Pêcheur d’Islande/IV

La bibliothèque libre.


Calmann-Lévy (p. 253-302).


quatrième partie

I


Les amoureux aiment toujours beaucoup s’asseoir ensemble sur les bancs, devant les portes, quand la nuit tombe.

Yann et Gaud pratiquaient cela, eux aussi. Chaque soir, c’était à la porte de la chaumière des Moan, sur le vieux banc de granit, qu’ils se faisaient leur cour.

D’autres ont le printemps, l’ombre des arbres, les soirées tièdes, les rosiers fleuris. Eux n’avaient rien que des crépuscules de février descendant sur un pays marin, tout d’ajoncs et de pierres. Aucune branche de verdure au-dessus de leur tête, ni alentour, rien que le ciel immense, où passaient lentement des brumes errantes. Et pour fleurs, des algues brunes, que les pêcheurs, en remontant de la grève, avaient entraînées dans le sentier avec leurs filets.

Les hivers ne sont pas rigoureux dans cette région tiédie par des courants de la mer ; mais c’est égal, ces crépuscules amenaient souvent des humidités glacées et d’imperceptibles petites pluies qui se déposaient sur leurs épaules.

Ils restaient tout de même, se trouvant très bien là. Et ce banc, qui avait plus d’un siècle, ne s’étonnait pas de leur amour, en ayant déjà vu bien d’autres ; il en avait bien entendu, des douces paroles, sortir, toujours les mêmes, de génération en génération, de la bouche des jeunes, et il était habitué à voir les amoureux revenir plus tard, changés en vieux branlants et en vieilles tremblotantes, s’asseoir à la même place, — mais dans le jour alors pour respirer encore un peu d’air et se chauffer à leur dernier soleil.

De temps en temps, la grand’mère Yvonne mettait la tête à la porte pour les regarder. Non pas qu’elle fût inquiète de ce qu’ils faisaient ensemble, mais par affection seulement, pour le plaisir de les voir, et aussi pour essayer de les faire rentrer. Elle disait :

— Vous aurez froid, mes bons enfants, vous attraperez du mal. Ma Doué, ma Doué, rester dehors si tard, je vous demande un peu, ça a-t-il du bon sens ?

Froid !… Est-ce qu’ils avaient froid, eux ? Est-ce qu’ils avaient seulement conscience de quelque chose en dehors du bonheur d’être l’un près de l’autre ?

Les gens qui passaient, le soir, dans le chemin, entendaient un léger murmure à deux voix, mêlé au bruissement que la mer faisait en dessous, au pied des falaises. C’était une musique très harmonieuse, la voix fraîche de Gaud alternait avec celle de Yann qui avait des sonorités douces et caressantes dans des notes graves. On distinguait aussi leurs deux silhouettes tranchant sur le granit du mur auquel ils étaient adossés : d’abord le blanc de la coiffe de Gaud, puis toute sa forme svelte en robe noire et, à côté d’elle, les épaules carrées de son ami. Au-dessus d’eux, le dôme bossu de leur toit de paille et, derrière tout cela, les infinis crépusculaires, le vide incolore des eaux et du ciel…

Ils finissaient tout de même par rentrer s’asseoir dans la cheminée, et la vieille Yvonne, tout de suite endormie, la tête tombée en avant, ne gênait pas beaucoup ces deux jeunes qui s’aimaient. Ils recommençaient à se parler à voix basse, ayant à se rattraper de deux ans de silence ; ayant besoin de se presser beaucoup pour se faire cette cour, puisqu’elle devait si peu durer.

Il était convenu qu’ils habiteraient chez cette grand’mère Yvonne qui, par testament, leur léguait sa chaumière ; pour le moment, ils n’y faisaient aucune amélioration, faute de temps, et remettaient au retour d’Islande leur projet d’embellir un peu ce pauvre petit nid par trop désolé.

II


… Un soir, il s’amusait à lui citer mille petites choses qu’elle avait faites ou qui lui étaient arrivées depuis leur première rencontre ; il lui disait même les robes qu’elle avait eues, les fêtes où elle était allée.

Elle l’écoutait avec une extrême surprise. Comment donc savait-il tout cela ? Qui se serait imaginé qu’il y avait fait attention et qu’il était capable de le retenir ?…

Lui, souriait, faisant le mystérieux, et racontait encore d’autres petits détails, même des choses qu’elle avait presque oubliées.

Maintenant, sans plus l’interrompre, elle le laissait dire, avec un ravissement inattendu qui la prenait tout entière ; elle commençait à deviner, à comprendre : c’est qu’il l’avait aimée, lui aussi, tout ce temps-là !… Elle avait été sa préoccupation constante ; il lui en faisait l’aveu naïf à présent !…

Et alors qu’est-ce qu’il avait eu, mon Dieu ; pourquoi l’avait-il tant repoussée, tant fait souffrir ?

Toujours ce mystère qu’il avait promis d’éclaircir pour elle, mais dont il reculait sans cesse l’explication, avec un air embarrassé et un commencement de sourire incompréhensible.

III


Ils allèrent à Paimpol un beau jour, avec la grand’mère Yvonne, pour acheter la robe de noces.

Parmi les beaux costumes de demoiselle qui lui restaient d’autrefois, il y en avait qui auraient très bien pu être arrangés pour la circonstance, sans qu’on eût besoin de rien acheter. Mais Yann avait voulu lui faire ce cadeau, et elle ne s’en était pas trop défendue : avoir une robe donnée par lui, payée avec l’argent de son travail et de sa pêche, il lui semblait que cela la fît déjà un peu son épouse.

Ils la choisirent noire, Gaud n’ayant pas fini le deuil de son père. Mais Yann ne trouvait rien d’assez joli dans les étoffes qu’on déployait devant eux. Il était un peu hautain vis-à-vis des marchands et, lui qui autrefois ne serait entré pour rien au monde dans aucune des boutiques de Paimpol, ce jour-là s’occupait de tout, même de la forme qu’aurait cette robe ; il voulut qu’on y mît de grandes bandes de velours pour la rendre plus belle.

IV


Un soir qu’ils étaient assis sur leur banc de pierre dans la solitude de leur falaise où la nuit tombait, leurs yeux s’arrêtèrent par hasard sur un buisson d’épines — le seul d’alentour — qui croissait entre les rochers au bord du chemin. Dans la demi-obscurité, il leur sembla distinguer sur ce buisson de légères petites houppes blanches :

— On dirait qu’il est fleuri, dit Yann.

Et ils s’approchèrent pour s’en assurer.

Il était tout en fleurs. N’y voyant pas beaucoup, ils le touchèrent, vérifiant avec leurs doigts la présence de ces petites fleurettes qui étaient tout humides de brouillard. Et alors, il leur vint une première impression hâtive de printemps ; du même coup, ils s’aperçurent que les jours avaient allongé ; qu’il y avait quelque chose de plus tiède dans l’air, de plus lumineux dans la nuit.

Mais comme ce buisson était en avance ! Nulle part dans le pays au bord d’aucun chemin, on n’en eût trouvé un pareil. Sans doute, il avait fleuri là exprès pour eux, pour leur fête d’amour…

— Oh ! nous allons en cueillir alors ! dit Yann.

Et, presque à tâtons, il composa un bouquet entre ses mains rudes ; avec le grand couteau de pêcheur qu’il portait à sa ceinture, il enleva soigneusement les épines, puis il le mit au corsage de Gaud :

— Là, comme une mariée, dit-il en se reculant comme pour voir, malgré la nuit, si cela lui seyait bien.

Au-dessous d’eux, la mer très calme déferlait faiblement sur les galets de la grève, avec un petit bruissement intermittent, régulier comme une respiration de sommeil ; elle semblait indifférente, ou même favorable à cette cour qu’ils se faisaient là tout près d’elle.

Les jours leur paraissaient longs dans l’attente des soirées, et ensuite, quand ils se quittaient sur le coup de dix heures, il leur venait un petit découragement de vivre, parce que c’était déjà fini…

Il fallait se hâter, se hâter pour les papiers, pour tout, sous peine de n’être pas prêt et de laisser fuir le bonheur devant soi, jusqu’à l’automne, jusqu’à l’avenir incertain…

Leur cour, faite le soir dans ce lieu triste, au bruit continuel de la mer, et avec cette préoccupation un peu enfiévrée de la marche du temps, prenait de tout cela quelque chose de particulier et de presque sombre. Ils étaient des amoureux différents des autres, plus graves, plus inquiets dans leur amour.

Il ne disait toujours pas ce qu’il avait eu pendant deux ans contre elle et, quand il était reparti le soir, ce mystère tourmentait Gaud. Pourtant il l’aimait bien, elle en était sûre.

C’était vrai, qu’il l’avait de tout temps aimée, mais pas comme à présent : cela augmentait dans son cœur et dans sa tête comme une marée, qui monte, jusqu’à tout remplir. Il n’avait jamais connu cette manière d’aimer quelqu’un.

De temps en temps, sur le banc de pierre, il s’allongeait, presque étendu, jetait la tête sur les genoux de Gaud, par câlinerie d’enfant pour se faire caresser, et puis se redressait bien vite, par convenance. Il eût aimé se coucher par terre à ses pieds, et rester là, le front appuyé sur le bas de sa robe. En dehors de ce baiser de frère qu’il lui donnait en arrivant et en partant, il n’osait pas l’embrasser. Il adorait le je ne sais quoi invisible qui était en elle, qui était son âme, qui se manifestait à lui dans le son pur et tranquille de sa voix, dans l’expression de son sourire, dans son beau regard limpide…

Et dire qu’elle était en même temps une femme de chair, plus belle et plus désirable qu’aucune autre ; qu’elle lui appartiendrait bientôt d’une manière aussi complète que ses maîtresses d’avant, sans cesser pour cela d’être elle-même !… Cette idée le faisait frissonner jusqu’aux moelles profondes ; il ne concevait pas bien d’avance ce que serait une pareille ivresse, mais il n’y arrêtait pas sa pensée, par respect, se demandant presque s’il oserait commettre ce délicieux sacrilège…

V


Un soir de pluie, ils étaient assis près l’un de l’autre dans la cheminée, et leur grand’mère Yvonne dormait en face d’eux. La flamme qui dansait dans les branchages du foyer faisait promener au plafond noir leurs ombres agrandies.

Ils se parlaient bien bas, comme font tous les amoureux. Mais il y avait, ce soir-là, de longs silences embarrassés, dans leur causerie. Lui surtout ne disait presque rien, et baissait la tête avec un demi-sourire, cherchant à se dérober aux regards de Gaud.

C’est qu’elle l’avait pressé de questions, toute la soirée, sur ce mystère qu’il n’y avait pas moyen de lui faire dire, et cette fois il se voyait pris : elle était trop fine et trop décidée à savoir ; aucun faux-fuyant ne le tirerait plus de ce mauvais pas.

— De méchants propos, qu’on avait tenus sur mon compte ? demandait-elle.

Il essaya de répondre oui. De méchants propos, oh !… on en avait tenu beaucoup dans Paimpol, et dans Ploubazlanec…

Elle demanda quoi. Il se troubla et ne sut pas dire. Alors elle vit bien que ce devait être autre chose.

— C’était ma toilette, Yann ?

Pour la toilette, il est sûr que cela y avait contribué ; elle en faisait trop, pendant un temps, pour devenir la femme d’un simple pêcheur. Mais enfin il était forcé de convenir que ce n’était pas tout.

— Était-ce parce que, dans ce temps là, nous passions pour riches ? Vous aviez peur d’être refusé ?

— Oh ! non, pas cela.

Il fit cette réponse avec une si naïve sûreté de lui-même, que Gaud en fut amusée. Et puis il y eut de nouveau un silence pendant lequel on entendit dehors le bruit gémissant de la brise et de la mer.

Tandis qu’elle l’observait attentivement, une idée commençait à lui venir, et son expression changeait à mesure :

— Ce n’était rien de tout cela, Yann ; alors quoi ? dit-elle en le regardant tout à coup dans le blanc des yeux, avec le sourire d’inquisition irrésistible de quelqu’un qui a deviné.

Et lui détourna la tête, en riant tout à fait.

Ainsi, c’était bien cela, elle avait trouvé : de raison, il ne pouvait pas lui en donner, parce qu’il n’y en avait pas, il n’y en avait eu jamais. Eh bien, oui, tout simplement il avait fait son têtu (comme Sylvestre disait jadis), et c’était tout. Mais voilà aussi, on l’avait tourmenté avec cette Gaud ! Tout le monde s’y était mis, ses parents, Sylvestre, ses camarades islandais, jusqu’à Gaud elle-même. Alors il avait commencé à dire non, obstinément non, tout en gardant au fond de son cœur l’idée qu’un jour, quand personne n’y penserait plus, cela finirait certainement par être oui.

Et c’était pour cet enfantillage de son Yann que Gaud avait langui, abandonnée pendant deux ans, et désiré mourir…

Après le premier mouvement, qui avait été de rire un peu, par confusion d’être découvert, Yann regarda Gaud avec de bons yeux graves qui, à leur tour interrogeaient profondément : lui pardonnerait-elle au moins ? Il avait un si grand remords aujourd’hui de lui avoir fait tant de peine, lui pardonnerait-elle ?…

— C’est mon caractère qui est comme cela, Gaud, dit-il. Chez nous, avec mes parents, c’est la même chose. Des fois, quand je fais ma tête dure, je reste pendant des huit jours comme fâché avec eux presque sans parler à personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je finis toujours par leur obéir dans tout ce qu’ils veulent, comme si j’étais encore un enfant de dix ans… Si vous croyez que ça faisait mon affaire, à moi, de ne pas me marier ! Non, cela n’aurait plus duré longtemps dans tous les cas, Gaud, vous pouvez me croire.

Oh ! si elle lui pardonnait ! Elle sentait tout doucement des larmes lui venir, et c’était le reste de son chagrin d’autrefois qui finissait de s’en aller à cet aveu de son Yann. D’ailleurs, sans toute sa souffrance d’avant, l’heure présente n’eût pas été si délicieuse ; à présent que c’était fini, elle aimait presque mieux avoir connu ce temps d’épreuve.

Maintenant tout était éclairci entre eux deux ; d’une manière inattendue, il est vrai, mais complète : il n’y avait aucun voile entre leurs deux âmes. Il l’attira contre lui dans ses bras et, leurs têtes s’étant rapprochées, ils restèrent là longtemps, leurs joues appuyées l’une sur l’autre, n’ayant plus besoin de rien s’expliquer ni de rien se dire. Et en ce moment, leur étreinte était si chaste que, la grand’mère Yvonne s’étant réveillée, ils demeurèrent devant elle comme ils étaient, sans aucun trouble.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

VI


C’était six jours avant le départ pour l’Islande. Leur cortège de noces s’en revenait de l’église de Ploubazlanec, pourchassé par un vent furieux, sous un ciel chargé et tout noir.

Au bras l’un de l’autre, ils étaient beaux tous deux, marchant comme des rois, en tête de leur longue suite, marchant comme dans un rêve. Calmes, recueillis, graves, ils avaient l’air de ne rien voir ; de dominer la vie, d’être au-dessus de tout. Ils semblaient même être respectés par le vent, tandis que, derrière eux, ce cortège était un joyeux désordre de couples rieurs, que de grandes rafales d’ouest tourmentaient. Beaucoup de jeunes, chez lesquels aussi la vie débordait ; d’autres, déjà grisonnants, mais qui souriaient encore en se rappelant le jour de leurs noces et leurs premières années. Grand’mère Yvonne était là et suivait aussi, très éventée, mais presque heureuse, au bras d’un vieil oncle de Yann qui lui disait des galanteries anciennes ; elle portait une belle coiffe neuve qu’on lui avait achetée pour la circonstance et toujours son petit châle, reteint une troisième fois — en noir, à cause de Sylvestre.

Et le vent secouait indistinctement tous ces invités ; on voyait les jupes relevées et des robes retournées ; des chapeaux et des coiffes qui s’envolaient.

À la porte de l’église, les mariés s’étaient acheté, suivant la coutume, des bouquets de fausses fleurs pour compléter leur toilette de fête. Yann avait attaché les siennes au hasard sur sa poitrine large, mais il était de ceux à qui tout va bien. Quant à Gaud, il y avait de la demoiselle encore dans la façon dont ces pauvres fleurs grossières étaient piquées en haut de son corsage — très ajusté, comme autrefois sur sa forme exquise.

Le violonaire qui menait tout ce monde, affolé par le vent, jouait à la diable ; ses airs arrivaient aux oreilles par bouffées, et, dans le bruit des bourrasques, semblaient une petite musique drôle plus grêle que les cris d’une mouette.

Tout Ploubazlanec était sorti pour les voir. Ce mariage avait quelque chose qui passionnait les gens, et on était venu de loin à la ronde ; aux carrefours des sentiers, il y avait partout des groupes qui stationnaient pour les attendre. Presque tous les « Islandais » de Paimpol, les amis de Yann, étaient là postés. Ils saluaient les mariés au passage ; Gaud répondait en s’inclinant légèrement comme une demoiselle, avec sa grâce sérieuse, et, tout le long de sa route, elle était admirée.

Et les hameaux d’alentour, les plus perdus, les plus noirs, même ceux des bois, s’étaient vidés de leurs mendiants, de leurs estropiés, de leurs fous, de leurs idiots à béquilles. Cette gent était échelonnée sur le parcours, avec des musiques, des accordéons, des vielles ; ils tendaient leurs mains, leurs sébiles, leurs chapeaux, pour recevoir des aumônes que Yann leur lançait avec son grand air noble, et Gaud, avec son joli sourire de reine. Il y avait de ces mendiants qui étaient très vieux, qui avaient des cheveux gris sur des têtes vides n’ayant jamais rien contenu ; tapis dans les creux des chemins, ils étaient de la même couleur que la terre d’où ils semblaient n’être qu’incomplètement sortis, et où ils allaient rentrer bientôt sans avoir eu de pensées ; leurs yeux égarés inquiétaient comme le mystère de leurs existences avortées et inutiles. Ils regardaient passer, sans comprendre, cette fête de la vie pleine et superbe…

On continua de marcher au delà du hameau de Pors-Even et de la maison des Gaos. C’était pour se rendre, suivant l’usage traditionnel des mariés du pays de Ploubazlanec, à la chapelle de la Trinité, qui est comme au bout du monde breton.

Au pied de la dernière et extrême falaise, elle pose sur un seuil de roches basses, tout près des eaux, et semble déjà appartenir à la mer. Pour y descendre, on prend un sentier de chèvre parmi des blocs de granit. Et le cortège de noces se répandit sur la pente de ce cap isolé, au milieu des pierres, les paroles joyeuses ou galantes se perdant tout à fait dans le bruit du vent et des lames.

Impossible d’atteindre cette chapelle ; par ce gros temps, le passage n’était pas sûr, la mer venait trop près pour frapper ses grands coups. On voyait bondir très haut ses gerbes blanches qui, en retombant, se déployaient pour tout inonder.

Yann, qui s’était le plus avancé, avec Gaud appuyée à son bras, recula le premier devant les embruns. En arrière, son cortège restait échelonné sur les roches, en amphithéâtre, et lui, semblait être venu là pour présenter sa femme à la mer ; mais celle-ci faisait mauvais visage à la mariée nouvelle.

En se retournant, il aperçut le violonaire, perché sur un rocher gris et cherchant à rattraper, entre deux rafales, son air de contredanse.

— Ramasse ta musique, mon ami, lui dit-il ; la mer nous en joue d’une autre qui marche mieux que la tienne…

En même temps commença une grande pluie fouettante qui menaçait depuis le matin. Alors ce fut une débandade folle avec des cris et des rires, pour grimper sur la haute falaise et se sauver chez les Gaos…

VII


Le dîner de noces se fit chez les parents d’Yann, à cause de ce logis de Gaud, qui était bien pauvre.

Ce fut en haut, dans la grande chambre neuve, une tablée de vingt-cinq personnes autour des mariés ; des sœurs et des frères ; le cousin Gaos le pilote ; Guermeur, Keraez, Yvon Duff, tous ceux de l’ancienne Marie, qui étaient de la Léopoldine à présent ; quatre filles d’honneur très jolies, leurs nattes de cheveux disposées en rond au-dessus des oreilles, comme autrefois les impératrices de Byzance, et leur coiffe blanche à la nouvelle mode des jeunes, en forme de conque marine ; quatre garçons d’honneur, tous Islandais, bien plantés, avec de beaux yeux fiers.

Et en bas aussi, bien entendu, on mangeait et on cuisinait ; toute la queue du cortège s’y était entassée en désordre, et des femmes de peine, louées à Paimpol, perdaient la tête devant la grande cheminée encombrée de poêles et de marmites.

Les parents d’Yann auraient souhaité pour leur fils une femme plus riche, c’est bien sûr ; mais Gaud était connue à présent pour une fille sage et courageuse ; et puis, à défaut de sa fortune perdue, elle était la plus belle du pays, et cela le flattait de voir les deux époux si assortis.

Le vieux père, en gaîté après la soupe, disait de ce mariage :

— Ça va faire encore des Gaos, on n’en manquait pourtant pas dans Ploubazlanec !

Et en comptant sur ses doigts, il expliquait à un oncle de la mariée comment il y en avait tant de ce nom-là : son père, qui était le plus jeune de neuf frères, avait eu douze enfants, tous mariés avec des cousines, et ça en avait fait, tout ça, des Gaos, malgré les disparus d’Islande !…

— Pour moi, dit-il, j’ai épousé aussi une Gaos ma parente, et nous en avons fait encore quatorze à nous deux.

Et à l’idée de cette peuplade, il se réjouissait, en secouant sa tête blanche.

Dame ! il avait eu de la peine pour les élever ses quatorze petits Gaos ; mais à présent ils se débrouillaient, et puis ces dix mille francs de l’épave les avaient mis vraiment bien à leur aise.

En gaîté aussi, le voisin Guermeur racontait ses tours joués au service[1], des histoires de Chinois, d’Antilles, de Brésil, faisant écarquiller les yeux aux jeunes qui allaient y aller.

Un de ses meilleurs souvenirs, c’était une fois, à bord de l’Iphigénie, on faisait le plein des soutes à vin, le soir, à la brune ; et la manche en cuir, par où ça passait pour descendre, s’était crevée. Alors, au lieu d’avertir, on s’était mis à boire à même jusqu’à plus soif ; ça avait duré deux heures, cette fête ; à la fin ça coulait plein la batterie ; tout le monde était soûl !

Et ces vieux marins, assis à table, riaient de leur rire bon enfant avec une pointe de malice.

— On crie contre le service, disaient-ils ; eh bien ! il n’y a encore que là, pour faire des tours pareils !

Dehors, le temps ne s’embellissait pas, au contraire ; le vent, la pluie, faisaient rage dans une épaisse nuit. Malgré les précautions prises, quelques-uns s’inquiétaient de leur bateau, ou de leur barque amarrée dans le port, et parlaient de se lever pour aller y voir.

Cependant un autre bruit, beaucoup plus gai à entendre, arrivait d’en bas où les plus jeunes de la noce soupaient les uns sur les autres : c’étaient les cris de joie, les éclats de rire des petits-cousins et des petites-cousines, qui commençaient à se sentir très émoustillés par le cidre.

On avait servi des viandes bouillies, des viandes rôties, des poulets, plusieurs espèces de poissons, des omelettes et des crêpes.

On avait causé pêche et contrebande, discuté toute sorte de façons pour attraper les messieurs douaniers qui sont, comme on sait, les ennemis des hommes de mer.

En haut, à la table d’honneur, on se lançait même à parler d’aventures drôles.

Ceci se croisait, en breton, entre ces hommes qui tous, à leur époque, avaient roulé le monde.

— À Hong-Kong, les maisons, tu sais bien, les maisons qui sont là, en montant dans les petites rues…

— Ah ! oui, répondait du bout de la table un autre qui les avait fréquentées, — oui, en tirant sur la droite quand on arrive ?

— C’est ça ; enfin, chez les dames chinoises, quoi !… Donc, nous avions consommé là dedans, à trois que nous étions… Des vilaines femmes, ma Doué, mais vilaines !…

— Oh ! pour vilaines, je te crois, dit négligemment le grand Yann qui, lui aussi, dans un moment d’erreur, après une longue traversée, les avait connues, ces Chinoises.

— Après, pour payer, qui est-ce qui en avait des piastres ?… Cherche, cherche dans les poches, — ni moi, ni toi, ni lui, — plus le sou personne ! — Nous faisons des excuses, en promettant de revenir. (Ici, il contournait sa rude figure bronzée et minaudait comme une Chinoise très surprise). Mais la vieille, pas confiante, commence à miauler, à faire le diable, et finit par nous griffer avec ses pattes jaunes. (Maintenant, il singeait ces voix pointues de là-bas et grimaçait comme cette vieille en colère, tout en roulant ses yeux qu’il avait retroussés par le coin avec ces doigts.) Et voilà les deux Chinois, les deux… enfin les deux patrons de la boîte, tu me comprends, — qui ferment la grille à clef, nous dedans ! Comme de juste, on te les empoigne par la queue pour les mettre en danse la tête contre les murs. — Mais crac ! il en sort d’autres par tous les trous, au moins une douzaine qui se relèvent les manches pour nous tomber dessus, — avec des airs de se méfier tout de même. — Moi, j’avais justement mon paquet de cannes à sucre, achetées pour mes provisions de route ; et c’est solide, ça ne casse pas, quand c’est vert ; alors tu penses, pour cogner sur les magots, si ça nous a été utile…

Non, décidément il ventait trop fort ; en ce moment les vitres tremblaient sous une rafale terrible, et le conteur, ayant brusqué la fin de son histoire, se leva pour aller voir sa barque.

Un autre disait :

— Quand j’étais quartier-maître canonnier, en fonctions de caporal d’armes sur la Zénobie, à Aden, un jour, je vois les marchands de plumes d’autruche qui montent à bord (imitant l’accent de là-bas) : « Bonjour, caporal d’armes ; nous pas voleurs, nous bons marchands. » D’un paravirer je te les fais redescendre quatre à quatre : « Toi, bon marchand, que je dis, apporte un peu d’abord un bouquet de plumes pour me faire cadeau ; nous verrons après si on te laissera monter avec ta pacotille. » Et je m’en serais fait pas mal d’argent au retour, si je n’avais pas été si bête ! (Douloureusement) : mais, tu sais, dans ce temps j’étais jeune homme… Alors, à Toulon, une connaissance à moi qui travaillait dans les modes…

Allons bon, voici qu’un des petits frères d’Yann, un futur Islandais, avec une bonne figure rose et des yeux vifs, tout d’un coup se trouve malade pour avoir bu trop de cidre. Bien vite il faut l’emporter, le petit Laumec, ce qui coupe court au récit des perfidies de cette modiste pour avoir ces plumes…

Le vent dans la cheminée hurlait comme un damné qui souffre ; de temps en temps, avec une force à faire peur, il secouait toute la maison sur ses fondements de pierre.

— On dirait que ça le fâche, parce que nous sommes en train de nous amuser, dit le cousin pilote.

— Non, c’est la mer qui n’est pas contente, répondit Yann, en souriant à Gaud, — parce que je lui avais promis mariage.

Cependant, une sorte de langueur étrange commençait à les prendre tous deux ; ils se parlaient plus bas, la main dans la main, isolés au milieu de la gaîté des autres. Lui, Yann, connaissant l’effet du vin sur le sens, ne buvait pas du tout ce soir-là. Et il rougissait à présent, ce grand garçon, quand quelqu’un de ses camarades islandais disait une plaisanterie de matelot sur la nuit qui allait suivre.

Par instants aussi il était triste, en pensant tout à coup à Sylvestre… D’ailleurs, il était convenu qu’on ne devait pas danser à cause du père de Gaud et à cause de lui.

On était au dessert ; bientôt allaient commencer les chansons. Mais avant, il y avait les prières à dire, pour les défunts de la famille ; dans les fêtes de mariage, on ne manque jamais à ce devoir de religion, et quand on vit le père Gaos se lever en découvrant sa tête blanche, il se fit du silence partout :

— Ceci, dit-il, est pour Guillaume Gaos, mon père.

Et, en se signant, il commença pour ce mort la prière latine :

Pater noster, qui es in cœlis, sanctificetur nomen tuum

Un silence d’église s’était maintenant propagé jusqu’en bas, aux tablées joyeuses des petits. Tous ceux qui étaient dans cette maison répétaient en esprit les mêmes mots éternels.

— Ceci est pour Yves et Jean Gaos, mes frères, perdus dans la mer d’Islande… Ceci est pour Pierre Gaos, mon fils, naufragé à bord de la Zélie

Puis, quand tous ces Gaos eurent chacun leur prière, il se tourna vers la grand’mère Yvonne :

— Ceci, dit-il, est pour Sylvestre Moan.

Et il en récita une autre encore. Alors Yann pleura.

— … Sed libera nos a malo. Amen.

Les chansons commencèrent après. Des chansons apprises au service, sur le gaillard d’avant, où il y a, comme on sait, beaucoup de beaux chanteurs :

Un noble corps, pas moins, que celui des zouaves,
Mais chez nous les braves
Narguent le destin,
Hurrah ! Hurrah ! vive le vrai marin !

Les couplets étaient dits par un des garçons d’honneur, d’une manière tout à fait langoureuse qui allait à l’âme ; et puis le chœur était repris par d’autres belles voix profondes.

Mais les nouveaux époux n’entendaient plus que du fond d’une sorte de lointain ; quand ils se regardaient, leurs yeux brillaient d’un éclat trouble, comme des lampes voilées ; ils se parlaient de plus en plus bas, la main toujours dans la main, et Gaud baissait souvent la tête, prise peu à peu, devant son maître, d’une crainte plus grande et plus délicieuse.

Maintenant le cousin pilote faisait le tour de la table pour servir d’un certain vin à lui ; il l’avait apporté avec beaucoup de précautions, caressant la bouteille couchée, qu’il ne fallait pas remuer, disait-il.

Il en raconta l’histoire : un jour de pêche, une barrique flottait toute seule au large ; pas moyen de la ramener, elle était trop grosse ; alors ils l’avaient crevée en mer, remplissant tout ce qu’il y avait à bord de pots et de moques. Impossible de tout emporter. On avait fait des signes aux autres pilotes, aux autres pêcheurs ; toutes les voiles en vue s’étaient rassemblées autour de la trouvaille.

— Et j’en connais plus d’un qui était soûl, en rentrant le soir à Pors-Even.

Toujours le vent continuait son bruit affreux.

En bas, les enfants dansaient des rondes ; il y en avait bien quelques-uns de couchés, — des tout petits Gaos, ceux-ci ; — mais les autres faisaient le diable, menés par le petit Fantec[2] et le petit Laumec[3], voulant absolument aller sauter dehors, et, à toute minute, ouvrant la porte à des rafales furieuses qui soufflaient les chandelles.

Lui, le cousin pilote, finissait l’histoire de son vin ; pour son compte, il en avait eu quarante bouteilles ; il priait bien qu’on n’en parlât pas, à cause de M. le commissaire de l’inscription maritime, qui aurait pu lui chercher une affaire pour cette épave non déclarée.

— Mais voilà, disait-il, il aurait fallu les soigner, ces bouteilles ; si on avait pu les tirer au clair, ça serait devenu tout à fait du vin supérieur ; car, certes, il y avait dedans beaucoup plus de jus de raisin que dans toutes les caves des débitants de Paimpol.

Qui sait où il avait poussé, ce vin de naufrage ? Il était fort, haut en couleur, très mêlé d’eau de mer, et gardait le goût âcre du sel. Il fut néanmoins trouvé très bon, et plusieurs bouteilles se vidèrent.

Les têtes tournaient un peu ; le son des voix devenait plus confus et les garçons embrassaient les filles.

Les chansons continuaient gaîment ; cependant on n’avait guère l’esprit tranquille à ce souper, et les hommes échangeaient des signes d’inquiétude à cause du mauvais temps qui augmentait toujours.

Dehors, le bruit sinistre allait son train, pis que jamais. Cela devenait comme un seul cri, continu, renflé, menaçant, poussé à la fois, à plein gosier, à cou tendu, par des milliers de bêtes enragées.

On croyait aussi entendre de gros canons de marine tirer dans le lointain leurs formidables coups sourds : et cela, c’était la mer qui battait de partout le pays de Ploubazlanec : — non, elle ne paraissait pas contente, en effet, et Gaud se sentait le cœur serré par cette musique d’épouvante, que personne n’avait commandée pour leur fête de noces.

Sur les minuit, pendant une accalmie, Yann, qui s’était levé doucement, fit signe à sa femme de venir lui parler.

C’était pour s’en aller chez eux… Elle rougit, prise d’une pudeur, confuse de s’être levée… Puis elle dit que ce serait impoli, s’en aller tout de suite, laisser les autres.

— Non, répondit Yann, c’est le père qui l’a permis ; nous pouvons.

Et il l’entraîna.

Ils se sauvèrent furtivement.

Dehors ils se trouvèrent dans le froid, dans le vent sinistre, dans la nuit profonde et tourmentée. Ils se mirent à courir, en se tenant par la main. Du haut de ce chemin de falaise, on devinait sans les voir les lointains de la mer furieuse, d’où montait tout ce bruit. Ils couraient tous deux, cinglés en plein visage, le corps penché en avant, contre les rafales, obligés quelquefois de se retourner, la main devant la bouche, pour reprendre leur respiration que ce vent avait coupée.

D’abord, il l’enlevait presque par la taille, pour l’empêcher de traîner sa robe, de mettre ses beaux souliers dans toute cette eau qui ruisselait par terre ; et puis il la prit à son cou tout à fait, et continua de courir encore plus vite… Non, il ne croyait pas tant l’aimer !… Et dire qu’elle avait vingt-trois ans ; lui bientôt vingt-huit ; que, depuis deux ans au moins, ils auraient pu être mariés, et heureux comme ce soir.

Enfin ils arrivèrent chez eux, dans leur pauvre petit logis au sol humide, sous leur toit de paille et de mousse ; — et ils allumèrent une chandelle que le vent leur souffla deux fois.

La vieille grand’mère Moan, qu’on avait reconduite chez elle avant de commencer les chansons, était là, couchée depuis deux heures dans son lit en armoire dont elle avait refermé les battants ; ils s’approchèrent avec respect et la regardèrent par les découpures de sa porte afin de lui dire bonsoir si par hasard elle ne dormait pas encore. Mais ils virent que sa figure vénérable demeurait immobile et ses yeux fermés ; elle était endormie ou feignait de l’être pour ne pas les troubler.

Alors ils se sentirent seuls l’un à l’autre.

Ils tremblaient tous deux, en se tenant les mains. Lui se pencha d’abord vers elle pour embrasser sa bouche : mais Gaud détourna les lèvres par ignorance de ce baiser-là, et, aussi chastement que le soir de leurs fiançailles, les appuya au milieu de la joue d’Yann, qui était froidie par le vent, tout à fait glacée.

Bien pauvre, bien basse, leur chaumière, et il y faisait très froid. Ah ! si Gaud était restée riche comme anciennement, quelle joie elle aurait eue à arranger une jolie chambre, non pas comme celle-ci sur la terre nue… Elle n’était guère habituée encore à ces murs de granit brut, à cet air rude qu’avaient les choses ; mais son Yann était là avec elle ; alors, par sa présence, tout était changé, transfiguré, et elle ne voyait plus que lui…

Maintenant leurs lèvres s’étaient rencontrées, et elle ne détournait plus les siennes. Toujours debout, les bras noués pour se serrer l’un à l’autre, ils restaient là muets, dans l’extase d’un baiser qui ne finissait plus. Ils mêlaient leurs respirations un peu haletantes, et ils tremblaient tous deux plus fort, comme dans une ardente fièvre. Ils semblaient être sans force pour rompre leur étreinte, et ne connaître rien de plus, ne désirer rien au delà de ce long baiser.

Elle se dégagea enfin, troublée tout à coup :

— Non, Yann !… grand’mère Yvonne pourrait nous voir !

Mais lui, avec un sourire, chercha les lèvres de sa femme encore et les reprit bien vite entre les siennes, comme un altéré à qui on a enlevé sa coupe d’eau fraîche.

Le mouvement qu’ils avaient fait venait de rompre le charme de l’hésitation délicieuse. Yann, qui, aux premiers instants, se serait mis à genoux comme devant la Vierge sainte, se sentit redevenir sauvage. Il regarda furtivement du côté des vieux lits en armoire, ennuyé d’être aussi près de cette grand’mère, cherchant un moyen sûr pour ne plus être vu ; toujours sans quitter les lèvres exquises, il allongea le bras derrière lui, et, du revers de la main, éteignit la lumière comme avait fait le vent.

Alors, brusquement, il l’enleva dans ses bras ; avec sa manière de la tenir, la bouche toujours appuyée sur la sienne, il était comme un fauve qui aurait planté ses dents dans une proie. Elle, abandonnait son corps, son âme, à cet enlèvement qui était impérieux et sans résistance possible, tout en restant doux comme une longue caresse enveloppante : il l’emportait dans l’obscurité vers le beau lit blanc à la mode des villes qui devait être leur lit nuptial…

Autour d’eux, pour leur premier coucher de mariage, le même invisible orchestre jouait toujours.

Houhou !… houhou !… Le vent tantôt donnait en plein son bruit caverneux avec un tremblement de rage ; tantôt répétait sa menace plus bas à l’oreille, comme par un raffinement de malice, avec des petits sons filés, en prenant la voix flûtée d’une chouette.

Et la grande tombe des marins était tout près, mouvante, dévorante, battant les falaises de ses mêmes coups sourds. Une nuit ou l’autre, il faudrait être pris là dedans, s’y débattre, au milieu de la frénésie des choses noires et glacées : — ils le savaient…

Qu’importe ! Pour le moment, ils étaient à terre, à l’abri de toute cette fureur inutile et retournée contre elle-même. Alors, dans le logis pauvre et sombre où passait le vent, ils se donnèrent l’un à l’autre, sans souci de rien ni de la mort, enivrés, leurrés délicieusement par l’éternelle magie de l’amour…

VIII


Ils furent mari et femme pendant six jours.

En ce moment de départ, les choses d’Islande occupaient tout le monde. Des femmes de peine empilaient le sel pour la saumure dans les soutes des navires ; les hommes disposaient les gréements et, chez Yann, la mère, les sœurs travaillaient du matin au soir à préparer les suroîts, les cirages, tout le trousseau de campagne. Le temps était sombre, et la mer, qui sentait l’équinoxe venir, était remuante et troublée.

Gaud subissait ces préparatifs inexorables avec angoisse, comptant les heures rapides des journées, attendant le soir où, le travail fini, elle avait son Yann pour elle seule.

Est-ce que, les autres années, il partirait aussi ? Elle espérait bien qu’elle saurait le retenir, mais elle n’osait pas, dès maintenant, lui en parler… Pourtant il l’aimait bien, lui aussi ; avec ses maîtresses d’avant, jamais il n’avait connu rien de pareil ; non, ceci était différent ; c’était une tendresse si confiante et si fraîche, que les mêmes baisers, les mêmes étreintes, avec elle étaient autre chose ; et, chaque nuit, leurs deux ivresses d’amour allaient s’augmentant l’une par l’autre, sans jamais s’assouvir quand le matin venait.

Ce qui la charmait comme une surprise, c’était de le trouver si doux, si enfant, ce Yann qu’elle avait vu quelquefois à Paimpol faire son grand dédaigneux avec des filles amoureuses. Avec elle, au contraire, il avait toujours cette même courtoisie qui semblait toute naturelle chez lui, et elle adorait ce bon sourire qu’il lui faisait, dès que leurs yeux se rencontraient. C’est que, chez ces simples, il y a le sentiment, le respect inné de la majesté de l’épouse ; un abîme la sépare de l’amante, chose de plaisir, à qui, dans un sourire de dédain, on a l’air ensuite de rejeter les baisers de la nuit. Gaud était l’épouse, elle, et, dans le jour, il ne se souvenait plus de leurs caresses, qui semblaient ne pas compter tant ils étaient une même chair tous deux et pour toute la vie.

… Inquiète, elle l’était beaucoup dans son bonheur, qui lui semblait quelque chose de trop inespéré, d’instable comme les rêves…

D’abord, est-ce que ce serait bien durable, chez Yann, cet amour ?… Parfois elle se souvenait de ses maîtresses, de ses emportements, de ses aventures, et alors elle avait peur : lui garderait-il toujours cette tendresse infinie, avec ce respect si doux ?…

Vraiment, six jours de mariage, pour un amour comme le leur, ce n’était rien : rien qu’un petit acompte enfiévré pris sur le temps de l’existence — qui pouvait encore être si long devant eux ! À peine avaient-ils pu se parler, se voir, comprendre qu’ils s’appartenaient. — Et tous leurs projets de vie ensemble, de joie tranquille, d’arrangement de ménage, avaient été forcément remis au retour…

Oh ! les autres années, à tout prix l’empêcher de repartir pour cette Islande !… Mais comment s’y prendre ? Et que feraient-ils alors pour vivre, étant si peu riches l’un et l’autre ?… Et puis il aimait tant son métier de mer…

Elle essayerait malgré tout, les autres fois, de le retenir ; elle y mettrait toute sa volonté, toute son intelligence et tout son cœur. Être femme d’Islandais, voir approcher tous les printemps avec tristesse, passer tous les étés dans l’anxiété douloureuse ; non, à présent qu’elle l’adorait au delà de ce qu’elle eût imaginé jamais, elle se sentait prise d’une épouvante trop grande en songeant à ces années à venir…

Ils eurent une journée de printemps, une seule. C’était la veille de l’appareillage, on avait fini de mettre le gréement en ordre à bord, et Yann resta tout le jour avec elle. Ils se promenèrent bras dessus bras dessous dans les chemins, comme font les amoureux, très près l’un de l’autre et se disant mille choses. Les bonnes gens en souriant les regardaient passer :

— C’est Gaud, avec le grand Yann de Pors-Even… Des mariés d’hier !

Un vrai printemps, ce dernier jour ; c’était particulier et étrange de voir tout à coup ce grand calme, et plus un seul nuage dans ce ciel habituellement tourmenté. Le vent ne soufflait de nulle part. La mer s’était faite très douce ; elle était partout du même bleu pâle, et restait tranquille. Le soleil brillait d’un grand éclat blanc, et le rude pays breton s’imprégnait de cette lumière comme d’une chose fine et rare ; il semblait s’égayer et revivre jusque dans ses plus profonds lointains. L’air avait pris une tiédeur délicieuse sentant l’été, et ont eût dit qu’il s’était immobilisé à jamais, qu’il ne pouvait plus y avoir de jours sombres ni de tempêtes. Les caps, les baies, sur lesquels ne passaient plus les ombres changeantes des nuages, dessinaient au soleil leurs grandes lignes immuables ; ils paraissaient se reposer, eux aussi, dans des tranquillités ne devant pas finir… Tout cela comme pour rendre plus douce et éternelle leur fête d’amour ; — et on voyait déjà des fleurs hâtives, des primevères le long des fossés, ou des violettes, frêles et sans parfum.

Quand Gaud demandait :

— Combien de temps m’aimeras-tu, Yann ?

Lui, répondait, étonné, en la regardant bien en face avec ses beaux yeux francs :

— Mais, Gaud, toujours…

Et ce mot, dit très simplement par ses lèvres un peu sauvage, semblait avoir là son vrai sens d’éternité.

Elle s’appuyait à son bras. Dans l’enchantement du rêve accompli, elle se serrait contre lui, inquiète toujours, — le sentant fugitif comme un grand oiseau de mer… Demain, l’envolée au large !… Et cette première fois il était trop tard, elle ne pouvait rien pour l’empêcher de partir…

De ces chemins de falaise où ils se promenaient, on dominait tout ce pays marin, qui paraissait être sans arbres, tapissé d’ajoncs ras et semé de pierres. Les maisons des pêcheurs étaient posées çà et là sur les rochers avec leurs vieux murs de granit, leurs toits de chaume, très hauts et bossus, verdis par la pousse nouvelle des mousses ; et, dans l’extrême éloignement, la mer, comme une grande vision diaphane, décrivait son cercle immense et éternel qui avait l’air de tout envelopper.

Elle s’amusait à lui raconter les choses étonnantes et merveilleuses de ce Paris, où elle avait habité, mais lui, très dédaigneux, ne s’y intéressait pas.

— Si loin de la côte, disait-il, et tant de terres, tant de terres… ça doit être malsain. Tant de maisons, tant de monde… Il doit y avoir des mauvaises maladies, dans ces villes ; non, je ne voudrais pas vivre là-dedans, moi, bien sûr.

Et elle souriait, s’étonnant de voir combien ce grand garçon était un enfant naïf.

Quelquefois ils s’enfonçaient dans ces replis du sol où poussent de vrais arbres qui ont l’air de s’y tenir blottis contre le vent du large. Là, il n’y avait plus de vue ; par terre, des feuilles mortes amoncelées et de l’humidité froide, le chemin creux bordé d’ajoncs verts, devenait sombre sous les branchages, puis se resserrait entre les murs de quelque hameau noir et solitaire, croulant de vieillesse, qui dormait dans ce bas-fond ; et toujours quelque crucifix se dressait bien haut devant eux, parmi les branches mortes, avec son grand Christ de bois rongé comme un cadavre, grimaçant sa douleur sans fin.

Ensuite le sentier remontait, et, de nouveau, ils dominaient les horizons immenses, ils retrouvaient l’air vivifiant des hauteurs et de la mer.

Lui, à son tour, racontait l’Islande, les étés pâles et sans nuit, les soleils obliques qui ne se couchent jamais. Gaud ne comprenait pas bien et se faisait expliquer.

— Le soleil fait tout le tour, tout le tour, disait-il en promenant son bras étendu sur le cercle lointain des eaux bleues. Il reste toujours bien bas, parce que, vois-tu, il n’a pas du tout de force pour monter ; à minuit, il traîne un peu son bord dans la mer, mais tout de suite il se relève et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la lune aussi paraît à l’autre bout du ciel ; alors ils travaillent tous deux, chacun de son bord, et on ne les connaît pas trop l’un de l’autre, car ils se ressemblent beaucoup dans ce pays.

Voir le soleil à minuit !… Comme ça devait être loin, cette île d’Islande. Et les fiords ? Gaud avait lu ce mot inscrit plusieurs fois parmi les noms des morts dans la chapelle des naufragés ; il lui faisait l’effet de désigner une chose sinistre.

— Les fiords, répondit Yann, — des grandes baies, comme ici celle de Paimpol par exemple ; seulement il y a autour des montagnes si hautes, si hautes, qu’on ne voit jamais où elles finissent, à cause des nuages qui sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t’assure. Des pierres, des pierres, rien que des pierres, et les gens de l’île ne connaissent point ce que c’est que les arbres. À la mi-août, quand notre pêche est finie, il est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent, et elles allongent très vite ; le soleil tombe au-dessous de la terre sans pouvoir se relever, et il fait nuit chez eux, là-bas, pendant tout l’hiver.

» Et puis, disait-il, il y a aussi un petit cimetière, sur la côte, dans un fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui sont morts pendant les saisons de pêche, ou qui sont disparus en mer ; c’est en terre bénite aussi bien qu’à Pors-Even, et les défunts ont des croix en bois toutes pareilles à celles d’ici, avec leurs noms écrits dessus. Les deux Goazdiou, de Ploubazlanec, sont là, et aussi Guillaume Moan, le grand-père de Sylvestre.

Et elle croyait le voir, ce petit cimetière au pied des caps désolés, sous la pâle lumière rose de ces jours ne finissant pas. Ensuite, elle songeait à ces mêmes morts sous la glace et sous le suaire noir de ces nuits longues comme les hivers.

— Tout le temps, tout le temps pêcher ? demandait-elle, sans se reposer jamais ?

— Tout le temps. Et puis il y a la manœuvre à faire, car la mer n’est pas toujours belle par là. Dame ! on est fatigué le soir, ça donne appétit pour souper et, des jours, l’on dévore.

— Et on ne s’ennuie jamais ?

— Jamais ! dit-il, avec un air de conviction qui lui fit mal ; à bord, au large, moi, le temps ne me dure pas, jamais !

Elle baissa la tête, se sentant plus triste, plus vaincue par la mer.

  1. Les hommes de la côte appellent ainsi leur temps de matelot dans la marine de guerre.
  2. En français : François.
  3. En français : Guillaume.