Pères et Enfants/17

La bibliothèque libre.
Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 139-156).


XVII


Le temps qui vole souvent comme un oiseau, se traîne d’autres fois comme une tortue ; mais il ne semble jamais plus agréable que lorsque l’on ne sait s’il va vite ou lentement. C’est précisément ainsi que Bazarof et Arcade passèrent près de quinze jours chez madame Odintsof. L’ordre qu’elle avait établi dans sa maison et dans son genre de vie contribuait sans doute beaucoup à cela. Elle l’observait rigoureusement pour son compte, et afin d’y obliger les autres, elle usait au besoin de despotisme. Tout se faisait à heure fixe dans la maison. Le matin, à huit heures précises, toute la société se réunissait pour prendre le thé ; chacun était ensuite libre de ses actions jusqu’au déjeuner, et la maîtresse de la maison passait le temps à travailler avec l’intendant, le maître d’hôtel et le sommelier en chef. Avant le dîner, la société se réunissait de nouveau pour causer ou lire ; la soirée était consacrée à la promenade, au jeu, à la musique ; madame Odintsof se retirait à dix heures et demie, donnait ses ordres pour le lendemain et se couchait. Cette vie régulière et quelque peu solennelle ne plaisait guère à Bazarof ; il disait qu’on semblait rouler sur des rails ; les laquais en livrée, les maîtres-d’hôtel majestueux froissaient ses sentiments démocratiques. Il trouvait que pour être conséquent, il eût fallu dîner aussi à l’anglaise, en frac et en cravate blanche. Il s’expliqua un jour sur ce point avec Anna Serghéïevna, qui permettait à chacun d’exprimer librement son opinion. Elle l’écouta jusqu’au bout et lui dit : « À votre point de vue l’observation est juste ; et il est vrai que je fais un peu la châtelaine. Mais à la campagne il est impossible de vivre sans ordre ; l’ennui vous prendrait. » Elle continuait à faire à sa façon, Bazarof grognait ; mais c’était précisément parce que la vie roulait « comme sur des rails, » qu’elle lui paraissait si agréable, ainsi qu’à Arcade. Au reste, dès leur arrivée il s’était fait en eux un changement bon à noter. Bazarof, pour qui madame Odintsof avait une préférence marquée, quoi qu’elle fût rarement de son avis, commença à montrer une agitation qu’on ne lui connaissait pas : il s’emportait facilement, parlait à contre-cœur, avait souvent l’air fâché, et ne pouvait rester en place, comme si quelque chose le poussait continuellement à en changer. Quant à Arcade qui avait immédiatement décidé qu’il était amoureux de madame Odintzof, il ne tarda pas à se livrer à une calme mélancolie. Mais cela ne l’empêcha nullement de se rapprocher de Katia, cela contribua même à l’y disposer en quelque sorte. « Elle ne m’apprécie pas ! Eh ! bien ; soit… Mais voici une bonne créature qui ne me repousse pas, » se disait-il, et son cœur goûtait de nouveau la douceur de se sentir généreux comme il l’avait été à l’égard de son père. Katia comprenait confusément qu’il cherchait quelque consolation dans sa société ; elle ne lui refusait pas la douce satisfaction que donne une amitié timide et confiante à la fois, et elle s’y abandonnait elle-même. Ils ne se parlaient point en présence de madame Odintsof. Katia s’effaçait en quelque sorte sous le regard clairvoyant de sa sœur ; et Arcade, comme il sied du reste à un amoureux, ne pouvait accorder la moindre attention à quoi que ce soit en présence de l’objet de sa flamme ; mais il n’était à son aise qu’avec Katia. Il avait la modestie de ne pas se croire digne d’occuper madame Odintsof ; il perdait contenance lorsqu’il se trouvait seul avec elle, et il ne savait que lui dire ; Arcade était trop jeune pour elle. Avec Katia, il se sentait au contraire parfaitement à son aise ; il la traitait avec indulgence, ne l’empêchait point de lui faire part des impressions que lui causaient la musique, la lecture des romans, des vers et d’autres « niaiseries, » sans remarquer ou sans vouloir s’avouer que ces « niaiseries » l’occupaient lui-même. Katia de son côté ne l’empêchait pas de faire le mélancolique. Arcade se trouvait bien avec Katia, madame Odintsof avec Bazarof… et c’est pourquoi, lorsqu’ils se réunissaient tous les quatre, les deux paires se séparaient ordinairement au bout de peu d’instants, et s’en allaient chacune de son côté, surtout pendant les promenades. Katia adorait la nature, et Arcade l’aimait aussi, quoiqu’il n’osât pas l’avouer ; madame Odintsof y était assez indifférente, ainsi que Bazarof. Les deux amis se trouvant presque constamment séparés, il en résulta que leurs anciens rapports commencèrent à se modifier. Bazarof cessa de parler avec Arcade de madame Odintsof, et même, de critiquer ses « manières aristocratiques ; » il continuait à louer Katia, et il invitait seulement Arcade à modérer les tendances sentimentales qu’il remarquait en elle ; mais ses louanges étaient brèves, ses conseils un peu secs ; il s’entretenait avec Arcade beaucoup moins qu’autrefois… ; il l’évitait même ; il semblait presque avoir honte devant lui… Arcade remarquait fort bien tout cela ; mais il ne le confiait à personne.

La véritable cause de toute cette nouveauté, était le sentiment que madame Odintsof avait inspiré à Bazarof, sentiment qui le tourmentait et le faisait enrager, et contre lequel il se serait récrié avec un rire méprisant et des injures cyniques, si quelqu’un s’était avisé d’y faire la moindre allusion. Bazarof aimait beaucoup les femmes et appréciait la beauté, mais il traitait de billevesée impardonnable, de sottise, l’amour dans son sens idéal ou romantique, comme il le disait, et mettait les sentiments chevaleresques à peu près sur le même rang que les maladies et les monstruosités physiques. Il exprima même plus d’une fois son étonnement de ce que l’on n’avait point enfermé aux petites maisons Togenbourg[1], avec tous les Minnesængers et les Troubadours. Si une femme vous va, disait-il, tâchez d’arriver à votre but ; s’y refuse-t-elle, laissez-la en paix et tournez-vous d’un autre côté ; la terre est assez grande. Madame Odintsof lui plaisait ; les bruits qui couraient sur son compte, la franchise et l’indépendance de son caractère, la bienveillance qu’elle lui témoignait, tout semblait fait pour l’encourager ; mais il comprit bientôt qu’avec elle il n’arriverait pas à son but, et pourtant il ne se sentait point, à sa grande surprise, le courage de se retourner d’un autre côté. Aussitôt qu’il pensait à elle, tout son sang s’enflammait ; il serait facilement venu à bout de son sang, mais il éprouvait encore autre chose, une chose qu’il n’aurait jamais admise, dont il s’était toujours moqué, et qui offusquait sa fierté. Dans ses conversations avec madame Odintsof, il exposait plus fortement que jamais sa dédaigneuse indifférence pour toute espèce de romantisme ; et, resté seul, il reconnaissait avec une sombre indignation que le romantisme l’avait gagné lui-même. Il se réfugiait dans les bois, et y marchait à grands pas, cassant les branches sur son passage, murmurant des imprécations contre lui-même et contre elle ; d’autres fois, il gagnait une grange à foin, et tenant obstinément les yeux fermés, il essayait de se contraindre à dormir, et n’y réussissait pas toujours, comme de raison. Il lui suffisait de se figurer que ces chastes bras étreindraient un jour son cou, que ces lèvres si fières répondraient à ses baisers, que ces yeux intelligents s’arrêteraient avec tendresse, oui, avec tendresse sur les siens… ; et il se sentait pris de vertige, il s’oubliait pour quelques instants, jusqu’à ce que l’indignation éclatât de nouveau dans tout son être. Il se surprenait lui-même en flagrant délit de pensées efféminées, comme si le diable le tentait. Il lui semblait parfois qu’un changement s’était opéré chez madame Odintsof, que sa figure avait une autre expression, que peut-être… Mais alors, il frappait presque toujours du pied, ou grinçait des dents en se menaçant du poing.

Cependant Bazarof n’était pas complètement dans l’erreur. Il avait frappé l’imagination de madame Odintsof ; il l’occupait beaucoup. Ce n’est point qu’elle s’ennuyât loin de lui ou qu’elle l’attendît avec impatience ; mais son arrivée l’animait soudainement, elle restait volontiers avec lui en tête à tête, et se plaisait à causer avec lui, même lorsqu’il la contrariait ou qu’il choquait ses goûts ou ses habitudes d’élégance. Elle semblait vouloir s’étudier tout en le mettant à l’épreuve.

Un jour qu’il se promenait avec elle dans le jardin, il lui annonça sans préambule et d’un ton brusque son prochain départ pour la campagne de son père… Elle pâlit, comme si quelque chose l’avait piquée au cœur, et son émotion fut tellement vive, qu’elle en fut étonnée ; elle se perdit en réflexions sur ce que cela pouvait signifier. Bazarof ne lui avait point parlé de son départ pour l’éprouver, pour voir comment elle le prendrait ; il n’était pas homme à jamais avoir recours à de pareils moyens, à des mensonges. L’intendant de son père et son ancien menin Timoféïtch était venu le trouver dans la matinée. Ce Timoféïtch, vieillard leste et futé, aux cheveux jaunâtres, à la figure enluminée par le grand air, et aux petits yeux larmoyants, s’était présenté inopinément devant lui, en veste de gros drap bleuâtre, avec une ceinture de cuir et des bottes goudronnées.

— Ah ! bonjour, l’ancien ! s’écria Bazarof.

— Bonjour, petit père Eugène Vassilitch, dit le vieillard avec un joyeux sourire, qui couvrit toute sa figure de rides.

— Qu’est-ce qui t’amène ? Est-ce moi que tu viens chercher ?

— Comment pouvez-vous le croire ? balbutia Timoféïtch (le père de Bazarof lui avait expressément recommandé de ne point laisser soupçonner qu’on l’envoyait). J’ai été à la ville avec des commissions du maître, et comme on m’a annoncé votre arrivée, j’ai fait un petit détour pour voir Votre Honneur… ; je ne serais pas venu vous déranger !

— Allons ! ne mens pas, reprit Bazarof ; ce village n’est pas du tout sur ton chemin.

Timoféïtch se détourna un peu d’un air embarrassé sans répondre.

— Mon père se porte-t-il bien ?

— Dieu soit loué ! il va bien.

— Et ma mère ?

— Arina Vlassievna aussi. Dieu soit loué !

— Ils m’attendent ? n’est-ce pas ?

Le vieillard pencha sa petite tête de côté.

— Ah ! Eugène Vassilitch, comment ne vous attendraient-ils pas ? croyez-moi, le cœur saigne à regarder vos parents…

— Allons ! c’est bien ! c’est bien ! pas de descriptions. Dis-leur que j’arriverai bientôt.

— Je n’y manquerai pas, répondit Timoféïtch avec un soupir. Sorti de la maison, il enfonça sa casquette avec les deux mains sur ses oreilles, monta sur un pauvre droschki de course[2] qu’il avait laissé à la porte, et partit au petit trot, mais non point dans la direction de la ville.

Le soir du même jour madame Odintsof était assise dans le salon avec Bazarof, tandis qu’Arcade se promenait de long en large en écoutant Katia qui jouait du piano. La princesse était remontée ; elle ne pouvait souffrir les visiteurs et particulièrement ces va-nu-pieds de fraîche date, comme elle les nommait. Tant qu’elle se trouvait au salon, son humeur était encore supportable ; mais devant sa femme de chambre elle s’abandonnait à de tels accès de colère, que son bonnet et son tour en sautaient sur sa tête. Madame Odintsof le savait.

— Comment pouvez-vous songer à partir, dit-elle à Bazarof ; et votre promesse ?

Bazarof tressaillit.

— Quelle promesse ?

— Vous l’avez oubliée ? Vous deviez me donner quelques leçons de chimie.

— Malheureusement mon père m’attend ; impossible de tarder davantage. Au reste, vous n’avez qu’à lire Pelouze et Fremy, Notions générales de chimie, c’est un bon livre, et il est facile à comprendre. Vous y trouverez tout ce que vous voulez savoir.

— Cependant vous m’avez dit vous-même, il y a peu de jours, que jamais un livre ne peut remplacer… je ne me souviens pas du terme que vous avez employé, mais vous savez ce que je veux dire… ; n’est-ce pas ?

— Comment faire ! répondit Bazarof.

— Pourquoi partir ? dit madame Odintsof en baissant la voix.

Il la regarda. Elle avait la tête appuyée contre le dos de son fauteuil, et croisait sur sa poitrine ses bras nus jusqu’au coude. Elle paraissait plus pâle à la lueur de la lampe couverte d’une léger abat-jour en papier découpé. Une longue robe blanche l’enveloppait de ses plis moelleux ; à peine voyait-on le bout de ses pieds, qu’elle tenait également croisés.

— Et pourquoi resterais-je ? répondit Bazarof.

Madame Odintsof tourna un peu la tête.

— Comment pourquoi ? Est-ce que vous ne vous plaisez pas ici ? Pensez-vous que l’on ne vous y regrettera pas ?

— J’en doute.

— Vous avez tort de le penser ; répondit madame Odintsof après un moment de silence. — Du reste, je ne vous crois pas. Il est impossible que vous ayez dit cela sérieusement. — Bazarof restait toujours immobile. — Eugène Vassilitch, pourquoi vous taisez-vous ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? Personne n’est digne de regret, et moi moins qu’un autre.

— Pourquoi cela ?

— Je suis un homme positif, peu intéressant. Je ne sais pas être aimable.

— Vous voudriez des compliments.

— Cela n’est pas dans mes habitudes. Ne savez-vous pas vous-même que le côté élégant de la vie m’est étranger, précisément celui que vous appréciez tant ?

Madame Odintsof mordit le coin de son mouchoir.

— Pensez-en ce qu’il vous plaira, mais je m’ennuierai, lorsque vous serez parti.

— Arcade restera ; dit Bazarof.

Madame Odintsof haussa un peu les épaules.

— Je m’ennuierai, répéta-t-elle.

— Vraiment ? Du reste, vous ne vous ennuierez pas longtemps.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Vous m’avez dit vous-même que, pour vous ennuyer, il fallait que vos habitudes fussent dérangées. Votre existence est si parfaitement réglée, qu’elle ne peut laisser de place ni à l’ennui, ni au chagrin, ni à aucun sentiment pénible.

— Vous trouvez que je suis parfaitement… ou du moins que mon existence est ordonnée avec une grande régularité ?

— Sans doute ! Tenez ; dix heures vont sonner dans quelques minutes, et je sais d’avance que vous allez me chasser.

— Non, je ne vous chasserai pas. Vous pouvez rester. Ouvrez cette fenêtre… ; je trouve qu’on étouffe ici.

Bazarof se leva et poussa la fenêtre. Celle-ci s’ouvrit subitement et avec bruit. Il ne s’attendait pas qu’elle s’ouvrît aussi facilement ; c’est que ses mains tremblaient. La nuit molle et tiède apparut, avec son ciel presque noir, accompagnée du faible murmure des arbres et de la saine odeur d’un air libre et pur.

— Baissez le store et asseyez-vous, continua madame Odintsof ; je voudrais causer avec vous avant votre départ. Racontez-moi quelque chose de vous-même ; vous ne parlez jamais de vous.

— Je tâche de causer avec vous de choses utiles.

— Vous êtes modeste… cependant, j’aurais voulu savoir quelque chose de vous, de votre famille, de votre père, pour lequel vous nous abandonnez.

« Pourquoi me dit-elle tout cela ? » se demanda Bazarof. — Tout cela vous intéresserait fort peu, ajouta-t-il à haute voix. Vous particulièrement ; nous sommes des gens obscurs.

— Je suis donc, suivant vous, une aristocrate ?

Bazarof leva les yeux sur madame Odintsof.

— Oui, dit-il, en accentuant fortement ce mot.

Elle sourit.

— Je vois que vous me connaissez mal, reprit-elle, quoique vous souteniez que toutes les natures sont les mêmes, et qu’il ne faut pas se donner la peine de les étudier séparément. Je vous conterai peut-être un jour ma vie…, mais vous me raconterez d’abord la vôtre.

— Vous dites que je vous connais mal, répondit Bazarof, c’est probable ; peut-être chaque individu est-il effectivement une énigme. Parlons de vous, par exemple : vous fuyez la société, elle vous fatigue ; et voilà que vous appelez auprès de vous deux étudiants. Pourquoi, belle et intelligente comme vous êtes, habitez-vous la campagne ?

— Quoi ? Comment avez-vous dit cela ? reprit vivement madame Odintsof ; je suis… belle…

Bazarof fronça les sourcils.

— Peu importe, continua-t-il avec embarras, je voulais dire que je ne comprenais pas bien pourquoi vous vous étiez fixée à la campagne.

— Vous ne le comprenez pas ?… cependant vous vous l’expliquez d’une manière quelconque ?

— Oui, je suppose que vous restez à la même place parce que vous êtes gâtée, parce que vous aimez le comfort, et que vous êtes fort indifférente à tout le reste.

Madame Odintsof sourit de nouveau.

— Vous ne voulez décidément pas admettre que je sois susceptible de me laisser aller à mon imagination ?

— Par curiosité peut-être, lui répondit Bazarof en la regardant en dessous, mais pas autrement.

— En vérité ! Oh ! alors je comprends pourquoi nous nous entendons si bien ; vous m’êtes à cet égard tout à fait semblable.

— Nous nous entendons ?… répéta sourdement Bazarof.

— Au fait ! j’avais oublié que vous voulez partir.

Bazarof se leva. La lampe brûlait faiblement au milieu de la chambre embaumée et assombrie, le store se balançait de temps en temps et laissait pénétrer la fraîcheur voluptueuse et les bruits mystérieux de la nuit. Madanie Odintsof était complètement immobile, mais une secrète émotion s’emparait d’elle peu à peu… et gagnait Bazarof. Il comprit tout à coup qu’il se trouvait en tête à tête avec une femme jeune et belle…

— Où allez-vous ? lui dit-elle avec lenteur.

Il ne lui répondit pas et retomba sur sa chaise.

— Ainsi, vous me supposez heureuse, gâtée par la fortune, continua-t-elle de la même voix et en tenant les yeux fixés sur la fenêtre, et moi je sais au contraire que j’ai le droit de me considérer comme très-malheureuse.

— Vous malheureuse ? Comment cela ? Est-ce que vous seriez, par hasard, sensible à de sots commérages ?

Madame Odintsof laissa paraître sur sa figure une sorte de mécontentement. Elle se sentait piquée d’avoir été si mal comprise.

— Ces commérages n’ont même pas le pouvoir de me faire rire, Eugène Vassilitch, et je suis trop fière pour en être blessée. Je suis malheureuse parce que la vie… n’a rien qui me charme, qui m’attire. Vous me regardez d’un air de doute, vous vous dites : « C’est une aristocrate couverte de dentelles et assise dans un fauteuil de velours qui parle ainsi ? » Je ne m’en cache point, j’aime ce que vous nommez le comfort, et malgré cela je ne me soucie guère de vivre. Conciliez ces contradictions comme vous le voudrez. Au reste, vous devez considérer tout cela comme du romantisme.

— Vous êtes bien portante, libre de vos actions, riche, reprit Bazarof en secouant la tête ; quoi encore ? que voulez-vous de plus ?

— Ce que je veux ? dit madame Odintsof et elle soupira ; — je me sens très-fatiguée, je suis vieille ; il me semble que je vis depuis bien longtemps. Oui, je suis vieille, répéta-t-elle en ramenant avec lenteur les extrémités de sa mantille sur ses bras nus. Ses yeux rencontrèrent ceux de Bazarof, et elle rougit un peu. — J’ai déjà derrière moi tant de souvenirs : une existence opulente à Pétersbourg, puis la pauvreté, puis la mort de mon père, mon mariage, mon voyage en Allemagne… et tout ce qui s’ensuit… Combien de souvenirs ! et aucun sur lequel on veuille s’arrêter ! et en avant, devant moi, un long chemin, et point de but… Aussi n’ai-je aucune envie de marcher.

— Vous êtes désenchantée ? demanda Bazarof.

— Non, répondit madame Odintsof après une pause, mais je ne suis point satisfaite. Il me semble que si je pouvais m’attacher fortement à quelque chose…

— Vous voudriez aimer… ; reprit Bazarof, et vous ne le pouvez pas. Voilà tout votre malheur.

Madame Odintsof se mit à examiner la garniture de sa mantille.

— Est-ce que je ne peux pas aimer ? dit-elle.

— J’en doute ! seulement, j’ai eu tort d’appeler cela un malheur. C’est au contraire celui à qui pareille aventure arrive dont il faut avoir pitié.

— Quelle aventure ?

— D’aimer.

— Comment le savez-vous ?

— Par ouï dire, répondit Bazarof avec humeur. « Tu fais la coquette, pensa-t-il, tu t’ennuies, et pour passer le temps tu me fais enrager ; mais moi… »

Son cœur battait effectivement avec force.

— Avec cela, vous êtes peut-être trop difficile, ajouta-t-il. Et, penchant tout son corps en avant, il se mit à jouer avec la frange du fauteuil.

— Peut-être. Tout ou rien, voilà ce que je veux. Un échange complet de sentiments ; si je donne, c’est pour recevoir, et cela sans regret et sans retour. Autrement, plutôt rien.

— Après tout, reprit Bazarof, les conditions me paraissent raisonnables, et je suis étonné que jusqu’à présent vous n’ayez point trouvé ce que vous avez cherché.

— Vous croyez donc qu’il est facile de trouver à faire cet échange loyal ?

— Facile, non, si l’on se met à réfléchir froidement, si l’on en vient à calculer, à chercher ce qu’on veut, à s’estimer soi-même ; mais il est très-facile de se donner sans réflexion.

— Comment ne pas s’estimer… un peu cher ? Si l’on ne valait pas quelque chose, à quoi bon se donner ?

— Cela ne regarde pas celui qui se donne, c’est à l’autre à calculer ce qu’on vaut. L’essentiel est de savoir se donner.

Madame Odintsof souleva un peu ses épaules appuyées contre le fauteuil.

— Vous parlez absolument comme si vous aviez éprouvé tout cela, dit-elle à Bazarof.

— Pur hasard, Anne Serghéïevna ; car les affaires de ce genre, comme vous le savez, ne sont pas de ma compétence.

— Mais vous sauriez vous donner ?

— C’est ce que j’ignore ; je ne veux pas me vanter.

Madame Odintsof ne répondit point, et Bazarof se tut. Le son du piano frappa leurs oreilles.

— Comme Katia joue tard ce soir, dit madame Odintsof.

Bazarof se leva.

— Il est très-tard effectivement, répondit-il, vous devriez vous coucher.

— Attendez, pourquoi vous presser… J’ai un mot à vous dire.

— Quel mot ?

— Attendez, répéta madame Odintsof à voix basse, et ses yeux s’arrêtèrent sur Bazarof ; elle semblait l’examiner attentivement.

Bazarof fit quelques pas dans la chambre, puis il se rapprocha tout à coup de madame Odintsof, lui dit brusquement : « Adieu ! » et sortit de la chambre après lui avoir pressé la main avec tant de force qu’elle faillit jeter un cri. Elle porta à sa bouche ses doigts encore collés l’un contre l’autre, souffla dessus ; puis, se levant précipitamment, elle se dirigea d’un pas rapide vers la porte, comme pour rappeler Bazarof. Une femme de chambre entrait avec une carafe sur un plateau d’argent. Madame Odintsof s’arrêta, lui dit de sortir, se jeta de nouveau dans le fauteuil, et se mit de nouveau à réfléchir. Sa tresse se dénoua et se déroula sur son épaule semblable à un serpent noir.

La lampe continua de brûler encore longtemps dans le salon, et madame Odintsof demeurait toujours immobile ; parfois seulement elle passait les doigts sur ses bras que la fraîcheur de la nuit commençait à mordiller.

Près de deux heures après, Bazarof rentra dans sa chambre, l’air farouche, les cheveux en désordre, les souliers mouillés par la rosée. Arcade était encore à sa table, un livre à la main, et la redingote boutonnée jusqu’au menton.

— Tu n’es pas couché ? lui dit Bazarof presque avec dépit.

— Tu es resté bien longtemps ce soir avec madame Odintsof, dit Arcade, sans répondre à cette question.

— Oui, je suis resté avec elle tout le temps que tu as joué du piano avec Katérina Serghéïevna.

— Je n’ai pas joué…, reprit Arcade, et il n’en dit pas davantage. Il sentait que ses yeux allaient se mouiller de larmes, et il ne voulait point pleurer devant son ami dont il redoutait l’humeur moqueuse.



  1. Héros d’une ballade de Schiller, qui meurt d’amour sous la fenêtre de sa bien-aimée.
  2. Voiture à quatre roues, très-légère.