’est alors que tu vins, ô Uthal, semblable au soleil du ciel ! Les âmes des vierges sont à toi, fils du généreux Larthmor ! Mais pourquoi me laisses-tu seule au milieu des vagues rugissantes ? Mon âme fut-elle jamais noire du dessein de ta mort ? Ma blanche main a-t-elle levé l’épée ! Pourquoi m’as-tu abandonnée, roi de la haute Finthormo ? »

Les larmes jaillirent de mes yeux quand j’entendis la voix de la jeune fille. Je me présentai devant elle dans mes armes et je lui dis les paroles de la paix. « Douce habitante de la caverne, quel soupir est dans ton sein ? Ossian, en ta présence, lèvera-t-il son épée, destruction de tes ennemis ? Lève-toi, fille de Tor-thoma. J’ai entendu les paroles de ta douleur. Autour de toi est la race de Morven, qui n’a jamais insulté au faible. Viens, ô toi, plus brillante que la lune à son couchant ; viens sur notre navire au noir poitrail. Notre course est vers les rochers de Berrathon, vers les retentissantes murailles de Finthormo. » Elle vint dans sa beauté ; elle vint dans toute la grâce de ses pas. Une joie silencieuse brillait sur son visage ; ainsi, lorsque les ombres s’envolent des plaines du printemps, le ruisseau bleu coule avec plus d’éclat et le buisson vert se penche sur son cours.

Le matin se leva avec tous ses rayons. Nous entrâmes dans la baie de Rothma. Un sanglier s’élançait hors du bois ; ma lance lui perce le flanc, il tombe. Je me réjouis de son sang et je prévois l’accroissement de ma gloire. Mais déjà, de la haute Finthormo le bruit de la suite d’Uthal arrive jusqu’à nous. Ils se répandent sur la bruyère pour chasser le sanglier. Lui-même, il s’avance lentement, dans l’orgueil de sa force. Il lève deux lances aiguës ; à son côté pend l’épée du héros. Trois jeunes guerriers portent ses arcs polis : cinq chiens bondissent devant lui. Ses héros le suivent à distance admirant la démarche de leur roi. Majestueux était le fils de Larthmor ; mais son âme était sombre ! sombre comme la face troublée de la lune, quand elle prédit les tempêtes.

Nous nous levâmes sur la bruyère devant le roi. Il s’arrêta au milieu de sa course et ses héros s’assemblèrent autour de lui, Un barde aux cheveux gris s’avance : « D’où viennent les fils des étrangers ? nous dit le barde harmonieux. Malheur à ceux dont les enfants viennent à Berrathon braver l’épée d’Uthal ! Il ne prépare point de fête dans son palais ; mais le sang des étrangers est sur ses torrents. Si c’est des murs de Selma que vous venez, des murs moussus de Fingal, choisissez trois jeunes guerriers pour aller dire à votre roi la chute de son peuple. Le héros viendra peut-être lui-même verser son sang sur le glaive d’Uthal et la gloire de Finthormo s’élèvera comme l’arbre croissant de la vallée. »

Jamais elle ne s’élèvera, ô barde, lui dis-je dans l’orgueil de ma colère. Uthal reculerait tremblant en présence de Fingal ; de Fingal dont les yeux sont les flammes de la mort. Le fils de Comhal paraît, et les rois s’évanouissent. Ils roulent dispersés comme un brouillard au souffle de sa rage. Que trois de nous aillent dire à Fingal que ses guerriers sont tombés ! Oui, ils le lui diront, peut-être, ô barde, mais ses guerriers seront tombés avec gloire !

Je me tenais dans les ténèbres de ma force. Toscar tire son épée à mon côté. L’ennemi s’élance comme un torrent. Le bruit confus de la mort s’élève : l’homme saisit l’homme, le bouclier choque le bouclier, l’acier mêle ses éclairs aux éclairs de l’acier ; les dards sifflent dans l’air, les lances résonnent sur les mailles, et les épées rebondissent sur les boucliers brisés. Tel que le bruit d’une forêt séculaire sous le vent rugissant, la nuit, quand mille fantômes brisent les arbres ; tel est le fracas des armes. Mais Uthal tomba sous mon épée et les enfants de Derrathon prirent la fuite. C’est alors que je le vis dans sa beauté et des lai mes mouillèrent mes yeux ! — « Tu es tombé, jeune arbre, dis-je, dans toute ta beauté ! tu es tombé sur tes plaines et maintenant la campagne est nue ! Les vents viennent du désert et il n’est aucun bruit dans tes feuilles. Que tu es beau dans la mort, ô fils du puissant Larthmor ! »

Nina-thoma était assise sur le rivage. Elle entendit le bruit de la mêlée ; elle tourna ses yeux rougis sur Lethmal, le barde aux cheveux gris de Selma. Lui seul était resté sur la côte avec la fille de Tor-thoma. « Fils des temps passés, lui dit-elle, j’entends le bruit de la mort ; tes amis ont rencontré Uthal et le chef est tombé. Oh ! que ne suis-je restée sur le rocher, environnée des vagues écumeuses ! Mon âme serait triste, mais sa mort ne serait point parvenue à mes oreilles. Es-tu tombé sur ta bruyère, ô fils de la haute Finthormo ? Tu m’avais abandonnée sur un rocher ; mais mon âme était pleine de toi ! Fils de la haute Finthormo, es-tu tombé sur la bruyère ? »

Pâle, elle se lève dans ses larmes : elle voit le bouclier sanglant d’Uthal ; elle le voit dans la main d’Ossian ; ses pas sont désespérés sur la bruyère. Elle vole, elle le trouve, elle tombe : son âme s’exhale dans un soupir ; ses cheveux couvrent son visage. Des larmes jaillirent de mes yeux ; un tombeau s’éleva sur ces infortunés, et je fis entendre le chant de ma douleur : « Reposez, malheureux enfants de la jeunesse ; reposez au murmure de ce torrent bordé de mousse ! Les jeunes filles, à la chasse, verront votre tombeau et détourneront leurs yeux en pleurs. Vos noms vivront dans les chants. La voix de la harpe se fera entendre à votre louange ; les filles de Selma l’entendront et votre gloire sera dans les autres contrées. Reposez, enfants de la jeunesse, au murmure de ce torrent bordé de mousse ! »

Deux jours nous restâmes sur la côte. Les héros de Berrathon s’assemblèrent et nous ramenâmes Larthmor à son palais. Le festin des coupes est étalé. La joie du vieillard était grande : il regardait les armes de ses pères ; les armes qu’il avait laissées dans son palais quand s’éveilla l’orgueil d’Uthal. Nous fûmes exaltés en présence de Larthmor ; il bénit les chefs de Morven. Il ne savait pas que son fils, le majestueux et puissant Uthal, fût dans la poussière. On lui dit qu’il s’était retiré dans les bois, avec les larmes de la tristesse ; on le lui dit, mais Uthal était muet dans sa tombe sur la bruyère de Rothma !

Le quatrième jour nous ouvrîmes nos voiles au rugissement des vents du nord. Larthmor vint jusqu’au rivage : ses bardes chantaient ; la joie du roi était grande, il contemplait la sombre bruyère de Rothma. Il voit la tombe de son fils ; le souvenir d’Uthal se réveille : « Lequel de mes héros est couché là ? dit-il ; il semble avoir été de la race des rois. Était-il célèbre dans mon palais avant que l’orgueil d’Uthal se levât contre moi ? Vous êtes silencieux, enfants de Berrathon ! le roi des héros est-il donc tombé ? Mon cœur se fond pour toi, ô Uthal ! quoique ta main se soit levée contre ton père ! Ô que ne suis-je resté dans ma caverne ! mon fils habiterait encore Finthormo ! J’entendrais le bruit de ses pas, à la chasse du sanglier ; j’entendrais sa voix sur le vent de ma caverne. Mon âme alors eût été joyeuse ; mais les ténèbres maintenant vont habiter ma demeure ! »

Tels furent mes hauts faits, fils d’Alpin, quand le bras de ma jeunesse était fort ; tels furent les hauts faits de Toscar, le fils puissant de Conloch. Mais Toscar est maintenant sur son nuage errant. Je suis seul à Lutha. Ma voix est comme le dernier murmure de la brise quand elle abandonne les bois. Mais Ossian ne sera pas longtemps seul. Il voit le brouillard qui doit recevoir son ombre ; il voit le brouillard qui doit former sa robe, quand il apparaîtra sur ses collines. Les fils des hommes faibles me verront et ils admireront la stature des chefs du passé ; ils ramperont vers leurs cavernes, ils regarderont le ciel avec crainte, car mes pas seront dans les nuages et les ténèbres rouleront à mes côtés.

Conduis, fils d’Alpin, conduis le vieillard dans ses bois. Les vents commencent à s’élever ; la vague sombre du lac retentit. N’est-il pas un arbre qui sur Mora s’incline avec ses branches nues ? Fils d’Alpin, il s’incline sous le vent qui frémit. Ma harpe est suspendue à une branche flétrie ; le son des cordes en est plein de tristesse. Est-ce le vent qui te touche, harpe ! ou est-ce quelque ombre qui passe ? C’est la main de Malvina. Apporte-moi la harpe, fils d’Alpin. Un autre chant va s’élever ; mon âme s’envolera avec ses sons, et mes pères les entendront dans leur salle aérienne. Leurs faces obscures s’inclineront avec joie du haut de leurs nuages, et leurs mains recevront leur fils. Un vieux chêne se penche sur le torrent ; il soupire avec toute sa mousse. Les genêts flétris sifflent auprès et se mêlent, en se balançant, aux blancs cheveux d’Ossian.

« Frappe la harpe et commence les chants. Approchez, avec toutes vos ailes, ô brises ! Portez-en les sons plaintifs au palais aérien de Fingal. Portez-les au palais de Fingal, pour qu’il entende la voix de son fils ; la voix de celui qui glorifia le puissant !

« Le vent du nord ouvre tes portes, ô roi ! Je te vois assis sur le brouillard, brillant faiblement dans tes armes. Ta forme n’est plus maintenant la terreur du brave ; elle est semblable à un nuage pluvieux, quand on voit derrière lui les yeux en pleurs des étoiles. Ton bouclier, c’est la lune à son déclin ; ton épée, une vapeur à demi enflammée. Obscur et faible est le chef qui jadis marchait dans la splendeur ! Mais tes pas sont sur le vent du désert et les noires tempêtes s’amassent dans ta main. Dans ton courroux tu prends le soleil et le caches dans tes nuages. Les fils des faibles sont épouvantés, et mille torrents descendent des plaines du ciel. Mais quand tu t’avances dans ta douceur, le souffle du matin accompagne tes pas. Le soleil rit dans ses plaines azurées ; le ruisseau gris serpente dans sa vallée ; les buissons balancent à la brise leurs têtes vertes, et les chevreuils bondissent vers le désert.

« Il est un murmure sur la bruyère ; les vents orageux s’apaisent ! J’entends la voix de Fingal ; longtemps elle fut absente de mon oreille : « Viens, Ossian, viens, me dit-il ; Fingal a reçu sa gloire. Nous avons passé comme des flammes qui ont brillé leur temps. Notre départ a été glorieux. Quoique les champs de nos batailles soient sombres et silencieux, notre nom vit dans les quatre pierres grises. La voix d’Ossian a été entendue et la harpe a été accordée dans Selma. Viens, Ossian, dit-il, viens avec tes pères voler sur les nuages ! » Je viens, je viens, ô roi des hommes ! La vie d’Ossian s’évanouit : je vais bientôt disparaître de Cona. On ne voit plus mes pas dans Selma. Je m’endormirai près de la pierre de Mora, et les vents, sifflant dans mes cheveux gris, ne m’éveilleront plus. Éloigne-toi sur tes ailes, ô brise, tu ne peux plus troubler le repos du barde. La nuit sera longue, mais ses paupières sont pesantes. Éloigne-toi, brise frémissante !

«  Mais pourquoi es-tu triste, fils de Fingal ? Pourquoi le nuage de ton âme augmente-t-il ? Les chefs des temps passés sont partis et leur gloire s’est éteinte avec eux. Les fils des futures années passeront : une autre race viendra. Les peuples sont comme les vagues de l’océan ; comme les feudles des bois de Morven : elles tombent au souffle de la tempête et d’autres feuilles lèvent au ciel leurs têtes verdoyantes.

« Ta beauté a-t-elle duré, ô Ryno ? La force d’Oscar a-t-elle résisté au temps ? Fingal lui-même n’est-il pas parti ! Les palais de ses pères ont oublié ses pas. Resteras-tu donc, ô barde plein d’années, quand les puissants ont disparu ? Non ! Mais ma gloire restera : elle croîtra comme le chêne de Morven qui lève sa large tête contre l’orage, et se réjouit dans la course des vents ! »


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EXPLICATION
DES NOMS GALLICS D’HOMMES, DE VILLES, DE COLLINES, ETC.,
QU’ON TROUVE DANS LES POÈMES D’OSSIAN
[122].



A


Agandecca *[123], fille de Starno.
Albion, haute terre.
Alcletha, beauté sur son déclin.
Aldo *.
Alnecma *, ancien nom du Connaught.
Alona, parfaitement belle.
Alpin, haute tête ?
Altentha *.
Althos, beauté parfaite.
Althan *.
Annir *.
Ardan, orgueil.
Ardven, barrière de pierres.
Armin, héros.
Artho, qui résiste, qui arrête.
Atha, rivière basse.



B


Balclutha, ville de Clutha.
Balva, ruisseau silencieux.
Berrathon, promontoire au milieu des flots.
Berthin, guide nocturne, nom d’une étoile.

Bolga *, ancien nom de la partie méridionale de l’Irlande, où vinrent s’établir les Fir-bolgs.
Borbar, fier guerrier.

Borbar-duthul, fier guerrier aux yeux noirs, père de Cathmor et de Cairbar.
Bosmina, main douce, fille de Fingal et de Clatho.
Bragela *.
Branno, torrent de la montagne.
Brassolis *.

Brumo *, torrent près d’un endroit de ce nom, qu’on croyait hanté par les esprits.



C


Cael ou Gael, étranger.
Cairbar, homme fort.

Calédonien de Cael ou Gael, Celte ou Gaulois et de Don ou Dun, montagne.
Calmar, homme robuste, dur.

Calthon, Cael des hauteurs ?
Can-dona, blanc amour ?
Caracul, Caracalla.
Carmona, baie entourée de collines noires.
Carmor, noir et grand.
Carmora, grande montagne pleine de rochers.
Carmun *.
Carric-thura *.
Carthon, murmure des vagues.
Car-ul, aux noirs regards.
Canin ou Carron, rivière serpentante.
Cath-loda *.
Cathlin, rayon des flots, nom d’une étoile.
Cathmin, calme dans la bataille.

Cathmol *.
Cathmor, grand dans les combats.
Cathul, œil de la bataille.
Clatho *, femme de Fingal.
Clessamor, grandes actions.
Clonra, vallée qui serpente.
Cloncath, rayon réfléchi.
Clonmal, sourcil recourbé.
Cloura, champ tortueux.
Cluba *.
Clunar, homme de combat.
Clungalo, genou blanc, femme de Conmor et mère de Sulmalla.
Clutha, serpentant, nom de la Clyde.
Col-amon, rivière étroite.
Colc-ulla, regard vif et intrépide.
Colderna, rayon oblique et perçant, nom d’une étoile.
Colgach, qui regarde fièrement.
Colgar, guerrier au regard farouche.
Colglancrona *.
Colgorm *.
Colma, qui a de beaux cheveux.
Colnial, qui a de petits sourcils.
Colmar *.
Colna-dona, l’amour des héros.
Comala, fille au beau front.
Comhal *, père de Fingal.
Conban-carglà, conban, chef du pays ? Carglà *.
Cona, nom d’une plante.
Concathlin, doux rayon des flots. Nom d’une étoile.
Con-lama, main douce.
Connal *.
Connachar *.

Corimor, doux et grand.
Corcul-suran *.
Cormac *.
Cormar *.
Corman-trunar *.
Cormul, yeux bleus.
Craca *, nom d’une île.
Crathin *.
Crathmo *.
Croma*, nom de pays.
Cromma-glass, courbé et blême.

Cromla ou Crom-leach, cercle de pierres, signifiant, chez les Druides, un lieu consacré au culte. C’est le nom d’une montagne en Ulster.
Crona, murmurant. Nom d’une petite rivière qui se déchargeait dans le Carron.

Cronnan *.
Crothar *, nom d’homme.
Crugal, qui a un beau teint.
Crum-thormo *, une des îles Orkney.
Cruthal *.
Cruth-loda *.
Culallin *, belle chevelure.
Culgorm *.
Culmin, qui a des cheveux doux au toucher.
Curach, rage de la bataille.
Cuthal *, nom de pays ou d’île.
Cuthona, voix lugubre des vagues.
Cuthullin, voix d’Ullin.



D


Dalrutho, plaine sablonneuse.
Dargo *.

Dar-dulena, forêt de Lena.
Dar-thula, qui a de beaux yeux.
Degrena, rayon de soleil.
Dersagrena, l’éclat d’un rayon de soleil.
Dermid *.
Deugala*.
Diaran *.
Dora *, nom d’une montagne près du palais des rois d’Irlande.
Drumanar, haut sommet.
Drumardo, haut sommet.
Duchomar, homme sombre.
Dun-lora, de dun, colline. Colline de Lora.
Dun-lathmon, colline de Lathmon.
Dun-ratho, colline qui a une plaine sur son sommet.
Dunrommath *, nom d’homme.
Dusronnal *, nom d’un des chevaux de Cuthullin.
Duth-caron, humme brun.
Duth-carmor, noir et bien fait.
Duth-maruno, noir et intrépide.
Duthormoth *.
Duth-ula, eau noire et rapide. Nom de rivière.
Duvranna, noir torrent de la montagne.



E


Érath, fils d’Odgall
Érin, ear, ouest, et inn, île. Île d’ouest.
Erses, ancien nom des Irlandais.
Erragon *, nom d’homme.
Everallin *, épouse d’Ossian et mère d’Oscar.
Evir-choma, beauté douce et majestueuse.



F


Ferchios, conquérant.

Fergus ou Fercuth, l’homme de la parole, ou commandant,
Fidallan *.
Fillan *, fils de Fingal.
Fingal *, père d’Ossian.

Fir-bolgs, gens de traits. Nom des Belges de la Grande-Bretagne qui vinrent s’établir en Irlande.
Fithil, barde inférieur.

Flothal, beauté céleste.
Foina-Brâgal, belle femme.
Faldath *, nom d’homme.
Fonar, homme de chant.
Fovar-gormo, la pointe bleue de l’acier.



G


Gaul *, fils de Morni.
Gelchossa, qui a les jambes blanches.
Glentivar, vallon solitaire.
Golbun, montagne penchée.
Gormal *, mont de Lochlin.



H


Hidalla, guerrier aux regards farouches,
Herman *.



I


Inis-fail, de inn île. Île des Faits. Ancien nom de l’Irlande.
Inis-huna, île verte.
Inis-thona, île des vagues. Nom d’une île de la Scandinavie,

Inis-tore *.
I-thorno *, île de la Scandinavie.



K


Kin-fena, chef principal ?



L


Lamdarg, main sanglante.
Lamgal *.
Lamor, main redoutable.
Lanul, qui a des yeux à fleur de tête.

Lano *, lac de la Scandinavie, d’où s’exhalaient en automne des vapeurs empestées.
Lara *, nom d’une rivière.

Larmon *, nom d’une colline.

Larthon, vague de l’Océan. Nom du chef de la colonie belge qui vint la première s’établir en Irlande.
Lathmon *.

Lego, lac des maladies.
Lochlin, nom gallic de la Scandinavie.
Lona, plaine marécageuse.

Lora, bruyant. Petite rivière qui coulait aux environs de Selma, palais de Fingal.
Lormar *.

Lotha *, nom d’une grande rivière, au nord de l’Écosse.
Lubar, haut, bruyant. Rivière dans l’Ulster.
Lumon, colline penchée.
Luno *, nom de celui qui forgea l’épée de Fingal.
Lutha, onde rapide. Ancien nom d’une rivière et d’une vallée de Morven.
Lurthan *, nom d’une colline.


M


Malmor, grande colline.
Malthos, lent à parler.
Malvina, visage doux et agréable.
Malha, très-bon ?
Moïna, femme douce.
Moma*, nom d’une province habitée autrefois par le chef des Druides.
Moran, le plus grand.
Morannal, qui a beaucoup d’haleine.
Mora *, nom d’une colline.
Morar, homme grand.
Morlath, grand dans un jour de bataille.
Morna, aimée de tout le monde.
Morni, père de Gaul.
Moruth, grand courant d’eau.

Morven, grandes montagnes. Ancien nom de la partie de l’Écosse qui est sur les bords de la mer au nord-ouest.



N


Narmor, grande force.
Nathos, jeune homme.
Nuath *, père de Lathmon.



O


Oïchoma, fille douce.
Oïna-Morul *.
Oïthona *, fille de Nuath.
Oila *, nom d’un barde.

Oscar *, fils d’Ossian.
Ossian *, fils de Fingal.



R


Ratchol, plaine couverte de bois.
Rel-durath, étoile du crépuscule.
Roscrana, rayon du soleil levant. Femme de Fingal et mère d’Ossian.
Rothmar, bruit de la mer avant la tempête.



S


Salgar, chasseur.
Sarno *.
Samla, apparition.
Selama, bonne vue.
Selma, nom dérivé de Selama. C’était le palais de Fingal.
Semo *, père de Cuthullin,
Shilric *, nom d’homme.
Sifadda, qui marche à grands pas. Nom d’un des chevaux de Cuthullin.
Sithallin, bel homme.
Slimora, grande colline.
Slissama, doux sein.
Son-mor, homme grand et beau.
Sorglan *.
Starno *.
Stromlo *.
Strina-dona *.
Strumon, ruisseau de la colline.
Struthmor, grand torrent.
Sul-allin, beaux yeux.

Sul-malla, qui regarde doucement.
Sulmath, qui a la vue bonne.



T


Témora ou Timorath, maison de bonheur. Nom du palais des rois d’Irlande.
Thano, chef ?
Thubar *.
Tlamin, douce et tendre.
Togorma, l’île des vagues bleues. L’une des Hébrides.
Tonthena, feu des vagues. Nom d’une étoile.
Torcul-torno *.
Torlath *.
Torman, tonnerre.
Tormoth *, nom d’une île.
Toscar *, père de Malvina.
Trenmor, de Tren *, et mor, grand, bisaïeul de FingaL
Tromathon, vague pesante et bruyante. Nom d’une île,
Tromlo *.
Truthil *.
Tura*, forteresse de l’Ulster.
Tur-lathon, large tronc d’arbre.
Turloch, homme de carquois.
Tur-thor *, nom de torrent.



U


Ul-erin, qui conduit en Érin. Nom d’une étoile.
Ulfadda, longue barbe.
Ullin *, ancien nom de l’Ulster.
Ul-lochlin, guide à Lochlin. Nom d’une étoile.

Uloïcho, feu de la colline. Nom d’une étoile.
Urlor *.
Uthal *, nom d’une île.
U-thorno *.



V


Vinvela, femme qui a une voix de miel.



TABLE.



______



Pages
Cath-Loda, en trois chants 
 1
 17
 39
 61
 68
Fingal, en six livres 
 119
 192
 204
Témora, en huit livres 
 239
 336



  1. La plus grande partie de l’Europe était anciennement habitée par les tribus celtiques ; principalement l’Allemagne, la France, l’Espagne, la Grande-Bretagne. Mais on trouve aussi des traces de leur passage dans la Grèce, l’Illyrie et l’Italie. Leur langue, qui se parle encore dans des contrées séparées par des distances immenses, est le seul monument qui nous reste de ces peuples ; elle atteste leur puissance, l’étendue de leurs possessions, mais ne jette aucune lumière sur leur histoire. Méprisant les lettres, comme indignes de l’attention d’une race guerrière, ils n’avaient d’autres moyens de conserver leurs lois, les préceptes de leur religion, les annales historiques de leur pays, que le secours de la mémoire. Dans la nécessité d’apprendre par cœur, ils ont dû chercher à se faciliter ce travail, en renfermant dans la forme des vers les souvenirs qu’ils voulaient perpétuer. Les poètes qui composaient ces vers étaient nommés bardes, c’est-à-dire, en langue celtique, poète, chanteur, musicien ; car ils composaient, chantaient, et s’accompagnaient de la harpe. Outre leurs propres vers les bardes disaient les poèmes des bardes antérieurs à eux. Ces poèmes étaient pour la plupart historiques ; c’était comme le dépôt sacré des souvenirs et des hauts faits de la nation. On les enseignait aux enfants, on les répétait dans les occasions solennelles ; ce qui explique comment ils se sont conservés si longtemps. Les Druides, à qui était confiée l’instruction de la jeunesse, dévouaient vingt années à apprendre ces poésies, dont plusieurs remontaient à la plus haute antiquité. Les bardes eux-mêmes ont été longtemps une classe distincte dans l’ordre religieux des Druides ; leur principale occupation était de composer des chants en l’honneur des guerriers, et de réciter les poèmes de leurs prédécesseurs. Ces poèmes étaient en vers blancs ou prose mesurée ; ils réservaient la rime pour les morceaux lyriques dont ils semaient leurs compositions. Mais dans chaque ligne se trouvaient des syllabes d’un son semblable qu’on prononçait avec une emphase qui devait faciliter la mémoire. Lors de la destruction des Druides ils ne partagèrent pas leur mauvaise fortune. Le vainqueur les épargna, car ce n’était que par eux qu’il pouvait espérer d’être immortalisé. Ils passèrent dans son camp et contribuèrent par leurs chants à établir et à affermir son autorité. Ils servaient aussi de héraults pour annoncer la paix ou la guerre. Le roi et les chefs n’employaient jamais d’autres ambassadeurs et leur personne était sacrée. Entourés d’honneurs ils devinrent aussi puissants que nombreux ; mais ils abusèrent bientôt des priviléges attachés à leur caractère. Ils allèrent peu à peu en diminuant de considération et finirent enfin, comme les Druides, par être généralement méprisés. Les derniers vestiges de cet ordre célèbre disparurent sous le règne d’Édouard Ier qui fit égorger tous les bardes du pays de Galles.
  2. C’est ainsi que le qualifie M. Villemain (Cours de littérature, leçon sur Ossian).
  3. The conduet of Macpherson tended to render the subject of authenticity doubtful and mysterious. At first he seemed to have had no other object in view but to be considered as the mere translator ; but when the reputation of the poems was fully established, he felt no objection to be considered as capable of composing such works himself, or at least of being able to improve them.

    D’abord il (Macpherson) ne semblait avoir d’autre objet en vue que d’être considéré comme simple traducteur ; mais quand la réputation de ces poèmes fut tout-à-fait établie, il ne vit point d’objection à se donner comme capable de composer lui-même de telles œuvres ou au moins de les perfectionner. (J. Sinclair, Dissertation, page xiii.)

  4. Macpherson, dit-on, joignit aux manuscrits qu’il put trouver les ballades et auties poésies qu’il entendit chanter dans les montagnes, par des aveugles, des paysans, de vieilles femmes, etc. Il en recueillit aussi de la bouche même de vieux ministres puritains et de vieux gentilshomme écossais dont plusieurs devaient être encore vivants à l’époque où on lui contesta l’authenticité des poèmes d’Ossian.
  5. No distinct account was obtained from Macpherson of the persons from whom he had collected the poems, that other copies of them might be got from the same individuals.
    (J. Sinclair, Dissertation, pag. xiii.)
  6. Jacques Macpherson, naquit en 1738 dans la paroisse de Kingcusie, en Écosse. Son pèree était un fermier peu riche mais issu d’une des plus anciennes familles du royaume. Après avoir reçu les premiers éléments d’éducation dans les écoles du district de Badenoch, le jeune Macpherson entra en 1752 au collége royal d’Aberdeen. Il s’y montra moins studieux que spirituel : son goût pour la poésie se manifesta par quelques petites pièces de vers dont il amusait ses camarades. En sortant du collége, il se vit réduit à tenir une petite école à Ruthven, dans sa province. Ce fut là qu’à l’âge de vingt ans il publia son premier ouvrage, the Highlander, poème en six chants. Par la suite il sentit si bien la faiblesse de cette composition qu’il en retira tous les exemplaires qui restaient chez le libraire. Il eut, un moment, le désir d’entrer dans l’état ecclésiastique ; mais l’offre d’une place de précepteur dans une maison riche, vint l’en détourner. (Biographie universelle).
  7. Édouard Ier, inquiet sur l’avenir d’une conquête encore mal affermie, souilla sa victoire et son règne par le massacre de ces bardes qui, pleins des hauts faits de leurs aïeux, rappelaient sans cesse aux vaincus l’antique liberté de leurs pères.
  8. « J’ai été assez heureux pour mettre la main sur un joli poème complet et vraiment épique, concernant Fingal. » Lettre de Macpherson à M. Maclagan en date du 16 janvier 1761. Rapport de la société highlandaise, appendice page 155.
  9. Une liste de gentilshommes et d’ecclésiastiques, tous gens respectables et connus, déclarent qu’ils ont assisté Macpherson dans la collection des poèmes d’Ossian ; qu’ils lui ont fourni plusieurs poèmes qu’ils mentionnent ; qu’ils ont suivi les manuscrits dans les deux langues, tandis qu’il était occupé à la traduction ; qu’ils ont été habitués dès l’enfance à entendre répéter ces poèmes ; qu’eux-mêmes ils pouvaient en réciter plusieurs, et qu’ils n’ont jamais eu le moindre soupçon d’une falsification (forgery). Ces faits sont attestés par plusieurs personnes d’un caractère respectable, qui ont autorisé le docteur Blair à livrer leurs noms au public. De plus cinq ecclésiastiques affirment qu’ils ont eu la copie imprimée de la traduction de Macpherson entre les mains, tandis que des individus dont ils mentionnent les noms et la demeure, répétaient dans l’original les poèmes qu’ils ont reçus de la tradition ; et que la traduction et les poèmes se ressemblaient parfaitement à l’exception de quelques variantes ; ce qui peut avoir lieu dans la tradition orale.
    (J. Sinclair, Dissertation, page lxxv.)
  10. Est-il un exemple, dit John Sinclair, d’une telle quantité de poésie belle et originale, composée et publiée dans un si court espace de temps, par un auteur qui jamais avant ni après n’écrivit une seule ligne de poésie passable ? (Dissertation page lxxxvi. En effet, il est difficile d’admettre que Macpherson, dont les œuvres antérieures et postérieures sont d’une valeur poétique presque nulle, ait pu composer dans un temps aussi limité, ces poèmes dont la lecture révèle l’une des plus riches organisations de poète qui ait jamais été.
  11. Ces témoignages sont tels qu’il faudrait croire qu’une foule d’honnêtes gens d’un esprit éclairé et d’un caractère grave, eussent renoncé à leurs lumières et à leur probité, ainsi que le docteur Blair lui-même, pour soutenir sans aucun intérêt un mensonge grossier. Disons de plus avec le docteur Blair qu’il faudrait supposer que Macpherson eût joui d’un crédit assez grand pour rendre tous les habitants des montagnes et des îles d’Ecosse complices de son imposture ; sans cela, ajoute-t-il, mille roix se seraient élevées pour lui dire : « Ce ne sont point là les poèmes de nos bardes, ces poèmes que nous entendons répéter chaque jour. »
  12. La liberté dont Macpherson a fait preuve dans son Iliade anglaise, qui est un véritable contre-sens de goût, ne donnerait-elle pas la mesure de sa fidélité envers l’Homère du nord ?
  13. Le nom de Macpherson se trouve tellement lié à celui d’Ossian, que nous croyons faire plaisir au lecteur en lui offrant quelques autres détails biographiques sur la vie de ce célèbre traducteur. Il publia une histoire de la Grande-Bretagne, depuis la restauration jusqu’à l’avènement de la maison de Hanovre. Le parti Whig s’éleva contre cet ouvrage, comme trop favorable aux Stuart. L’auteur ne répondit à ses attaques que par deux volumes de Pièces justificatives, parmi lesquelles se trouvent des extraits d’une vie de Jacques II, écrite par lui-même. Après tant d’orages, des jours de bonheur commencèrent à luire pour le littérateur écossais. La querelle des colonies américaines avec la métropole, avait fait naître plusieurs pamphlets politiques très-hardis. Le gouvernement voulut y faire répondre par une plume exercée ; et il jeta les yeux sur Macpherson. Celui-ci écrivit plusieurs ouvrages si forts de style et de pensées, qu’on les attribua d’abord à Gibbon. Il fut largement récompensé par le ministère ; mais bientôt un emploi plus lucratif encore s’offrit à lui. Le nabab d’Arcate cherchait, à Londres, un agent qui sût défendre ses intérêts auprès de la compagnie des Indes. Macpherson s’acquitta de cette fonction avec tant déclat et de succès, qu’il attira les regards au moment des élections parlementaires. Il fut nommé, en 1780, député de Camelford ; mais il garda, dans la chambre des communes, un silence qui surprit généralement. Il fut réélu, néanmoins, en 1784 et 1790. Il avait acquis dans l’intervalle, la terre de Betz, dans son pays natal ; et cliangeant ce nom en celui de Belleville, il y fit bâtir un vaste et superbe château. Ce fut dans cette délicieuse retraite qu’il espéra trouver le rétablissement de sa santé qui dépérissait avant l’âge. Mais il ne fit que languir, et mourut le 17 février 1796, dans les sentiments d’une grande piété. Son corps, d’après ses dernières volontés, fut transporté d’Écosse à Londres, et inhumé dans l’abbaye de Westminster, (Biographie universelle).
  14. Macpherson a donné tout le septième chant de Témora dans la langue gallique, à la suite de sa traduction, édition in-4o de Londres. 1763.
  15. Nous sommes loin de partager l’opinion de Malcolm-Laing qui ne veut voir dans Ossian qu’un immense et éternel plagiat. Cependant, tout en laissant au critique la responsabilité de ses jugements sévères jusqu’à l’injustice, nous nous devons d’observer au lecteur, à qui un examen attentif de ces poèmes révélerait plus d’une réminiscence, que dans le cours de notre travail nous avons rencontré de nombreuses imitations des auteurs étrangers ; imitations qui, après tout, reposent moins dans l’idée que dans la forme, moins dans le fonds même que dans le profil de l’œuvre. Ainsi, qui ne reconnaîtrait la marche du style des prophètes dans cet admirable passage du poème de Carthon : « J’ai vu les murs de Balclutha, mais ils étaient désolés. La flamme avait retenti dans les salles, et la voix du peuple ne s’y fait plus entendre. Le torrent de Clutha était détourné de son cours par la chute des murailles. Le chardon y balançait sa tête solitaire ; et la mousse sifflait à la brise. Le renard se montrait aux fenêtres et l’herbe épaisse des murs ondoyait sur sa tête. Désolée est la demeure de Moïna, le silence est dans la maison de ses pères ! etc.

    La comparaison de quelques morceaux d’Ossian avec certains passages des classiques grecs et latins nous fournirait de nouvelles preuves de réminiscences, mais nous nous contenterons de deux ou trois exemples où l’imitation relève visiblement de l’inspiration biblique. Ces rapprochements d’ailleurs ne nous écartent pas de la question qui nous occupe. Ce seraient autant d’arguments contre l’authenticité d’Ossian s’il n’était point étranger à des imitations qui appartiennent en propre à Macpherson, mais qui ne se retrouvent nulle part dans le texte gallic publié en 1807 par la socité écossaise de Londres. Cette circonstance atténue singulièrement les inductions que Malcolm-Laing a tirées de semblables parallèles contre l’existence du poète écossais.

                                                                                                                                             
    Cantique des Cantiques.
    Dar-thula, poème.
       Levez-vous, ô ma bien aimée, mon unique beauté, levez-vous, et venez ! Car l’hiver est passé et les pluies se sont enfin dissipées. Les fleurs sortent de la terre : la voix de la tourterelle s’est fait entendre. Le figuier commence à donner ses premières figues, et la vigne ses fleurs qui répandent une douce odeur. Levez-vous, ô ma bien aimée, mon unique beauté, levez-vous, et venez ! Éveille-toi, Dar-thula ! Éveille-toi, ô la première des femmes ! Le vent du printemps est dehors ; les fleurs secouent leurs têtes sur les vertes collines et les arbres balancent leurs feuilles naissantes etc.
    IIe Livre des Rois.
    v. 25
    Ossian, bataille de Lora.
       Comment les puissants sont-ils tombés dans le combat ? comment Jonathas a-t-il été tué sur vos montagnes ?    Erragon, roi des vaisseaux, ô chef de la lointaine Sora, Comment es-tu tombé sur nos montagnes ? Comment le puissant est-il tombé ?

       Les filles d’Israël s’assemblaient une fois l’année pour pleurer la fille de Jephté de Galaad, pendant quatre jours.    Les filles de Morven la pleuraient (Lorma) tout un jour dans l’année, au retour des sombres vents d’automne.

    IIe Livre des Rois.
    v. 22
    Ossian bataille de Lora.
       Jamais la flèche de Jonathas n’est retournée en arrière ; elle a toujours été teinte du sang des tués, de la graisse des puissants, et l’épée de Saül n’a jamais été tirée en vain.    Mais il est couvert du sang des ennemis, ò sœur de Galmar ! Sa lance et son arc, sans être teints de sang, ne sont jamais revenus de la bataille des puissants.

    v. 23
    Ossian, mort de Cuthullin.
       Ils étaient plus vites que les aigles et plus forts que les lions.    Ta force était semblable à la force des torrents, et ta vitesse pareille à celle des ailes de l’aigle.
  16. About fifteen hundred verses, in words almost the same with the poem of Fingal were transmitted to the highland society. Voyez le rapport de cette société, appendice no 15. Quelle plus forte preuve en faveur de l’authenticité peut-on désirer ? dit J. Sinclair ; n’est-il pas avéré par là qu’une grande partie du poème de Fingal existait dans la tradition orale (diss. p.  LXXV) ? Ailleurs il ajoute, à propos de Johnson qui prétend n’avoir pas trouvé six lignes d’ancienne écriture dans tout son voyage au nord de l’Écosse : « Les préjugés les plus aveugles pourraient seuls porter un homme de sens et de probité ordinaires à publier des assertions aussi peu fondées. Quoique bon nombre de manuscrits gallics soient perdus, il en existe encore plusieurs, et si le docteur Johnson, dans son voyage, avait manifesté le moindre désir à ce sujet, au lieu de six lignes, il aurait trouvé beaucoup de personnes en état de lui réciter six cents lignes de poésie gallique (Diss. p. IV).
  17. Villemain, Cours de littérature.
  18. Cette édition ne donne point le texte de onze poèmes. Il paraît, par un extrait du journal de John Mackenzie, que Macpherson emporta avec lui en Amérique, les originaux gallics d’Ossian ; de sorte que quelques-uns des plus petits poèmes, en partie ou en totalité, ont été égarés. Depuis ils n’ont jamais été retrouvés (Dissert. p. XCI).
  19. La forme du gouvernement chez les Celtes était un mélange d’aristocratie et de monarchie, comme dans tous les pays où les Druides jouissaient de l’autorité suprême. Leur magie et leur divination, leur prétendu commerce avec le ciel joint à leurs connaissances étendues, leur avaient gagné une très-haute réputation parmi le peuple. Ils en profitèrent pour s’emparer peu à peu de la direction souveraine de toutes les affaires civiles aussi bien que religieuses. Des chefs étaient nommés pour faire exécuter les lois, mais le pouvoir législatif reposait entièrement entre leurs mains ; c’était par leur ordre que tes tribus, au jour du danger, se réunissaient sous un seul chef. Ce roi temporaire ou Vergobrète était choisi par eux, et il se démettait de ses pouvoirs à la fin de la guerre, comme les dictateurs chez les Romains. Les Druides jouirent longtemps de ce privilége extraordinaire parmi les nations celtiques. C’est dans le deuxième siècle que leur pouvoir commença à décliner chez les Calédoniens. Les traditions concernant Trathal et Cormac, ancêtres de Fingal, sont remplies de particularités relatives à leur chute.

    Les guerres continuelles des Calédoniens contre les Romains, empêchèrent la noblesse d’entrer, comme auparavant, dans l’ordre des Druides. Les préceptes de leur religion n’étant plus connus que d’un petit nombre d’individus, furent négligés et bientôt oubliés par le reste du peuple. Le Vergobrète fut choisi sans leur concours et continué contre leur volonté. Ce pouvoir continuel affermit tellement son autorité parmi les tribus, qu’il put léguer à sa postérité, comme héréditaire, un pouvoir qu’il n’avait reçu que par élection.

    À l’occasion d’une nouvelle guerre contre le roi du monde (nom emphatique que la tradition donne aux empereurs romains), les Druides, revendiquant les droits de leur ordre, voulurent choisir eux-mêmes le chef suprême. Garmal, fils de Tarno, fut député vers Trenmor qui était alors Vergobrète, pour le sommer au nom de tout leur ordre, de se démettre de sa dignité. Le refus de Trenmor alluma une guerre civile qui se termina bientôt par l’extinction totale des Druides. La destruction des prêtres fut suivie d’un mépris général pour leur religion. L’autorité du Vergobrète qui jusque-là n’avait été qu’élective et temporaire, devint perpétuelle et héréditaire et le nom de Vergobrète fut changé en celui de roi.

    (Tiré de Macpherson).
  20. Macpherson pense qu’Ossian vivait à la fin du troisième siècle et au commencement du quatrième et qu’il est demeuré étranger aux dogmes du christianisme. Il est certain que ses poèmes n’en font nulle part mention. La persécution commencée par Dioclétien l’an 303 est l’époque présumable de l’introduction du christianisme dans le nord de la Bretagne. Le caractère doux et humain de Constantius Chlorus qui commandait alors en Angleterre et dans les Gaules, porta les Chrétiens persécutés à y venir chercher un refuge. Quelques-uns d’entre eux, soit par zèle de prosélytisme, soit par crainte des persécuteurs, sortirent du giron de l’empire romain et vinrent s’établir chez les Calédoniens dont les esprits alors devaient être disposés à de nouvelles doctrines, car le culte druidique était depuis longtemps universellement méprisé.

    Ces missionnaires, ou par choix ou pour donner plus de poids aux doctrines qu’ils soutenaient, prirent possession des cellules et des forêts, anciennes demeures des Druides. De cette vie de solitude leur vint le nom de Culdées (Cultores Dei) nom qui, dans la langue du pays, signifiait : personnes retirées.

    C’est avec l’un de ces Culdées qu’Ossian, dans l’âge le plus avancé, eut dit-on, sur le christianisme une discussion qui existe encore et qui dévoile de sa part la plus entière ignorance des dogmes du nouveau culte ; ceci prouve que le Christianisme venait à peine de s’introduire dans la Calédonie ; car, autrement, comment concevoir qu’Ossian, le premier par son rang et ses lumières, eût complètement ignoré une religion connue depuis quelque temps dans son propre pays.

    (Macpherson).
  21. M. Macpherson, still, however declined sending any considerable part of the original to the press. (disser. p. lxxxix).
  22. Some have thought that Macpherson was not averse to be thought the author of poems which had become so much celebrated and admired throughout Europe (J. Sinclair, dissert. p. lxxvii).
  23. Rapport de la Société highlandaise, p. 139.
  24. Lettre de J. Sinclair aux curateurs de la Bibliothèque des avocats d’Édimbourg.
  25. Aux personnes désireuses de plus amples renseignements nous indiquerons les dissertations de Cesarotti, de Blair, de J. Sinclair, de J. Mac Arthur, etc.
  26. Agandecca, fille de Starno, que son père tua pour avoir découvert à Fingal un complot tramé contre sa vie.
  27. Crumthormo, une des îles Orkney ou Shetland.
  28. La pierre sacrée, ou pierre du pouvoir ; c’était probablement l’image de quelque divinité.
  29. La force hérissée : le sanglier.
  30. La lame de Luno — l’épée de Fingal, ainsi nommée du nom de celui qui l’avait faite, Luno de Lochlin.
  31. I-thorno, île de la Scandinavie.
  32. La cona est une plante qui croît abondamment sur les landes marécageuses du nord.
  33. Ul-lochlin — le guide à Lochlin, nom d’une étoile.
  34. Roi du monde, l’empereur romain.
  35. Par le « tremblant habitant du rocher » elle veut dire un druide.
  36. La lance levée était le signal de la guerre ; la lance baissée, celui de la paix.
  37. C’était la coutume alors de changer d’armes avec les hôtes.
  38. Dire son nom à l’ennemi, dans ces temps d’héroïsme, était une manière manifeste d’éviter le combat ; car s’il se trouvait qu’il eût existé quelque amitié entre les ancêtres des combattants, ils cessaient de combattre et renouvelaient l’ancienne amitié de leurs pères. Un homme qui dit son nom à l’ennemi était alors le synonyme de lâche.
  39. Concathlin « doux rayon des flots ». Il est difficile de dire à quelle étoile on donnait jadis ce nom.
  40. Crona, « murmurant » nom d’une petite rivière qui se déchargeait dans le Carron.
  41. Car-ul, « aux yeux noirs. »
  42. Colna-dona, « l’amour des héros. »
  43. Col-amon « rivière étroite. »
  44. Il y a ici une lacune.
  45. Les matelots.
  46. Inisfail, un des anciens noms de l’Irlande.
  47. L’aigle romaine.
  48. La muraille d’Agricola que réparait Carausius.
  49. Il y a dans l’anglais « in the season of the night ; » dans la saison de la nuit.
  50. « Ton-thena », feu de la vague. C’est l’étoile remarquable dont il est fait mention au septième livre de Temora.
  51. Ce passage fait allusion à une coutume usitée chez les anciens rois d’Écosse : ils s’éloignaient de leur armée la nuit qui précédait le combat. L’histoire qu’Ossian raconte dans le paragraphe suivant a trait à la chute des Druides.
  52. Il y a ici une lacune ; la partie qui manque contenait la suite de l’histoire de Carmal et de ses druides.
  53. « Les yeux bleus d’Érin » pour les jeunes filles d’Érin.
  54. Père d’Éverallin et grand-père d’Oscar.
  55. Les Celtes se servaient de courroies de cuir au lieu de cordes.
  56. « Se réjouir dans la coupe » pour dire : assister à un festin somptueux et bore largement. (Note de Marpherson.)
  57. Lano était un lac de Scandinavie, célèbre du temps d’Ossian, par les vapeurs empestées qui s’en exhalaient en automne.
  58. Par « l’honneur de la lance », on veut parler du tournoi, en usage chez les anciens peuples du nord.
  59. Par « le fils du rocher », le poète veut dire l’écho.
  60. Ossian est quelquefois poétiquement appelé : la voix de Cona.
  61. Érin, nom de l’Irlande.
  62. Le nom gallic de la Scandinavie.
  63. Les îles Orkney.
  64. Ceci fait allusion à la manière dont les anciens Écossais ensevelissaient les morts.
  65. Elle fait allusion à son nom » l’homme sombre ».
  66. L’île du Ciel, nommée avec raison l’île des brouillards ; car les hautes montagnes arrêtent les nuages de l’Océan occidental et occasionnent des pluies presque continuelles.
  67. Cona, dont il est fait mention ici, est cette petite rivière qui coule à travers Glenco, en Argyleshire.
  68. Lubar, rivière dans l’Ulster. « Labhar », haut, bruyant.
  69. Les anciens Écossais ont cru longtemps qu’un fantôme faisait entendre des gémissements près de l’endroit où bientôt après devait arriver une mort.
  70. Les anciens Scots buvaient dans de grandes coquilles. De là les expressions de : « chef des coquilles, salle des coquilles » ; que nous traduisons par : « chef des coupes, salle des coupes. »
  71. Cuthullin s’adresse à Carril.
  72. Craca était probablement une des îles Shetland.
  73. Malvina.
  74. Prononcez Éveralline,
  75. L’étendart de Fingal s’appelait le Soliflamme ou le rayon du soleil, à cause de ses couleurs brillantes et de l’or dont il était parsemé.
  76. Lota, ancien nom d’une des grandes rivières du nord de l’Écosse.
  77. Ullin, fils de Cairbar qu’il ne faut pas confondre avec le barde de ce nom.
  78. Allusion à la religion du roi de Craca. Par la pierre du pouvoir, le barde entend l’image de quelque divinité ; et par le cercle de Brumo, l’enceinte de pierre où on l’adorait.
  79. Fingal et Morni.
  80. Dans ces temps anciens, les guerriers avaient coutume, lorsqu’ils avaient atteint un certain âge et qu’ils se sentaient incapables de combattre, d’attacher leurs armes dans la grande salle où se réunissait toute la tribu aux jours de réjouissance. Ils ne paraissaient plus dans les combats, et cette période de la vie s’appelait le temps d’attacher les armes.
  81. Ossian répète souvent à la fin d’un épisode la phrase par laquelle il l’a commencé. — Note du traducteur.
  82. Par l’esprit de la montagne, le poète entend ce bruit sourd et mélancolique qui précède la tempête et qui est bien connu de ceux qui habitent les montagnes.
  83. Togorma « l’île des vagues bleues » l’une des Hébrides.
  84. Luath, le chien de Cuthullin.
  85. Si nous n’avions craint de manquer aux lois d’une exactitude scrupuleuse, nous aurions pu offrir de ces lignes du texte : « The bay of cona received our ships from Erin’s rolling waves. » une version plus française et peut-être meilleure, en les traduisant ainsi : « Des vagues roulantes d’Érin nos vaisseaux descendirent dans la baie de Cona. » Mais notre fidélité à l’original nous a fait un devoir de rester dans le mot à mot tant qu’il a été possible et de sacrifier à une version plus littérale, une tournure plus conforme à l’esprit de notre langue. Ce sacrifice, nous l’avons fait bien souvent dans le cours de cette traduction.
  86. Le jour où naquit Fingal, Comhal son père fut tué dans un combat contre la tribu de Morni ; aussi Fingal peut-il dire avec raison qu’il est né au milieu des batailles.
  87. Il n’y a pas longtemps que l’on conservait de ces ceintures dans plusieurs familles du nord de l’Écosse. On les attachait autour des femmes en travail et l’on croyait qu’elles soulagaient leurs douleurs et qu’elles accéléraient la naissance de l’enfant. Les figures mystiques dont elles étaient chargées, les paroles, les gestes avec lesquels on les attachait, prouvent que cette coutume venait originairement des Druides.
  88. Les empereurs romains.
  89. Le soli-flamme ou étendart de Morven. « The sun-beam of battle. »
  90. Moi-lena : ’moi’ plaine. J’ai traduit : plaine de Lena ou j’ai laissé Moi-lena, comme en anglais suivant ma phrase.
  91. Mor-annal fait ici allusion à la position particulière de la lance de Fingal. Si un homme, en débarquant dans un pays étranger, tenait levée la pointe de sa lance, c’était alors une preuve qu’il venait dans des intentions hostiles et en conséquence il était traité en ennemi. S’il tenait baissée la pointe de sa lance, c’était un signe d’amitié, et il était immédiatement invité aux festins suivant l’hospitalité en usage dans ces temps.
  92. Quand un chef avait pris la résolution de faire mourir quelqu’un qu’il tenait en son pouvoir, c’était l’usage de lui signifier son arrêt de mort, en frappant sur un bouclier avec le bout d’une lance sans pointe, tandis qu’un barde chantait dans l’éloignement le chant de mort.
  93. C’est le son prophétique, dont il est fait mention dans plusieurs autres poèmes ; son que la harpe des bardes rendait d’elle-même avant la mort d’un personnage illustre.
  94. Cairbar entre dans le palais.
  95. La partie méridionale de l’Irlande porta quelque temps le nom de Bolga, des Fir-bolg ou Belges Bretons qui s’y établirent. On les appelait Fir-bolg, hommes d’arc, parce qu’ils se servaient de l’arc plus que toutes les autres nations voisines.
  96. Brumo était un lieu sacré, situé probablement dans une des îles Shetland. On croyait que les esprits des morts le fréquentaient pendant la nuit.
  97. Cet étranger, c’est Sul-malla qui s’était déguisée en guerrier poursuivre Cathmor.
  98. Alnecma est l’ancien nom de la province de Connaught.
  99. Moi-lena, plaine de Lena.
  100. Les boucliers avaient sept bosses principales : chacune d’elles rendait un son particulier servant à donner un signal particulier.
  101. Ul-érin « le guide vers l’Irlande, » étoile connue sons ce nom du temps de Fingal.
  102. Clonra, vallée qui serpente.
  103. L’élégie funèbre chantée sur la tombe de Cairbar.
  104. Pour comprendre ce passage, il est nécessaire de jeter les yeux sur la description du bouclier de Cathmor dans le septième livre.
  105. L’une des sept bosses des boucliers des rois. Le son de celle-ci avertissait l’armée qu’elle serait commandée par un autre chef que le roi.
  106. Par la pierre de Loda, le poète fait allusion à un lieu sacré chez les Scandinaves.
  107. On croyait que les chiens étaient sensibles à la mort de leurs maîtres, lors même qu’elle avait lieu à une très-grande distance de l’endroit où ils se trouvaient. C’était aussi une des croyances de ces temps que les armes qu’avaient laissées les guerriers devenaient sanglantes quand ils succombaient dans un combat.
  108. Fingal et Cathmor.
  109. En lui rappelant le souvenir de son fils Oscar.
  110. Expression poétique pour les bardes d’Irlande.
  111. Clun-galo, femme de Conmor, roi d’Inis-huna, et mère de Sul-malla.
  112. Haven burns with all its stars.
  113. Foldath.
  114. Lumon : colline dans l’île d’lnis-huna, près de la demeure de Sul-malla.
  115. Gaul.
  116. Dermid.
  117. Ossian.
  118. Dun-mora : montagne de mora. De ce mot Dun dérive notre mot Dunes, amas ou montagnes de sable.
  119. Ossian, qui portait une grande affection à Malvina.
  120. Ce sont les jeunes filles qui chantaient sur sa tombe l’élégie funèbre.
  121. Ossian s’appelle poétiquement la voix de Cona ; il fait entendre que c’est le dernier poème qu’il composa.
  122. Cette explication est, en grande partie, empruntée à Letourneur.
  123. Nous ignorons la signification des noms suivis de ce signe *.