Péché d’orgueil (Brassard)/13

La bibliothèque libre.
Imprimerie des sourds-muets (p. 151-173).

CHAPITRE xiii

Entre l’amour bafoué, inquiet de Paul, et l’amour frais éclos, également inquiet d’Alix, commença une lutte de doute et d’incertitude. Pourquoi n’y eut-il pas tout de suite une explication entre les deux époux ? C’est que la nature humaine s’y oppose farouchement. L’homme qui se sent chef, s’il est lésé, ne baisse pas facilement pavillon, et la femme dans sa dignité, se refuse à se courber en esclave, même si elle est fautive. De plus, un sentiment bien compréhensible empêchait tout rapprochement précipité entre Alix et son mari. Paul pouvait-il à nouveau offrir son amour à celle qui l’avait méprisé ? Alix pouvait-elle se jeter dans les bras de celui qu’elle venait de tromper et déclarer ce qui provoquait son geste ? elle ne serait pas crue. Non, le temps avec ses surprises et ses situations imprévues pouvait seul apporter une solution.

Et le Temps avec des précautions de chirurgien consommé, commença la délicate opération qui consistait à enlever de ces cœurs devenus fragiles, l’épine cruelle qui les blessait.

Tel qu’il l’avait annoncé à sa femme, Paul partit pour Rimouski à la date fixée. Mais son absence ne fut pas longue. Quinze jours après son départ, Alix reçut une lettre de son mari, lui annonçant son retour.

Maintenant, assise près de la cheminée du vivoir, Alix attendait le voyageur. La soirée était froide. Un grand feu brûlait dans l’âtre, et sa lueur capricieuse qui, seule éclairait la pièce en dansant un peu partout, faisait un halo fantaisiste à la jeune femme. L’éclat intermittent des flammes rendait presque vivants les grands oiseaux d’argent des lambrequins sombres placés au haut des larges fenêtres.

Ce décor de luxe convenait bien à celle qui l’animait, Alix était ravissante ce soir-là, Elle portait un déshabillé de soie molle d’un vert très doux dont la draperie harmonieuse créait autour d’elle des plis droits et brisés, profonds et légers, ourlés comme une lèvre, Dans sa pose méditative, Alix était bien l’image du bonheur dans un cadre de richesse, et soudain l’image s’anima.

Sept coups sonnèrent à la grande horloge du vestibule et vinrent s’ajouter aux crépitements joyeux de l’âtre qui coupaient le silence de la maison.

Alix se leva vivement, et retoucha sa coiffure d’un geste gracieux.

— Paul sera ici dans quelques instants, murmura-t-elle, en mettant le courant aux électroliers.

La lumière, grâce à sa belle ordonnance, vint poser ses rayons aux endroits assignés, éclairant, crûment le plafond à soliveaux de noyer, pour couler ensuite en traînées moins vives le long des murs couleur d’ocre pâle,

Avant de retourner s’asseoir, Alix s’approcha d’une haute potiche posée sur le parquet luisant, près de la plinthe presque noyée d’ombre, et arrangea les grosses tiges de glaïeuls roses et blancs qu’elle contenait. Puis, ayant frôlé du bout des doigts la reliure de plusieurs livres alignés sur une table, sans en prendre aucun, elle revint à sa place ; son pied se posa sur un tabouret recouvert comme les fauteuils de l’ameublement d’un tissu un peu rugueux, aux tons mariés ocre et beige, et songeuse revécut la soirée passée avec son mari, la veille de son départ pour Rimouski.

Ce soir-là, après le repas, Paul se préparait à sortir.

Alix, intérieurement troublée par la perspective de la première offensive qu’elle allait tenter pour un rapprochement avec son mari, demanda du ton poli de celle qui sollicite un hôte à prolonger sa visite :

— Vous sortez, Paul ?

Comme elle l’avait dit à Gilles, Alix tenait fermement à réparer ce qu’elle avait détruit. Si elle voulait essayer d’un rapprochement immédiat avec Paul, c’était dans ce but, avec, au fond de son cœur, une lueur d’espoir que son amour y trouverait son profit. À la question de sa femme, Paul répondit :

— Oui, une course.

— Qui ne peut se remettre ?

— Si, attendez-vous quelqu’un ?

Elle eut une hésitation. Comme elle était difficile, pénible, cette ouverture.

— Je n’attends personne, dit-elle.

Il la regarda un peu surpris, puis, courtois :

— Vous voudriez que je demeure près de vous…

— Peut-être… Mais je ne veux pas vous imposer quoi que ce soit qui pourrait vous contrarier.

Paul s’inclina.

— Soyez assurée qu’il me sera agréable de vous tenir compagnie, Alix, et je vous remercie d’en avoir exprimé le désir.

Comme tout cela était poli, trop poli même ! Le tact de cet homme bien élevé la blessa presque.

— Comprenez, Paul, que je ne veux rien vous imposer, dit-elle distante.

Ce que Paul comprit surtout, c’était qu’Alix voulait définir la ligne de démarcation de leurs relations. Il est de bon ton pour un mari qui doit s’absenter, de passer les moments qui précèdent son départ avec sa femme. Elle avait raison ; aux yeux du monde, il fallait jouer la comédie. N’était-il pas le premier qui avait voulu qu’il en fût ainsi ? Il reprit, s’efforçant de sourire :

— Je resterai d’autant plus volontiers avec vous, que ma course peut se faire en allant à la gare, et que rien ne m’attire en dehors de la maison.

— … Et voyez-vous quelque chose qui puisse vous retenir au-dedans ?

Il eut envie de crier : « Vous ». Il se contenta de dire, galant :

— Oh, certainement, la présence d’une jolie femme…

— Vous me trouvez jolie ?

— Plus que jolie.

Un malaise glissa entre eux.

Elle reprit :

— Avouez que votre compliment n’a pas été difficile à tourner alors.

Il riposta vivement :

— On ne pourra pas m’accuser d’en avoir pris l’inspiration dans un livre…

Nerveux, maladroit, il venait de répondre par les mots dont Alix s’était servie pour ridiculiser sa description de l’amour, lors du bal au Château. À peine sa phrase échappée, il regretta l’allusion qu’elle contenait, à en être misérable. Il s’approcha de sa femme et lui offrit son bras.

— Passons au salon pour un peu de musique, voulez-vous ?

— Vous avez raison ; la musique avec son beau langage parlera mieux que nous pouvons le faire, je crois.

— Je n’ai pas voulu vous blesser tout à l’heure, Alix.

— Je n’en doute pas.

Et elle ajouta, tout en suivant son mari, la main à peine appuyée sur son bras :

— Ne croyez-vous pas qu’un effleurement du passé pourrait être salutaire…

Mais sa voix faiblit ; elle venait de sentir la détente des muscles sous le drap souple où sa main reposait.

— Nous ne pouvons repasser deux fois dans un sentier où les ronces nous ont déjà blessés, sans risquer de venir à nouveau au contact de leurs pointes acérées. Laissons le passé, je vous prie…

Paul avait parlé avec effort.

Alix étouffa un soupir. Tout était si affreusement compliqué. Elle le comprenait plus que jamais.

Oh, crier son amour à Paul ! Depuis quelque temps, il lui prenait souvent une envie irrésistible de brusquer ainsi les choses. La peur du dédain de son mari, seule l’empêchait de parler, et ce fut elle qui une fois de plus lui tint les lèvres closes.

Après un peu de musique, Paul était parti sur un au revoir sans conviction, et quelques paroles aimables.

Alix, elle, s’était couchée. Elle voulait se reposer, ne plus penser, dormir. Mais le sommeil ne vint pas vite.

À ce moment de sa rêverie, la jeune femme appuya sa tête sur sa main repliée. La bûche que venait de jeter un domestique sur le feu attira un moment son attention, et fit dévier le cours de ses pensées. De sa nuit d’insomnie d’alors, elle passa à la soirée qu’elle vivait dans le moment. Elle laissa errer son regard sur ce qui l’entourait.

— Tout serait parfait ici, murmura-t-elle, mais mon irréparable faute étend un voile de tristesse sur ce foyer si bien fait pour l’intimité. Paul ne retrouvera pas en entrant, cet accueil chaud des êtres et des choses. Cette harmonie de couleurs, ce raffinement de confort, me paraissent perdus, ce soir, au milieu de la lumière de ces lampes qui semblent brûler sans but.

Un désir affamé de faire disparaître cette ambiance démolisatrice s’empara d’elle. L’idée de dévoiler son amour se présenta de nouveau avec force. Oh, que lui importait le dédain ! Elle était prête à l’ajouter à sa souffrance, pour savoir. Ce fut avec de l’espoir dans les yeux qu’elle alla au devant de Paul lorsque celui-ci entra, mais en voyant cet homme au visage fermé sous son affabilité, elle vit tout s’obscurcir. Ainsi en sera-t-il donc toujours ! Elle entrevit étape par étape, ce que serait leur vie. Elle s’écoulerait monotone jusqu’à ce que la vieillesse vienne la détruire, pour en même temps briser de ses mains débiles les liens puissants qui les unissaient tous deux. La vision était trop lugubre, Alix la chassa avec effroi, et trouva un sourire pour demander à Paul :

— Vous avez fait un bon voyage ?

— Satisfaisant au point de vue affaires, je vous remercie.

— Et vos impressions sur cette partie de la province ?

— Très bonnes. Cette contrée mérite d’être visitée.

Ces phrases étaient vides, et n’en promettaient pas d’autres plus intéressantes. Si cette facilité d’expression qui alimentait leurs conversations et les rendait supportables, allait faire faillite, que deviendraient-ils ? Ils eurent tous deux l’intuition que si les banalités présidaient à leurs courts entretiens, c’en était fait de leur misérable vie conjugale à laquelle ils tenaient ardemment sans se le dire. Contre toute espérance, Alix attendait quelque chose, elle ne savait au juste, qui chasserait le gros nuage. Et Paul, également, s’accrochait à tout ce qui pouvait devenir un espoir, même problématique, pouvant améliorer son sort. Mais en attendant que se dissipât le brouillard qui leur cachait la rive, il fallait à tout prix maintenir leur barque à flot. Et pour se distraire du danger des remous où l’embarcation évoluait, les passagers devaient se parler aimablement.

Alix, la première, trouva des mots assez intéressants pour éloigner la gêne qui s’infiltrait entre eux.

— Les comtés le long du Saguenay sont magnifiques, je le sais pour les avoir visités. Mais le plus bel endroit de la province, à mon point de vue, est la Gaspésie, cette péninsule aussi vieille que le reste du pays, et qui pourtant paraît plus jeune, plus fraîche, plus vivante.

— Vous illustrez bien ce que vous voulez dire, Alix. En effet la Gaspésie est bien l’image d’une jeune fille auprès d’une vieille maman.

— Vous avez trouvé l’expression juste, dit-elle amusée, elle servira aux touristes dans leur tournée gaspésienne.

— Alors, vous croyez que j’ai trouvé l’architecture des mots qui conviennent à votre contrée préférée ?

— Parfaitement.

— Vous pourrez vous en servir lorsque vous rendrez visite à l’endroit de votre choix, l’été prochain.

— Je n’ai pas parlé d’aller à Gaspé, fit-elle surprise.

— Je le sais ; seulement, n’est-il pas logique de penser que vous aimeriez aller voir tous les ans, ce coin de terre qui vous tient au cœur ?

— Vous devez croire que j’accorde mon attention de préférence aux choses inanimées.

— Oh non ! Je vous vois trop bienveillante à l’égard des miens…

— Parlant des vôtres, votre père a téléphoné cette après-midi. Lorsqu’il a su que vous arriviez aujourd’hui, il m’a prié de vous annoncer pour ce soir, entre huit et neuf heures, la visite d’un personnage important.

— Il ne vous a pas dit son nom ?

— Non. Mais vous le saurez bientôt, car l’arrivée de votre visiteur approche. Comme une entrevue avec un grand personnage doit être nécessairement longue, ajouta-t-elle affable, pendant qu’elle durera, je vais aller au théâtre avec Gilles. Voulez-vous faire approcher l’auto ?

Il obéit avec empressement.

La voiture prête, Paul y installa sa femme, lui souhaita bonne veillée, entra dans la maison et s’installa dans son cabinet de travail.

L’architecte aimait cette pièce où il se trouvait complètement chez lui. L’appartement n’avait pas cet aspect d’austérité qu’on se plaît souvent à lui donner. De superbes maquettes se voyaient sur les étagères de chêne aux rayons remplis de livres. De belles études, têtes et paysages coupaient agréablement les murs. Deux lampes de bronze dressaient leur tige élégante derrière un divan recouvert de cuir fauve veiné de rouge, et placé près de la cheminée. Un bureau-table occupait le centre du plancher fait de merisier et d’érable cirés. Trois larges fenêtres versaient durant le jour une lumière abondante. Un fauteuil était placé devant chaque croisée.

En attendant son visiteur, Paul prit une revue, mais sa pensée ne s’arrêtait pas à ce qu’il lisait, elle suivait celle qui venait de s’éloigner et dont l’image le poursuivait sans cesse.

— Un jour, se dit-il, Alix fatiguée de son rôle, me quittera, elle ne peut s’étioler ici indéfiniment. Et alors, moi…

Il eut peur de ce qui l’attendait, et devant cette faiblesse, il ébaucha un geste impuissant.

— Oh, arracher cet amour inutile, insensé… Mais comment le pourrais-je, quand l’horrible catastrophe n’a pu l’ébranler.

Le souvenir de ce qu’il avait enduré à cette époque tragique de sa vie, vint peser lourdement sur son cœur. Il joignit les mains avec une force à les briser et des larmes vinrent s’écraser sur ses phalanges enlacées.

Paul resta un long moment absorbé par son chagrin. Le tic-tac de l’horloge, en divisant le temps par petites fractions, vint le tirer de sa prostration, et lui rappeler qu’il attendait quelqu’un. Il se redressa et se mit à marcher pour se calmer. Il y réussit. Toutes les traces de son émotion étaient disparues, lorsqu’un domestique annonça :

— Monsieur Étienne Bordier.

Paul vit entrer un homme exactement de sa grandeur, très pâle. Ému par l’aspect de cet étranger, l’architecte s’avança vivement vers lui la main tendue.

— Je suis particulièrement heureux de vous rencontrer, dit-il, votre nom seul, semblable à celui de mon père, me rend votre visite bien agréable.

Étienne Bordier serra la main offerte, et son étreinte virile impressionna profondément le mari d’Alix. Il ne pouvait détacher les yeux de celui qui disait maintenant la voix enrouée :

— C’est un bonheur unique pour moi de vous rencontrer, monsieur Paul Bordier.

— Veuillez vous asseoir, monsieur ; vous semblez bien fatigué, permettez que je fasse apporter un cordial…

— Oh merci, n’en faites rien… Ce que je ressens n’est pas de nature à me faire souffrir, ah non !

— Vous avez désiré me voir, monsieur Bordier, en quoi puis-je vous être utile ?

— Avant de le dire, peut-être aimeriez-vous savoir qui je suis.

— Vous avez été annoncé par mon père, cela me suffit.

— Vous semblez aimer beaucoup ce père… adoptif…

— Je l’adore !

— Alors, donnez-moi un peu de votre affection, car je suis son très proche parent. Votre père et moi nous sommes cousins germains.

La figure de Paul s’éclaira.

— À ce seul titre, vous m’êtes cher ; mais je ne crois pas qu’il eût été nécessaire pour provoquer mon amitié ; une bien grande sympathie m’attire vers vous, monsieur. Mon père m’a déjà parlé de vous comme d’un disparu…

— C’est exact, je suis un revenant…

Étienne n’avait pas accepté de siège, et Paul se tenait debout, attendant le bon vouloir de son visiteur, mais celui-ci ne portait pas attention au fauteuil placé près de lui. Étienne buvait les paroles de son fils.

Son fils, cet homme, là, devant lui et qui souriait avec des yeux semblables à ceux de Gilberte… Son fils, cet homme pourvu de tous les dons du cœur et d’un physique parfait. La chair de sa chair, il venait, de lui ce corps bien fait. Il eut un choc au cœur, et un désir presque sauvage d’étreindre cette poitrine qui se dressait à la hauteur de la sienne s’empara de lui. Mais ses bras déjà levés, retombèrent, il dut s’asseoir, les jambes fauchées par l’émotion.

Par la voix du sang, Paul ressentait ce qu’éprouvait son père et les marques de son trouble étrange apparaissaient sur sa figure.

— Veuillez m’excuser, reprit Étienne, vous comprendrez mon émoi, lorsque vous saurez ce qui m’amène ici…

— Je connais l’épreuve de votre vie ; revoir les lieux, les gens qui en furent témoins, expliquent l’état de votre âme… Mais, dites-moi, pourquoi êtes-vous resté si longtemps loin des vôtres…

— Vous ne pouvez comprendre comment la souffrance pousse parfois à se cacher, vous qui ne connaissez que la joie et le bonheur.

— Qu’en savez-vous ! ne put s’empêcher de s’écrier Paul.

— Vous ne seriez pas heureux… Ah, confiez-moi votre peine !…

Cette demande pourtant déplacée, surprit à peine le jeune homme. Allons ! à quoi pensait-il donc devant cet étranger… Il reprit poliment. :

— Si vous me disiez le but de votre visite.

Et il ajouta :

— Je vous remercie de votre sympathie ; convenez cependant que ce qui me touche devrait vous laisser assez indifférent.

— Je ne puis en convenir !

— Si j’avais des malheurs, je ne vous les dirais pas, le seul fait d’avoir parlé de leur possibilité semble vous affecter.

— Je ne veux pas que vous soyez malheureux !

L’accent passionné avec lequel ceci avait été dit, fit courir plus vite le sang dans les veines de Paul, et une sensation indéfinissable lui fit presque bégayer :

— Vous me portez beaucoup d’intérêt, monsieur, est-ce votre voix… sont-ce vos paroles… vous avez, le don de m’émouvoir…

— C’est que vous ne pouvez pas vous douter des liens qui nous unissent…

— Les liens qui nous unissent… Je ne vois pas… dit Paul en frémissant.

— Comme enfant d’adoption, vous êtes-vous déjà demandé qui vous étiez…

Paul chancela et recula de quelques pas.

— Monsieur !… jeta-t-il comme une demande en grâce.

Étienne se leva. Sa violente émotion l’empêcha de voir celle de l’architecte. Il poursuivit :

— Le nom de Bordier vous appartient, mais l’autre n’est pas le vôtre…

Paul haletait, on allait encore le frapper dans sa chair d’enfant naturel ; et il était impuissant devant la menace. La voix qui venait de parler était douce, pourtant, elle retentit implacable lorsqu’elle parvint de nouveau à ses oreilles.

— Non, Paul n’est pas votre nom… c’est Georges-Étienne…

— Georges-Étienne !… Étienne, c’est votre nom… Qui êtes-vous donc ?…

— Inutile de te le dire… Tu le sais… Mon enfant…

Une force mystérieuse poussa Paul vers cet homme qui lui tendait les bras, mais au lieu d’aller à lui, il resta cloué sur place, et ses épaules se courbèrent.

— Paul, mon petit… balbutia Étienne pétrifié dans son élan vers son fils.

Paul se redressa, et d’un mouvement brusque se jeta derrière son bureau-table.

— Mon petit, répéta la voix altérée d’Étienne, je…

Mais Paul, méconnaissable, lui coupa la parole.

— Vous ! C’est vous mon père !… Je vous crois… Tout en moi me le dit, s’écria-t-il avec un mélange de douleur et de colère. Oh, n’approchez pas ! N’approchez pas !… Laissez-moi me ressaisir. Je pourrais vous frapper avant de vous serrez sur mon cœur… Pourquoi êtes-vous venu ! J’avais donné au lâche auteur de ma misérable vie, des traits qui m’aidaient à le mépriser, et aujourd’hui que je vous ai vu, votre figure si douce emplit mon âme… Je voudrais l’en chasser, je l’appelle… Je voudrais la haïr, je l’aime… J’ai su que vous aviez pleuré une épouse bien-aimée, pourquoi avez-vous sali son amour vénéré par un amour coupable qu’il vous eût été si facile de légitimer. Oh, pourquoi avant de partir pour vos régions de glace, ne m’avoir, au moins, laissé votre nom, il eût compensé votre abandon…

— Mon petit, que crois-tu donc !…

— La vérité ! Vous vous êtes inquiété de mon bonheur tout à l’heure… Sachez que je suis malheureux à en mourir… Par la femme que j’adore je fus traité de ce que je suis… un déchet du plaisir… Et pourquoi m’avez-vous retracé, vous ? Passe-temps d’homme blasé et fortuné, je suppose…

— Paul !

— Oh, je voudrais vous maudire, s’écria-t-il dans un sanglot, et voyez, je vous tends les bras… Je voudrais vous crier des injures et je vous supplie de me parler d’elle… ma mère… Si elle fut coupable…

Mais Paul ne finit pas sa phrase, une main forte lui ferma la bouche pendant qu’un bras puissant encerclait ses épaules, et la voix d’Étienne, vibrante, impérieuse, explicite, arrivait à ses oreilles :

— Paul mon enfant, tu n’es pas ce que tu crois… Ta mère était une sainte et notre union fut bénie dix mois avant ta naissance… Jamais berceau ne fut préparé avec autant d’amour… Gilberte Mollin, c’était ta mère, si vertueuse, si attirante dans l’épanouissement de sa jeunesse… Hélas, la belle fleur ne vécut pas… Le jeune rameau en naissant de la tige, l’a brisée : ta mère, Paul, mourut en te donnant le jour…

— Maman ! dit Paul, en joignant les mains.

— J’étais loin lors de ta naissance. Perdu dans les glaces polaires, je ne pus revenir à temps pour te défendre des mains d’un scélérat. Oh, cet homme, comme il a su me martyriser !

— Papa ! murmura le fils de Gilberte.

Étienne conduisit le jeune homme près du divan, et le fit asseoir à ses côtés.

Alors dans tous les détails, le père raconta à son fils le drame de sa vie.

Paul écoutait comme dans un rêve, cette voix qui parlait presque bas.

Un silence impressionnant suivit la narration.

— Et moi qui ai blasphémé, soupira Paul.

— Rien de ce que tu as dit n’a effleuré ni la mémoire de ta mère, ni la mienne. Tu t’es attaqué aux êtres fictifs que tu croyais responsables de ta naissance. Mon fils, tu as ma fierté. Je conçois ce que tu as pu souffrir. Dis-moi, comment as-tu découvert ce que tu croyais être ?

Paul relata l’incident du collège.

— As-tu été souvent humilié dans la suite ?…

— Une fois ; ce fut atroce ; on détruisit ma vie… Mes parents adoptifs, par leurs bontés, m’avaient presque fait oublier mon origine, « Elle » me l’a rappelé. Il raconta alors ce qui s’était passé entre Alix et lui.

— Et tu l’aimes toujours en dépit de ce qu’elle t’a dit…

— Oui, pour mon malheur…

— Ne dis pas cela, espère plutôt. Un amour comme le tien peut vaincre bien des obstacles.

— Comment connaissez-vous à quel degré je puis aimer ?

— Ton amour, il est plus fort que toi, il te possède en entier, il fut foudroyant… il ne cessera qu’avec ta vie. C’est ainsi qu’aime un Bordier. Tel est ton amour, tel fut le mien pour Gilberte. Et maintenant dis-moi un peu ta vie.

— Je fus choyé. Ma mère d’adoption fut une véritable maman, et mon père fut admirable toujours, et surtout à mon heure si crucifiante que vous savez. J’eus des succès dans mes études, mes camarades, mes amis ne me marchandèrent ni leur amitié, ni leur estime. Je vivais heureux. Et lorsque je connus Alix, je crus à la limite du bonheur. Oh, ma vieille blessure était bien guérie ! Hélas ce fut la catastrophe… On m’éclaboussa de la boue de mon origine et je compris que j’en resterais entaché, à jamais.

— Pauvre enfant !

— Vous concevez ma vie depuis ce jour. Je voyais la droiture et l’honneur en moi, et il me fallait convenir que j’étais issu du vice et de la honte. La révolte voulait me faire crier, mais je dus me taire pour ne pas affliger les êtres chéris auxquels je devais tant. Mais vous êtes venu, papa, et le cauchemar vient de fuir. Ah, quel délice ! quelle ivresse ! quelle délivrance ! J’éprouve la joie du papillon qui après avoir connu la marche rampante sur le sol aride, avant sa transformation, s’élève vers le ciel en fendant le soleil de ses ailes. Je devrais être complètement heureux, mais l’allégresse de mon âme ne parvient pas à éloigner l’angoisse de mon cœur. Cet amour merveilleux que j’éprouve pour vous, ne peut me consoler de celui malheureux que j’ai pour Alix.

— Aie confiance, aie foi. Une sainte étoile t’a protégé, elle te suivra encore.

— Ah ma sainte étoile, qu’elle garde sous mon toit celle que j’adore. Je songe avec frayeur au jour où Alix me quittera. Mon père, venez, ajouta Paul en passant son bras sous celui d’Étienne, ma femme vient de rentrer, j’ai reconnu son pas, je vais vous la présenter.

Les deux hommes passèrent au vivoir, et se trouvèrent en présence de la jeune femme. Alix n’avait pas encore enlevé son manteau, et la fourrure d’un gris très doux du vaste collet, faisait ressortir royalement sa beauté de blonde. Paul s’empressa auprès de sa femme et lui aida à ôter son vêtement qui glissa soyeux et facilement des épaules nues.

Étienne eut un regard admiratif à l’adresse de sa bru.

— Vous avez passé une agréable soirée, Alix, demanda Paul ?

— À vous d’en juger, je suis allé au cinéma où l’on montrait la pellicule : « Étrange Intermède »…

Paul connaissait cette pièce discutable. Actée par les meilleurs artistes, elle montre d’une façon saisissante tous les genres de souffrances que peut causer la dissimulation.

— Un Étrange Intermède, murmura-t-il, la chose ne se produit pas seulement dans les œuvres de théâtre. Alix, ajouta-t-il avec émotion, permettez-moi de vous présenter… un parent, monsieur Étienne Bordier.

— Très heureuse de vous connaître, monsieur.

— Je suis honoré, madame.

— Et quel titre de parenté dois-je vous donner monsieur Bordier, oncle ou cousin…

— Mieux que cela…

— Je suis perdue… dit-elle perplexe.

— Ne trouvez-vous pas une certaine ressemblance entre votre mari et moi…

— En effet, elle est frappante, dit-elle en hésitant.

— Je pourrais être le grand’père de Paul, peut-être.

— Vous êtes trop jeune pour être cela, répondit-elle figée, et puis…

— Notre ressemblance reconnue, enlevez l’adjectif au titre que je me suis donné, et vous serez dans le vrai : je ne suis pas le grand’père de Paul, mais son père.

— Alix pâlit et regarda son mari dont le visage rayonnait.

— Oui, Alix, cet homme est mon père…

La jeune femme pâlit davantage, puis une flamme d’indignation traversa ses prunelles.

— Et vous avez cru bon de m’imposer celui…

Elle s’arrêta et baissa le front, puis elle ajouta, cachant son trouble sous un calme apparent :

— Je suis heureuse de ce qui vous arrive, en autant que vous l’êtes vous-même.

— Alors soyez-le sans restriction ; en plus de connaître mon père, j’éprouve cette jouissance que me procure cette fierté de me savoir au niveau de tout le monde par ma naissance.

Avec des mots brefs, hachés, Paul expliqua la situation.

Alix écoutait les yeux lointains la poignante révélation, et elle se disait l’âme en détresse :

— J’ai trop hésité. Le fils naturel eût peut-être, sans le partager, accepté mon amour tardif, l’homme intact dans sa naissance ne le peut pas. La faute dont il portait le poids, le rapprochait en quelque sorte de la mienne. Libéré, il s’élance trop haut, je ne puis le suivre, parce que moi, je demeure captive de mon heure de folie.

Lorsque Paul eut fini de parler, Alix tendit la main, et le jeune homme la sentit froide dans la sienne.

— Soyez assuré, mon ami, que je remercie le ciel de tout cœur de sa clémence en votre faveur.

Puis se retournant du côté d’Étienne Bordier :

— Quoi que vous puissiez penser de moi, monsieur, ne doutez pas de mes sentiments qui me font me réjouir profondément de votre bonheur.

Étienne s’inclina.

— Je suis très touché, ma chère enfant, permettez que je vous appelle ainsi, et souvenez-vous que le bonheur n’entre jamais seul sous un toit.

Et il ajouta :

— D’après une entente convenue, mon retour reste le secret de la famille. Pour tout le monde, je suis le parent qui ayant amassé une petite fortune dans le Nord, vient finir tranquillement ses jours en pays civilisé.

Un silence suivit. Alix le coupa :

— Veuillez m’excuser, je me retire, vous avez encore tant de choses à vous dire… Bonsoir Paul, et bonsoir… père, dit-elle en s’éloignant.

L’architecte tendit les bras avec désespoir. Il comprenait trop ce qui se passait dans l’âme de sa femme.

— Jamais, se dit-il, Alix pardonnera à ma naissance qui maintenant surpasse la sienne. Elle ne pourra supporter l’idée de voir ses ancêtres courber la tête devant les miens. Son parjure a humilié ses marquis, et mes pères n’ont pas à rougir de moi. Quel dilemme ! Mon bonheur de fils tue les possibilités de mon bonheur d’époux…

Étienne et son fils retournèrent dans la bibliothèque. Toutes les heures de la nuit sonnèrent et les deux hommes causaient toujours. Ce ne fut qu’au petit jour qu’Étienne retourna chez son cousin.

Le lendemain, l’heure du déjeuner réunit Paul et sa femme.

— Êtes-vous reposée, Alix, demanda Paul en s’assoyant, après avoir avancé le siège à sa compagne ?

— Assez, je vous remercie ; et vous, êtes-vous un peu remis de votre émotion bien compréhensible…

— Je vis comme dans un rêve, et je crains parfois de m’éveiller.

— Votre vie fut bien étrange.

— Que peut faire la perversité d’un seul homme…

Elle songea.

— Et la méchanceté d’une seule femme…

La conversation devenait difficile ; Paul chercha une phrase, et ne la trouvant pas, nerveux, il froissa sa serviette. Oh, il allait disparaître de la présence de sa femme, il devait être un tyran à ses yeux. Puis il ne pouvait plus supporter la vue des ravages causés par l’humiliation sur les traits bien-aimés.

Il se leva de table.

— Vous permettez ? j’ai un appointement dans quelques minutes.

Alix arrêta son mari d’un geste de la main, et se leva à son tour.

— Ne croyez-vous pas qu’il serait à propos, dès aujourd’hui, de prendre certains arrangements pour…

Elle se tut, il lui en coûtait de dire ce qu’elle avait dans l’idée. Peut-être verra-t-elle de la gouaillerie sur le visage expressif de son mari. Tant pis, elle devait parler. Elle reprit, pendant que Paul, le souffle coupé dans la gorge, attendait avec l’épouvante du prisonnier qui prévoit une condamnation à vie. Alix allait demander la séparation. Il en était certain.

— Pour… pour fêter le retour de votre père, finit-elle.

C’était cela ! Les nerfs de Paul subirent une telle détente, qu’une irrésistible envie de rire mêlée à une non moins grande envie de pleurer s’empara de lui et un soupir navrant fait de larmes et de rire refoulés s’exhala, de sa bouche.

— Mais oui… mais oui… il faut préparer quelque chose pour fêter le retour de mon père… Une petite réception intime… Vous saurez comment… Je vous donne carte blanche… Merci de votre attention.

Il sortit sur ces mots.

Le trouble de son mari n’échappa pas à Alix. Pourquoi ce désarroi chez cet homme toujours si maître de lui ? La phrase qu’elle avait dite en était-elle la cause ? En analysant, Alix s’aperçut que pour l’avoir divisée par un arrêt, la première partie, ainsi construite, laissait la pensée en suspens sur ce qui pouvait suivre. Comment expliquer l’émotion violente de Paul sans reconnaître qu’il était loin d’être indifférent à ce que disait ou pensait sa femme. Cette découverte enivra Alix de joie, et, afin de ne pas compromettre ce qui s’annonçait si beau, elle décida de taire son amour pour un certain temps et de s’abandonner aux événements. Ensuite, elle aviserait. Elle ne voulait pas s’avouer vaincue…

La réception proposée eut lieu le lendemain soir, et permit à Gilles et à sa tante de connaître Étienne. La soirée eut un cachet tout familial. Alix évoluait parmi ses hôtes avec aisance et sérénité. À la voir ainsi, Paul éprouva une telle satisfaction, qu’il décida lui aussi de cacher son amour, plus que jamais, afin de ne pas gâcher les choses.

De ce sacrifice mutuellement consenti en secret, il s’ensuivit une relation de camaraderie entre Paul et Alix, qu’ils découvrirent avec délice. Puis, pour aider à ce rapprochement précieux, partout c’était fête, bientôt ce serait Noël, anniversaire de la révélation du grand mystère de l’amour et du pardon ; nuit inoubliable, qui, à deux mille ans de distance emplit encore les cœurs d’allégresse, et comme disait Marie Barre au temps de ses pires épreuves :

— Il est vrai que le cortège des misères humaines n’arrête pas de circuler ce jour-là, mais les pleurs sont moins amères, les plaintes moins déchirantes… C’est Noël… L’aile immense d’un Dieu couvre le monde et n’oublie personne, il y a un moment de répit plein de courage : de la mansarde obscure aux palais éblouissants, les croix changent d’épaules.