Pérégrinations d’une paria/II/II. La république et les trois présidents

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 39-135).


II.

LA RÉPUBLIQUE ET LES TROIS PRÉSIDENTS.


Il me serait difficile d’exposer à mes lecteurs les causes de la révolution qui éclata à Lima en janvier 1834, et des guerres civiles qui en furent la suite. Je n’ai jamais pu comprendre comment les trois prétendants à la présidence pouvaient fonder leurs droits aux yeux de leurs partisans. Les explications que mon oncle m’a données, à cet égard, n’ont pas été bien intelligibles. Quand je questionnais Althaus à ce sujet, il me répondait en riant : — Florita, depuis que j’ai l’honneur de servir la république du Pérou, je n’ai pas encore vu un président dont le titre ne fût très contestable… Parfois il s’en est trouvé jusqu’à cinq qui se disaient être légalement élus.

En résumé, voici ce que j’ai pu saisir. La présidente Gamarra, voyant qu’elle ne pouvait plus maintenir son mari au pouvoir, fit porter, par ses partisans, comme candidat, Bermudez, une de ses créatures, et il fut élu président. Ses antagonistes alléguèrent, je ne sais pour quelles raisons, que la nomination de Bermudez était nulle, et, de leur côté, ils nommèrent Orbegoso. Alors les troubles éclatèrent.

Je me rappelle que, le jour où la nouvelle en arriva de Lima, j’étais malade et couchée sur mon lit, tout habillée, causant avec ma cousine Carmen sur le vide des choses humaines ; il pouvait être quatre heures. Tout à coup, Emmanuel se précipite dans la chambre avec un air effaré et nous dit : — Vous ne savez pas ce qui se passe ? le courrier vient d’apporter la nouvelle qu’il y a eu une affreuse révolution à Lima ! un massacre épouvantable ! On en a été tellement révolté ici, qu’il vient de se faire spontanément un mouvement général. Tout le peuple est rassemblé sur la place de la cathédrale ; le général Nieto est nommé commandant du département. C’est une confusion à ne savoir que croire et qui entendre. Mon père m’envoie chercher mon oncle Pio.

— Eh bien ! dit ma cousine sans s’émouvoir et tout en secouant la cendre de son cigare, va raconter tout cela à don Pio de Tristan. Voilà des événements qui l’intéressent, lui qui peut craindre de payer pour les battants ou les battus. Mais, quant à nous, que nous importe ? Florita n’est-elle pas étrangère ? Et moi qui ne possède plus un maravédis, qu’ai-je besoin de savoir si l’on s’égorge pour Orbegoso, Bermudez ou Gamarra ?

Emmanuel se retira. Peu de temps après, Joaquina entra.

— Sainte Vierge ! mes sœurs, savez-vous le malheur qui vient encore frapper notre pays ? La ville est en révolte ; un nouveau gouvernement s’établit, et les misérables qui sont à la tête de l’insurrection vont pressurer les malheureux propriétaires. Mon Dieu ! quelle calamité !

— Tu as raison, dit Carmen ; dans de pareilles circonstances, on est presque satisfait de ne pas être propriétaire : car il est dur de donner son argent pour faire la guerre civile lorsqu’on pourrait l’employer à soulager des malheureux. Mais que veux-tu ? c’est le revers de la médaille.

Vinrent ensuite mon oncle et Althaus. Tous les deux étaient visiblement inquiets : mon oncle, parce qu’il craignait qu’on ne lui fît donner de l’argent ; mon cousin, parce qu’il hésitait à se prononcer pour l’un ou l’autre parti. Tous deux avaient également beaucoup de confiance en moi, et, dans cette position embarrassante, ils me demandèrent mon avis.

Mon oncle, s’approchant tout près de moi, me dit avec abandon : — Ma chère Florita, je suis bien inquiet ; conseillez-moi ; vous avez des aperçus justes en tout, et vous êtes réellement la seule personne ici avec laquelle je puisse parler de choses aussi graves. Ce Nieto est un misérable sans honneur, un mange-tout, un homme faible qui va se laisser mener par l’avocat Baldivia, homme très capable, mais intrigant et révolutionnaire forcené. Ces brigands-là vont nous rançonner, nous autres propriétaires, Dieu sait jusqu’à quel point. Florita, il m’est venu une idée : si demain matin j’allais, de bonne heure, offrir à ces voleurs deux mille piastres, et en même temps leur proposer de faire une levée d’argent sur tous les autres propriétaires, ne trouvez-vous pas que cela me donnerait l’apparence d’être de leur bord, et aurait peut-être pour résultat d’empêcher qu’ils ne me taxassent aussi fortement ? Chère enfant, qu’en pensez-vous ?

— Mon oncle, je trouve votre idée excellente : seulement je pense que la somme que vous offrez n’est pas assez forte.

— Mais, Florita, vous me croyez donc aussi riche que le pape ? Comment ! ils ne se contenteraient pas de dix mille francs ?

— Mon cher oncle, songez donc que leurs exigences seront relatives aux fortunes. Vous sentez que si vous, l’homme le plus riche de la ville, ne donnez que dix mille francs, d’après cette proportion, leurs rentrées ne seraient pas considérables ; ils ne feraient pas une forte prise, et je crois pouvoir vous dire que leur intention est de faire une rafle de main de maître.

— Comment cela ? Savez-vous quelque chose ?

— Pas précisément ; mais j’ai des indices.

— Ah ! ma Florita, mettez-moi au courant. Althaus est serré avec moi ; jamais je ne peux en tirer un mot. Ce petit Emmanuel me boude ; tous deux vous aiment beaucoup ; tâchez qu’ils vous tiennent toujours bien informée. Je vais rentrer chez moi ; je me dirai malade ; car, dans ces circonstances, je n’ose parler ; il suffirait d’une parole pour me compromettre.

Mes rapports avec Baldivia m’avaient fait juger de l’homme : en apprenant qu’il était dans le gouvernement qui s’organisait, je présumais bien que les propriétaires seraient exploités ; c’est ce qui me fit parler avec autant d’assurance à mon oncle.

Quand il fut sorti, Althaus s’approcha de moi, à son tour, et me dit : — Cousine, renvoyez tout ce monde qui vous fatigue : je voudrais causer avec vous. Je suis dans une position des plus embarrassantes. Je ne sais quel parti prendre.

J’appelai ma cousine Carmen et la priai de renvoyer tous ces visiteurs, lesquels, croyant me faire plaisir, venaient s’établir dans ma chambre et augmentaient beaucoup mon mal de tête par leur bruyante conversation. Tout le monde se retira ; et, dix minutes après, Althaus rentra.

— Florita, je ne sais que faire. Pour lequel de ces trois gredins de présidents dois-je prendre parti ?

— Cousin, vous n’avez pas le choix. Puisqu’ici on reconnaît Orbegoso, il vous faut marcher sous ses bannières et le commandement de Nieto.

— Voilà justement ce qui me fait enrager. Ce Nieto est un âne, présomptueux comme tous les sots et qui se laissera gouverner par cet avocassier Baldivia ; tandis que, du côté de Bermudez, il y a quelques soldats avec lesquels je pourrais marcher.

— Soit ; mais Bermudez est à Lima et vous êtes à Aréquipa. Si vous refusez de marcher avec ceux-ci, ils vont vous destituer, vous rançonner et vous vexer en tout.

— Voilà ce que je crains. Que pense don Pio sur la durée de ce gouvernement ? Je ne lui dis rien parce qu’il m’a menti tant de fois que je ne crois plus à aucune de ses paroles.

— Au moins, cousin, vous croyez à ses actes : ce qui doit vous déterminer, c’est que don Pio accorde assez de durée à ce gouvernement pour lui offrir de l’argent. Demain, il ira porter 4, 000 piastres à Nieto.

— Il vous l’a dit ?

— Oui, cher ami.

— Oh ! alors, cela change les choses. Vous avez raison, cousine. Quand un homme politique comme don Pio offre 4,000 piastres à Nieto, un pauvre soldat comme moi doit accepter la place qui lui est offerte, de chef d’état-major. Demain, avant huit heures, je serai chez le général. Peste soit du métier ! Moi, Althaus ! forcé de servir sous un homme que, lorsque j’étais lieutenant dans l’armée du Rhin, je n’aurais pas voulu pour simple caporal !… Ah ! bande de voleurs ! si je peux parvenir à me faire payer, seulement la moitié de ce que vous me devez pour les travaux que je vous ai faits et que vous êtes incapables d’apprécier, je jure bien de quitter votre maudit pays pour ne plus le revoir.

Althaus, une fois lancé, se déchaîna contre les trois présidents ; l’ancien Gamarra, le nouveau Orbegoso, et, enfin, celui en possession du pouvoir, Bermudez. Il les méprisait tous trois également. Mais, bientôt après, il vit les choses du côté plaisant et me dit, à ce sujet, les bouffonneries les plus originales.

Après qu’Althaus m’eut quittée, mes pensées prirent un cours plus sérieux. Je ne pus m’empêcher de déplorer les malheurs de cette Amérique espagnole où, en aucun lieu, un gouvernement protecteur des personnes et des propriétés ne s’est encore établi d’une manière stable ; où, de toutes parts, accourent, depuis vingt ans, les hommes de violence qui, voyant en Europe l’arène des combats fermée par les progrès de la raison humaine, vont en Amérique y fomenter les haines, prennent parti dans les querelles, prolongent les résistances par leur coopération et perpétuent ainsi les calamités de la guerre. Ce n’est pas actuellement pour des principes que se battent les Américains-Espagnols, c’est pour des chefs qui les récompensent par le pillage de leurs frères. La guerre ne s’est jamais montrée sous un aspect plus dégoûtant, plus méprisable : elle ne cessera ses ravages dans ces malheureux pays que lorsque rien n’y tentera plus sa cupidité, et ce moment n’est pas éloigné. Arrivera enfin le jour fixé par la Providence où ces peuples seront unis sous la bannière du travail. Puissent-ils alors, au souvenir des calamités passées, prendre en une sainte horreur les hommes de sang et de rapine ! Que les croix, les étoiles, les décorations de toute espèce, dont les couvrent leurs maîtres, ne soient, à leurs yeux, que des stigmates d’infamie ; qu’ils les repoussent de partout et n’accueillent que la science et le talent appliqués au bonheur des hommes.

Le lendemain, mon oncle entra chez moi dès le matin ; j’étais assoupie. — Chère Florita, me dit-il, pardonnez-moi, si je vous dérange d’aussi bonne heure : comment allez-vous ? avez-vous un peu reposé cette nuit ?

— Non, mon oncle, j’ai une agitation fébrile qui me prive de tout sommeil ; ma douleur de tête ne me quitte point, et je me sens extrêmement faible.

— Je ne m’en étonne pas, vous ne mangez rien ; croyez-vous que ce soit avec des oranges, du café et un peu de lait que vous allez vous remettre des dures fatigues de votre long voyage. Joaquina ni moi n’osons vous contrarier ; mais nous souffrons de voir la manière dont vous vous traitez. Carmen a raison de vous appeler fleur de l’air ; en effet, vous ne ressemblez pas mal à cette plante, qui s’alimente de l’air seulement[1].

— Mon oncle, toute ma vie j’ai vécu de même, et néanmoins je me suis toujours assez bien portée ; je crois que c’est à l’air du volcan qu’il faut attribuer ma maladie. Et vous, mon oncle, vous paraissez inquiet, souffrant ; seriez-vous malade aussi ?

— Non, mon enfant ; toutefois je n’ai pas dormi de la nuit, ces événements m’ont bouleversé. Florita, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit ; je crains que 2,000 piastres ne soient pas assez ; mais 4,000, c’est énorme !

— Oui, sans doute ; mais Althaus m’a dit, hier, qu’ils ne prenaient cet argent qu’à titre de prêt.

— Ah ! ah ! eux aussi se servent des grands mots ! ils appellent cela des prêts !… effrontés coquins ! Bolivar donnait aussi à ses exactions le nom de prêt. Et qui donc m’a rendu ou songé à me rendre les 25,000 piastres que l’illustre libertador m’a prises lorsqu’il est venu ici ? C’était également à titre de prêt que le général Sucre nous prenait notre argent ; je n’ai cependant jamais revu les 10,000 piastres qu’il m’a ainsi empruntées. Ah ! Florita, de pareilles impudences me font sortir de mon caractère. Venir voler les gens, chez eux, à main armée, et, à l’infamie ajoutant la dérision, enregistrer les sommes volées sous la dénomination de prêt, voilà qui passe toute effronterie…

— Mon oncle, quelle heure est-il ?

— Huit heures.

— Eh bien, je vous engage à partir, car je sais qu’on doit, à dix heures, publier par la ville l’ordonnance qui met à contribution les propriétaires.

— Vraiment ? Alors je n’ai pas de temps à perdre ; je me décide pour 4,000 piastres.

Ainsi, pensais-je, par un équilibre providentiel, l’argent que l’iniquité me refuse, la violence le ravit ; si je pouvais croire à une vengeance divine, n’en verrais-je pas là un exemple ? Mon oncle n’est-il pas frappé dans ce qu’il a de plus cher ? comme si Dieu eût voulu que l’injustice fût à son tour victime de l’injustice ?

Mon oncle revint tout content.

— Ah ! Florita, comme j’ai bien fait d’agir selon vos conseils. Figurez-vous que ces coquins ont déjà fait leur liste. Le général m’a très bien reçu ; mais ce Baldivia avait l’air de deviner le motif qui me faisait venir ; son regard semblait me dire : « Vous nous apportez votre argent par crainte que nous ne vous en demandions davantage ; vous n’y gagnerez rien. » Heureusement je suis aussi fin que lui.

A dix heures, on publia par la ville el bando (mandement fait à cri public) ; non, jamais de ma vie je n’ai vu une telle rumeur ! Althaus vint chez moi, riant comme un fou : — Ah ! cousine, que vous êtes heureuse de ne pas avoir d’argent ! aujourd’hui ceux qui en ont font une mine bien pitoyable, et j’aurais peine à vous voir, vous, qui êtes si gentille, faire une telle grimace ! Maintenant me voilà chef de l’état-major du généralissime Nieto ; cela me vaut déjà 800 piastres ! L’aimable docteur Baldivia avait porté sur son bando Manuela Florez d’Althaus pour la modique somme de 800 piastres ; mais, comme tout, dans cet heureux temps, se fait au nom du pouvoir militaire, le dit bando est arrivé à mon bureau et, avant de le signer, j’ai eu la bonne idée de lire les noms des victimes. Parvenu à celui de mon illustre épouse, je l’ai rayé sans cérémonie, et suis allé chez le général où, criant bien fort, j’ai dit que je trouvais très extraordinaire qu’on eût porté ma femme pour 800 piastres, quand la sienne, ni celles des autres membres du gouvernement suprême, ne figuraient pas sur le bando pour un réal. Maître Baldivia a voulu répliquer, en disant « que la nièce de don Pio… » — Ici, me suis-je écrié, en l’interrompant avec véhémence, on ne doit pas voir la nièce de don Pio, mais seulement la femme du chef d’état-major Althaus ; et si les loups se mangent entre eux, ma foi, alors, au diable ! j’en jette la peau, et vais hurler dans une autre tanière. — En prononçant ces paroles, de ma douce voix, j’ai fait sonner mon sabre par terre et retentir mes éperons d’une telle force, que le moine a pris sa plume pour rayer le nom de ma femme. Le trouvant bâtonné, il a pincé les lèvres, a pâli, et son regard cherchait à pénétrer d’où provenait mon assurance ; mais, de même qu’à Waterloo, j’étais ferme comme un roc, et, le regardant en face, je lui ai dit : — Camarade, dans cette affaire, chacun de nous aura sa besogne : à vous de fabriquer les bandos qui extorqueront l’argent des bourgeois, et à moi de les faire exécuter. Je pense qu’en cette circonstance mon sabre sera aussi utile que votre plume. Le camarade a compris…, et je vous assure, Florita, que cette sortie soldatesque, comme vous allez la nommer, a fait un très bon effet.

Vers midi, ma cousine Carmen entra avec l’expression d’une joie concentrée :

— Florita, je viens vous chercher ; chère amie, levez-vous ; il faut absolument que vous veniez vous asseoir à la fenêtre de mon salon pour jouir avec moi du spectacle qu’offre la rue de Santo-Domingo, voilà de ces événements à faire figurer dans votre journal : j’ai déjà pris note pour vous des deux plus curieux. Vous allez vous envelopper dans votre manteau, vous couvrirez votre tête de votre grand voile noir, je garnirai le rebord de la fenêtre de tapis et de coussins ; vous serez là comme sur votre lit, et nous nous amuserons comme des reines.

— Mais, cousine, que se passe-t-il donc dans la rue de Santo-Domingo ?…

— Ce qui se passe ! le spectacle le plus amusant qu’on puisse voir ; vous verrez tous ces propriétaires, avec des sacs d’argent sous les bras, la figure pâle, allongée, allant comme des gens que l’on mène à un auto-da-fé. Ha ! venez vite, Florita ; dans ce moment nous perdons beaucoup.

Entraînée par ses instances, j’allai m’installer à sa croisée. Carmen avait raison ; je trouvai à y faire d’intéressantes observations.

Ma cousine est remplie de cet esprit sourdement méchant, assez ordinaire chez les êtres qui n’osent pas se mettre en lutte ouverte contre la société dont ils ont été victimes : elle saisit avec empressement toutes les occasions de se venger de cette même société qu’elle hait ; aussi accostait-elle chaque individu qui passait devant nous, et se plaisait-elle à lui retourner le poignard dans la plaie.

— Comme vous voilà chargé, señor Gamio ! Où allez-vous donc porter ces grands sacs de piastres ?… vous auriez là de quoi acheter une jolie petite chacra pour chacune de vos filles.

— Comment, dona Carmen, vous ne savez donc pas qu’ils ont eu l’iniquité de m’imposer pour 6000 piastres !!

— Vraiment, señor Gamio ! Ah ! cela est affreux !!… ; un père de famille, un homme si rangé, si économe, qui se prive du nécessaire pour entasser sacs sur sacs : voilà qui est d’une injustice révoltante !

— Oui, vous le savez, si je me suis privé pour amasser ; eh bien ! voilà les fruits de mes économies partis d’un seul coup ! ils m’enlèvent tout !

— Et encore, don José, si vous en étiez quitte pour cette somme ?…

— Hé ! mais croyez-vous donc qu’ils m’en prendront d’autres ?

— Don José, nous vivons dans un temps où les honnêtes gens n’ont pas la liberté de parler ; il faut recommander son ame à la sainte Vierge, et prier pour les malheureux qui ont de l’argent…

Le senor Gamio, les larmes dans les yeux, tremblant de crainte, quitta la croisée de Carmen avec le désespoir dans le cœur.

Après lui vint à passer le señor Ugarte, homme aussi riche que mon oncle, mais beaucoup plus avare. Dans les temps ordinaires, Ugarte va avec des bas bleus, des souliers percés et un habit rapiécé ; ce jour-là, exaspéré par la douleur de l’avare, peut-être la plus forte de toutes les douleurs, il avait mis, croyant de cette manière en imposer sur ses richesses, tout ce qu’il avait de plus déguenillé ; accoutré de haillons de toutes couleurs, son extérieur, sa mine étaient des plus grotesques. En le voyant, je ne pus m’empêcher de partir d’un éclat de rire. Je cachai ma tête dans mon voile, pendant que ma cousine, habituée à maîtriser ses émotions, faisait parier ce pauvre riche qu’on eût pris pour un mendiant, et qui cependant possède 5 à 6 millions de fortune.

— Pourquoi donc, señor don Ugarte, vous éreintez-vous à porter des sacs de ce poids ? N’avez-vous pas un nègre ou un âne qui pût vous éviter cette peine ?

— Y pensez-vous, dona Carmen, confier des sacs d’argent à un nègre ! Aidez-moi un peu à poser ces sacs sur votre croisée ; il y a là 10,000 piastres !! dona Carmen, et presque tout en or !!…

— Oh ! señor, la couleur n’y fait rien ; mais je conçois qu’il est dur de se dépouiller ainsi de belles onces[2] qui reposaient tranquillement au fond de quelque cave, pour les donner à des gens qui vont les faire circuler.

— Les donner ! dites donc qu’ils me les volent ! car, comme la Vierge est au ciel avec son Fils très saint, si ce n’est qu’ils m’ont menacé de me mettre en prison, et que, pendant mon emprisonnement, ma femme aurait pu me dérober mon argent, je me serais fait brûler, plutôt que de leur donner un maravédis ! Mon pauvre argent ! ma seule consolation ! ils me le prennent !

L’insensé, dans le paroxysme de sa douleur, se mit à pleurer en contemplant ses sacs comme une mère en présence de son enfant mort. — Ma cousine rentra dans le salon pour rire tout à son aise. Quant à moi, je considérais ce malheureux avec un sentiment de pitié ; je le croyais atteint d’aliénation mentale, et la démence excite tout mon intérêt, toute ma compassion. Mais bientôt je ne vis plus en lui que le vil esclave de l’or, l’homme sans cœur pour ses semblables, s’isolant de tout, étranger aux plus chères affections de notre nature, et je ressentis le plus profond mépris pour ce misérable qui, riche de 6 millions, se couvrait de sales haillons. Cette guerre civile, pensais-je, est dans les décrets de la Providence ; les extorsions du pouvoir militaire auront au moins pour résultat immédiat de faire circuler des métaux dont l’unique utilité est dans la circulation, en attendant qu’un besoin unanime d’ordre et de sûreté amène l’établissement d’un gouvernement protecteur.

Ma cousine, qui était revenue à la croisée, offrit un cigare à Ugarte, sachant que c’était le meilleur moyen de le rappeler à lui-même ; Ugarte n’offre jamais de cigares à personne, il a toujours, au contraire, oublié les siens, afin qu’on lui en fasse la charité   ; c’est un maravédis d’économisé.

— Tenez, señor don Ugarte, voilà un beau cigare de la Havane de contrebande   ; il coûte deux sous.

— Merci, señora, vous me faites là un véritable cadeau   ; c’est pour moi une réelle jouissance de fumer un bon cigare, mais vous sentez que je ne puis y mettre ce prix.

— Hélas ! señor, avec le quart d’un de ces sacs, il y aurait de quoi acheter des cigares de la Havane gros comme les tours de Santo-Domingo   ; mais, après de pareilles spoliations, vous voilà privé pour toute votre vie de bons cigares.

— Eh ! ce qu’il y a de plus horrible, dona Carmen, c’est de voir l’injustice avec laquelle on me traite   ; m’imposer à 10,000 piastres ! moi, pauvre homme qui n’ai pas un habit à mettre. Mes ennemis me disent riche ; moi riche ! Sainte Vierge ! parce que j’ai deux ou trois petites propriétés, qui me coûtent plus qu’elles ne me rapportent ; il est notoire que, depuis six ans, je n’ai pas reçu une piastre de mes fermiers. Le peu d’argent comptant que j’avais, je l’ai prêté à des gens qui ne me le rendent pas ; enfin, c’est au point que souvent ma femme n’a pas de quoi aller au marché.

— Et cependant, señor, depuis ce matin dix heures, et il n’est que midi, vous avez retrouvé ces sacs d’or dans quelques coins…

Le pauvre fou regarda ma cousine avec un air épouvanté.

— Qui donc vous l’a dit ?

— Vous ne l’ignorez pas ; tout se sait dans ce pays-ci ; on va même jusqu’à dire que vous avez, dans votre cave, un tonneau plein d’or ?

— Sainte Vierge ! quelle méchanceté ! quelle calomnie ? Quoi ! mes ennemis vont jusqu’à dire que j’ai un tonneau plein d’or ? Ah ! mais il n’y a plus moyen d’y tenir ! Dona Carmen, vous n’en croyez rien, n’est-ce pas ?… Mademoiselle, ce sont des mensonges infâmes ! ne les croyez pas ?… Saint Joseph ! ils me feront perdre la tête !

L’insensé se rechargea de ses sacs ; sa figure prit l’expression d’une sombre folie ; ses muscles se contractèrent ; il tremblait de tous ses membres ; on voyait qu’il souffrait horriblement. Ce mendiant, pliant sous le poids de son or, s’éloigna aussi vite que le lui permettait son fardeau.

— Carmen, vous êtes bien méchante ; vous êtes cause que ce malheureux deviendra tout à fait fou.

— Eh ! la grande perte que ferait le pays ! Un pareil homme suffit pour déshonorer la ville où il est né. N’est-ce pas révoltant de voir un millionnaire, couvert des haillons de la misère, entasser toujours pour ne jamais jouir, et priver les malheureux de travail en enfouissant ses richesses. La ville renferme cinq ou six individus énormément riches, et c’est à qui d’entre eux sera le plus cancre ; ce sont autant de sangsues qui aspirent incessamment l’or et l’argent de la société et ne lui en rendent rien.

L’indignation de Carmen était fondée. Dans les pays où l’argent, comme véhicule du travail, est mis par l’établissement des banques usant de papiers monétaires à la portée de tous ceux qui ont de l’industrie, l’avare est un fou dont tout le monde se rit ; mais, dans les pays arriérés, où l’or a conservé toute sa puissance, l’avare est un ennemi public qui arrête la circulation de la monnaie et rend le travail onéreux ou impossible même par l’exorbitance de ses exigences ; qu’on ne s’étonne donc pas que les masses exploitées par la cupidité de quelques uns se réjouissent et appuient, de leurs forces, les extorsions du pouvoir ; elles se vengent de celles que chaque jour elles endurent. L’invention des temps modernes la plus féconde en résultats est peut-être, après l’imprimerie, celle des papiers monétaires ; ils sont venus mettre un frein à la puissance de l’or en lui faisant concurrence ; ils ont rendu l’acquisition des richesses toujours possible au travail habile et constant ; en un mot, ils ont anéanti l’usure et l’esclavage du talent. Dans tous les pays où le système de crédit public ne mettra pas l’argent ou le signe qui le représente à la portée du travail[3], les gens à argent seront aussi odieux au peuple qu’ils l’étaient aux Romains, que les Juifs au peuple du moyen-âge, et, en toutes occasions, il se montrera disposé à prêter son appui au pouvoir qui les dépouillera.

Comme nous terminions les réflexions que l’avarice du señor Ugarte avait provoquées, don Juan de Goyenèche s’approcha de nous. Il était tellement défait, que je crus qu’il allait tomber. Carmen l’invita à entrer.

— Je vais chez don Pio, dit-il ; j’espère qu’il pourra me prêter de l’argent, autrement Dieu sait ce qu’il va arriver de notre famille. Vous savez, mesdames, que ces gens… (dona Carmen, il n’y a pas de danger qu’on nous entende ? regardez donc à la fenêtre si quelqu’un ne nous écouterait pas), vous savez qu’ils ont eu l’impudence d’imposer notre vénérable frère, l’évêque, à 20,000 piastres ! ma sœur a été taxée à 5,000 et moi à 6,000. Ainsi, voilà 31,000 piastres enlevées, d’un seul coup, à notre fortune ! Ah ! Florita ! combien donnerais-je pour être à la place de notre frère Mariano ! Il est tranquille, lui ; jouit paisiblement, à Bordeaux, de ses revenus : ce n’est pas d’aujourd’hui que je me repens de lui avoir acheté tous les biens qu’il possédait ici, et, plus que jamais, depuis cette révolution, je déplore l’insigne folie que j’ai faite de m’être enchaîné dans ce pays.

— Don Juan, dit ma cousine, tout ceci n’est qu’un orage ; lorsqu’il sera passé, vous redeviendrez roi. Par sa dignité, votre frère est ici le premier, comme vous l’êtes par vos richesses. Cette position éminente, la retrouveriez-vous en France, où le nombre des grandes fortunes ne permet pas qu’on en distingue aucune ?

— Ah ! dona Carmen, l’avantage d’être quelque chose dans un pays de révolution coûte trop cher pour qu’on ne préfère pas l’obscurité à la vaine jouissance d’une pareille distinction. Songez à ce que nous a coûté chaque apparition d’un nouveau gouvernement ; le libertador Bolivar a enlevé à notre maison 40,000 piastres, le général Sucre, 30,000, San Martin, tout ce que mon frère Mariano possédait à Lima, et maintenant voilà Nicto et Baldivia qui ont pris à tâche de nous ruiner,

— Cousin, il faut un peu de philosophie. Les billets gagnants et perdants sortent de la roue de la fortune ; on ne peut toujours se saisir des premiers. Votre père est venu dans ce pays sans rien ; il y a amassé de grands biens ; votre frère, don Emmanuel, aujourd’hui comte de Guaqui, a, dit-on, 20 millions à lui ; tout cela provient du Pérou : croyez-vous réellement, don Juan, que si votre père fût resté en Biscaye, vos frères seraient, l’un, évêque, et l’autre grand d’Espagne ?

J’interrompis la maligne Carmen, qui se plaisait à torturer cet autre Ugarte.

— Cousin, lui dis-je, cet argent vous sera fidèlement rendu ; mon oncle Pio en est convaincu ; aussi prêterait-il à ce gouvernement tout ce qu’il voudrait.

— Alors, Florita, dites-moi, je vous prie, pourquoi notre gracieux cousin ne lui a prêté que 4,000 piastres, quand, dit-on, il a conseillé à Baldivia de nous en faire prêter trente et un mille ?

— Mon cousin, il ne faut pas ajouter foi aux on dit ; on en rapporte peut-être de vous qui ne seraient pas plus agréables pour mon oncle.

— Mais, Florita, convenez au moins que cette disproportion est choquante ; tout le monde sait que don Pio est plus riche que moi, et…

— Don Juan, dit Carmen, il paraît que c’est le jour où il ne se trouve que des pauvres à Aréquipa ; nous venons de voir passer Ugarte qui n’avait pas de souliers aux pieds…

Il se leva, voyant bien que ce n’était pas de Carmen, qui le déteste, qu’il devait attendre la moindre consolation.

— Je vais voir, dit-il, si don Pio voudra me prêter de l’argent ; et il sortit.

— J’espère, Florita, que voilà d’excellents types à mettre sur votre journal ? Que pensez-vous de tous ces pauvres millionnaires ? Ne trouvez-vous pas que notre illustre parent, M. de Goyenèche, est bien à plaindre ? Son père est arrivé de Biscaye en sabots ; il était bête à manger du foin ; c’est en tout temps une qualité pour faire fortune ; et à cette heureuse époque, il ne fallait pas beaucoup d’esprit pour gagner de l’argent. Il en gagna énormément, se maria avec une cousine de votre grand’mère, une demoiselle Moscoso, qui lui apporta une riche dot ; l’un et l’autre, très avares, élevèrent leurs enfants dans ces bons principes, firent donner de l’éducation aux deux aînés, don Emmanuel et don Mariano, que vous connaissez. Emmanuel alla en Espagne, y servit comme militaire et obtint la confiance de je ne sais quel ministre, qui l’envoya au Pérou pour y soutenir la cause du roi ; quand cette cause fut perdue, il reçut la mission de recueillir tous les débris de l’ancienne splendeur afin de les faire passer en Espagne. Il exécuta cet ordre avec autant de rigueur que s’il eût été né Castillan ; il prit au Pérou tout ce qu’il put, traitant son propre pays, celui où son père avait fait sa fortune, comme un pays conquis. On n’a jamais su au juste combien il avait enlevé de millions aux Péruviens ; mais, ce qu’il y a de très sûr, c’est qu’il en a gardé une vingtaine pour lui ; vous voyez, chère amie, qu’on ne se ruine pas à faire les affaires du roi. Ce fut don Emmanuel qui fit nommer son frère évêque, et Mariano occupait aussi, par son influence, la place de juge à Lima ; il en fut chassé par San Martin, qui s’empara de tout ce qu’il possédait à Lima ; et, quoique riche encore de 100,000 livres de rente, il s’est fait donner, par le gouvernement espagnol, une pension de 20,000 francs à titre de dédommagement. Je ne vous parle pas des honneurs qui ont plu sur eux, les croix de Saint-Jean, de Saint-Jacques, les titres de comte de Guaqui[4], de grand d’Espagne, etc., et voilà ce don Juan qui vient pleurer misère parce que la république lui demande 6,000 piastres. Au diable puissent aller ces étrangers qui n’accourent dans un pays nouveau que pour le dépouiller ; et, se moquant ensuite de ceux qu’ils ont ruinés, se retirent avec leur butin dans des villes d’Europe.

Il était évident que Carmen éprouvait une sécrète joie à se venger de ces avares qui avaient critiqué sa manière de vivre, tout en acceptant ses cigares à deux sous, ses dîners et ses fêtes.

Elle insistait pour me faire retourner à la croisée, mais ce spectacle de l’avarice aux prises avec l’oppression me répugnait ; il me montrait l’humanité sous un aspect trop méprisable, et je résistais aux sollicitations de Carmen.

— Au moins, Florita, venez voir encore le vieux voisin Hurtado ; le bon-homme fait charger stoïquement ses 6,000 piastres sur son âne ; celui-là est philosophe.… Voyons donc ce qu’il va nous conter.

Je me laissai aller à la curiosité de savoir ce que pensait le vieux philosophe en donnant ses piastres.

— Bravo, père Hurtado ! au moins, vous ne vous fatiguez pas à porter vos sacs à l’hôtel-de-ville.

— Carmen, le philosophe ne doit plier que sous le poids de la sagesse ! Mon âne est destiné à porter des fardeaux, et je ne vois pas pourquoi l’or et l’argent seraient, par exception, transportés exclusivement par des hommes, quand le fer, le cuivre, le plomb, métaux beaucoup plus utiles, sont chargés sur des bêtes de somme.

— Voisin, je vois que vous vous exécutez de bonne grace, ce qui est facile, lorsque, comme vous, on possède un tombeau[5] ; mais les malheureux, tels que don Pio de Tristan, Juan de Goyenèche, Ugarte, Gamio et autres ne peuvent, vous le sentez, se résigner aussi aisément.

— Oui, Carmen, vous avez raison, je possède un tombeau ; car la vraie sagesse est plus inépuisable que le tombeau du plus riche des anciens Incas.

— La sagesse, voisin, la sagesse est chose précieuse, j’en conviens ; mais je vous assure que j’aurais beau être sage comme un de ces sages grecs ou romains dont je n’ai jamais su les noms, que tout cela ne me mettrait pas une once dans la poche.

— Vous le croyez, ma fille, et voilà précisément votre erreur.

— Père Hurtado, vous allez encore me faire mettre en colère ; il en est de même chaque fois que je cause avec vous. N’allez-vous pas entreprendre de me prouver que c’est votre sagesse qui vous a fourni les moyens d’acheter les sept ou huit maisons que vous possédez en ville, votre belle campagne, votre grande sucrerie ; que c’est avec votre sagesse que vous avez élevé vos onze enfants, fait donner à tous de l’éducation, doté vos filles ; que c’est dans votre sagesse que vous trouvez de quoi entretenir votre fille, religieuse à Santa-Cathalina, avec un luxe qui scandalise toute la communauté ; à faire des offrandes aux couvents, à bâtir une église dans le village où est située votre campagne ?… Ah ! laissez-nous donc tranquilles avec votre sagesse ; par le Christ ! à ce prix-là tout le monde deviendrait sage.

— Oui, si les dispositions à la sagesse avaient été données au monde ; mais j’ai beau observer attentivement de tous côtés, je ne découvre aucun sage et ne vois que des fous… Adieu, voisine… Ma chère demoiselle Florita, puisque vous allez mieux, venez donc me voir. J’ai encore beaucoup d’autres choses curieuses à vous montrer dans mon cabinet. Vous avez, ma chère enfant, tout ce qu’il faut, pour arriver à la sagesse ; voilà pourquoi j’aime tant à causer avec vous.

Et il s’éloigna.

— Que le ciel te confonde, vieux fou ! avec ta sagesse, s’écria Carmen. Chaque fois que ce vieil Indien me parle, il me fait venir la chair de poule. Il possède un tombeau, j’en suis aussi sûre que de tenir un cigare à la main ; il y puise depuis soixante ou quatre-vingts ans, car ce Sambo a survécu aux plus vieux. Son trésor lui fournit de quoi bâtir des maisons, des églises et faire courir des rivières dans sa campagne. Il achète pour sa fille, la religieuse, les objets les plus chers qu’apportent les navires d’Europe ; et le vieil hypocrite a l’effronterie de venir me prêcher la sagesse !… à moi qui, depuis vingt ans, endure avec une véritable philosophie toute espèce de privations, n’ayant pas même de quoi acheter une paire de bas de soie. En vérité, Florita, voilà de ces choses qui me révoltent ! Je ne conçois pas que vous n’ayez pas pris la parole pour lui montrer que vous n’étiez pas sa dupe, et qu’on est mal reçu, quand on possède les trésors d’un tombeau, à venir faire étalage de sagesse devant ceux qui n’ont pas le sou.

Tout le monde, à Aréquipa, est persuadé que le vieil Hurtado a trouvé un tombeau qui alimente ses immenses dépenses. Quant à moi, je crois que, comme le vieillard de La Fontaine, il a rencontré le trésor dans son travail, ou, comme il le dit, dans sa sagesse. Certes, le travail intelligent est bien la meilleure sagesse humaine. Ce vénérable vieillard est économe sans avarice, et très laborieux : il possède des connaissances d’application très étendues et bien supérieures à celles des gens du pays. Il a travaillé pendant une longue vie et a pu mener à bonne fin ses nombreuses entreprises. L’origine de sa fortune est, ce me semble, suffisamment expliquée, sans qu’il soit besoin de recourir à la découverte miraculeuse d’un tombeau. Au surplus, la destinée l’en eût-elle favorisé, on devrait s’en réjouir, puisqu’il fait de ses richesses un aussi noble usage : mais on est jaloux des hommes dont l’intelligence prime les autres ; quand on ne peut calomnier leur succès, on les attribue au miracle plutôt que d’y reconnaitre une supériorité.

Mon oncle m’envoya chercher, et je me retirai chez moi. Malgré la lettre que j’avais écrite à la famille, don Pio continuait à me témoigner une entière confiance, il me parlait de ses inquiétudes les plus secrètes, me consultait sur tout, et cela avec un abandon et une amitié que moi-même je ne savais comment m’expliquer. Craignait-il mes ressentiments et voulait-il en paralyser les effets ? Je serais tentée de le croire. Je pouvais, par mes relations, lui rendre quelques services, et lorsqu’une personne peut lui être utile, si humble qu’elle soit, don Pio a un talent tout particulier pour s’en servir, ainsi que pour assoupir les haines de ses ennemis.

Depuis les derniers événements, la ville avait complètement changé d’allure : calme, monotone, d’un accablant ennui avant la révolution, elle venait de passer à une agitation extraordinaire, à un mouvement et un vacarme perpétuels. Le gouvernement qui s’était organisé au nom d’Orbegoso devait employer les sommes qu’il avait reçues des propriétaires à mettre sur pied une armée assez forte pour résister à celle de Bermudez. J’étais très au courant de tout ce qui se passait au quartier général ; Althaus avec sa franchise, et le besoin qu’il éprouvait de tourner ses illustres chefs en ridicule, me rapportait jusqu’aux plus petits détails. La présomption, l’incapacité, l’incurie de ces hommes surpassaient tout ce qu’on en pourrait supposer. Emmanuel, de son côté, me confiait tout ce qu’Althaus ne se trouvait pas à même de savoir, en sorte que j’étais la mieux informée du pays. Si Nieto et Baldivia avaient été, par leurs talents, au niveau de leur position politique, certes, ils eussent pu, avec de l’ordre, de l’économie et de l’activité, satisfaire à tous les besoins du moment, au moyen des sommes énormes qu’ils avaient extorquées aux malheureux propriétaires ; mais l’argent obtenu sans peine se dépense avec prodigalité : il n’était pas de fautes, d’extravagances que ces deux hommes ne connaissent. Un navire arrivait-il à Islay, aussitôt le général faisait demander avec emphase quelles étaient les armes ou munitions qu’il apportait, et donnait l’ordre d’acheter immédiatement sabres, fusils, poudre, balles, draps, etc., etc., qui pouvaient se trouver à bord. On pense bien qu’avec cette manière de procéder la caisse fut bientôt vide. Baldivia n’agissait pas plus sagement, sans toutefois oublier ses intérêts personnels. Il fonda à Aréquipa un journal dont la rédaction coûtait fort cher, mais dont il était rédacteur en chef, avec 1,000 piastres par mois d’appointement, indépendamment du prix qu’il recevait pour chaque article dont il était l’auteur.

Un mois s’était à peine écoulé depuis la publication du fameux bando, lorsqu’un jour Althaus entra dans ma chambre, en riant à ne pouvoir parler :

— Qui peut donc provoquer ainsi votre hilarité, cousin ? Encore quelques bévues du généralissime, je gage ? Contez-le moi vite, que j’en rie avec vous.

— Ah ! Florita, la place n’est plus tenable, j’ai tant ri depuis ce matin que, d’honneur, je crains d’être malade.

— Mais encore, dites-moi…

— Eh bien ! figurez-vous… ah ! ah !… pardon, cousine ; mais je ne pourrai jamais vous raconter cela. C’est incroyable !… cette page de votre journal sera bien curieuse. Ah ! coquin de Nieto, va, je te pardonne de ne pouvoir comprendre la plus simple figure de géométrie : quand on sait faire rire les vieux mathématiciens comme tu me fais rire depuis ce matin, on doit être dispensé de savoir que 2 et 2 font 4.

— Ah ça ! Althaus, je vais me fâcher : il est convenu entre nous que je serais la confidente des joies aussi bien que des tribulations, je veux rire à mon tour.

— Sachez, donc, chère amie, que, ce matin, notre aimable et prévoyant général m’a fait dire qu’il voulait que j’allasse ranger ce qu’il appelle son grand magasin, c’est tout bonnement la petite chapelle qui tient à la prison. Après déjeuner, j’ai pris deux hommes avec moi, et je suis allé à ce sanctuaire dont, jusqu’alors, on m’avait interdit l’entrée. Ce n’était pas sans raison qu’ils m’en faisaient mystère : devinez, chère enfant, ce que j’ai trouvé dans ce magasin ?

— Mais, que sais-je, des sabres, des fusils ?

— Oui, des sabres, mais vous n’en devineriez pas le nombre…  ; il y a dans le magasin deux mille huit cents sabres qu’ils viennent d’acheter, quand je défie Nieto de réunir six à huit cents hommes sous ses ordres ! Il s’y trouve dix-huit cents fusils, et quels fusils ! Ah ! il n’y a pas de danger, ils ne tueront pas leurs frères avec ces fusils fabriqués à Birmingham ; ils ne coûtent ici que 22 francs ; certes, voilà du beau poli anglais à bon marché ! mais un innocent échalas serait plus redoutable que dix de ces fusils ; et les sabres ! ho ! ce seraient d’excellents instruments pour couper des navets. Je ne vous parle pas des piles de drap bleu, couleur des grenadiers français, et des milliers de ceinturons, de baudriers que j’ai rencontrés dans un coin sans voir nulle part une seule giberne. Le diable m’emporte, il faut croire que des pigeons voyageurs auront porté la nouvelle de la révolution de Lima à ces farceurs de capitaines anglais et français, pour qu’ils soient venus empester le Pérou de tous ces rebuts de boutiques. Vous pensez peut-être que toutes ces armes étaient rangées dans l’ordre exigé pour leur conservation ; que les fusils, par exemple, avaient été disposés de manière à prévenir l’atteinte de la rouille ? nullement ; tous les objets du magasin entassés pêle-mêle dans la vieille chapelle, où l’eau tombe de tous côtés, y avaient été jetés comme des bottes de foin ; mais n’importe, mouillés où non, les chiens de ces fusils n’aboieront jamais. Allons, braves bourgeois d’Aréquipa, actuellement vous devez être contents ! si on vous prend votre argent, vous avez au moins la satisfaction de le voir utilement employé. Vous voilà avec un grand magasin, où il y a plus de sabres que vous n’aurez jamais de soldats… ; où vous avez des masses de drap bleu, lorsque vous êtes sans tailleurs pour en faire des habits, et une belle quantité de baudriers ; quant aux gibernes, le capitaine les avait vendues à Santa-Crux. Ah ! c’est délicieux ! dites, Florita, quand vous leur peindrez en France ces bambochades péruviennes, ils croiront que vous chargez le tableau : deux mille huit cents sabres pour six cents soldats qui n’ont ni souliers à leurs pieds, ni schakos sur leur tête, qui enfin manquent de tout !!… Bravo, mon général ! tu t’y entends, et je dis, pas mal ! Quel fournisseur soigné tu nous aurais fait ! ceux de la grande armée donnaient aux soldats des souliers qui ne leur duraient pas huit jours ; mais toi, fine fleur des fournisseurs, tu leur aurais donné trois sabres en place d’une paire de souliers.

Althaus resta plus de deux heures à bouffonner sur les faits et dires des illustres chefs de la république, et cela avec une originalité, et une gaîté telles, que je ne pus m’empêcher d’en rire autant que lui.

— Florita, racontez donc à don Pio, en grande confidence, tout ce que je viens de vous dire. Je ne serais pas fâché qu’il le sût, mais je ne veux pas qu’il l’apprenne par moi.

— Althaus, vous devriez donner des conseils à ces gens-là ; vous voyez bien qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’ils doivent faire au milieu des circonstances graves dans lesquelles leur ignorante témérité les a placés.

— Leur donner des conseils ! ah ! Florita, on voit bien que vous ne connaissez pas encore l’esprit des gens de ce pays ; ce sont des sots présomptueux qui croient avoir en eux la science infuse. Dans les premières années de mon séjour en Amérique, comme vous, j’étais peiné de leur voir commettre autant de fautes et leur remontrais, avec franchise, que, s’ils faisaient d’une autre manière, les choses iraient mieux. Savez-vous ce qu’il m’arriva ? Je me fis des ennemis implacables de tous ces imbécilles ; on se méfia de moi, on me fit mystère de tout, comme vous voyez que ceux-ci ont fait pour les armes ; et, sans le besoin urgent qu’ils avaient de mes connaissances, ils m’eussent chassé de chez eux comme un homme abominable. J’eus d’abord beaucoup à souffrir avec de tels gens ; mais, enfin, j’en pris mon parti, et sans m’en inquiéter, je les laissai faire leurs balourdises et me contentai de les plaisanter, ayant appris, pendant mon séjour en France, la puissance du ridicule quand on s’en sert à propos et avec adresse.

— Mais, Althaus, tout ce que vous venez de me dire est très alarmant ; de pareilles extravagances auront des conséquences fâcheuses pour les habitants d’Aréquipa. Si Nieto achète ainsi toutes les friperies des capitaines européens, il va se trouver forcé d’avoir recours à de nouvelles extorsions ; et, à la manière dont ils y vont, elles se répéteront sans cesse.

— Ce sera comme vous le dites : l’audacieux moine Baldivia fait déjà son second bando. Cette fois, don Pio ne l’échappera pas : Ugarte, Gamio vont être mis à sec   ; mais c’est surtout sur l’évêque et sa maison qu’on va frapper. Ah ! messieurs les bourgeois, vous voulez de la république ! Bien, bien, mes amis, nous allons vous montrer ce que cela coûte une république !

Althaus se mit à tourner en ridicule ce système de gouvernement : l’absolutisme était dans l’ame du baron d’Althaus, et les résultats qu’il avait sous les yeux n’étaient guère propres à le convertir à l’organisation républicaine.

Les villes de l’Amérique espagnole, séparées les unes des autres par d’immenses étendues de territoire sans culture et sans habitants, ont encore peu d’intérêts communs. Le besoin le plus urgent eût été de les doter d’organisations municipales proportionnées à l’avancement intellectuel de leurs populations et susceptibles de progresser avec elles ; de les unir par un lien fédératif qui n’aurait été que l’expression des rapports existants entre ces villes. Mais, pour s’affranchir de l’Espagne, il avait fallu mettre des armées sur pied, et, comme cela arrive toujours, la puissance du sabre a voulu dominer. Si les populations de ces républiques étaient rapprochées, il se rencontrerait plus d’unité de vues, et ces contrées ne présenteraient pas, depuis vingt ans, l’affligeant spectacle de guerres sans cesse renaissantes.

Le grand événement de l’indépendance a trompé toutes les prévisions : l’Angleterre a dépensé des sommes énormes pour le provoquer, et, depuis que l’Amérique espagnole est devenue indépendante, le commerce anglais y a fait des opérations ruineuses. Le sentiment qu’on a exploité pour exciter ces peuples à secouer le joug de l’Espagne n’a pas été l’amour d’une liberté politique dont ils étaient bien loin encore de sentir le besoin, ni d’une indépendance commerciale dont les masses étaient trop pauvres pour pouvoir jouir. On a mis en jeu contre les Espagnols la haine qu’alimentaient les préférences dont ceux-ci étaient l’objet.

Les yeux fixés sur les prodiges que la liberté a fait éclore dans l’Amérique du nord, on s’étonne de voir celle du sud rester si longtemps en proie aux convulsions politiques, aux guerres civiles, et l’on ne fait pas assez d’attention à la diversité des climats, aux différences morales des deux peuples. Dans l’Amérique du sud, les besoins sont restreints et faciles à satisfaire. Les richesses sont encore très inégalement réparties et la mendicité, compagne inséparable du catholicisme espagnol, y est presqu’un métier. Il existait au Pérou, avant l’indépendance, d’immenses fortunes faites dans les emplois publics, dans le commerce et spécialement le commerce interlope, et, enfin, par l’exploitation des mines ; un très petit nombre de ces fortunes avait, pour origine, la culture des terres ; la masse de la population était couverte de haillons et n’a pas amélioré son sort depuis ; tandis que, dans l’Amérique anglaise, les mœurs et usages s’étaient formés sous l’empire d’idées libérales, politiques et religieuses ; les populations y étaient rapprochées, elles habitaient sous un climat qui donne de nombreux besoins, avaient conservé les habitudes laborieuses de l’Europe, et la richesse n’y étant acquise que par la culture des terres ou le commerce régulier, il y avait assez d’égalité dans sa distribution.

On a lieu d’être surpris, d’après les règles de la prudence humaine, que tous les gens riches n’aient pas évacué l’Amérique en même temps que le gouvernement espagnol ; il était bien évident qu’ils devaient être les victimes de toutes les commotions ; leurs richesses, en effet, ont alimenté les guerres, et celles-ci ne cesseront que lorqu’il n’y aura plus de grandes fortunes à spolier. L’exploitation des mines diminue tous les jours ; plusieurs, par suite des guerres, ont été inondées, et, lorsque la tranquillité sera rétablie, les habitants, se trouvant forcés de se livrer presque entièrement à la culture des terres, ce travail civilisateur fera naître graduellement, parmi eux, des idées d’ordre et de liberté rationnelle.

Quand la nouvelle des évènements de Lima parvint à Aréquipa, les hommes qui firent déclarer la ville pour Orbegoso n’étaient pas mus par l’amour du bien public, parce qu’ils estimaient ce président valoir mieux que ses compétiteurs ; mais ils virent une occasion de se saisir du pouvoir, d’arriver à la fortune, et ils s’empressèrent d’en profiter. Baldivia, qui exerçait une grande influence sur le général Nieto, le poussa à s’emparer du commandement militaire de tout le département ; lui-même, sous les auspices du général, se mit à la tête du gouvernement civil, et distribua à ses créatures tous les emplois. Ces deux hommes, ou plutôt Baldivia seul, mena toutes les affaires pendant trois mois jusqu’à l’arrivée de San-Roman.

Le moine Baldivia, né avec d’éminents talents, a été élevé dans le plus fameux couvent d’Aréquipa, celui des jésuites : son aptitude, sa prodigieuse intelligence, l’audace de son caractère le grandirent bien au dessus de la foule des élèves et fixèrent sur lui tous les regards. Le prêtre Luna Pizarro le prit sous sa protection immédiate, le retira chez lui, en fit son secrétaire, et donna tous ses soins à compléter l’éducation d’un jeune homme dont il comptait se servir un jour. Baldivia devint bientôt le confident intime de Luna Pizarro : celui-ci l’initia à tous ses projets d’ambition. Ces deux prêtres firent un pacte, unirent leurs moyens respectifs d’action pour arriver l’un et l’autre au pouvoir. Luna Pizarro aspirait à l’évêché d’Aréquipa, qui lui aurait donné la puissance ecclésiastique et près de 100,000 piastres de revenu ; toutes ses menées tendaient à cette position éminente.

Baldivia est un homme d’environ trente-six ans   ; il a, depuis quinze ans, observé le cours des événements, la marche de l’opinion, et il a bien reconnu que les temps de la puissance civile étaient arrivés ; que le peuple, malgré son excessive bigoterie et sa superstition, accorderait naturellement plus d’autorité aux agents qu’il nomme lui-même, aux dépositaires de ses volontés, qu’aux prêtres qu’un pouvoir extérieur lui impose. Le catholicisme a dû commencer à décliner du jour où, abandonnant l’élection populaire, le sacerdoce n’a plus voulu recevoir ses fonctions de la conscience des peuples, pour les tenir des rois et des princes de l’Église. Cette religion s’est dès lors arrêtée, et cessant de progresser avec les nations, elle en a successivement été délaissée : c’est ce qui lui arrivera au Pérou, c’est ce qui aura lieu partout, si elle ne s’harmonise pas aux progrès de la pensée humaine.

Baldivia entra dans la carrière civile, se fit avocat, écrivain, journaliste, sans cesser d’être prêtre ; il se mit ainsi en position de profiter de tous les événements, se réservant de se couvrir, au besoin, de son caractère sacerdotal, et de s’en servir, selon l’occurrence, comme moyen d’agression. Luna Pizarro, député d’Aréquipa au congrès national, intriguait à Lima, saisissait toutes les occasions de fomenter les discordes, d’exciter les troubles, de provoquer aux révolutions, tandis qu’à Aréquipa Baldivia faisait, comme prêtre, les prédications les plus furibondes contre l’évêque, l’attaquait dans ses plaidoyers, dans les articles virulents de son journal, irritait contre lui toute la population, et, le traînant dans la boue, lui enlevait tout le prestige de respect dont le prélat avait été jusqu’alors entouré. Le moine a tant d’esprit, de logique, de véhémence, que chaque article qu’il lançait dans son journal contre l’évêque lui faisait perdre un de ses membres, comme disait mon cousin Althaus ; mais si la voix de l’impétueux Baldivia eut autant de puissance contre l’évêque, c’est qu’il y avait de la vérité dans ses attaques. Baldivia et Luna Pizarro ne se montrèrent pas plus durs et impitoyables envers l’évêque, que le prélat ne l’avait été lui-même pendant douze ans envers les malheureux que les devoirs de l’apôtre, les conditions que la ville lui avait faites, qu’enfin toutes les considérations sociales et religieuses lui imposaient la rigoureuse obligation de soulager.

Don José Sébastian de Goyenèche occupe, depuis quatorze ans, le siège épiscopal d’Aréquipa : il parvint à cette haute dignité par la toute-puissante influence dans les affaires du Pérou qu’avait son frère don Emmanuel, comte de Guaqui, très en faveur alors à la cour de Ferdinand. L’évêché d’Aréquipa rapporte annuellement près de 100,000 piastres ; mais l’évêque est obligé, d’après les conditions imposées par la ville en lui allouant cette somme, d’en distribuer une partie aux pauvres. Cette obligation, qui serait injurieuse au caractère apostolique d’un évêque, si la charité était infailliblement la vertu des prélats nommés par les cours, fut pour les malheureux d’Aréquipa une garantie insuffisante de la bienfaisance du señor de Goyenèche. J’ai déjà dit que le vice dominant de cette famille est l’avarice ; elle est chez l’évêque portée à une scandaleuse exagération !… non seulement il frustrait les pauvres des aumônes auxquelles ils avaient droit sur son énorme revenu, mais encore il commettait journellement des actes de la plus révoltante dureté. Une pauvre veuve, dénuée de toutes ressources, en proie à la maladie et se débattant avec la misère, venait-elle lui demander des secours, l’évêque lui faisait remettre un réal (14 sous) : un père de famille se cassait-il un membre, il lui envoyait une aumône d’égale valeur. Une dame pauvre, de très bonne maison, ayant perdu sa fille qu’elle aimait tendrement, alla un jour chez l’évêque le prier de lui donner trois piastres (15 francs) qui lui manquaient pour élever une modeste pierre sur le tombeau de son enfant ; l’évêque les lui refusa !… Lorsque ma grand’mère mourut, les pauvres, qui tous suivirent le convoi jusqu’au cimetière, répétaient en pleurant : « Nous perdons là une femme qui nous donnait plus en un mois que l’évêque dans toute l’année. » Cette hideuse avarice a attiré sur lui et sa maison le mépris public à tel point, qu’il est devenu proverbial de dire, lorsque quelqu’un commet une ladrerie, c’est à la Goyenèche. Mais si son extrême avarice le prive de l’estime et de l’affection, toute la famille s’est appliquée, par des dehors pleins d’affabilité, de politesse et de modestie, à se concilier le respect de tous   : le mendiant déguenillé, auquel on refuse l’aumône, se sent honoré d’être salué par un prélat couvert de soie cramoisie, ayant une chaîne d’or au cou, une belle bague au doigt, et suivi de quatre prêtres richement vêtus. La sœur était aussi très gracieuse envers tout le monde et les frères également. Sous cette apparence de rustique simplicité, ils apprécient tous avec assez de justesse le cœur humain pour connaître la valeur attachée aux politesses qui descendent de haut, et croient pouvoir les offrir en compensation des vertus qui leur manquent.

Baldivia frappait juste en attaquant l’évêque, et produisit un effet correspondant à la gravité de ses accusations. Il publia, dans son journal, une suite d’articles dans lesquels il dépeignit l’avarice du prélat sous les couleurs les plus odieuses ; et lorsqu’il eut porté à son comble l’indignation publique, il prouva que, pendant toute la durée de son épiscopat, M. de Goyenèche n’avait distribué annuellement, aux indigents de la ville, ou aux curés des campagnes, que 1,000 piastres, tandis qu’il aurait dû en affecter 14,000 à cet usage, sur les 100,000 que la ville allouait à son évêque ; puis, établissant le compte des sommes volées aux pauvres, il démontra que, dans le cours de douze années, il leur avait été soustrait une somme qui se monta, avec les intérêts, à 200,000 piastres (un million et plus de notre monnaie) ; et le moine demandait à grands cris que l’évêque fut forcé à restitution. Tout le monde, même les amis de la famille Goyenèche, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître la vérité des calculs de Baldivia et des conclusions qu’il en déduisait. Pour toute réponse, les Goyenèche se récriaient sur l’irrévérence et le scandale de pareilles attaques, refusant d’entrer autrement dans ma question. Baldivia n’abandonna pas sa proie, il poursuivit l’évêque avec une constance et une force de logique qui réduisirent au silence les timides défenseurs du prélat. Le but du moine audacieux était de le traduire devant un tribunal de haute juridiction, sous une accusation de péculat. M. de Goyenèche, d’une chétive santé, eût succombé sous la honte d’un tel procès, ou se serait vu forcé de donner sa démission. Une fois l’arbre abattu, Baldivia aurait couru aux branches, et Luna Pizarro pris ses mesures pour parvenir à occuper le siège devenu vacant.

En organisant le nouveau gouvernement, Baldivia n’avait placé sous ses ordres que des gens extrêmement nuls, afin de paralyser toute opposition et d’avoir constamment à sa disposition de dociles instruments. Il nomma préfet don Emmanuel Cuadros, homme tout à fait incapable, mais qui se recommandait à son choix par la haine implacable qu’il portait aux Goyenèche. Le señor Cuadros avait demandé mademoiselle de Goyenèche en mariage ; cette demoiselle, que sa fortune rendait exigeante, avait déjà refusé de nombreux partis ; le señor Cuadros fut, je crois, le vingtième éconduit ; elle se fâchait à chaque proposition nouvelle qui lui était faite, disant tout haut « qu’elle ne concevait pas comment des hommes, n’ayant pour toute fortune que 60 à 80,000 piastres, osaient venir lui offrir une piastre en échange d’une once. » Le señor Cuadros d’Osencio appartenait à une très bonne famille de Cadix : aussi orgueilleux que sot, et furieux de voir qu’on mesurait son mérite au nombre de ses piastres, il devint l’ennemi irréconciliable de cette famille ; et, lorsqu’il fut en place, la pauvre Marequita paya bien cher le refus, un peu hautain, qu’elle avait fait du señor Cuadros.

Ainsi qu’Althaus me l’avait annoncé, Baldivia fit paraître son second bando un mois après le premier ; cette fois, mon oncle Pio fut taxé à 6,000 piastres ; il se récria, mais il fallut payer dans la journée même : le bando portait que les retardataires seraient conduits en prison. L’évêque fut imposé à 30,000 piastres ! son frère à 6,000 et sa sœur à pareille somme, Ugarte à 10,000 : il en eut des accès de folie, et sa femme fut obligée de l’emmener à la campagne. Le pauvre Gamio faillit en mourir. Une de mes cousines, nommée Gutierrez, fut la seule qui montra du caractère ; elle s’opiniâtra à ne pas payer, et l’on ne put réussir à l’y contraindre. Toute la ville fut dans une telle exaspération, que Nieto n’osait plus sortir dans les rues ; et l’audacieux Baldivia, qui, depuis longtemps, se costumait presque toujours en bourgeois, jugea prudent de reprendre le froc. L’habit de moine a encore conservé de l’influence sur la populace ; et Baldivia s’inquiétait fort peu du ressentiment des propriétaires. Après avoir levé cette seconde contribution, qui ne fut pas mieux employée que la première, on fit une réquisition de chevaux, puis de juments, de mules ; et, à la fin, on enleva jusqu’aux ânes. Toutes ces extorsions épuisaient les malheureux Aréquipéniens ; ils les supportaient en murmurant sans avoir le courage de s’en affranchir, lorsque la levée d’hommes, ordonnée par le général Nieto, vint mettre le comble à leurs douleurs et à leur indignation. Le peuple péruvien est anti-militaire ; tous abhorrent l’état de soldat ; l’Indien, même préfère se tuer[6] que de servir. D’abord les Aréquipéniens refusèrent net d’obéir à l’appel du général ; Baldivia eut alors recours à la persuasion, et, dans une série d’articles de son journal, il sut si adroitement intéresser leur orgueil, que tous les jeunes gens s’enrôlèrent volontairement. L’habile moine, exploitant leur vanité, leur ignorance, les comparait aux Spartiates, aux Romains, et enfin aux immortels Parisiens de 1830 ! Il parvint, au moyen de ses flatteries, à exciter leur émulation, et c’était à qui d’entre eux, jeunes ou vieux, se mettrait au rang des défenseurs de la patrie. Je me rappelle que les articles du moine commençaient toujours ainsi : «  Aréquipéniens ! la république du Pérou s’attend à trouver en vous des défenseurs, ne voulant plus que sa noble cause soit défendue par ce qu’on nomme soldats. » Une autre fois, il leur disait : « Aréquipéniens ! vous êtes tous libres : le chef n’est pas plus que le subordonné, le subordonné est autant que son chef ; plus de soldats parmi vous, rien que des frères, des hommes libres, des défenseurs de la patrie, etc., etc. »

— En vérité, me disait Althaus, je suis tenté de croire, avec les vieilles femmes, que ce moine damné a trouvé les cornes du diable, qui donnent, disent-elles, la puissance de faire des miracles. Quant à moi, je lui brûle une belle chandelle ; car je vous assure qu’il me tire d’un cruel embarras. Le général, qui est peureux comme une perdrix, m’avait donné la corvée d’aller fouiller dans les maisons pour y découvrir les conscrits qui ne voulaient pas se rendre : cette besogne ne m’allait pas du tout. Je suis homme à charger sur mon dos trois de ces blancs-becs de conscrits que je rencontrerais sur la lisière d’un bois ; mais forcer l’entrée d’une maison où j’aurais été entouré de la vieille mère, de la jeune femme en pleurs qui seraient venus me supplier, des enfants qui m’auraient sauté au cou pour me caresser, je n’y aurais pu résister. Je suis dur sur le champ de bataille, parce que là j’ai appris à l’être, et que c’est une nécessité ; mais, avec des malheureux qui souffrent et pleurent, je souffre et pleure aussi.

— Ah ! cousin, je vous reconnais à ces paroles, et je vous aime ! Althaus, vous n’étiez pas fait pour tuer des hommes…

— Florita, je n’ai cependant jamais été plus beau qu’à Waterloo, et là je tuais des hommes…

— Pour Dieu ! ne me parlez pas de votre Waterloo : ce mot me fait frissonner d’horreur ; je ne puis l’entendre sans être péniblement affectée. Vous disiez donc, cousin, que le père Baldivia est parvenu à faire venir vos conscrits tout seuls, sans user envers eux de contrainte ?

— C’est un fait très vrai ; il les nomme des Alexandre, des César, des Napoléon ; il leur parle en grec et en latin, et peut-être, entre nous, leur dit-il, dans ces langues antiques, qu’ils sont de fichues bêtes, des poltrons, etc., etc. ; car le diable m’emporte si un seul de tous les lecteurs du moine sait le latin. Entre autres belles phrases qu’il leur débite, n’a-t-il pas l’impudence de leur dire que l’Europe, le monde entier les contemplent ! qu’à Paris on va être jaloux de leur valeur ! que sais-je, moi, toutes les fariboles qu’il leur dit… Pourquoi donc ne lisez-vous pas son journal et ses sublimes proclamations avec exactitude ? Je vous assure que ce sont des pièces très curieuses.

— Je lis tout ce que ce prêtre écrit ; mais j’évite d’en parler, parce que cela me fait mal !… Il est impossible de se jouer de tout un peuple avec plus d’effronterie.

— Hé ! Florita, pourquoi tout ce peuple est-il assez bête pour se laisser jouer par cet intrigant. Ces imbécilles Péruviens sont tellement gonflés d’orgueil, qu’ils ont la stupidité de croire qu’ils surpassent en valeur et en intelligence les Alexandre, les César et les Napoléon. Hé bien ! ils n’auront que ce qu’ils méritent ; il faut qu’ils paient leur sottise. Ils lâcheront leur fromage, le renard s’en saisira et leur rira au nez. Vous êtes bien bonne de prendre pitié pour eux ; riez donc avec moi de leurs sottises. Vous savez qu’il s’organise un corps de gardes nationales, à l’instar de Paris. Je crois, belle cousine, que c’est pour vous plaire que, depuis votre arrivée, tout se fait ici, selon la mode parisienne, al uso de Paris. Ce corps d’armée se nomme les immortels : c’est à pouffer de rire ! Ils sont venus aujourd’hui me prier de leur donner quelques notions de l’art militaire, absolument comme on irait, chez un maître de danse, lui dire apprenez-moi, en deux ou trois leçons, à aller en avant deux… Misérables pékins ! quelques notions de l’art militaire ! mais, bande d’épiciers, il y a trente ans que moi, né dans les camps, j’étudie l’art de la guerre, et je ne suis encore que de la Saint-Jean à côté des grands capitaines qui ont ébloui le monde de leur gloire ! Ah ! si mes anciens camarades de l’armée du Rhin me voyaient faire manœuvrer ces poupées de Péruviens, riraient-ils ! Dieu, riraient-ils ! Heureusement qu’en Allemagne on ne s’occupe guère des faits et dires des immortels péruviens : n’importe, je suis fâché de n’avoir pas changé de nom quand je suis arrivé dans ce pays.

— Puisque vous paraissez humilié de commander de tels hommes, pourquoi restez-vous parmi eux ?

— Pourquoi ! pourquoi, parce que je veux d’abord qu’ils me paient les 150, 000 piastres qu’ils me doivent ; ensuite, parce que mon état est d’être soldat, et qu’ici on se bat. J’entends parfois quelques coups de fusil, et cela me rappelle mon bon temps ; maintenant je suis un peu vieux pour aller m’enrôler sous la bannière du pacha d’Égypte ou sous celle du prince Othon. D’ailleurs, Florita, les armées de l’Orient me paraîtraient bien mesquines, après celles que j’ai vues ; puis dans ces pays-là il n’y aurait pas de quoi rire, tandis qu’ici je m’amuse comme un fou de toutes leurs sottises, et c’est bien quelque chose. Cousine, dimanche vous verrez le général ; faites-lui donc compliment sur son beau corps d’immortels, il est très flatté quand vous voulez bien parler guerre avec lui, il me demande souvent ce que vous pensez de toutes ces affaires. J’ai quelquefois l’envie de lui répondre que vous pensez qu’il est le premier parmi les ignorants.

— Althaus, les loups ne se mangent pas entre eux ; soyez tranquille, dimanche je lui dirai que je n’ai jamais rien vu à Paris d’aussi grandiose, d’aussi magnifique.

— Oh ! il le croira.

Tel est le caractère péruvien, vaniteux, fanfaron, ne doutant de rien, pourfendant tout, en paroles, et aussi incapable de fermeté dans l’action que de persévérance dans une résolution courageuse.

Le mouvement tumultueux de la ville, mes nombreuses relations, mes conversations intimes avec mon oncle, Althaus et Emmanuel me donnaient une existence variée et assez occupée ; mais rien de tout cela n’intéressait mon cœur, et, dès lors, un vide affreux, une tristesse indicible s’emparèrent de moi. Les êtres d’une nature aimante ne sauraient vivre seulement de l’agitation que provoquent les événements extérieurs ; il leur faut des affections. Je reconnus, mais trop tard, que, poussée par le chagrin, j’avais cédé avec une imprudente facilité à mon imagination, en venant chercher au Pérou un calme, un bonheur que je pouvais seulement rencontrer au sein des douces émotions qu’il ne m’était plus permis de ressentir. Jeune encore, et passant pour demoiselle, j’aurais pu espérer d’être aimée d’un homme qui m’eût épousée, quoique privée de fortune. Je puis même dire, sans craindre un démenti, que plusieurs de ces messieurs d’Aréquipa m’ont assez manifesté leurs intentions pour que je sois sans aucun doute à cet égard. Si j’avais été libre, j’aurais partagé l’affection et accepté avec reconnaissance la protection d’un d’entre eux ; mais je sentais le poids de mes chaînes, même à la distance immense qui me séparait du maître auquel j’appartenais, je dus étouffer la belle nature que Dieu avait mise en moi, et paraître froide, indifférente et souvent même peu aimable. Franche jusqu’à l’excès, j’éprouvais le besoin d’épancher mes peines, et quand j’eusse voulu verser des larmes dans le sein d’un ami il me fallait, au milieu de mes semblables, isoler mon cœur, vivre dans une contrainte continuelle ; certes, j’étais loin de prévoir, lorsque je partis, les tortures que me ferait subir mon rôle de demoiselle ; la souffrance qu’à bord j’éprouvais de ma position était au moins adoucie par mon affection pour Chabrié ; mais dès l’instant où je rompis avec lui, je me promis bien de ne plus avoir de cette sorte d’amitié pour personne ; elle devenait trop dangereuse pour moi et celui qui en était l’objet.

Je ne vivais pas : vivre c’est aimer, et je n’avais conscience de mon existence que par ce besoin de mon cœur que je ne pouvais satisfaire. Si, pour y donner le change, je cherchais à reporter toutes mes facultés aimantes sur ma fille, j’apercevais aussi le danger de me laisser aller à cet amour ; je n’osais penser à cette enfant ; sans cesse je travaillais à la chasser de ma mémoire, tant je craignais de me trahir en parlant d’elle dans la conversation. Ah ! qu’il est difficile d’oublier huit années de sa vie, et surtout sa qualité de mère !… La plus jeune des enfants de Joaquina avait l’âge de ma fille ; elle était gentille, espiègle ; son parler enfantin me rappelait ma pauvre Aline ; à cette pensée, mes yeux se remplissaient de larmes… Je fuyais les jeux de cette enfant et rentrais chez moi dans un état de souffrance qu’une mère seule peut concevoir. Ah ! malheureuse, me disais-je, qu’ai-je fait ? La douleur m’a rendue lâche, dénaturée ; j’ai fui, incapable d’en supporter le poids ; j’ai laissé ma fille à la garde des étrangers ; la malheureuse petite est peut-être malade ; peut-être morte ! alors mon imagination me grossissait les dangers qu’elle pouvait courir ainsi que mes torts envers elle, et je tombais dans un désespoir délirant.

Tout ce qui m’entourait alimentait ma douleur ; je ne parlais plus aux enfants, j’aurais désiré n’en pas voir. Je devins si froide avec ceux de mon oncle et ceux d’Althaus, que ces pauvres petits êtres n’osaient plus me parler ni même me regarder. Cette maison où était né mon père, qui aurait dû être mienne, et où cependant j’étais considérée comme une étrangère, irritait toutes les plaies de mon cœur ; la vue de ses maîtres rendait constamment présente à mon esprit l’odieuse iniquité qu’impitoyablement ils commettaient envers moi. Le prix de leur hospitalité m’était amer, et il n’y avait ni peines ni dangers auxquels je ne m’exposasse pour quitter l’antre où j’avais été si cruellement spoliée. La France ne s’offrait à ma pensée qu’avec toutes les douleurs que j’y avais éprouvées.… Je ne savais où fuir ni que devenir ! Je n’entrevoyais d’asile ni de repos nulle part sur la terre. La mort, que pendant longtemps j’avais crue prochaine et attendue comme un bienfait de Dieu, s’était refusée à mes vœux et ma santé raffermie ; pas de perspectives à mes espérances ; pas une personne dans le sein de laquelle je pusse épancher ma douleur. Une sombre mélancolie s’était emparée de moi ; j’étais silencieuse et méditais les plus sinistres projets. J’avais pris la vie en aversion ; elle était devenue un fardeau dont le poids m’accablait. C’est dans ces circonstances que j’eus à lutter contre une violente tentation de me détruire. Je n’ai jamais approuvé le suicide : je l’ai toujours considéré comme le résultat de l’impuissance à supporter la douleur ; le mépris de la vie, quand on souffre, me paraît si naturel, que je n’ai jamais pu envisager cette action que comme celle d’un lâche ; mais la souffrance a ses colères, et l’intelligence est quelquefois bien faible pour y résister, quand elle n’a pas la foi pour appui. Je croyais alors à la raison humaine ; loin de marcher dans la vie, résignée à tout, recherchant dans les événements la voie que la Providence m’avait destinée, j’espérais ou me laissais aller à la douleur, selon que l’avenir me paraissait serein ou chargé d’orages. J’eus de rudes combats à soutenir pour surmonter ce dégoût de la vie, cette soif de mourir : un spectre infernal me peignait incessamment tous les malheurs de mon existence passée, tous ceux qui m’attendaient encore, et dirigeait contre mon cœur sa main homicide. Je passai huit jours et huit nuits dans ces étreintes de la mort, et constamment sur mon corps je sentais ses mains glacées. Enfin je sortis de ce long débat en laissant cette puissance infernale prendre possession de mon esprit.

Je me résolus, moi aussi, d’entrer dans la lutte sociale, et après avoir été longtemps dupe de la société et de ses préjugés, d’essayer de l’exploiter à mon tour, de vivre de la vie des autres, de devenir comme eux cupide, ambitieuse, impitoyable, de me faire comme eux le centre de toutes mes actions ; de n’être, pas plus qu’ils ne le sont eux-mêmes, arrêtée par aucun scrupule. Je suis au milieu d’une société en révolution, me dis-je ; voyons par quel moyen, je pourrais y jouer un rôle, quels sont les instruments dont il me serait possible de me servir.

À cette époque, sans croire au catholicisme je croyais à l’existence du mal ; je n’avais pas compris Dieu, sa toute-puissance, son amour infini pour les êtres qu’il crée ; mes yeux ne s’étaient pas encore ouverts. Je ne voyais pas que la souffrance et la jouissance sont deux modes d’existence inséparables de la vie ; que l’une amène l’autre inévitablement, et que c’est ainsi que tous les êtres progressent, que tous ont leurs phases de développement par lesquelles ils doivent passer, et qu’aveugles agents de la Providence, tous aussi ont leur mission à remplir, de laquelle nous ne pouvons supposer qu’ils puissent s’écarter sans ravaler la puissance divine.

Je pensais qu’il dépendait de notre volonté de nous façonner pour n’importe quel rôle que ce fût ; je n’avais jusqu’alors éprouvé que les besoins du cœur ; l’ambition, la cupidité et autres passions factices ne s’étaient présentées à mon esprit que comme les effervescences de cerveaux malades. J’avais toujours aspiré à une vie animée par de tendres affections, à une modeste aisance ; et ces souhaits m’étaient interdits ; asservie à un homme… (je l’ai déjà qualifié) dans un âge où toute résistance est impuissante ; née de parents dont l’union n’avait pas été enregistrée selon les formes légales, je devais, très jeune encore, renoncer à jamais aux tendres affections, à une vie au dessus de la pauvreté. L’isolement était mon lot ; je ne pouvais que furtivement paraître dans le monde, et la fortune de mon père devenait la proie d’un oncle millionnaire. La mesure comble, je me mis en révolte ouverte contre un ordre de choses dont j’étais si cruellement victime, qui sanctionnait la servitude du sexe faible, la spoliation de l’orphelin, et je me promis d’entrer dans les intrigues de l’ambition, de rivaliser d’audace et d’astuce avec le moine, d’être, comme lui, persévérante, comme lui, sans pitié.

Dès ce moment, l’enfer fut dans mon ame !… L’enfer, nous le rencontrons toujours en déviant de la route que la Providence nous a tracée, et nos tourments augmentent à mesure que nous nous en éloignons. C’est vainement que nous tentons de changer notre nature ; peu de personnes, je pense, pourraient manifester une volonté plus forte que celle dont Dieu m’a douée ; et cependant, ayant la ferme intention de m’endurcir, de devenir ambitieuse, je ne pus y réussir. Je portai toute mon attention sur Baldivia ; je l’étudiai et compris son ardent désir de domination, sa haine contre l’évêque ; mais aucun de ces sentiments ne put pénétrer en moi ; je sentis que l’existence du moine me serait antipathique. Je pris la place d’Althaus, et je reconnus que les fortes émotions après lesquelles il courait me causeraient d’horribles douleurs. Quant à mon oncle, je ne pus jamais comprendre quelle jouissance il pouvait éprouver à user sa vie en sourdes menées, en misérables petitesses.

Je n’en persistais pas moins dans le dessein que j’avais formé, non seulement d’entrer dans le mouvement politique, mais même d’y jouer un principal rôle. J’avais sous les yeux, pour m’encourager, l’exemple de la señora Gamarra, qui était devenue l’arbitre de la république. Gamarra et sa femme n’avaient renversé Orbegoso que pour régner sous le nom de Bermudez ; la señora Gamarra conduisait toutes les affaires, commandait dans les armées ; et sous les noms de Bermudez et d’Orbegoso, la lutte allait, dans le fait, s’engager entre la señora Gamarra et le moine Baldivia.

Il fallait supplanter ce dernier, réunir autour de soi les partisans d’Orbegoso ; ce n’était que par la puissance du sabre qu’on pouvait réussir dans un pareil projet. J’éprouvais une peine excessive d’être forcée d’avoir recours au bras d’un autre, quand je me sentais capable d’agir. Je devais m’appliquer à trouver un militaire qui, par l’énergie de son caractère, son influence sur les soldats, fût propre à me seconder ; lui inspirer de l’amour, développer son ambition et m’en servir pour tout entreprendre. Je me mis sérieusement à étudier les officiers qui venaient chez mon oncle et ceux avec qui je causais familièrement tous les soirs chez Althaus.

Cependant je n’avais pu anéantir tellement tout mon être, que les bons principes qui étaient en moi ne se soulevassent contre la carrière dans laquelle je m’obstinais à vouloir me lancer. Assaillie, quand j’étais seule, de sinistres réflexions, je me représentais les nombreuses victimes qu’il faudrait immoler pour parvenir à se saisir du pouvoir et pour le conserver. Je cherchais vainement à me faire illusion par les beaux plans de bonheur public dont je bâtissais la chimère : une voix secrète me demandait qui m’avait révélé la certitude de leurs succès pour en tenter, au prix du meurtre, la réalisation, et si je pouvais accuser, des malheurs de ma position, les personnes dont je serais forcée de conjurer la perte. Je voyais déjà s’élever contre moi les mânes de mes antagonistes égorgés : mon cœur de femme se gonflait, mes cheveux se hérissaient sur ma tête, et je subissais le supplice anticipé des remords.

Si, après avoir enduré toute une nuit le tourment de mes réflexions, je parvenais à me calmer en me rejetant dans l’irrésolution, il suffisait d’un mot d’Althaus ou d’Emmanuel pour que je reprisse ma détermination, et les combats de la nuit se renouvelaient. Vainement aurais-je cherché à fuir les conversations sur la politique : chez mon oncle, la politique était le sujet de tous les entretiens ; chez Althaus, on ne s’occupait pas d’autre chose : sa femme s’y engageait avec ardeur. Chaque jour, Emmanuel venait chez moi ; toutes les autres personnes que je voyais ne me parlaient que des affaires de la république ; c’est que ces affaires intéressaient tous les individus dans ce qu’ils avaient de plus cher.

Carmen était la seule qui évitât, autant qu’elle le pouvait, de parler sur ce sujet ; elle me répétait souvent : — Florita, qu’avons-nous besoin, nous autres femmes, de nous occuper des affaires de l’État, puisque nous n’y pouvons remplir aucune charge, qu’on dédaigne nos conseils, et que vos grands personnages ne nous jugent propres qu’à leur servir de jouet ou de ménagères ? Je trouve que vous et Manuela êtes bien bonnes de vous tourmenter de toutes les sottises que commettent cet intrigant de moine et cet imbécille de général. Laissez-les donc se battre ; du train dont ils y vont, encore trois mois, et il ne restera plus une piastre au Pérou pour payer la troupe : alors le combat finira, faute de combattants.

Quand je ne savais comment échapper à la tourmente intérieure qui m’agitait si violemment et aux importunités des conversations politiques, j’allais trouver ma cousine Carmen et la priais de venir faire un tour hors la ville. Carmen fut envers moi d’une complaisance inépuisable que je me plairai toujours à reconnaître ; elle cédait à mes instances, quoique cela fût pour elle une corvée. Comme à Aréquipa, il n’y a point de promenade, les femmes n’ont pas l’habitude de sortir : le soin qu’elles prennent de leurs pieds contribue aussi à les rendre sédentaires ; elles craignent de les faire grossir par la marche.

Nos promenades favorites étaient au moulin de la rivière, dans lequel nous entrions quelquefois. Je me plaisais à examiner cette fabrique rustique qui, dans son ensemble, est bien loin d’égaler les nôtres. Un autre jour, nous visitions le moulin à chocolat, situé à côté de celui à farine. Je retrouvais là avec plaisir les progrès de la civilisation : on y voit moudre le cacao, écraser le sucre et mélanger le tout pour en former le chocolat. La machine a été importée d’Angleterre ; elle est très belle et mue par la force de l’eau. Le maître de cet établissement me témoignait beaucoup de considération ; elle m’était acquise par l’intérêt que je mettais à le questionner sur sa machine et l’attention que je prêtais aux explications qu’il m’en donnait. Je sortais toujours de chez lui avec une petite provision de très bon cacao et un charmant bouquet que je tenais de sa galanterie.

Lorsque la rivière était assez basse pour que nous pussions la traverser, en sautant de pierre en pierre ou en nous faisant porter par nos négresses, nous passions de l’autre côté, afin de gravir la colline au pied de laquelle coule la rivière, et qui domine tout le vallon d’Aréquipa ; parvenues au sommet, nous nous arrêtions. Assise auprès de Carmen, et, selon l’usage du pays, les jambes croisées comme les Orientaux, je trouvais un charme ineffable à rester ainsi pendant des heures entières, plongée dans une douce rêverie, causant avec Carmen, tandis que celle-ci fumait son cigare.

— Dites-moi, chère Florita, dans votre belle France avez-vous un vallon qui vaille celui-ci ?

— Non, cousine, je ne crois pas qu’il existe, dans aucun autre pays, une vallée plus pittoresque, une ville plus bizarrement placée, des volcans à la teinte plus mélancolique, aux proportions plus gigantesques, à l’aspect plus poétique.

— Et tout cela, Florita, laisse l’ame des Aréquipéniens froide, stérile ; jamais, que je sache, un Aréquipénien n’a fait un vers.

— Mais, cousine, songez donc que, pour comprendre toutes les beautés qui nous environnent, pour que notre ame en soit profondément émue, il ne faut pas que nous soyons livrés aux agitations du monde, et qu’il faut, si l’on veut peindre ces beautés, cultiver son intelligence, s’exercer à manier sa langue, lire de bons livres. Avant que vos Aréquipéniens ne fissent des vers, il faudrait qu’il y eût des écoles où ils pussent apprendre à lire et où ils pussent se former le goût par la lecture d’Homère et Virgile, de Racine et de Byron. Il n’y a, parmi vous, que les personnes de la première classe de la société qui sachent lire, et encore n’ont-elles jamais lu que le catéchisme, sans même chercher à le comprendre ! Les hautes facultés intellectuelles étant très rares, lorsque tout un peuple n’est pas appelé à jouir des avantages de l’instruction, il n’y apparaît que très peu d’hommes d’élite.

— Je partage votre opinion ; mais pourquoi donc n’établit-on pas des écoles partout ? Avec les sommes que ce moine vient d’arracher à tous ces avares, on aurait pu faire donner de l’instruction à tout le Pérou ; et nos gouvernants l’emploient à faire tuer des hommes ! Tenez, Florita, quand je pense à cela, je cesse de croire en Dieu.

— Cousine, si Baldivia employait l’argent qu’il prend aux propriétaires à fonder des écoles pour la jeunesse des deux sexes, à faire des routes pour transporter les denrées entre toutes les villes de votre territoire, à encourager l’industrie agricole et manufacturière, et aux autres choses utiles à la prospérité du pays, vous approuveriez donc sa conduite ?

— Belle question ! non seulement je l’approuverais, mais je me prosternerais devant lui et vendrais jusqu’à mon dernier châle de soie pour contribuer à lui élever une statue.

— Ce que vous dites là est très beau ! J’avoue, cousine, que je ne vous aurais pas crue capable d’autant de dévouement pour votre patrie : vous pourriez agir ainsi, parce que vous avez du bon sens et que vous comprenez très bien que la prospérité du pays est celle de tous les individus qui l’habitent ; mais la majorité des Péruviens verrait-elle cela du même œil ?

— Oui, sans doute, Florita, la très grande majorité l’approuverait ; car, comme vous le répétez sans cesse, le bon sens est dans les masses ; les ambitieux, les intrigants seraient seuls mécontents de voir employer l’argent à des choses utiles : avides du bien d’autrui, ils sont toujours disposés à fomenter les troubles ; ils y trouvent l’occasion de s’enrichir sans travail ; dans le gaspillage des deniers publics, ils tirent leur épingle du jeu et applaudissent à des désordres dont ils profitent. Ces hommes forment incontestablement le plus petit nombre ; néanmoins ils mènent les affaires et ruinent notre malheureuse nation.

Lorsque, dans nos conversations, Carmen me parlait des malheurs de son pays, mes douleurs redoublaient. Il était évident pour moi que si une personne douée d’une ame généreuse et forte pouvait réussir à s’emparer du pouvoir, les calamités auraient un terme, et un avenir de prospérité s’ouvrirait à cette contrée infortunée. Je songeais à tout le bien que je pourrais faire si j’étais à la place de la señora Gamarra, et me décidais, plus que jamais, à tenter d’y parvenir.

Parmi les militaires qui venaient chez mon oncle ou chez Althaus, je n’en avais rencontré qu’un seul qui aurait pu répondre, à mon attente ; et, quoiqu’il fût celui qui provoquait le plus ma répugnance, je n’eusse pas hésité un instant à tâcher de lui inspirer de l’amour, tant j’étais pénétrée de la sainteté du rôle que j’aurais pu remplir, mais il faut croire que Dieu me réservait pour une autre mission : cet officier était marié. Quand je fus bien convaincue qu’il ne se trouvait pas à Aréquipa un homme qui pût me servir, force me fut d’abandonner mes projets ; cependant il me restait encore un espoir, et je m’y cramponnai ; je résolus d’aller à Lima.

J’annonçai à mon oncle et à toute la famille que je voulais repartir pour la France ; mais que, désirant connaître la capitale du Pérou, j’irais m’embarquer à Lima.

Cette nouvelle surprit tout le monde : mon oncle en parut vivement affecté ; il me fit de vives instances pour me détourner de ce dessein, sans cependant m’offrir une position plus indépendante que celle dont je jouissais chez lui. Althaus en fut véritablement peiné ; sa femme s’en désespérait ; les deux personnes de la famille qui en éprouvèrent les plus vifs regrets furent Emmanuel et Carmen.

La chère Carmen me répétait souvent, avec une tristesse qui n’était pas feinte : « Personne ici, Florita, ne souffrira plus vivement que moi de votre absence. Don Pio est absorbé par les affaires politiques ; Althaus, quoiqu’il vous aime beaucoup, sera distrait par ses nombreuses occupations ; Manuela par ses relations de société et sa toilette ; Emmanuel par les plaisirs de son âge ; mais moi, Florita, qui vis retirée, méconnue de ceux-mêmes au milieu desquels le destin m’a placée, qui pourra me dédommager des consolations de votre douce et haute philosophie ? qui pourra me donner ces moments de gaîté que je devais à l’originalité de votre caractère, moments dont le charme ravivait ma triste existence ? Ah ! Florita, il ne se passera pas un jour que je ne pousse un soupir de regret en pensant à vous. »

Je ne saurais dire combien j’éprouvais de peine à laisser ma cousine Carmen ; les autres n’avaient nul besoin de moi, tandis que j’étais devenue pour elle une nécessité.

Mon oncle me pria d’attendre au moins, avant de partir, la tournure qu’allaient prendre les affaires politiques ; j’y consentis.

Le moine était parvenu, à force d’argent et des fanfaronnades de son journal, à organiser les corps suivants :

Infanterie 1, 000 hommes.
Cavalerie     800
Bataillon d’immortels formé
de la fleur des jeunes gens
d’Aréquipa
      78
Chacareros (hommes des champs)
de la banlieue
    300
--------
Total de l’armée 2, 178

Il y avait, en outre, une garde nationale formée de 3 à 400 vétérans, réservée à la défense de la ville.

Pour prendre une apparence guerrière, le général Nieto avait formé un camp ; il croyait habituer ses soldats aux fatigues en leur faisant quitter leurs casernes. Ce camp, très mal placé sous le rapport militaire, était à une lieue d’Aréquipa, et se trouvant auprès d’un village, il avait le grave inconvénient d’être entouré de chicherias (sorte de cabarets où l’on vend la chicha, boisson enivrante faite avec du maïs concassé[7], mis en fermentation). Le quartier général était dans la maison d’un señor Menao. Althaus avait essayé de détourner Nieto de l’établissement de ce camp, en lui faisant observer les dangers que, dans la saison des pluies, y courrait la santé du soldat, et les dépenses énormes qui en résulteraient ; le présomptueux général avait dédaigné ces considérations, ainsi que les sages avis de son chef d’état-major, relativement à l’emplacement où il convenait de camper : Nieto s’imaginait faire de l’effet, paraître un grand capitaine par cette image de la guerre ; il cédait aussi à la sotte vanité d’étaler son pouvoir au milieu des tentes et d’un nombreux entourage d’officiers. Le général aimait à se montrer, suivi d’un brillant état-major : de la ville au camp, du camp à la ville, c’étaient des allées et venues continuelles, et nous trouvions fort amusante la comédie que nous donnait chaque jour l’héroïque cavalcade. Le général, monté sur un beau cheval noir, prenait les airs d’un Murat, tant il était recherché et somptueux dans la variété de ses costumes ; Baldivia, très souvent en habit de moine, toujours sur un cheval blanc, figurait le Lafayette péruvien, et la foule des officiers, couverts d’or, chargés de panaches, n’était pas moins ridicule.

Grâce à Althaus et à l’obligeance du général, je pouvais disposer d’un cheval quand je voulais aller voir le camp : les bourgeois n’avaient plus de chevaux, ils s’étaient vus contraints de donner les leurs, ou de les cacher pour les soustraire aux réquisitions. Mon oncle seul avait conservé sa jument chilienne, parce qu’elle était si fougueuse, que nul officier ne se souciait de la monter, et qu’au milieu d’un corps de cavalerie elle eût occasionné des accidents. La visite du camp était pour moi une promenade favorite : j’y allais alternativement avec mon oncle, Althaus ou Emmanuel, qui était devenu officier. Le général me recevait toujours très bien, mais le moine semblait deviner ma pensée et le mépris qu’il m’inspirait ; dès qu’il me voyait, sa physionomie, naturellement fausse, haineuse, effrontée, prenait une expression toute particulière   : il me paraissait évident qu’il devinait l’antipathie que je ressentais pour lui. Baldivia me saluait avec une froide politesse, écoutait avec attention tout ce que je disais sans avoir l’air de s’en occuper, et ne se mêlait jamais à la conversation. Je savais, par Emmanuel, qu’on n’aimait pas du tout mes visites, et que mes parties de rire avec Althaus déplaisaient fort à ces messieurs ; mais comment n’aurais-je pas ri en voyant des officiers aussi absurdement ridicules ! Nieto, n’ayant à camper que 1,800 hommes (les chacareros et les Immortels ne faisaient pas partie du camp), avait pris plus de terrain qu’il n’en aurait fallu à un général européen pour une armée de 50,000 hommes. Sur un monticule, à gauche de la maison de Menao, était construite une redoute qu’on avait armée de cinq petits canons de montagne ; c’était la première fois de ma vie que j’en voyais, ils me faisaient l’effet de tuyaux de gouttières. Cette redoute se trouvait dominée par une position que la nature elle-même avait fortifiée, et où l’ennemi pouvait se loger sans obstacle, s’il venait par le chemin qui la joignait ; or, comme Aréquipa est une ville ouverte où l’on peut arriver par dix chemins différents, il était difficile de prévoir celui que prendrait l’ennemi.

L’infanterie, campée sur plusieurs lignes auprès de la redoute, avait l’air très misérable ; les malheureux soldats couchaient sous de petites tentes mal fermées et faites d’une toile tellement claire, qu’elle ne pouvait les garantir des pluies fréquentes de la saison. La cavalerie, commandée par le colonel Carillo, occupait beaucoup plus de place ; elle était établie de l’autre côté de la redoute ; le général me faisait galoper devant cette longue file de chevaux qui étaient sur un rang et très écartés les uns des autres. Il n’y avait pas plus d’ordre là que dans le quartier de l’infanterie, tout cela était pitoyable. A l’extrémité du camp, derrière les tentes des soldats, étaient cantonnées les ravanas, avec tout leur attirail de cuisine et d’enfants ; on voyait du linge qui séchait, des femmes occupées à laver, d’autres à coudre, toutes faisant un train effroyable par leurs cris, leurs chants et leur conversation.

Les ravanas sont les vivandières de l’Amérique du sud. Au Pérou, chaque soldat emmène avec lui autant de femmes qu’il veut ; il y en a qui en ont jusqu’à quatre. Elles forment une troupe considérable, précèdent l’armée de plusieurs heures pour avoir le temps de lui procurer des vivres, de les faire cuire et de tout préparer au gîte qu’elle doit occuper. Le départ de l’avant-garde femelle fait de suite juger de tout ce que ces malheureuses ont à souffrir, de la vie de dangers et de fatigues qu’elles mènent. Les ravanas sont armées ; elles chargent sur des mules les marmites, les tentes, tout le bagage enfin ; elles traînent à leur suite une multitude d’enfants de tout âge, font partir leurs mules au grand trot, les suivent en courant, gravissent ainsi les hautes montagnes couvertes de neige, traversent les fleuves à la nage, portant un et quelquefois deux enfants sur leur dos. Lorsqu’elles arrivent au lieu qu’on leur a assigné, elles s’occupent d’abord de choisir le meilleur emplacement pour camper ; ensuite elles déchargent les mules, dressent des tentes, allaitent et couchent les enfants, allument des feux et mettent la cuisine en train. Si elles se trouvent peu éloignées d’un endroit habité, elles s’y portent en détachement pour y faire la provision ; se jettent sur le village comme des bêtes affamées et demandent aux habitants des vivres pour l’armée ; quand on leur en donne de bonne volonté, elles ne font aucun mal ; mais, si on leur résiste, elles se battent comme des lionnes, et, par leur féroce courage, triomphent toujours de la résistance ; elles pillent alors, saccagent le village, emportent le butin au camp et le partagent entre elles.

Ces femmes, qui pourvoient à tous les besoins du soldat, qui lavent et raccommodent ses vêtements, ne reçoivent aucune paie et n’ont pour salaire que la faculté de voler impunément ; elles sont de race indienne, en parlent la langue et ne savent pas un mot d’espagnol. Les ravanas ne sont pas mariées, elles n’appartiennent à personne et sont à qui veut d’elles. Ce sont des créatures en dehors de tout ; elles vivent avec les soldats, mangent avec eux, s’arrêtent où ils séjournent, sont exposées aux mêmes dangers et endurent de bien plus grandes fatigues. Quand l’armée est en marche, c’est presque toujours du courage, de l’intrépidité de ces femmes qui la précèdent de quatre à cinq heures que dépend sa subsistance. Lorsqu’on songe qu’en menant cette vie de peines et de périls elles ont encore les devoirs de la maternité à remplir, on s’étonne qu’aucune y puisse résister. Il est digne de remarque que, tandis que l’Indien préfère se tuer que d’être soldat, les femmes indiennes embrassent cette vie volontairement et en supportent les fatigues, en affrontent les dangers avec un courage dont sont incapables les hommes de leur race. Je ne crois pas qu’on puisse citer une preuve plus frappante de la supériorité de la femme, dans l’enfance des peuples ; n’en serait-il pas de même aussi chez ceux plus avancés en civilisation, si une éducation semblable était donnée aux deux sexes ? Il faut espérer que le temps viendra où l’expérience en sera tentée.

Plusieurs généraux de mérite ont voulu suppléer au service des ravanas et les empêcher de suivre l’armée ; mais les soldats se sont toujours révoltés contre toutes les tentatives de ce genre et il a fallu leur céder. Ils n’avaient pas assez de confiance dans l’administration militaire qui eût pourvu à leurs besoins pour qu’on pût leur persuader de renoncer aux ravanas.

Ces femmes sont d’une laideur horrible ; cela se conçoit, d’après la nature des fatigues qu’elles endurent ; en effet, elles supportent les intempéries des climats les plus opposés, successivement exposées à l’ardeur brûlante du soleil des pampas et au froid du sommet glacé des Cordillières. Aussi ont-elles la peau brûlée, gercée, les yeux éraillés ; toutefois leurs dents sont très blanches. Elles portent pour tout vêtement une petite jupe de laine qui ne descend qu’aux genoux, plus une peau de mouton au milieu de laquelle elles font un trou pour passer la tête et dont les deux côtés leur cachent le dos et la poitrine ; elles ne s’occupent pas du surplus ; les pieds, les bras et la tête sont toujours nus. On remarque qu’il règne entre elles assez d’accord ; cependant des scènes de jalousie amènent parfois des meurtres ; les passions de ces femmes n’étant retenues par aucun frein, ces événements ne doivent pas surprendre ; il est hors de doute que, dans un nombre égal d’hommes que nulle discipline ne contiendrait et qui mèneraient la vie de ces femmes, les meurtres seraient beaucoup plus fréquents. Les ravanas adorent le soleil, mais n’observent aucune pratique religieuse.

Le quartier-général avait été transformé en maison de jeu ; la grande salle du bas, divisée en deux au moyen d’un rideau, était occupée, d’un côté, par le général et les officiers supérieurs ; de l’autre, par des sous-officiers ; tous, dans l’une et l’autre pièce, jouaient au pharaon des sommes énormes[8]. Althaus, voulant me faire voir dans leur beau les officiers de la république, m’amena, à onze heures de la nuit, à la maison de Menao ; nous n’entrâmes pas, et, sans être aperçus, nous nous mîmes à regarder par la fenêtre. Ah ! quel spectacle nous offrit cette réunion ! Nous vîmes Nieto, Carillo, Morant, Rivero, Ros, assis autour d’une table, les cartes à la main, devant un tas d’or ; la table était garnie de bouteilles, de verres remplis de vin ou de liqueurs. La figure de ces personnages exprimait ce que la passion du jeu a de plus violent ! la rage concentrée, ou cette cupidité que rien ne peut assouvir, qui s’accroît même par l’aliment que le hasard lui jette. Tous avaient le cigare à la bouche, et la lumière blafarde qui pénétrait l’atmosphère de fumée donnait à ces physionomies quelque chose d’infernal. Le moine ne jouait pas, il se promenait à pas lents, s’arrêtait par moments devant ces hommes, et, se croisant les bras, il semblait dire : Que puis-je espérer de pareils instruments ! A sa longue robe noire, à l’expression de ses traits, au lieu où il se trouvait, on l’eût pris pour le génie du mal, s’indignant des obstacles que les vices apportent dans la carrière du crime ; les muscles de son visage se contractaient d’une manière effrayante, ses petits yeux noirs lançaient un feu sombre, sa lèvre supérieure exprimait le mépris et la fierté ; puis il reprenait son impassibilité avec l’apparence de la résignation. Nous restâmes longtemps à examiner cette scène ; personne ne nous vit, les esclaves de service dormaient, les braves défendeurs de la patrie étaient absorbés par le jeu, le moine par ses pensées. En nous retirant, nous causâmes, Althaus et moi, sur le malheur d’un pays livré à de pareils chefs.

— Althaus, ceux qui se laissent dominer par l’amour du jeu montrent assez qu’ils ont plus de confiance dans le hasard que dans leur habileté ; je doute que cette passion put avoir prise sur des hommes d’un mérite réel.

— Florita, si vous parlez des misérables jeux de cartes, je suis de votre opinion ; mais il existe un jeu savant, auquel les plus hautes intelligences peuvent s’exercer : ce sont les échecs[9] ; si ces coquins-là employaient leur temps à y jouer, je leur pardonnerais le gaspillage de l’argent enlevé aux propriétaires, et je soutiendrais même, contre vous, belle cousine, qu’ils feraient plus de progrès en jouant chaque jour aux échecs, que ne leur en feront jamais faire les balivernes que le moine leur débite en latin et en espagnol, ou les ridicules revues du général.

— Mais, cousin, soyez donc conséquent avec vous-même ; puisque vous prétendez que pas un de ces officiers n’est capable de comprendre la plus simple démonstration mathématique, comment pourraient-ils passer, comme vous, trois heures à résoudre une difficulté du jeu d’échecs ?

— Vous avez raison ; pour être propre aux savantes combinaisons de ce jeu, il faut être né en Germanie ; cependant j’ai rencontré un Anglais et un Russe qui eussent pu rendre la dame au plus fameux des joueurs allemands ; mais jamais je n’ai rencontré d’autres adversaires, même en France, qui valussent la peine qu’on se préparât avant l’heure de l’assaut.

Dans les derniers jours de mars, on apprit de Lima que le président Orbegoso se disposait à venir prendre le commandement de l’armée du département d’Aréquipa. À cette nouvelle, Nieto se désespéra : le président, disait-il, venait lui enlever la gloire qu’il était sûr d’obtenir en se mesurant avec San-Roman. Le présomptueux général ne pouvait songer à se révolter, il n’avait pas assez d’influence pour se poser comme chef de parti et agir pour son compte ; cependant, voulant prévenir ce qu’il considérait comme un affront, il eut recours à un moyen qui allait à la portée de son esprit. Il fit écrire, en secret, une lettre confidentielle à je ne sais qui, et prit ses mesures pour qu’elle tombât dans les mains de San-Roman. On disait, dans cette lettre, que l’armée de Nieto était dans le plus misérable état, sans armes, sans munitions et tout à fait incapable de se défendre. Après le départ de sa missive, le général espérait chaque jour voir arriver l’armée ennemie, et son impatience était au comble.

Depuis trois mois, l’attaque dont le fameux San-Roman menaçait Aréquipa faisait le sujet de toutes les conversations ; pendant les deux premiers mois, le nom de ce chef produisait sur la population le même effet que le nom de Croquemitaine sur l’imagination des petits enfants. Les partisans d’Orbegoso le dépeignaient comme un homme méchant, féroce, capable d’égorger lui-même, pour son propre plaisir, les pauvres Aréquipéniens, et de mettre leur ville à feu et à sang pour satisfaire aux vengeances de son parti ; on disait encore de lui mille autres gentillesses de ce genre.

Si, dans le public, on se plaisait à faire des contes sur San-Roman, dans le but de s’effrayer mutuellement, et par ce penchant à l’exagération et au merveilleux, qui pousse toujours ce peuple vers les extrêmes, il se trouvait aussi des gens puissamment intéressés à accréditer ces bruits, tels que le moine, le général, leurs subordonnés et autres.

Sur chacune des deux armées reposaient toutes les espérances du parti dont elle avait embrassé la défense. L’une et l’autre allaient jouer le tout d’un seul coup. La victoire assurait au parti vainqueur un succès complet, la défaite une ruine irréparable. Le parti d’Orbegoso, anéanti sur tous les points, n’avait d’autre appui que dans la valeur des Aréquipéniens, et tous les regards étaient fixés sur eux. La señora Gamarra, de son côté, sentait que l’autorité du gouvernement qu’elle avait organisé ne pourrait se maintenir tant qu’il existerait une résistance armée ; que pour être maîtresse à Lima, il fallait d’abord qu’elle le fût à Aréquipa ; et que si, avec les trois bataillons qui lui restaient, elle réduisait cette ville, Orbegoso n’attendrait pas son retour dans la capitale. On conçoit combien il devait être important pour les chefs de l’armée d’Aréquipa, les autorités de la ville et les personnes qui avaient intérêt à soutenir Orbegoso, d’entretenir dans le peuple des idées exagérées des calamités auxquelles le triomphe de San-Roman l’exposerait afin de l’exciter à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Aussi, faisait-on chaque jour circuler des écrits à la main, rédigés par le moine (quoiqu’ils ne portassent aucune signature), dans lesquels il était dit que San-Roman avait promis à ses soldats le sac de la ville. La description des massacres, des viols, des atrocités que contenaient ces écrits faisait passer, dans l’ame timide des habitants, une terreur qui allait jusqu’au désespoir. Le moine atteignait ainsi son but, car le désespoir donne de la bravoure au plus lâche. Le général haranguait ses soldats ; le préfet, le maire lançaient leurs proclamations dans le même esprit ; enfin les moines des divers couvents, cédant à la force, prêchaient dans leurs églises la résistance jusqu’à la mort.

Toutes ces harangues et prédications produisirent sur le peuple l’effet qu’on en attendait. Dans le premier mois qui s’écoula après l’insurrection, la crainte de l’arrivée inopinée de San-Roman, qui commandait les trois meilleurs bataillons, excita de pénibles anxiétés et fit organiser la défense avec zèle. Le second mois, les Aréquipéniens, prenant confiance dans leurs préparatifs et le triomphe que le moine promettait à leur valeur, s’habituèrent à l’idée de la lutte dans laquelle ils allaient s’engager, et attendirent l’ennemi de pied ferme ; mais, au troisième mois, leur impatience ne connut plus de bornes ! La lenteur que San-Roman mettait à venir leur parut un témoignage de la peur qu’ils lui inspiraient ; leur courage en augmenta ; et, comme cela arrive toujours chez les peuples qui manquent d’expérience, ils passèrent aussitôt de la terreur qui les avait saisis à une jactance, une fanfaronnade qui donnèrent à toutes les personnes raisonnables de justes appréhensions ; elles redoutaient les revers et n’éprouvaient pas de moins cruelles inquiétudes sur les suites de la victoire, si ces hommes, aussi lâches que présomptueux, venaient à l’obtenir. Dès le moment où, dans leur aveugle confiance, ils crurent avoir gagné la bataille, sans connaître les ennemis qu’ils avaient à combattre, ce fut à qui d’entre eux ferait le plus de sottises, depuis le général en chef jusqu’au dernier employé de la mairie : c’était à faire pitié ! Je reconnus dès lors que, quel que fût l’événement, le pays était perdu ; que les succès de Nieto amèneraient, aussi inévitablement que ceux de San-Roman, l’exigence de contributions énormes, la spoliation des propriétés et le pillage sous toutes ses formes.

Le 21 mars, Althaus me dit : — Enfin, Florita il paraît que le général a des renseignements exacts : San-Roman sera ici demain ou après-demain ; croiriez-vous que, jusqu’à présent, tout en faisant une dépense énorme en espions, nous n’avons pu obtenir un mot de vrai sur ce qui se passe dans le camp de l’ennemi ? Le général ne veut pas que je m’en mêle ; l’amour-propre de ce sot se sent blessé d’un sage conseil, et il me cache tout ce qu’il peut.

Depuis deux jours, les troupes étaient rentrées dans leurs casernes ; on avait été obligé de les faire revenir, tant elles étaient exténuées par les fatigues et les privations qu’elles avaient éprouvées pendant leur inutile séjour dans le camp. Il semble que, d’après un avis qu’il croyait si sûr, le général aurait dû s’empresser de faire ressortir les troupes, soit pour reprendre la position qu’elles venaient de quitter, soit pour les établir dans la nouvelle que la circonstance pouvait exiger ; qu’il aurait dû n’oublier aucune des précautions indiquées par la prudence, pour éviter toute surprise, de la part de l’ennemi, la confusion parmi les troupes et l’alarme dans le peuple ; que tout, enfin, devait être prévu, et des mesures prises pour prévenir les désordres qui pouvaient résulter dans la ville de la victoire ou de la défaite : telle eût été la conduite de tout militaire qui eût eu le sens commun ; mais le général Nieto ne songea à rien de tout cela, et, sans s’occuper d’aucune disposition, laissant les affaires à l’abandon, il alla, avec les autres chefs, à Tiavalla, fêter la semaine sainte. Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, un espion vint dire, en toute hâte, que l’ennemi était à Cangallo : la rumeur fut générale ! D’un côté, on courait chercher Nieto ; de l’autre, les Immortels se rassemblaient, les troupes sortaient en désordre ; les chacareros effrayés refusaient de marcher, et les perruques de l’hôtel-de-ville faisaient bêtises sur bêtises : la confusion était au comble.

Alors se montrèrent la profonde ignorance, l’absolue nullité de ces chefs présomptueux, tant civils que militaires, qui dirigeaient les affaires de ce malheureux pays. Je craindrais de fatiguer mon lecteur, de n’être pas crue de lui, si je l’entretenais du gaspillage qui se fit en toutes choses, des scènes de désordre, d’indiscipline qui se montrèrent dans ce moment de crise, et de la conduite des officiers qui, à la veille d’une bataille, au lieu d’être à leur poste, étaient tous à jouer ou à s’enivrer chez leurs maîtresses.

Tout ce qui se passa dans cette soirée, et la nuit suivante, serait incroyable pour un Européen. Je n’entre donc dans aucun détail, mais j’affirme que la confusion fut telle que, si San-Roman en avait été instruit, il eût pu, ce jour-là même, s’emparer de la ville, et y faire caserner ses troupes sans combattre : on était hors d’état de tirer un seul coup de fusil pour l’en empêcher. Il eût ainsi terminé la guerre dans trois heures de temps. On doit certes bien regretter qu’il ne l’ait pas fait ; beaucoup de sang répandu eût été épargné ; beaucoup de maux irréparables eussent été évités.

  1. À Buenos-Ayres, tous les balcons des maisons sont garnis de cette plante, qu’on nomme la fleur de l’air, parce qu’elle n’a pas de racines et ne s’alimente que de l’air.
  2. Dans le pays espagnol, le quadruple prend de son poids la dénomination d’once.
  3. Le système de crédit de l’Angleterre et des États-Unis a enfanté des prodiges, en donnant au travail un immense développement ; son exagération a sans doute occasionné des crises commerciales, mais elles n’ont été que des calamités passagères ; le commerce est toujours sorti de ces crises plus florissant que jamais, et l’expérience acquise va faire prendre des mesures dans l’un et l’autre pays qui en préviendront le retour. Sans ce système, comment l’Angleterre aurait-elle pu faire supporter au peuple l’énorme fardeau de ses taxes en présence d’une aristocratie qui possède tout le sol.
  4. Le comte de Guaqui est actuellement auprès de don Carlos, avec la charge de grand-écuyer.
  5. On dit, des gens qui ont une fortune dont on ne connaît pas l’origine, qu’ils possèdent un tombeau, parce que les anciens Péruviens étaient ensevelis avec leurs trésors, et que, lors de la conquête, ils cachèrent leurs richesses dans les tombeaux.
  6. Mon oncle m’a raconté que, pendant ses vingt années de guerre au Pérou, chaque fois qu’il avait des fleuves à traverser ou des précipices à côtoyer, il perdait un grand nombre de soldats indiens qui se jetaient eux-mêmes dans le fleuve ou le précipice, préférant cette mort affreuse à la vie de soldat.
  7. Là où il n’y a pas de moulin, les femmes mâchent le maïs et le crachent à mesure dans le vase où elles le font fermenter.
  8. Les péruviens sont très joueurs ; le colonel Morant, dans une partie à Charillos, près de Lima, perdit dans une nuit 30,000 piastres.
  9. Althaus est un des plus forts joueurs d’échecs que l’on puisse citer.