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Pêcheur d’Islande (théâtre)

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Pierre Loti
Calmann-Lévy (XIp. 125-256).


PÊCHEUR D’ISLANDE

PIÈCE EN QUATRE ACTES
ET NEUF TABLEAUX
Représentée au Grand-Théatre le 19 février 1893.


PERSONNAGES


GRAND’MÈRE MOAN
Mmes Marie Laurent.
GAUD
Blanche Dufrène.
MADAME TRESSOLEUR
Claudia.
MÈRE GAOS
Guertet.
JEANNIE
Thomsen.
UNE FEMME
Suger.
YVONNE
A. Dufrène.
TANTE FLOURY
Mello.
MARIE
Meuris.
ROSE
Jeanne.
YANN
MM. Guitry.
GUERMEUR
Galmettes.
SYLVESTRE
Gauthier.
KERAEZ
P. Reney.
TUGDUAL
Maury.
KERBRAZ
Matrat.
YVON
Schutz.
GAOS
Lacroix.
LE GUILLOU
Montcavrel.
LE PRÊTRE
Lugné-Poë.
CAROF
Courcelles.
KERBOUL
Grandey.
LE FLOCH
Parisot.
UN MOUSSE
Boutens.
LAUMET
Fernand.
UN QUARTIER-MAÎTRE
E. Faguet.



PÊCHEUR D’ISLANDE


ACTE PREMIER

PREMIER TABLEAU
LE PARDON DES ISLANDAIS

La place de Paimpol. — À droite, le cabaret de madame Tressoleur ; à gauche, la maison des Mével. Toutes les maisons de la place, sauf celle des Mével, tendues de draps sur lesquels sont piqués des bouquets de buis et de fleurs artificielles.


Scène PREMIÈRE

LE GUILLOU, TUGDUAL, KERAEZ, YVON,
puis MADAME TRESSOLEUR.
Les jeunes gens et Le Guillou achèvent de tendre le café de madame Tressoleur et de fixer les petits bouquets sur les draps avec des épingles. Au pied d’une échelle, le père Le Guillou tient à la main sa boîte et ses outils de menuisier.
TUGDUAL, redescendant d’une échelle.

Eh ! ben, père Le Guillou, ça marque-t-y bien comme ça ?

LE GUILLOU.

Pour sûr, mes enfants, pour sûr. Et, si elle n’est pas contente, Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, c’est qu’elle sera difficile, j’en réponds.

TUGDUAL, rabattant ses manches.

Pas trop tôt que ce soit fini, tout de même… ce qu’il a fallu trimer pour orner cette vieille cambuse !

KERAEZ, qui est en bas, à Yvon perché sur une autre échelle et aux prises avec un second drap.

Dresse tes balancines, donc, mon fi ! Ça donne de la bande sur bâbord, la machine blanche.

Yvon relève le drap du côté gauche.
LE GUILLOU.

Plaignez-vous donc, les garçons ! Manqueraît plus que ça que les Islandais ne nous donneraient pas un coup de main, aujourd’hui que c’est leur fête et qu’il n’y en aura que pour eux dans Paimpol. M’est avis pourtant qu’on est un peu mieux ici, à étaler les draps de la mère Tressoleur, qu’à pêcher la morue là-bas, pas vrai, hein ?

KERAEZ.

C’est suivant… chacun aime son métier, père Le Guillou. Et vous, pour parler du nôtre, faudrait le connaître. On le sait, que la mer vous fait peur ; mais c’est pas la peine, pour si peu, d’en dégoûter les marins.

YVON.

Ça se devine, pourquoi le vieux n’aime pas la mer : dans ce pays-ci, elle enlève trop de pratiques aux menuisiers… Vous pensez qu’ils ne reviennent pas chez Le père Le Guillou exprès pour se commander une caisse en sapin, les pauvres bougres qui sont tombés au fond de l’eau.

Bruits de cloches, d’orgues lointaines et de chants d’Église.
KERAEZ, sombre, à Yvon, montrant deux femmes en deuil qui s’approchent.

Oh ! non… toi, là, vrai… plaisanter sur ces choses… Regarde au moins le monde qui passe, avant de parler et tiens ta langue, pour l’amour du bon Dieu.

Passent les deux femmes en deuil, la tête couverte du voile noir des veuves. Les hommes se taisent et mettent la main à leurs chapeaux. Silence, pendant lequel on continue d’entendre les chants d’Église.
LE GUILLOU, bas.

Est-ce pas la veuve à Kerhoul, la grande, à gauche ?

KERAEZ.

Si ! et l’autre, celle à Scorzec, le capitaine de la Marie-Jeanne. Pourtant pas faute d’en avoir brûlé des cierges à l’église, ces deux-là, mon Dieu, et d’en avoir pleuré, des larmes, devant l’autel…

YVON.

Paraîtrait du reste que l’an dernier la Sainte Vierge avait autre chose à faire qu’à s’occuper des pêcheurs d’Islande, hein ? pour en avoir laissé d’un coup trente-six boire à la grande tasse… (Indiquant de la main l’église ou l’on chante toujours.) Allez, chantez votre latin, vous autres là-bas… Pour ce que le vent de Surouâs s’en fiche, de vos oremus !…

KERAEZ, menaçant, le poing levé contre Yvon.

Oh ! nom de Dieu ! Tu vas te taire, toi peut-être !… Tonnerre de Dieu ! Et un jour comme aujourd’hui !… Nous porter malheur à tous…

Il fait le signe de la croix et remue les lèvres comme pour une prière.
MADAME TRESSOLEUR, sortant de dessous un drap, la figure épanouie.

Eh ! bien, les gars, ça se débrouille ?

KERAEZ, gai subitement.

Fini, madame Tressoleur, toutes voiles dehors !

YVON.

Et de la fine toile, aussi donc !

MADAME TRESSOLEUR.

Dam ! Pour mettre en montre, on ne choisit pas ce qu’on a de plus mal, c’est sûr !

YVON, se rapprochant beaucoup de madame Tressoleur.

Dites-donc, madame Tressoleur, ce qu’on doit dormir douillettement, dans vos draps.

Il continue à voix basse, à son oreille.
TUGDUAL, s’approchant aussi avec un des bouquets de buis dont le mur est orné.

Un bouquet de reste, je vous l’offre, madame Tressoleur, et ça vous est bien dû.

MADAME TRESSOLEUR, très engageante.

Toujours galant, monsieur Tugdual…

TUGDUAL.

À votre service !…

Cloches de l’église, à toute volée.
MADAME TRESSOLEUR.

Le Magnificat ! Ils n’en sont qu’au Magnificat !… C’était pas la peine de tant vous démener, les enfants : avec le sermon de monsieur le curé, la procession n’est pas prête à sortir. En attendant qu’elle passe, vous allez entrer boire à ma santé, hein. Pour votre peine, je vous offre un verre à tous !

KERAEZ, lui prenant la taille.

Y a pas eu grand’peine, madame Tressoleur !

TUGDUAL, l’embrassant.

Et y a du plaisir après, madame Tressoleur !

YVON.

Et le plaisir passe la peine, Marie-Françoise !

Il l’embrasse sur les deux joues.
MADAME TRESSOLEUR, se tapant la cuisse.

Eh ben ! vivent les Islandais ! Voilà, moi, comment je les aime !…

Ils rentrent dans le cabaret, en soulevant le drap blanc piqué de fleurs. Madame Tressolcur, les poings sur la hanche, reste dehors avec le vieux Le Guillou.
LE GUILLOU, regardant à gauche.

Eh bien ! mais, et les Mével… Dites-donc, madame Tressoleur, c’est-il pour aujourd’hui ou pour demain qu’ils vont tendre ?

MADAME TRESSOLEUR.

Vous savez qu’ils sont arrivés d’hier, ils n’ont peut-être pas encore défait leurs caisses… Et, Jésus ma Doué, ce qu’ils en avaient des bagages !

LE GUILLOU.

Mademoiselle Marguerite était à la première messe avec son père. En voilà une jolie et une bien mise ! Et je pense qu’il lui en faudra un beau mari, à celle-là.

MADAME TRESSOLEUR.

C’est pas chez nous qu’elle en prendra un, vous pouvez m’en croire !… Ça vient de Paris, ça fait sa demoiselle et sa marquise ! Pas de danger que ça veuille épouser un de nos marins ; ça ne se souvient seulement plus du temps où ça courait pieds nus, à ramasser le goëmon comme les filles de nos pêcheurs.

Pendant tout ce tableau, des personnages traversent le fond de la scène sans s’occuper de ce qui se dit au premier plan : des femmes en coiffe, des marins bras dessus bras dessous qui chantent et causent, en murmure indistinct.
LE GUILLOU.

Elle a gardé ses coiffes tout de même.

MADAME TRESSOLEUR.

Peuh !… parce que ça lui va mieux que les chapeaux. Quoique, je pense bien qu’à Paris,… elle devait se mettre des fleurs sur la tête, et des plumes aussi. Et si vous avez vu ses robes, quelle coupe que ça a ! Et ses corsages !… C’est-il serré ! C’est-y pincé !… Je pense qu’il lui faudra quelqu’un de la haute, à la demoiselle Mével.

LE GUILLOU.

Un monsieur de la grand’ville, avec des lorgnons… Quelque notaire, pour le moins.

MADAME TRESSOLEUR.

Après tout, qui est-ce qui nous dit qu’il y aura tant que ça presse d’épouseurs, autour de la petite… Faudrait d’abord savoir où il a gagné son argent, le Mével…

LES JEUNES GENS, à l’intérieur du cabaret.

Eh ! madame Tressoleur !

Avec accompagnement de coups de poings et de bruits de verres sur les tables.
MADAME TRESSOLEUR.

On y va, les enfants, on y va !… Voyez-vous, père Le Guillou, je vais vous dire : il y a marins et marins… Il y a les braves gens — comme ceux qui sont à cette heure dans mon débit, tenez ! — qui bourlinguent en Islande, tous les étés que le bon Dieu fait, pour gagner juste de quoi nourrir les vieilles mamans ou les nichées de petits ; des fois, ça boit un coup de trop, ceux-là, mais c’est les braves des braves, vous m’entendez… Et puis, dam, il y a les autres, qui s’en vont naviguer, le diable sait où, faire leurs pirates et leurs brigands, et qui vous reviennent au pays avec des fortunes…

LE GUILLOU.

Comme le père Mével !…

MADAME TRESSOLEUR.

Mon Dieu, on ne dit pas ça précisément pour lui, vous savez… Mais enfin, un homme qui est parti de rien, qui a passé sa jeunesse à faire tous les métiers sur mer ; puis, qui s’en est allé habiter douze ans la grande ville, Saint-Brieuc, Paris, et qui revient si riche à Paimpol, ça donne à penser tout de même…

LES JEUNES GENS, à l’intérieur, bruit croissant.

Il fait soif chez toi, la Marie Françoise ! Eh ! maman Tressoleur !

MADAME TRESSOLEUR.

Oh ! que le diable. (Elle frappe du pied.) C’est qu’ils finiraient par se fâcher, oui… Faut pourtant que j’y aille !

Elle rentre. Le Guillou va la suivre, quand il aperçoit la grand’mère Moan et Sylvestre.

Scène II

LE GUILLOU, LA GRAND’MÈRE MOAN,
SYLVESTRE.
LE GUILLOU.

Tiens ! la grand’mère Moan et son petit Sylvestre… (Allant à eux.) Eh bien, la belle, toujours fraîche, toujours jeunette, toujours guillerette ?… Et quand ça donc qu’il faudra aller vous prendre mesure, hein ?

GRAND’MÈRE MOAN, essayant de sourire.

Pour un costume de cimetière, en planches de sapin, pas vrai ? En voilà des fois que vous m’offrez vos services pour ça, mon galant !… Merci, faudra repasser ; je ne suis pas décidée encore à me faire faire cet habillement-là. Et, pour aujourd’hui, nous parlerons d’autre chose, si ça ne vous fait rien…

LE GUILLOU.

Allons ! Quand vous voudrez alors. Mais faut pas vous gêner, la belle, vous savez : tout à votre commande. (Affectueusement.) Ça se voit, du reste, que l’ancienne a encore bon pied et bon œil. Mais, qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui qui vous chagrine, grand’mère Moan ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Ce qu’il y a, mon pauvre Le Guillou, ce qu’il y a… (Elle grimace une larme.) Il y a que mon petit fi va partir matelot au service, et qu’ils font la guerre en Chine, là-bas, et qu’ils vont me l’envoyer là, bien sûr… Cinq ans !… C’est-il, Seigneur, possible… moi qui n’ai plus que lui…

Elle pleure.
SYLVESTRE, l’embrassant.

Bast ! on en revient, va, grand’mère…

GRAND’MÈRE MOAN, après s’être tournée pour se moucher dans un grand mouchoir à carreaux.

Dieu le veuille, mon fi !… Dieu le veuille… Et je l’espère bien, que tu en reviendras… Mais qui sait si j’y serai encore, moi, pour te voir revenir… Cinq ans !… C’est que je suis bien vieille, mon pauvre petit.

LE GUILLOU.

Comment ! Comment !… Et moi qui croyais que c’était arrangé, qu’on avait fait des démarches pour l’empêcher de partir.

SYLVESTRE.

Oh ! on les a faites, les démarches…

GRAND’MÈRE MOAN.

Eh ! mon Dieu, non, ça n’a pas réussi…

LE GUILLOU.

Et ces messieurs de la ville, et notre député, qui avaient promis de s’en occuper ?…

GRAND’MÈRE MOAN.

Oui, ils avaient bien demandé, sur un écrit, qu’on me le laisse comme soutien de grand’mère, — mais le gouvernement n’a pas voulu. — On n’est pas riche, pourtant, et les forces s’en vont ; on ne pourra plus longtemps travailler… Mais c’est par rapport à Jean, mon autre petit-fils, vous savez, qui a déserté, y a tantôt dix ans, dans les Amériques : tant qu’on n’aura pas de ses nouvelles, ça suffira pour empêcher mon Sylvestre d’avoir droit à l’exemption… Et puis, j’ai ma petite pension de veuve… Ils ne m’ont pas trouvée assez pauvre… ni assez seule… Qu’est-ce qu’il leur faut donc, Jésus mon Dieu ?… (Elle se tourne et se mouche encore dans son grand mouchoir ; souriante à présent à Sylvestre.) Et ton Yann, où est-il donc, mon fi ?…

SYLVESTRE.

Vous n’avez pas vu Yann, père Le Guillou ?

LE GUILLOU.

Yann ? Si… Yann Kersez. Il est là !…

Il montre le cabaret.
SYLVESTRE.

Mais non… le fils Gaos… Yann Gaos !

LE GUILLOU.

Ah ! oui, ton Yann à toi, le frère de ta petite fiancée… Eh bien, non, il n’a pas paru de ces côtés pour aujourd’hui, mon petit.

SYLVESTRE.

C’est drôle… On s’était donné rendez-vous sur la place, à la fin des vêpres.

GRAND’MÈRE MOAN.

Pensez ! En Islande, ils étaient toujours ensemble, tous les étés depuis cinq ans, sur la Marie, avec le capitaine Guermeur, vous savez. Les hivers, ils ne se laissaient guère davantage pendant la petite pêche côtière. Et à présent, ils vont se quitter pour des temps… Au service, là-bas, il n’aura plus son grand Yann pour veiller sur lui, — et plus de grand’mère non plus… Jusqu’à son Islande qu’il regrette, le pauvre petit, et son bateau, sa Marie, qu’il aimait tant.

LE GUILLOU.

Oh ! pour ce qui est du bateau, mon fi, y a des chances pour que tu ne perdes pas à changer. Elle n’est plus de la première jeunesse, tu sais, ta Marie, n’en déplaise à ton capitaine. Il y a tantôt quarante ans, je me souviens, moi qui te parle, d’avoir été à bord, avec ton pauvre défunt père qui était mousse en ce temps là, pour y mettre en place la petite niche en bois de chêne où habite encore aujourd’hui la bonne vierge de faïence qui a été votre patronne à tous. Ce qu’elle a dû en entendre, des prières, ce qu’elle a dû en recevoir, de chapelets et de bouquets de fleurs, pendant quarante années d’Islande, cette bonne vierge-là !… Console-toi… probable qu’au service tu auras l’occasion d’en monter, des vaisseaux plus neufs, et des plus reluisants, et des plus vifs…

SYLVESTRE.

Faut pas mal parler d’un bateau devant les marins de son équipage, père Le Guillou. C’est possible, qu’elle est un peu vieille, la Marie, qu’elle vous a un air un peu lourd, avec sa grosse coque, pour qui ne s’y connaît pas, quand on la regarde comme vous dans les bassins. Si vous l’aviez vue par les gros lemps de Surouâs, alors oui, vous pourriez parler : il n’y en a pas une dans Paimpol pour tenir la mer comme elle, et s’élever à la lame, et faire de La route. Il faudra en construire beaucoup, des nouveaux navires, allez, avant d’en faire un qui vaille celui-là.

LE GUILLOU.

Oh ! ce que je disais n’était point pour t’offenser, mon garçon…

GRAND’MÈRE MOAN.

Allons, tu vas l’attendre ici, si tu veux, ton Yann ! Moi, je m’en vais à l’église, prier pour mes pauvres défunts. Mais. voilà-t-il pas d’une autre ! La maison des Mével qui n’est pas tendue encore ! Qu’est-ce qu’ils font donc, les cousins ?…

LE GUILLOU.

C’est ce que nous disions, madame Tressoleur et moi.

GRAND’MÈRE MOAN.

C’est drôle tout de même ! Faut que j’aille les secouer un peu… Ah ! on voit bien qu’ils n’ont personne qui leur tienne au cœur sur les bateaux d’Islande. Reste par là, mon petit fi ; ils auront peut-être besoin que tu leur donnes un coup de main, en retard comme ils sont ! À quoi est-ce qu’ils pensent ?

Elle entre chez les Mével.
LE GUILLOU.

Viens-tu, en attendant, prendre un verre chez maman Tressoleur ? C’est gratis, chez elle, aujourd’hui, tu sais. Il y en a déjà, de tes camarades de la Marie, Tugdual, Yvon et Keraez…

SYLVESTRE.

Non merci… et puis voici Yann !

LE GUILLOU.

Alors, à te revoir, mon Sylvestre !

Il entre au cabaret.

Scène III

SYLVESTRE, YANN.
YANN, passant son bras autour du cou de Sylvestre et s’appuyant sur son épaule.

Tu m’as attendu, petit frère ?

SYLVESTRE.

Non, j’arrive tout juste avec grand’mère Yvonne.

YANN.

Où va-t-on ?

SYLYESTRE.

Où tu voudras.

YANN, avec un dédaigneux mouvement d’épaules.

Oh ! moi, tu sais, qu’est-ce que ça peut me faire. Je viens pour être avec toi… Autrement, de la fête et du pardon, je m’en…

SYLVESTRE.

Il faudra d’abord rester ici un bout de temps ; c’est grand’mère qui me l’a commandé, par rapport aux Mével, qui vont peut-être avoir besoin de nous pour leur donner un coup de main à tendre leur maison.

YANN.

Ah ! tes cousins Mével, les riches.

À l’entrée d’Yann, une grosse nuée obscure à commencé d’envahir le ciel ; le temps s’assombrit subitement partout.
SYLVESTRE.

Oui. Ils sont revenus au pays pour tout à fait, comme tu sais… Et ils ont acheté la belle maison, là… Ma cousine Gaud, l’as-tu vue ?

YANN.

Ma foi, non !

SYLVESTRE.

Mais, dans les temps, quand elle était toute petite, tu as dû la voir… avant qu’ils soient partis pour les grand’villes ?

YANN, distrait, regardant le ciel.

Ça se pourrait… Encore la brise d’ouest qui se lève… Parions que, ce soir, il ventera dur…

SYLVESTRE.

Elle a changé, dam, depuis tantôt huit ans que nous ne nous étions pas rencontrés… c’est qu’ils ne revenaient plus par ici qu’à la belle saison, comme de vrais parisiens, tandis que nous étions toutes les fois en Islande, nous autres…

GRAND’MÈRE MOAN, ouvrant la fenêtre au premier étage.

Oui, le voilà qui attend… il va t’aider… ma bonne fille…

On aperçoit derrière elle la coiffe de Gaud.
SYLVESTRE.

J’avais peur de lui parler, moi, quand je l’ai retrouvée si demoiselle… Alors, tu ne l’as pas vue encore, ma cousine Marguerite ?

YANN.

Ma Doué Jésus ! C’est-y donc une bête curieuse, ta cousine, mon petit ?…

SYLVESTRE.

Oh ! non, bien sûr. Mais c’est une jolie, va… et une dégourdie, et une bonne, et une vaillante aussi, sans quoi son air serait bien trompeur alors…

YANN, très indifférent.

Ah !


Scène IV

Les Mêmes, LA GRAND’MÈRE MOAN.
GRAND’MÈRE MOAN, sortant de la maison.

Vile, mon petit Sylvestre… Ah ! bonjour Yann, te voilà, mon garçon…

YANN.

Bonjour, grand’mère Moan. Ma sœur Marie, qui ne viendra pas au pardon, m’a commandé de vous embrasser.

Il l’embrasse.
GRAND’MÈRE MOAN.

Marie ! Ah ! merci et elle va bien, Marie Gaos ? Et tous tes autres petits frères et sœurs ? et tes deux vieux ? Je parie qu’il ne t’a seulement pas demandé des nouvelles de sa promise, mon pelit fi ? Depuis qu’ils sont fiancés, ces enfants, y a des jours qu’ils n’osent plus parler l’un de l’autre. À présent, voilà, si vous voulez être des bons garçons, il va falloir travailler tous les deux. Gaud va vous déplier les draps, par la fenêtre, pour voir la longueur, et, vous autres, vous me tendrez ça un peu comme il faut, et en deux tours de main, parce que, vous pensez, ça presse… Sylvestre, va-t-en emprunter l’échelle de madame Tressoleur, donc, mon fi ! Allons, à vous revoir, mes enfants, et débrouillez-vous. Moi, je m’en vais faire ma révérence à Notre-Dame.

Elle se dirige vers l’église.

Scène V

YANN, SYLVESTRE, GAUD.
SYLVESTRE, qui a appuyé l’échelle contre le mur de Mével.

Là ! Monte, si tu veux, toi, Yann ; je te tiendrai l’échelle.

Yann monte.
GAUD, dépliant par la fenêtre, sur la tête d’Yann, un drap bordé de dentelle.

Regarde vite, petit cousin, si c’est assez long. Pour que ce soit joli, tu sais, il faut que ça descende jusqu’en bas… (S’apercevant que ce n’est pas Sylvestre.) Oh ! pardon, monsieur… je croyais…

YANN.

Ça ne fait rien, mademoiselle… on m’a commandé de vous aider et je suis là pour ça.

SYLVESTRE, d’en bas.

Ça ira, Gaud,… ça descend jusqu’au pavé…

GAUD, à Yann qui a commencé de redescendre.

Alors, voulez-vous avoir la complaisance, monsieur, de regarder si c’est assez large pour aller jusqu’à la maison des Pendreff… (Yann, redescendu à terre, marche sur la droite, en étendant le long du mur, à hauteur de ses bras, le drap que Gaud tient toujours d’en haut.) Merci ; oui, je vois que ça suffira… avec un autre pareil que je vais vous envoyer… (À Sylvestre, bas et en souriant.) Sylvestre, monte dans l’échelle, toi, plutôt… Il me fait peur ce grand-là, avec ses yeux sauvages… Tu aurais pu en choisir un moins encombrant pour nous aider, pressés comme nous sommes… Qui c’est-il ?

SYLVESTRE, à mi-hauteur d’échelle.

C’est Yann Gaos, tu sais bien, le frère de Marie… Je t’ai conté ça tout au long, hier soir, en soupant. |

GAUD.

C’est ton ami Yann !… Oh ! alors c’est différent, si c’est ton ami Yann !… Il est joliment beau… Alors, puisque c’est lui, je le remercierai plus gentiment tout à l’heure, quand je descendrai avec les bouquets…

SYLVESTRE.

Tu les as, les bouquets ?

GAUD.

Ah ! bien sûr ! Où en serions-nous, je te prie, si je ne les avais pas, les bouquets…

Elle disparaît.
SYLVESTRE, redescendu de quelques marches ; à Yann :

Tu l’as vue ?

YANN, maussade.

C’est au moins une robe de Paris, qu’elle a sur elle… Et, pour dégourdie, c’est certain qu’elle en a tout l’air…

SYLVESTRE.

Et, de figure, comment la trouves-tu ?

Gaud apparaît une seconde pour poser sur le rebord de la fenêtre un autre drap pareil au premier.
YANN.

Oh !… sûr qu’elle n’est pas vilaine !… (Brusquement.) Ah ! je commence à m’ennuyer, moi, ici… à faire le sauteur comme ça, devant le monde qui passe et qui regarde… Et puis, une fille si riche… tout ça ne me va qu’à moitié, tu sais, et j’ai envie de m’en aller, voilà !…

GAUD, sortant de la maison avec une corbeille pleine de petits bouquets.

Du buis, des chrysanthèmes et les roses du seul chapeau que j’aie porté de ma vie. Toutes fraîches, les roses, je ne les ai mises qu’une fois, et je les offre à Notre-Dame de Bon-Secours, patronne des marins, pour lui demander pardon d’avoir essayé de quitter mes coiffes.

Yann s’éloigne en détournant les yeux et travaille fiévreusement à tendre la muraille. Sylvestre le regarde, inquiet.
SYLVESTRE.

Parle-lui, Gaud, remercie-le… Quand il commence à faire son sauvage comme ça, vois-tu… Je t’en prie, cause-lui un peu…

GAUD, bas, à Sylvestre.

Ah ! non, par exemple ! Parler la première à ce grand farouche… On a beau dire que je suis une fille trop décidée, ce grand-là me fait peur… (Haut, à Yann :) Je ne savais pas encore qui vous étiez tout à l’heure, monsieur Yann… Et puis, je ne pensais pas vous voir là… Sylvestre m’avait dit… je vous croyais de la procession, comme porteur de la Sainte Vierge, avec les trois fils Quémeneur…

YANN.

Dans les temps, oui, mademoiselle Gaud. Mais, aux jours d’aujourd’hui, il vient trop de Parisiens dans Paimpol pour notre Pardon. J’ai laissé ça à des plus hardis que moi…

Il se remet au travail.
SYLVESTRE, travaillant aussi.

Ça va te faire un drôle d’effet, à toi, Gaud, après les belles processions de Paris, de revoir passer celle de Paimpol… Je pense bien que notre Pardon ne vaudra pas ceux de là-bas…

Pendant toute cette fin de dialogue, ils travaillent tous trois à attacher des bouquets avec des épingles, sur les draps blancs.
GAUD, souriant.

Oui et non, tu sais… Pour moi, celui-ci me plaît mieux.

SYLVESTRE.

Vrai ? Et pourquoi ? Conte-moi un peu tes raisons, dis !

GAUD.

Ce serait trop long, mon petit Sylvestre, et tu ne comprendrais pas… Si tu savais la joie que j’ai à retrouver notre vieille église d’ici… Ailleurs, je n’ai jamais su prier… Est-ce qu’il est toujours aussi sombre que ça, ton ami ?

SYLVESTRE.

Des fois… Quand il ne connaît pas le monde.

GAUD.

Et toujours bavard autant qu’aujourd’hui ?

SYLVESTRE.

C’est un peu sa nature, d’être un silencieux… Mais, en lui-même, il pense beaucoup.

GAUD.

Ah ! il pense beaucoup ? Dans tous les cas, ses yeux le disent, qu’il pense… Eh bien, il n’est pas banal, au moins, ton Yann !… moi qui avais jusqu’ici l’habitude des galants, je puis dire que celui-là me change…

Yann, qui ne dit plus rien jusqu’à la fin de la scène, garde maintenant ses yeux fixés constamment sur Gaud.
SYLVESTRE, regardant les roses d’un bouquet qu’il vient d’attacher au mur.

C’est-y Dieu possible, de faire des roses comme ça ! On s’y tromperait, dam ! N’y a qu’à Paris, je pense bien… Il devait coûter cher, ton chapeau, Gaud ?

GAUD.

Qui est-ce qui t’a dit, mon petit Sylvestre, qu’il serait mon cavalier… lui, là… à la noce des Kerbraz ?

SYLVESTRE.

C’est le capitaine Guermeur… Oh ! et le feuillage, c’est-y bien fait ! Ça ne t’ennuie pas, dis Gaud, d’être avec lui… à cette noce ?…

GAUD.

Moi… Non… Un peu haut seulement pour donner le bras. Au défilé, j’aurai l’air… d’une personne suspendue.

Enfin !…

On chante dans le cabaret.

Su’ les Quatr’ frér et su’ l’ Ella (bis)
Y avait cent soixant’dix neuf gas !
In’ troun’ déritra lonlaire,
In’ troun’ déritra lon la.

Les cloches sonnent à toute volée.
SYLVESTRE.

Voilà la procession qui commence à sortir !…

GAUD.

Et nous serons prêts tout de même…

Chant dans le cabaret.

I sont partis de Saint-Malo
Tous ben portants, vaillants et biaux
Pour aller à Islande, au banc,
Pêcher la morue et le cap’lan.

On commence à entendre les chants de la procession qui se heurtent à la chanson des marins.
YANN.

Ils ne vont pas se taire, ceux-là, nom de Dieu ! (Il se précipite d’un bond vers le cabaret et frappe du poing sur la fenêtre ; on entend un bruit de vitres cassées.) Silence donc là-dedans, vous autres !


Scène VI

Les Mêmes, YVON, LE GUILLOU,
MADAME TRESSOLEUR, KERAEZ, TUGDUAL.
TUGDUAL, paraissant à la fenêtre du cabaret, avec les autres marins.

De quoi ? Qu’est-ce qu’il y a, tonnerre !

YANN, calmé.

Eh ! tais-toi, nom de nom… voilà le bon Dieu !

TOUS.

Ah ! c’est le grand Yann !…

MADAME TRESSOLEUR, apparaissant sur sa porte.

Eh ben il a raison, le grand Yann… (À Yann.) Ça ne fait rien, va, mon fi, y en a des vitriers dans Paimpol… (Aux marins.) Que diable, faut être raisonnables aussi, vous autres… On ne vous empêche pas de chanter… Mais, nom d’un chien, tout de même, quand la Sainte Vierge passe.

Le silence et l’immobilité se font partout, les marins se découvrent ; la procession débouche sur la place au chant de l’Ave Maris Stella. Gaud est rentrée chez elle et paraît à sa fenêtre avec son père. Yann, Sylvestre et tous les assistants s’agenouillent. La procession défile. La Vierge de Bon-Secours est portée à l’épaule, sur un brancard, par quatre grands marins islandais vêtus de blanc.

DEUXIÈME TABLEAU

Une cour de ferme. — La maison à gauche. Une grange à droite. La campagne au fond : landes d’ajoncs et de genèts ; un sentier et un calvaire ; la mer à l’extrême lointain. La nuit commence à tomber. — Au lever du rideau, une ronde tourne au milieu de la scène ; au centre de la ronde, le père Le Guillou et la grand’mère Moan. Une ronde d’enfants tourbillonne à gauche. Deux musiciens, l’un joueur de vielle, l’autre de violon, mènent les danses. Danseurs et danseuses chantent.


Scène PREMIÈRE

GAUD, LE GUILLOU, GRAND’MÈRE MOAN, SYLVESTRE, MARIE, TUGDUAL, YVON, KERAEZ, MADAME TRESSOLEUR, JEANNIE CAROFF, GUERMEUR, etc… Petits Garçons et Petites Filles.
GRAND’MÈRE MOAN.

Assez, assez, mes bons enfants, je n’en peux plus, la tête me tourne… c’est que je n’ai plus mes vingt ans, voyez-vous.

La ronde se brise de partout et les couples se forment, en se donnant le bras.
MARIE, au bras de Sylvestre.

Il faut vous reposer, dans la maison, sur une chaise, grand’mère.

GRAND’MÈRE MOAN.

C’est bon, c’est bon, ma petite Marie… ne te tracasse pas pour une pauvre vieille comme moi, va… amusez-vous, mes chers petits ; que j’aie au moins la joie de vous voir contents ensemble, avant son départ à lui, c’est tout ce que je demande… Quand vous aurez bien dansé aux noces du prochain, espérons que vous finirez tout de même par danser aux vôtres…

MARIE, toujours au bras de Sylvestre et donnant l’autre bras à la grand’mère Moan, qu’elle ramène doucement vers la maison.

Elles sont loin, nos noces, à présent, grand’mère.

GRAND’MÈRE MOAN.

Eh ! oui, qu’elles sont loin, ma fille !… Le bon Dieu veuille que je puisse encore y faire un tour de danse ronde, mes pauvres petits, le bon Dieu le veuille…

SYLVESTRE.

Vous ouvrirez le bal avec votre galant, grand’mère…

LE GUILLOU, qui les suit.

Son galant ! Son galant !… Eh ! c’est lui qui n’y sera peut-être plus. Vous riez de ça, vous autres, les enfants… mais je l’ai demandée trois fois en mariage, votre grand’mère, et, de la première fois, il y aura soixante ans à l’avril qui vient : ça ne nous fait pas jeunes, bien sûr… Et, tenez, aujourd’hui encore, si elle voulait, cette têtue, je l’épouserais bien, toute guillerette et gentille comme elle est restée…

Ils rentrent dans la maison ; les autres couples se promènent en rond dans la cour, passant les uns après les autres sur le devant de la scène. Les hommes ont tous des bouquets de fleurs artificielles à la boutonnière.
JEANNIE CAROFF, passant au bras de Tugdual.

Yann ? Mais non, il n’est pas venu ! Comment, vous ne saviez pas ? C’est lui qui devait être le cavalier de la belle Gaud.

TUGDUAL.

Voyez-vous, ce grand sauvage ! Ah ! c’est bien un tour qui lui ressemble, ça, par exemple…

JEANNIE CAROFF.

Au moment de partir pour l’église, on a été obligé de le remplacer par le capitaine Guermeur… Vous pensez, une si belle demoiselle, on ne pouvait pas lui donner le premier venu… Elle avait l’air vexé tout de même… C’est à croire qu’elle en tient pour lui, la pimbèche…

SYLVESTRE, qui vient de sortir de la maison et passe au bras de Marie.

Oui, c’est des belles noces, bien sûr. Mais moi je trouve qu’on n’entend pas assez la musique… À notre bal, à nous, vois-tu, Marie… ça ne sera pas une grosse dépense… mais je voudrais un violon de plus.

MARIE.

Notre bal, à nous, mon Sylvestre… c’est si loin !… Ils sont à quarante-huit mois, n’est-ce pas, les congés de la flotte dans ce moment-ci ?

SYLVESTRE.

Oui… quarante-huit… ça nous pousse à dans quatre ans, vienne l’été prochain, pour notre mariage…

Passent Gaud et le capitaine Guermeur.
GUERMEUR, à Gaud qui écoute distraitement.

Moi, je me figure que vous m’en voulez tout de même, d’avoir pris sa place… Je sais bien que c’est un rude, qui n’est guère de votre condition, mademoiselle Gaud ; mais enfin c’est un jeune et beau danseur, toujours moins ennuyeux à remorquer à son bras qu’un vieux comme moi.

GAUD.

Mais non, monsieur Guermeur ; au contraire, vous m’avez conté des choses qui m’intéressent bien, je vous assure… Et, qu’est-ce donc qui a pu lui arriver, au fils Gaos, pensez-vous ?

GUERMEUR.

Ah ! qui diable sait, avec son caractère. Pour brave marin et bon cœur à l’occasion, il l’est comme personne… Mais fantasque, voyez-vous, et mauvaise tête.

Ils se dirigent vers le fond du théâtre, à droite. Yann arrive, empressé, par le fond à gauche.
DES VOIX.

Tiens, Yann !

AUTRES VOIX.

Le grand Yann qui se décide à arriver ! Eh bien, il est temps, par exemple !

Yann, en tenue de noce, le bouquet à la boutonnière, arrive, nullement troublé, au milieu des groupes qui se forment pour le voir. Il cherche des yeux Gaud et lui adresse un salut de la tête, auquel elle répond par un sourire.
YANN.

Et encore il a fallu que je me débrouille, allez, pour arriver à cette heure-ci !… Où sont-ils, les maîtres de la maison, que je leur explique à eux d’abord, c’est la moindre des choses… Ah ! bon, voilà le marié. (Il serre la main au marié Kerbraz ; on fait cercle autour de lui.) Vous ne savez pas, vous autres… C’est que tout Ploubazlanec est en branle-bas à l’heure qu’il est… Des bancs de poissons, d’un mille de longueur, à ce qu’il paraît, qui passent ce soir, dans le Su’ E’t d’Aurigny !… Par télégraphe, ça nous a été signalé des îles anglaises…

DES VOIX.

Diable, si on avait su ça à temps !

YANN, continuant.

Alors, hou ! tout ce qu’il y a de bateaux dans Ploubazlanec s’est dépêché de filer… Et fallait voir les femmes courir partout, dans les débits, chercher les hommes… La Françoise Peuglas poussait le sien, qui était gris, par les épaules… Jusqu’aux deux vieilles Kerdoncuff, qui donnaient un coup de main à enverguer des voiles neuves. Et, aussitôt paré, hou ! tout ça filait, avec la bonne brise qui s’est levée… Et moi qui ne trouvais personne pour partir à ma place sur le bateau de mon patron… et le syndic qui ne voulait pas me lâcher…

DES VOIX.

C’est égal… c’est bon d’être ici à s’amuser, je ne dis pas… Mais penser que, si on avait su, on aurait pu faire des cent et des deux cents francs dans sa nuit…

KERBRAZ, le marié, riant.

Trop tard à présent, les amis, faut en prendre le deuil, de ce poisson-là. Et, qui sait, il y en a peut-être parmi vous quelques dégourdis qui feront bonne pêche ici ce soir… sans filets, par exemple… Allez, les violons ! Ça traîne, ce bal, on ne danse pas ! (les violons préludent.) Toi, mon Yann, tu vas aller expliquer tes raisons à ta demoiselle d’honneur, et je pense que tu ne te plaindras pas de celle qu’on t’a choisie, hein, grand forban que tu es…

Il l’emmène vers Gaud, qui est restée au fond du théâtre. Les danses s’organisent. On voit Yann passer son bras autour de la taille de Gaud, comme pour danser. Elle fait signe que non et lui prend le bras. On danse. Eux, se dirigent à pas lents, se donnant le bras, vers le devant de la scène. Ils causent, à voix d’abord indistincte.
GAUD.

Mais alors, comme cela, vous perdez votre part de pêche, monsieur Yann ?

YANN.

Bast ! J’en serai quitte pour passer une nuit de plus à la mer, ou bien deux… Seulement, c’est le mal que j’ai eu pour trouver un remplaçant, qui m’a mis en retard comme je suis. Et puis on a toujours un air drôle vis-à-vis des autres, quand on déserte comme ça au moment du travail… Vous savez, chez nous, c’est mal vu, ça fait causer les femmes et les filles… (Ils sont arrivés sur le devant de la scène. Ils s’arrêtent. Un silence. Yann reprend à voix plus basse :) Il n’y a que vous dans Paimpol et même dans le monde pour m’avoir fait manquer cet appareillage ; non, sûr que pour aucune autre je ne me serais dérangé de ma pêche, mademoiselle Gaud…

GAUD, un silence, elle baisse les veux, puis les relève et, très grave tout à coup, le regarde bien en face.

Je vous remercie, monsieur Yann ; et moi-même… je préfère être avec vous qu’avec aucun autre…

Encore un silence, pendant lequel ils se regardent. Des couples passent derrière eux.
JEANNIE CAROFF, au bras de Tugdual, se retournant pour parler à une fille qui la suit, au bras d’un autre.

Yvonne ! remarque un peu de ce côté-là, donc !… sur la droite… cette effrontée, comme elle le regarde !

Le couple à côté s’embrasse.
MARIE, arrivant sur le devant de la scène, au bras de Sylvestre, et s’arrêtant à eux :

Et le père, qui était malade quand je suis partie ce matin, est-il sorti à la pêche, lui aussi ?

YANN.

Eh oui… avec les trois grands… Tout Ploubazlanec, je te dis, tout le monde !

SYLVESTRE.

C’est égal, j’ai eu une belle frayeur, moi, Yann, de ne pas te voir…

YANN, brusque.

Et frayeur de quoi, mon petit ?… Si je n’étais pas là, c’est que je ne pouvais pas y être, voilà tout…

SYLVESTRE.

Oh ! ce n’est pas pour te fâcher, tu penses, ce que j’en dis…

YANN, radouci tout de suite.

Mais c’est vrai aussi !… Depuis quelques jours tu es tout le temps à vouloir… (Affectueusement :) Oh ! je te devine bien, va !… (De son bras libre, il prend leurs deux têtes, à Sylvestre et à Marie, et les appuie contre sa poitrine.) Allons, dansez, les petits promis… et laissez le grand Yann tranquille, s’il vous plaît, hein ! Il est d’âge à s’occuper de ses affaires tout seul…

GAUD, gaie.

Dansons un peu aussi, voulez-vous ? Cela m’amuse de voir quel valseur vous êtes !…

YANN, riant.

Oh ! je danse comme les marins d’ici, moi, vous savez… on ne m’a pas appris. Je pense bien qu’à Paris vous en avez eu, des plus beaux danseurs que moi…

GAUD, riant aussi.

De plus beaux… croyez-vous ?…

Ils partent en valsant, elle très appuyée. — Des valets de ferme traversent la scène, portant, dans la grange de droite qui s’éclaire, des lanternes allumées. Sur la gauche du théâtre, Jeannie se laisse embrasser par Tugdual. Sylvestre et Marie occupent le devant de la scène.
SYLVESTRE, après lui avoir fait un petit salut.

Tu veux, Marie ?

Il l’enlace pour la faire valser.
MARIE.

Oh ! je n’y ai pas le cœur, à cette valse, moi, tiens, mon Sylvestre… Nous pouvons bien rester un petit peu ensemble sans danser, dis… puisque nous sommes promis…

SYLVESTRE.

Bien sûr !… Oh ! bien sûr…

Il désenlace et fait encore un petit salut.
MARIE.

Et nous pouvons bien nous donner le bras et nous promener…

SYLVESTRE, lui offrant le bras avec encore un petit salut.

Sur le chemin, là, veux-tu ?… vers la lande ?

MARIE.

Vers la lande ?… Mon Sylvestre, elles vont jaser peut-être les autres…

SYLVESTRE.

Oh ! mais… puisque c’est avec moi, voyons…

Ils s’en vont bras dessus, bras dessous au fond du théâtre, vers la lande. La nuit tombe de plus en plus. La valse finit.
KERBRAZ, le marié, frappant dans ses mains.

Allons ! Hou ! dans la grange tout le monde !… Il se lève un petit vent, ici, à faire geler toutes filles. Dans la grange ! Il y a de la place pour danser ; de la lumière… pas plus qu’il n’en faut, et de quoi boire… autant qu’on en veut, par exemple !

Kerbraz et deux autres hommes de la maison pourchassent les couples et les musiciens vers la grange, en frappant dans leurs mains.
KERBRAZ.

Allez ! Hou !

La scène se vide. Gaud qui ne veut pas suivre le mouvement, entraîne en riant Yann au fond de la scène du côté gauche. La nuit est tout à fait tombée. Une lune d’hiver éclaire faiblement sur la lande. Des lueurs, des bruits de voix et de musique, sortent de la grange où l’on danse. — Le théâtre vide, Yann et Gaud, se donnant le bras, reviennent vers le devant de la scène.
GAUD.

Froid ?… Mais non, je n’aurai pas froid. Je suis fille d’Islandais, moi, vous ne savez donc pas… Le grand air, le vent, la nuit, tout cela me connaît.

JEANNIE CAROFF, sortant de la grange, entraînée par Tugdual.

Non, pas maintenant… on nous a vus sortir…

TUGDUAL.

Ah ! ouatte !… Et puis, nous avons un bon quart d’heure à nous, je te dis, avant que Keraez réclame son tour.

Elle se laisse entraîner. Ils disparaissent en courant vers la lande.
GAUD.

Où vont-ils ?

YANN, riant.

Le diable le sait, mademoiselle Gaud.

GAUD, très confuse.

Sur ce banc, là, tout près des lumières, pour ne pas avoir l’air de nous cacher comme eux… (Elle indique un banc adossé au mur, qu’une fenêtre ouverte de la grange met en pleine lumière.) Oh ! rien qu’un instant de causerie. Dans cette grange, je pense qu’on ne s’entend guère… et que les têtes doivent tourner encore plus qu’ici… Et puis, tout à l’heure, vous danserez un peu avec d’autres, n’est-ce pas…

YANN.

Oui ?… Il faudra, vous croyez ?…

Ils s’asseyent sur le banc. Silence troublé, pendant lequel ils se regardent.
GAUD.

Alors c’est dans deux mois que vous repartez, pour cette Islande ?

YANN, souriant.

Voilà dix ans, mademoiselle Gaud, que je n’ai pas vu le printemps de France… Oh ! c’est bien un peu dur, partir comme ça dès le mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid, et si sombre, avec une mer si mauvaise… Mais le métier est assez bon, tout de même… et pour moi je n’en changerais toujours pas. Des années, c’est huit cents francs, d’autres fois douze cents, que l’on me donne au retour et que je porte à notre mère…

GAUD.

Que vous portez à votre mère, monsieur Yann ?

YANN.

Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c’est l’habitude comme ça, mademoiselle Gaud… Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n’ai presque jamais d’argent. Le dimanche, c’est notre mère qui m’en donne un peu quand je viens à Paimpol… Pour tout c’est la même chose… (Sa voix s’adoucit de plus en plus.) Ainsi cette année notre père m’a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je n’aurais jamais voulu venir aux noces ; oh ! non, sûr, je ne serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l’an dernier…

GAUD.

Je l’aurais pourtant pris tout de même, votre bras, allez…

YANN.

C’est que nous ne sommes pas riches, mademoiselle Gaud, vous devez savoir. Encore, à présent, nous sommes tirés de peine… depuis les dix mille francs de l’épave… vous n’êtes pas sans en avoir entendu parler dans Paimpol, de cette épave que notre père avait trouvée dans la Manche, au large d’Aurigny. Cela nous a permis de faire construire un étage au-dessus de notre maison, une grande chambre claire… Elle est tout à la pointe du pays de Ploubazlanec, notre maison, au hameau de Pors Even, regardant la haute mer ; la vue y est belle, par exemple, et l’air y est sain, je vous promets…

GAUD.

J’irai la voir un de ces jours avec mon père… Je suis sûre que je l’aimerai, moi, votre maison, monsieur Yann…

YANN.

C’est que nous étions quatorze enfants chez nous… Alors, vous pensez, s’il a fallu nous élever à la dure… Ainsi, moi, l’ainé, j’ai commencé à naviguer… oh ! je crois que je n’avais pas huit ans.

GAUD.

Oh ! pensez-vous que je ne sais pas ce que c’est, moi aussi ? Nous n’avons pas toujours été à notre aise comme aujourd’hui, non… Du temps que mon père faisait la pêche d’Islande, c’était ma pauvre grand tante Moan, que j’appelle grand’mère aujourd hui, c’était elle qui me recucillait dans sa maisonnetle de Ploubazlanec, et je gardais Sylvestre, moi qui avais trois ans de plus que lui, pendant que la chère bonne vieille allait à Paimpol, travailler à la journée. Qui sait, étant petits, nous nous sommes rencontrés peut-être, vous et moi, pieds nus sur la grève, à la cueillette des goëmons.

Tugdual et Jeannie rentrent furtivement par le fond du théâtre. Devant les fenêtres ouvertes de la grange, on voit passer des danseurs et des couples S’embrasser. Gaud se retourne à un bruit de baisers. Yann parle d’une voix de plus en plus douce, en se penchant vers elle.
YANN.

Oh ! mais je m’en souviens, moi, attendez ! N’est-ce pas vous… un jour de Noël… le petit Sylvestre était tombé du haut d’une pierre… vous le rapportiez à votre cou, la figure tout en sang ?…

GAUD.

Vous vous rappelez ça ! Comme c’est étrange, d’avoir déjà passé près l’un de l’autre.

YANN.

C’est pourtant vrai que vous alliez pieds nus à la grève, comme nous autres tous… Vous n’étiez pas mise en ce temps-là comme aujourd’hui, dam, mademoiselle Gaud…

GAUD, qui s’est levée, en riant.

Non !… oh ! en effet !… dans ce temps-là, je ne me faisais pas habiller par la même couturière.

Elle tire par le bas son corsage, très plaqué, et donne un tour aux plis de sa jupe, avec un mouvement de coquetterie toute parisienne. Yann la regarde d’un air assombri.
GAUD, reprend, riant toujours.

Vous avez l’air de lui en vouloir, à ma robe… Pourquoi la regardez-vous comme ça. Voyons, dites en quoi elle ne vous plaît pas, cela m’amuserait tant de savoir…

YANN, brusque.

Moi ! oh ! rien ! Un pêcheur, vous pensez, ne s’y connaît guère en ces choses… Je remarque que les filles de ma condition s’habillent autrement, voilà tout.

Un silence pendant lequel Gaud reste debout devant lui. Puis il reprend, plus entreprenant, mais la voix bien moins douce.
YANN.

Allons à la rencontre de Sylvestre et de Marie, voulez-vous, car je crois fort qu’ils sont en maraude… par là, sur la lande.

GAUD.

Allons ; je veux bien. (Elle lui prend le bras. De la grange s’échappe une fille rieuse, poursuivie par un garçon qui l’attrape et l’embrasse à pleine bouche, avant de la faire rentrer. Gaud reprend, troublée de les avoir vus :) Non, restons ici… Nous pourrions ne pas les rencontrer… et Dieu sait ce qu’on dirait de nous. (Elle le fait rasseoir.) Vous avez confiance en eux, je le suppose bien.

YANN.

Confiance ! Oh ! Dieu oui, par exemple… avec une petite fille si sage, que ma sœur Marie ! Et lui, sa grand’mère l’a élevé dans les chapelets et les prières… peut-être un peu trop pour mon goût… Mais, chez nous les marins, ceux qui croient à la Vierge et au bon Dieu… dans les gros temps et la misère d’Islande, cela les rend toujours un peu plus tranquilles…

Sylvestre et Marie, se donnant toujours le bras, traversent le fond du théâtre. On les entend de loin causer.
SYLVESTRE.

Oh ! oui, ce sera des lits à la mode de la ville que nous mettrons chez nous… c’est mieux, vois-tu.

MARIE.

Eh ! mon Dieu, oui, mon Sylvestre, malheureusement tu auras le temps d’en faire des économies pour ça, pendant tes quarante-huit mois de service.

Ils disparaissent par la droite.
GAUD.

Qu’ils sont gentils… et drôles tous les deux… Il vous aime bien, monsieur Yann, mon petit cousin Sylvestre…

YANN.

C’est pour moi comme mon petit frère, vous savez.

GAUD.

C’est bien un peu le mien aussi, je vous assure… Nous nous étions perdus de vue pendant des années, — à cause de votre Islande toujours, puisque mon père ne me ramenait que l’été au pays de Paimpol, — et je me suis sentie intimidée, le premier jour, devant ce grand garçon de dix-huit ans, à barbe noire… Mais j’ai si bien retrouvé ses yeux d’autrefois, ses bons yeux de petit enfant, qu’il me semble aujourd’hui ne l’avoir jamais quitté…

Sylvestre et Marie reparaissent, essayant de rentrer sans être remarqués. Voyant du monde sur le banc, ils s’arrêtent.
GAUD, gaiement.

On vous a vus ! on vous a vus, les petits ! Allons, revenez un peu ici, trouver les grands frères…

Ils arrivent en riant, bien qu’un peu confus.
MARIE.

Oh ! il n’y a pas longtemps que nous étions partis… Pour ça, par exemple… Sylvestre peut vous le dire.

SYLVESTRE.

Bien sûr…

GAUD.

Oui, oui ! Enfin nous allons rentrer tous ensemble à présent, ce sera mieux.

Ils font quelques pas vers la grange, tous les quatre, se donnant le bras deux à deux.
GAUD, quittant le bras de Yann.

Non, pas comme ça ! Toi, Sylvestre, tu vas me donner le bras… Et Marie, avec son frère… Allez, passez devant nous.

Yann et Marie rentrent dans la grange où l’on danse. Sylvestre et Gaud, qui marchaient derrière ct parlaient à voix basse, s’arrêtent à la porte, puis rebroussent chemin pour se promener ensemble dans la cour.
SYLVESTRE.

… C’est pourtant bien avec celui ci que tu devrais te marier, Gaud, si ton père le permettait, car tu n’en trouveras pas dans le pays un autre qui le vaille. D’abord je te dirai qu’il est très sage, sans en avoir l’air ; c’est fort rare quand il se grise. Il fait bien un peu son têtu quelquefois ; mais, dans le fond, il est tout à fait doux. Non ! tu ne Peux pas savoir comme il est bon. — Et un marin !… À chaque saison de pêche, les capitaines se disputent pour l’avoir !

GAUD.

La permission de mon père… Il m’en souhaiterait un plus riche, c’est certain… Mais enfin, il ne m’a jamais contrariée pour rien, mon père… pas assez, peut-être.

SYLVESTRE, en causant, ils sont arrivés jusqu’à la gauche du théâtre ; ils reviennent sur leurs pas, se dirigent de nouveau vers la grange.

D’abord, un marin comme ça, il suffirait d’un peu d’argent d’avance pour lui faire suivre six mois les cours du cabotage et il deviendrait un capitaine à qui tous les armateurs voudraient confier des navires… (Très joyeux.) Ah ! alors il s’est décidé tout de même à te demander en mariage !…

GAUD, de plus en plus gaie et rieuse.

Mais non, pas le moins du monde !

SYLVESTRE.

Non ?… Mais enfin il t’a bien touché un mot sur ces choses, puisque.

GAUD.

Rien !

SYLVESTRE.

Oh !… J’ai du chagrin que tu plaisantes de ça, Gaud…

GAUD, sérieuse à présent.

Rien et tout, tu sais, petit ami… C’est-à-dire qu’il m’a parlé tout le temps comme à une fiancée, — oh ! et avec une voix si douce, — si différente de cette voix farouche et brève qu’il a d’ordinaire… et que, déjà, j’aimais peut-être aussi… Et puis, pourquoi m’aurait-il conté son enfance, confié sa pauvreté, ses salaires de pêcheur, tout… parlé de sa maison comme si je devais en être un jour…

SYLVESTRE.

Oh ! lui surtout, qui n’est pas un homme à conter ses affaires au premier venu, je t’assure…

GAUD.

Et puis, ses grands yeux vifs, qui s’étaient adoucis et changés comme sa voix ! Tu te doutes bien que — dans les grandes villes, comme tu dis — j’en ai entendu plus d’une, déclaration d’amoureux… Eh bien, moi qui passe pour une fille coquette dans Paimpol, pas une minute de ma vie je n’ai arrêté ma pensée sur un homme… Et celui-là, qui n’aurait jamais dû oser, et qui me parle tout tranquillement comme si c’était accordé d’avance… et qui, de plus, ne sait me dire que d’enfantines petites choses…

SYLVESTRE, l’interrompant.

N’est-ce pas, tu l’aimes ?…

GAUD, souriant.

… Ici, mon Sylvestre, tu commences à m’en demander bien un peu long… Mais, tiens, je vais te répondre… tu seras le premier à l’entendre… et, d’ailleurs, j’aurai une joie à l’avoir une fois dit : eh ! bien, oui, je crois que je l’aime, ton grand frère Yann… et que je l’aime à jamais !…

Pendant qu’ils causent en faisant les cent pas sur le devant de la scène, des hommes sortent par petits groupes de la salle où l’on danse, se massent au fond du théâtre, allument des pipes en causant à voix indistincte.
KERAEZ, au fond du théâtre.

Oh ! ce qu’il fait chaud, dans cette cambuse ! — et ce qu’elles sont émoustillées, les filles !…

SYLVESTRE.

Ah ! Gaud !… si je pouvais voir vos noces, avant de partir au service… (Yann sorti lui aussi de la grange, marche un instant derrière eux, se rembrunit en entendant de quoi ils parlent.) Mais voilà, il faudra pourtant bien qu’il te demande à ton père, et j’ai peur, avec sa sauvagerie…

GAUD, riant.

Eh bien, c’est moi qui irai Lui demander sa main alors, et voilà tout !… (Yann rentre dans la grange.) Allons, mène-moi à mon père, (montrant la maison) qui est là dans la salle, avec les gens sérieux… ou plutôt, non, tout à l’heure, car je crois que j’ai promis de danser avec lui la valse prochaine…

Ils rentrent dans la grange, croisant Jeannie et Tugdual, qui sortent bras dessus, bras dessous et les regardent. De l’autre côté du théâtre, sort de la maison la grand’mère Yvonne, entraînée par le vieux Le Guillou et se défendant contre lui.
ENSEMBLE
GRAND’MÈRE MOAN.

Oh ! je crois qu’il devient fou, mon pauvre galant ! Vouloir me faire danser à cette heure !!… Non ! Non ! Non ! Quand il sera revenu du service, mon Sylvestre, alors, oui, si je suis encore de ce monde, je vous promets une contredanse.

JEANNIE.

Ah ! bon !… est-ce qu’elle se fait faire aussi la cour par Sylvestre, à présent ? Elle va bien, la demoiselle !…


LES HOMMES, au fond du théâtre causant entre eux.

Eh ! dites-donc, vous les avez vus, le grand Yann et la demoiselle Gaud… C’est à croire qu’il y aura bientôt un autre mariage dans le pays… Si on s’en serait douté, hein, de ce coup-là !… (Ils rient.)

YANN, sortant de la grange avec Sylvestre.

Oui, mon petit ami, oui ! Oh ! voilà quinze jours que j’ai compris, vois-tu, tes manèges avec moi… Mais c’est mon affaire et tu t’en mêles trop… D’abord, je commence à la trouver trop parisienne, à mon gré, celle-là…

GUERMEUR, bon enfant, sortant de la maison.

De belles noces ! ah ! pour ça, n’y a pas à dire… (Allant à Yann.) Et toi, Yann, tu n’as pas honte, un homme si grand comme tu es, à vingt-sept ans, pas marié encore ! Les filles, qu’est-ce qu’elles doivent penser quand elles te voient ?

YANN, secouant ses épaules avec dédain.

Mes noces à moi, je les fais à la nuit ; d’autres fois, je les fais à l’heure ; c’est suivant…

KERAEZ, riant.

Je crois même que j’ai été ton témoin aux dernières, dis-donc ?

TOUS.

Son témoin ?… Oh !… Eh bien, s’il lui faut des témoins, à présent, par exemple ! Elle est bonne, celle-là !

Ils se rapprochent, en riant.
KERAEZ.

C’est pas vrai ?… À Nantes, avec la chanteuse ?… Dis que ce n’est pas vrai, mon grand pirate ! En manière de déclaration, figurez-vous, sur la scène il lui avait jeté, en plein par la tête, un bouquet gros comme ça… Elle en était tombée du coup… Après, elle l’a adoré pendant quinze jours — ou trois semaines, je ne sais plus. — Et même, quand il est parti, elle lui a fait cadeau d’une montre en or…

YANN, jetant à terre une montre qu’il tire de son gousset.

Pour le cas que j’en fais !

Des marins ramassent la montre et un groupe se forme pour la regarder, Des couples sortis de la grange s’approchent aussi.
TUGDUAL, ayant Jeannie à son bras.

Diable, il a de la chance, le Gaos, avec les femmes !… Et je crois que j’en connais, pas loin d’ici, une blonde, qui m’a l’air assez disposée à lui en donner, des billets de cent et des billets de mille, — sa dot, quoi, — et sa main et tout… À quand, le mariage ?…

YANN, sombre, la colère aux yeux.

Moi ! Un de ces jours, oui, je ferai mes noces. (Il sourit, roulant des yeux mauvais.) Mais avec aucune des filles du pays ; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici, tant que vous êtes, au bal que je donnerai…

DES VOIX.

Qu’est-ce qu’il dit ?… Jésus-Marie, que dit-il ?…

Un silence. — Des femmes font le signe de la croix. — Les violons commencent une valse dans la grange.
GAUD, toujours gaie, arrivant au bras d’un marin qui, dès les premières mesures de la valse, veut lui prendre la taille pour la faire danser.

Non, merci, j’ai promis cette valse au fils Gaos… Ah ! justement le voici.

YANN, enlaçant Jeannie qui est au bras de Tugdual.

Allons, viens-tu, Jeannie, tu sais que tu m’as promis le tour.

JEANNIE.

Non, c’est à lui. (Elle désigne Tugdual.)

TUGDUAL.

Mais non, Yann, tu danses avec mademoiselle Gaud… Voyons, tu le lui as demandé devant moi.

YANN.

Et moi je te dis que c’est avec Jeannie ! et puis, tu sais, (il l’envoie rouler à dix pas) je danse avec celle-là — parce que c’est mon idée — voilà tout.

il emporte Jeannie vers la grange. Grand mouvement parmi les assistants. Des hommes se précipitent, pour le retenir, sur Tugdual qui s’est relevé et qui court sur Yann.
DES HOMMES.

Non ! Non ! pas ici. Vous réglerez ça dehors. Pas ici, devant les filles !…

YANN, se retournant, dédaigneux, à Tugdual.

Oui, c’est ça ! — Nous réglerons une autre fois… Quand tu voudras te faire amurer, tu sais, tu n’auras qu’à venir.

Sylvestre s’est précipité vers Gaud.
GAUD, à Sylvestre.

Et tu prétends qu’il a du cœur, ton ami ?

SYLVESTRE.

Gaud !… Gaud, ma bonne sœur, ne te fais pas de chagrin… c’est sa mauvaise tête, vois-tu… Il reviendra à toi, je t’assure…

GAUD.

Vite… appelle mon père… Dis-lui que je veux partir de suite… qu’il m’emmène d’ici…

Elle s’appuie sur le bras de Marie qui s’est approchée. Yann est rentré dans la salle de danse avec Jeannie.

ACTE DEUXIÈME

PREMIER TABLEAU

Une chambre au rez-de-chaussée, chez les Gaos. À droite, la porte d’entrée et une fenêtre. À gauche, des lits bretons, en forme d’armoire, superposés et fermés ; une petite porte donnant sur le jardin. Au fond et au milieu, une grande cheminée où sont assis plusieurs petits Gaos (les plus petits ont deux ou trois ans ; de chaque côté de la cheminée, des dressoirs à vaisselle. Dans l’angle de gauche du fond, un escalier étroit qui monte au premier étage. Des filets et des avirons sont suspendus aux solives. Au milieu, une grande table sur laquelle Marie et la mère Gaos sont occupées à tailler des vêtements dans une pièce de toile.


Scène PREMIÈRE

LA MÈRE GAOS, MARIE et Les Petits GAOS.
MARIE.

… Et pas de lettre encore, depuis le temps qu’il est en route.

LA MÈRE.

Ah ! ma Doué Jésus ! Ça se monte la tête, les petites filles !… Et combien y a-t-il donc qu’il est parti de Brest, ton Sylvestre… y a-t-il seulement trois semaines ?…

MARIE.

Il y aura deux mois après-demain, ma mère.

LA MÈRE.

Deux mois ! janvier, février. C’est pourtant vrai ! Mon Dieu, comme le temps passe… Attention, Marie ! Voilà une manche que tu as coupée un peu court.

MARIE.

Vous croyez ?

LA MÈRE.

Dam ! Regarde le modèle !

UN PETIT GAOS, qui est allé s’asseoir près de la fenêtre.

Mademoiselle Gaud, de Paimpol, qui est là… qui a l’air de chercher quelque chose… on dirait qu’elle cherche chez nous…

MARIE.

Mademoiselle Gaud ? chez nous ?… (Les deux femmes se lèvent.) Je vais toujours sortir sur la porte, n’est-ce pas mère, lui offrir d’entrer… Ah ! mon Dieu, et Yann qui n’est pas là !

Elle va sur la porte.
LA MÈRE, allant regarder à la fenêtre.

Oh ! quand il y serait !… Puisque ça n’est pas son idée, vois-tu…


Scène II

Les Mêmes, GAUD
GAUD, apparaissant sur le seuil, très troublée.

Ah ! c’est vous Marie… Je… je cherchais votre maison… je venais… Vous êtes tant de Gaos dans Pors-Even, qu’on ne savait pas m’indiquer… J’ai frappé à trois ou quatre portes, chez tous vos parents, je crois, avant de trouver chez vous… (Marie la fait entrer par la main.) Je ne vous dérange pas ?…

LA MÈRE, lui donnant une chaise.

C’est bien de l’honneur de vous voir chez nous, mademoiselle Gaud…

GAUD.

Je vous demande pardon d’arriver comme cela… Je venais… C’est mon père qui m’a chargée… pour cette affaire de vente de barque, vous savez, qui traîne depuis si longtemps entre nous… de vous apporter l’argent…

LA MÈRE.

Et il paraît qu’il ne va pas mieux, votre pauvre père, à ce qu’on nous a dit ?

GAUD.

Toujours un peu perclus, l’hiver surtout… C’est pourquoi il m’a envoyée à sa place… D’ailleurs, j’étais contente de faire cette longue course : depuis mon enfance, je n’étais pas venue si loin en Ploubazlanec… Et contente surtout de revoir Marie…

Marie lui prend la main dans les siennes.
LA MÈRE.

Et c’est comme un fait exprès, le jour où vous venez chez nous, il n’y a que les femmes et les petits à la maison pour vous recevoir.

MARIE.

Mon Dieu oui. Le père est à la pêche, avec deux des grands. Et Yann…

LA MÈRE.

Yann, c’est bien étonnant qu’il ne soit pas rentré, il n’est jamais si tard dehors. (Gaud fait un mouvement et détourne la tête vers la cheminée.) Il est allé à Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les homards, comme vous savez, c’est notre grande pêche de l’hiver… Vous regardez nos petits… (Riant.) Et il n’y en a que la moitié encore ; les grands sont dehors au travail…

Les petits s’approchent, en hésilant, sauf une petite blonde qui reste à l’écart.
GAUD, attirant par la main un des plus proches pour l’embrasser.

Comme ils ont de bonnes joues roses !

LA MÈRE.

Dieu merci, oui. Chez nous, ce n’est guère la maladie qui nous prend nos enfants… Mais quand ils ont fini de grandir… il y à l’Islande qui, des fois, ne nous les rend plus.

GAUD, appelant la petite blonde qui est restée à l’écart.

Et toi, petite triste là-bas, tu ne veux pas aussi venir me dire bonjour.

MARIE.

Elle n’est pas à nous, celle-là, mais c’est tout comme.

LA MÈRE.

Une que nous avons adoptée l’an dernier ; nous en avions déjà beaucoup, pourtant ; mais, que voulez-vous, mademoiselle Gaud, son père était de la Maria-Dieu-l’aime qui s’est perdue en Islande à la saison dernière, comme vous savez, — alors, entre voisins, on s’est partagé les cinq enfants qui restaient, et celle-ci nous est échue.

La petite s’approche à moitié et se cache en souriant contre un des petits Gaos.
MARIE, riant.

Ah ! oui, naturellement, la voilà avec son Laumet. C’est toujours Laumet qui est son préféré. (À Gaud.) Le père ne peut plus tarder longtemps ; vous l’attendrez ici avec nous, n’est-ce pas ?

GAUD, qui à attiré une des petites Gaos et la garde entre ses genoux.

Je le veux bien, mais vous allez continuer votre ouvrage, alors ; sans cela, je m’en vais.

LA MÈRE, montrant l’ouvrage commencé, qui se tient tout raide.

Vous savez ce que c’est, vous savez comment cela s’appelle, ces jolis costumes ?… Des cirages pour nos Islandais… Ce soir, quand nous aurons fini de les coudre, on va les peindre et les cirer… à cause de ces pluies si froides de là-bas, vous comprenez.

MARIE, se remettant à l’ouvrage.

C’est que, voyez-vous, il leur en faut à chacun deux rechanges complets, pour la saison de pêche.

LA MÈRE, à l’ouvrage aussi.

Songez, mademoiselle Gaud, cette fois je vais avoir trois de mes fils, dans cette Islande.

GAUD.

C’est bientôt qu’ils partent, n’est-ce pas ?

LA MÈRE.

Eh ! c’est après-demain !… Cette année, à cause de la saison plus douce, ils ont encore avancé leur départ d’une semaine.

GAUD, plus visiblement angoissée.

Après-demain !!


Scène III

Les Mêmes, LA GRAND’MÈRE MOAN.
GRAND’MÈRE MOAN, apparaissant joyeuse sur la porte ; d’une main tenant son parapluie, de l’autre agitant en l’air une lettre décachetée.

La voilà !… La voilà tout de même la lettre ! (Elle embrasse Marie sur les deux joues et lui remet la lettre de Sylvestre.) Bonjour à tous, grands et petits ! (Elle envoie à Gaud un regard d’intelligence. et d’approbation.) Ah ! il en a vu des pays, à ce qu’il paraît, Tunis, Port-Saïd, la mer Rouge, les Indes, est-ce que je sais, moi ! Il a vu-les Chinois aussi. Dès en arrivant, ils ont commencé à se battre — dans une reconnaissance, comme il appelle ça. — Que le bon Dieu nous le garde. (Elle fait le signe de croix.) Et il n’a pas l’air d’avoir peur, je vous assure…

MARIE.

Oh ! je le pense bien, que, s’il s’agit de se battre, il n’aura pas peur, notre Sylvestre…

GRAND’MÈRE MOAN.

Mais lis-la donc, sa lettre, ma petite Marie ! Tu comprends bien que, si je te l’ai apportée…

Elle s’approche de Gaud qui est assise un peu à l’écart, sur la droite de la scène. Marie commence à lire, en communiquant à sa mère des choses que raconte Sylvestre.
ENSEMBLE
GRAND’MÈRE MOAN, à Gaud.

Ah ! tu es tout de même venue, ma bonne fille… Allons, je suis contente de toi. Le bon Dieu te récompensera d’avoir suivi les conseils d’une pauvre vieille, qui n’a pas grande connaissance, c’est sûr, — mais qui sait encore voir clair dans certaines choses : je te dis, moi, qu’il t’aime, ton Yann, ou je me tromperais fort.

GAUD.

Ah ! que me faites-vous faire, grand’mère !… Je voudrais n’être pas venue.

MARIE, lisant.

Il paraît qu’il a rencontré deux « pays » à bord de la Circé, François Cosquer et Joseph Leroux qui sont canonniers pour le moment.

GRAND’MÈRE MOAN.

Mais, où donc est-il, lui ?

GAUD.

Lui, qui sait ! C’est comme une fatalité sur moi : il est à Loguivy, disent-elles, et il ne rentre pas.

GRAND’MÈRE MOAN.

Attends-le ! et parle-lui ; tu es une honnête fille et, après tout, tu as bien le droit d’être franche, et qu’on le soit avec toi. Je te dis, moi, qu’il y a quelque malentendu là-dessous ; je te dis qu’il t’aime, et qu’il est un garcon de cœur à qui l’on peut se confier.

GAUD.

Si je ne le croyais pas un peu, ce que vous me dites de lui, grand’mère, est-ce que je serais ici ? Mais quand même, à présent, j’aime mieux partir. L’attendre encore, quel air vais-je avoir ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Attends-le te dis-je…

MARIE, lisant.

Oh ! il raconte qu’il a pris un petit bon Dieu de chinois, tout doré, assis sur un trône, et qu’il le rapporte pour moi !


GRAND’MÈRE MOAN.

Attends-le ! Pense que, demain, la mer sera entre vous deux ; qu’il faudra languir encore après son retour, perdre tout un été de ta vie sans rien savoir… Parle-lui hardiment, toi la première !

MARIE, lisant.

Mon Dieu !! À une reconnaissance où il était, ils ont eu cinq blessés et deux morts…


GAUD.

Mais, d’ailleurs, nous ne serons pas seuls, ici. Comment causer, avec eux tous ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Ça ! Je m’en charge !…

GAUD.

Oh !… les mettre dans la confidence !…

GRAND’MÈRE MOAN.

Voyons, voyons, ma bonne fille, est-ce que tu te figures qu’ils n’y sont pas déjà un peu, dans la confidence, les vieux, et Marie ?… Allons, laisse-moi faire !

GAUD.

Mon Dieu, mon Dieu !


Scène IV

Les Mêmes, LE PÈRE GAOS.
GAOS. Il entre portant à la main un panier de homards : il a sur l’épaule un aviron et un filet. Les enfants se précipitent sur lui en criant.

Allons ! Allons ! Sautez pas, les petits, sautez pas tant que ca… (Il en embrasse un ou deux, au hasard.) Tiens, mademoiselle Gaud ! La bienvenue chez nous ! (Il lui donne une poignée de main.) Et je parie que je sais ce qui vous amène !

GAUD, troublée.

Cette affaire de partage de barque, monsieur Gaos…

GAOS, moitié malin.

Je m’en doutais.

GAUD.

Mon père m’a envoyée à sa place.

GAOS.

Et il ne va pas mieux, monsieur Mével, à ce qu’on m’a dit ?

GAUD.

Hélas non. Il m’inquiète même beaucoup.

GAOS.

Ses rhumatismes… En voilà toujours des citoyens que je ne connais guère, et je m’en flatte. Tel que vous me voyez, je viens de pêcher toute l’après-midi les pieds et les bras dans l’eau, et je ne m’en trouve pas pire, au contraire. Et pour ce partage, qu’est-ce qu’il a décidé, monsieur Mével ?

GAUD, présentant un billet de banque.

Voici cent francs qu’il m’a chargée de vous remettre, monsieur Gaos, avec un bonjour de sa part.

GAOS.

Cent francs ! Oh ! je ne veux pas vous faire d’offense, mademoiselle Gaud ; mais, d’après mes calculs, ma part vaut mieux que cela. Je les accepte ; mais comme un à-compte seulement. Je vais toujours vous faire un reçu de la somme, mais j’en recauserai avec monsieur Mével… Eh bien, et Yann, il n’est pas rentré encore ?…

LA MÈRE GAOS.

Mon Dieu, non… Un homme sage comme lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Au cabaret, il n’y est pas, pour sûr ; nous n’avons pas cela à craindre avec notre fils.

GAOS.

Je ne dis pas, une fois de temps en temps les dimanches, avec des camarades… Vous savez, mademoiselle Gaud, les marins… Eh ! mon Dieu, quand on est jeune homme, n’est-ce pas, pourquoi s’en priver tout à fait ? Mais la chose est bien rare avec lui, c’est un homme sage, nous pouvons le dire… Les femmes, si c’était un effet de votre bonté de me dégager un coin de votre table. Et toi, Marie, va-t’en me chercher l’encre et la plume. (Il regarde le billet par transparence.) Excusez-moi, mademoiselle Gaud… quoique… votre père doit s’y connaître en billets, je pense bien, il en remue assez pour ça… quand il fait ses jeux de bourse dans Paris… Je ne m’y fierais toujours pas, moi, à ces jeux-là, oh ! Dieu de Dieu !… (Riant.) Les gens comme nous autres, vous savez, le peu qu’ils en ont c’est dans l’armoire, à dormir derrière une pile de bas… Ça ne rapporte pas tant, mais ça nous paraît moins trompeur…

Marie a apporté l’encre et la plume. Le père Gaos s’assied à écrire. La grand’mère Moan est, depuis un moment, en grande conversation à voix basse avec la mère Gaos, Gaud baisse la tête.
LA MÈRE GAOS, mystérieuse.

Allez-vous-en dehors, mes enfants. Quand le père est en affaires, ça n’est pas votre place ici. (Plus bas.) Toi, Laumet, veille un peu la route, du côté de la grande terre, et, sitôt que tu verras arriver ton frère Yann, viens mavertir… à l’oreille, tu m’entends bien.

Les petits sortent.
GAOS, à Gaud.

Excusez-moi si je ne vais pas vite… Ma main n’est pas trop assurée, voyez-vous. (À Marie.) Marie, as-tu fait voir notre chambre d’en haut à mademoiselle Gaud ? — C’est toujours plus gai qu’ici, avec une vue plus belle.

MARIE, s’approchant de Gaud.

Vous voulez monter, voir la chambre neuve, — la chambre de l’épave comme on l’appelle dans le pays ?

GAUD.

Mais oui, ma petite Marie.

MARIE.

Ah ! dam ! ça n’est pas beau comme chez vous, vous pouvez bien le penser.

GRAND’MÈRE MOAN.

C’est ça ! Et je vais monter de même, moi qui suis de la jeunesse aussi. D’abord, je ne les ai pas encore vus, vos beaux rideaux à fleurs, et vos lits à la mode de ville… Allons, en route, toutes les trois.

Elles montent ensemble par l’escalier du fond.

Scène V

LE PÈRE et LA MÈRE GAOS.
GAOS, très sérieux, plus du tout le bonhomme de tout à l’heure.

C’est vrai, qu’il n’est-pas rentré, notre Yann ?

LA MÈRE.

Bien sûr !… Elle veut lui parler, s’il rentre.

GAOS.

Lui parler, elle ! Alors ce sont les filles, à l’heure d’aujourd’hui, qui demandent les garçons… Tu sais, femme, fier comme il est, je m’étonnerais fort si…

LA MÈRE.

Laissons-la essayer, toujours… C’est certain qu’il ne la demandera pas, lui ; mais j’ai dans mon idée qu’il en demanderait encore bien moins une autre… Il a beau dire et beau faire, vois-tu, depuis ce bal, je crois bien comprendre qu’il l’aime.


Scène VI

Les Mêmes, YANN.
Entre brusquement Yann, apportant un chargement de casiers en roseaux verts.
LA MÈRE.

Justement, nous parlions de toi avec le père, mon fils.

YANN, jetant à terre ses casiers.

Ah ! me marier, je parie !… C’était ça, n’est-ce pas ?

LA MÈRE.

Dam ! à vingt-sept ans, me semble, mon fils, qu’il serait l’heure d’y songer.

YANN.

Me marier ! Eh ! mon Dieu, pourquoi faire ? (Persifleur sans gaieté.) Est-ce que je serai jamais si heureux qu’ici avec vous ; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et la bonne soupe toute chaude, chaque soir quand je rentre de la mer… Oh ! je devine bien, allez, celle que vous voulez dire… D’abord, une fille si riche, en vouloir à de pauvres gens comme nous, ça n’est pas assez clair à mon gré. Et puis, ni celle-là ni une autre, non, c’est tout réfléchi, je ne me marie pas, ça n’est pas mon idée.

Sa mère se retirant vers la porte fait signe au père de se retirer aussi.
LE PÈRE GAOS.

Dis-moi, Yann, mon fils, toi qui as une belle écriture droite, rends-moi le service de me recopier ce reçu : je le signerai après. Ma main, vois-tu, n’y est plus guère.

Il fait asseoir Yann à sa place, et se retire, avec la mère, par la porte du jardin.

Scène VII

YANN, GAUD.
Quand Yann est seul, la grand’mère Moan apparaît sans bruit en haut de l’escalier, regarde, et se retire, poussant Gaud qui descend lentement. — Yann écrit ; tout à coup, dresse la tête, regarde et aperçoit Gaud qui descend ; se lève d’un bond, comme effrayé devant un fantôme. — Un silence.
GAUD.

Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s’il vous plaît.

YANN.

À moi ! mademoiselle Gaud.

Il ôte son chapeau, s’incline légèrement, et reste debout, sombre et sauvage. Un silence pendant lequel Gaud s’approche ce lui.
GAUD, la voix étranglée.

Le soir de ce bal où nous étions ensemble, vous m’avez dit des choses qu’on ne dit pas à une indifférente… Monsieur Yann, vous êtes sans mémoire donc… Que vous ai-je fait ?… (Mouvement d’Yann vers la porte, comme pour fuir, la tête baissée, le regard toujours sombre. Gaud reprend, plus exaltée, s’avançant encore vers lui.) Oh ! ne vous dérobez pas… Puisque je suis venue, vous m’entendrez… Vous le savez bien, n’est-ce pas, que vous m’avez parlé ce soir-là comme à une fiancée !… Et pourquoi, tout de suite après, avec Jeannie, cet affront… que je vous pardonne, mon Dieu, comme je vous pardonne tout… Mais pourquoi ? Je suis une fille sage, allez, quoique j’aie habité ces grandes villes qui vous effraient… Et je suis fière, moi aussi… avec d’autres qu’avec vous… EL si je vous ai écouté, cette nuit-là, et si je reviens aujourd’hui, c’est que je ne redouterais pas d’être la femme d’un pêcheur… si je l’aimais… (Sa voix s’étrangle de larmes.) Qu’est-ce qu’il y a contre moi, que me reprochez-vous ? Par grâce, au moins, dites-le !

YANN, tristement, la voix plus douce.

Rien, mademoiselle Gaud ; de reproches, je n’en ai point à vous faire, pour sûr.

GAUD, plus violente tout à coup.

J’aurais pu choisir parmi les plus riches du pays, et Dieu sait si j’aurais pensé à vous la première, moi qui suis ici à attendre et à mendier un mot que vous ne direz même pas… après m’avoir troublée pour toujours, dans un moment où c’était votre fantaisie…

YANN, à voix basse, lente et sombre, les yeux toujours détournés.

Non, mademoiselle Gaud !… Déjà j’en ai entendu, dans le pays, qui parlaient trop sur nous… Non, mademoiselle Gaud, nous ne sommes pas de la même classe. (Il se dérobe vers la porte, de plus en plus.) Je ne suis pas un garçon… à venir chez vous… moi !…

Il s’en va.
GAUD, seule, maintenant.

Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi ! (Elle marche de droite et de gauche, se tordant les mains.) Sainte Vierge Marie ayez pitié.

La grand’mère Moan et Marie descendent.
MARIE.

Eh ! oui, grand’mère, de la fenêtre, je l’ai vu s’enfuir dans la lande…

GRAND’MÈRE MOAN, à Gaud.

Quoi, ma fille, quoi ? Il ne t’a pas écoutée !… Mais comment lui as-tu parlé, donc ?

GAUD.

Eh ! je n’ai pas su le faire, c’est vrai ! Je le comprends bien, que je n’ai pas su lui parler… Mon Dieu, mon Dieu ! être quittée ainsi… et songer que c’est fini pour la vie… Mais aussi, il m’a glacée… Je n’avais même plus ma voix… Jamais personne ne m’a fait trembler comme lui… Oh ! tout ce que je voulais lui dire… et qui aurait peut-être ramené son bon sourire encore… et qui ne sera jamais, jamais dit… (Elle se laisse tomber dans une chaise, la tête dans ses mains.) Et je n’aurai réussi même qu’à me faire passer pour une effrontée à ses yeux…

GRAND’MÈRE MOAN, se penchant sur la chaise de Gaud et appuyant les mains sur ses épaules.

Il reviendra, il reviendra à toi, va… L’occasion se représentera bien de vous expliquer, ma pauvre fille.

GAUD.

À présent ! Oh ! j’aimerais mieux mourir que de lui reparler, que de seulement le revoir… (Elle se lève brusquement.) Allons-nous-en, grand’mère ; nous n’avons plus rien à faire dans cette maison… Vous, si, puisque cette gentille petite sera votre fille un jour ; (Elle prend les mains de Marie.) mais, pas moi, qui n’aurais jamais dû entrer ici…

GRAND’MÈRE MOAN.

Oh ! je pars avec toi, ma bonne fille, tu penses bien…

MARIE.

Qu’on vous reconduise, au moins : la nuit tombe ; Gaud, vous ne pouvez pas vous en aller comme cela, seules toutes deux… (Elle court à la porte du jardin appeler.) Père, viens ! (Entre précipitamment le père Gaos, l’air inquiet.) Père, reconduis-les !

GAOS, bas à Marie.

Quoi ? qu’est-ce qui s’est passé ?

MARIE.

Ah ! c’est fini entre eux, je m’en doutais bien.

GAUD.

Non, monsieur Gaos, restez, je vous en prie… C’est bien inutile, allez ! Je n’ai pas peur… Qu’est-ce que ça me fait ?…

Elle prend le bras de la grand’mère Moan, l’entraîne vers la porte.
GAOS, les suivant.

Jusqu’à la croix de Plouezoc’h, au moins, je vais vous accompagner. Il y a un mauvais bas-fond isolé, par là… Deux femmes seules…

MARIE, arrêtant Gaud par la main.

Pardonnez-lui, Gaud… de grâce, pardonnez-lui à mon frère…

GAUD, très douce.

Oh ! je n’ai pas de haine contre lui… Marie, vous pourrez le lui dire… (Fondant en larmes.) je n’ai pas de haine !…

Elle sort, en pleurant, au bras de la grand’mère Yvonne et suivie du vieux Gaos.

DEUXIÈME TABLEAU

À Paimpol, le salon des Mével, au premier étage sur la rue. — Papier gris et or. Grosses solives irrégulières, peintes en gris. Aux murs, des images de navires, dans des cadres dorés. Meubles d’acajou et de velours rouge. Un canapé. Des petits voiles au crochet posés sur les fauteuils. À droite, la porte d’entrée. À gauche, une porte vitrée ouvrant sur la chambre de M. Mével. Au fond une grande fenêtre donnant sur la place.


Scène PREMIÈRE

GAUD, LA GRAND’MÈRE MOAN.
La grand’mère Moan, assise près de la fenêtre, regarde des lettres. — Gaud, refermant avec précaution la porte vitrée et marchant sur la pointe du pied.
GAUD.

Il est plus calme, dans ce moment… Il n’a pas l’air de souffrir dans son sommeil. Pourtant je ne crois pas que la fièvre l’ait quitté, car ses mains brûlent.

GRAND’MÈRE MOAN.

Il a quelque chose, vois-tu, ton pauvre père, qui lui tourmente l’esprit, et ça le mine plus que ses douleurs et plus que tout.

GAUD.

Peut-être, grand’mère…

GRAND’MÈRE MOAN.

Et puis, tant de lettres qu’il a reçues cette semaine, tant de lettres et de dépêches…

GAUD.

En effet, grand’mère, il en a reçu beaucoup.

GRAND’MÈRE MOAN, touchant les lettres qu’elle a sur les genoux.

Eh ! mon Dieu, les uns en reçoivent trop, les autres pas assez… Plus de sept semaines, moi, que je n’ai rien reçu de mon petit-fils…

GAUD, distraite.

Il tarde bien à venir, le prêtre…

GRAND’MÈRE MOAN.

Eh ! ne t’inquiète donc pas comme ça, ma bonne fille. Il a demandé le prêtre, tu as bien fait de l’envoyer chercher, mais rien ne presse, je t’assure…

GAUD, hochant la tête.

Dieu le veuille ! (Elle ouvre la fenêtre ct regarde sur la place si le prêtre arrive.) L’air est si doux !… On sent l’été venir… Et comme Paimpol est tranquille… Personne sur cette place.

GRAND’MÈRE MOAN.

Ah ! naturellement… C’est la saison qui veut ça ; en juin, vois-tu, quand ils sont en Islande, nos pêcheurs, et que les parisiens n’ont pas commencé à courir le pays…

GAUD., Elle répète à voix basse, tout en allant sur la pointe du pied écouter à la porte vitrée :

Quand ils sont en Islande ! Oui, au dedans de moi, il y a plus de paix aussi, tant qu’ils sont là-bas, tant que la mer me le garde, lui, et que je ne risque plus de le voir… (Revenant vers la fenêtre.) Sept semaines, grand’mère, vraiment il y a sept semaines que vous n’avez rien de Sylvestre ?…

GRAND’MÈRE MOAN, tendant une des lettres à Gaud.

Voudrais-tu, ma bonne fille, me relire encore une fois sa dernière… si ça ne t’ennuie pas, dis ?

GAUD.

Eh ! bien sûr, grand’mère, que je veux vous la relire. Est-ce celle-là ? Donnez.

Elle prend la lettre.
GRAND’MÈRE MOAN.

Mais tout est prêt, au moins, pour recevoir monsieur le curé ? Autrement, je pourrais t’aider, moi, au lieu de me carrer là, comme une dame, dans ton beau fauteuil de velours.

GAUD.

Tout est prêt. Restez, grand’mère, dans le fauteuil. Je n’en aurai pas longtemps de pareils à vous donner quand vous viendrez me voir.

GRAND’MÈRE MOAN.

Comment ça, tu n’en auras pas longtemps ?… (Inquiète et brusque tout à coup.) Ah ! ça, que veux-tu dire, Gaud ?… Avec tes demi-mots, depuis un moment, tu me fais peur. Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

GAUD, tranquille, avec un petit sourire de détachement suprême, tout en dépliant la lettre de Sylvestre.

Il y a… grand’mère… Il y a que nous sommes ruinés…

GRAND’MÈRE, sautant sur son fauteuil.

Oh ! Seigneur !

GAUD.

Et qu’on va tout vendre, les beaux fauteuils, comme vous dites, et la maison aussi.

GRAND’MÈRE MOAN.

Oh ! Seigneur Jésus !

GAUD, toujours avec son calme d’accablement.

Et que je serai bientôt une fille sans argent et sans abri, en même temps qu’une fille sans père.

GRAND’MÈRE MOAN, se levant pour lui prendre les mains.

Ma bonne Gaud ! Mais qui, ma fille, qui a dit ça ?… Ça n’est pas, Dieu, possible, tu vois bien…

GAUD.

Lui, mon pauvre père, hier au soir… Depuis huit jours, cela l’oppressait, de ne pas parler…

GRAND’MÈRE MOAN.

Mais c’est la fièvre, vois-tu, sa grande fièvre… Il se figure cinquante choses…

GAUD.

Non, j’ai lu les papiers timbrés, les lettres de son homme d’affaires… Et c’est tout cela qui me le fait mourir, un mois plus tôt, — et de quelle mort tourmentée, mon Dieu !… Oh ! pour moi-même, à présent, qu’est-ce que cela me fait, — ça ou autre chose… Eh bien, que voulez-vous, je travaillerai… Vous avez bien travaillé, vous, grand’mère, pendant toute votre humble et sainte vie… J’aurai le courage d’en faire autant, il faut l’espérer, — si Dieu, dans sa pitié plus grande, ne me rappelle pas à lui… (Revenue à son grand calme et faisant rasseoir la grand’mère Yvonne.) Allons, écoutez-la, à présent, pauvre grand’mère, la lettre de votre petit-fils. (La grand’mère Moan se rassied, accablée, et Gaud commence.) « Ma bonne grand’mère, je vous écris la présente à bord de la Circé, en rade de Ha-Long, un mauvais pays de Chinois. (On frappe très doucement à la porte, Gaud s’arrête, puis incertaine, reprend sa lecture.) Je vous dirai que je viens d’être désigné avec quelques autres…

GRAND’MÈRE MOAN, mettant la main sur le bras de Gaud.

Oh ! oui, c’est ça qui me fait tant peur, vois-tu… Il vient d’être désigné… continue, va…

GAUD.

… d’être désigné, avec quelques autres, pour pousser une petite pointe dans le pays, avec les zouaves d’Afrique… (On frappe plus fort.) On frappe… pardon, je vais ouvrir…

Elle va ouvrir la porte. Entre le père Le Guillou.

Scène II

Les Mêmes, LE PÈRE LE GUILLOU.
LE GUILLOU.

C’est moi… Je frappais doucement, sachant qu’il y a des malades… Bonjour, Yvonne. Bonjour, mademoiselle Gaud. (À la grand’mère Moan.) Me voici à Paimpol, pour mon travail, cette après-dîner, et, comme on est venu chez vous à Ploubazlanec, ce matin, j’ai pensé qu’il faudrait peut-être que je vous avertisse…

GRAND’MÈRE MOAN.

On est venu ! Et qui ça donc, mon Dieu ?

LE GUILLOU.

Mais, de la part du commissaire… quelqu’un des bureaux de l’Inscription… Ils ont quelque chose à vous dire, à ce qu’il paraît… Eh bien, quoi ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Oh ! ça encore, ça me fait peur !…

LE GUILLOU.

Bast ! C’est pas grand’chose, sans doute, allez… On a si souvent affaire à l’Inscription. Ils ne sont pas chiches de vous déranger, ces bons messieurs…

Gaud est allée regarder à la porte vitrée.
GRAND’MÈRE MOAN.

Ça, c’est vrai ! quand on est fille, femme, mère et grand’mère de marins, on devrait être un peu habituée à leurs histoires… C’est peut-être au sujet de sa délégation, à mon petit-fils, tout simplement.

GAUD.

Peut-être de ses nouvelles aussi, qui sait.

GRAND’MÈRE MOAN.

Oh ! non, ne dis pas ça, ma fille… Ce seraient de mauvaises nouvelles, alors… Heureusement que ça n’est pas loin, le bureau. Rien que la place à traverser et j’en aurai le cœur net… (Agitée, elle fait deux pas pour sortir, puis revient à Gaud.) Arrange-moi un peu ma coiffe, ma bonne fille, je ne veux pas avoir l’air en désordre devant monsieur le commissaire. (Elle part tremblante.) Et mon parapluie ?

Gaud le lui donne.
GAUD, dès qu’elle est partie.

Ce n’est pas pour une mauvaise nouvelle, au moins, qu’on la demande, monsieur Le Guillou ?… Vous ne savez rien ? Bien franchement, dites ?

LE GUILLOU.

Non. Pour savoir, je ne sais rien, bien sûr, parole d’honneur… mais tout de même… ça sonne mal, il n’y a pas à dire… C’est-y depuis longtemps qu’elle n’a pas eu de nouvelles de son Sylvestre, la grand’mère ?

GAUD.

Depuis longtemps, oui… Ah ! le malheur est sur nous tous !

LE GUILLOU.

Et votre pauvre père, mademoiselle Gaud, pas de mieux, donc ?

GAUD.

Mon père ? Mon père est perdu, et j’attends le prêtre.

MADAME TRESSOLEUR, ouvrant la porte.

Monsieur le curé sera ici dans un moment, mademoiselle Gaud ; il m’a chargée de vous dire que c’est ce baptême qui l’a retardé… du petit Kerhoul, vous savez…

GAUD.

Merci. Rendez-moi encore le service de rester, l’un ou l’autre, jusqu’au retour de grand’mère Moan, pour que je ne sois pas seule ici.

MADAME TRESSOLEUR ET LE GUILLOU.

Nous resterons tous deux, ma pauvre petite.

GAUD.

Et moi, je retourne auprès de lui. Il est accablé d’un mauvais sommeil… on dirait qu’il cherche, avec ses mains, des choses dans le vide.

MADAME TRESSO LEUR, restée seule avec Le Guillou.

Vous l’avez vu, vous, père Le Guillou, monsieur Mével ?

LE GUILLOU.

Non, je n’ai pas osé demander à entrer, vous comprenez.

MADAME TRESSOLEUR.

Oh ! il va finir, il est au mouroir, c’est certain.

LE GUILLOU.

Y a de mauvais bruits qui courent dans le pays, sur lui… on dit que son argent… (Il fait le geste que l’argent est parti.)

MADAME TRESSOLEUR.

Oui, je le croirais assez. Hier, il y avait plein de papiers timbrés, de lettres, de je ne sais quoi sur son lit. Et c’est ça qui lui aura donné le coup de la mort, voyez-vous, à cet homme-là.

CRIS d’enfants et tapage dehors sur la place.

La vieille Moan qui est saoule !… Elle est tombée dans le ruisseau, la vieille Moan ! Hue, la vieille Moan !…

LE GUILLOU.

Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce qu’ils disent ? Yvonne saoule ! (Il court regarder à la fenêtre.) Et les voilà qui entrent ici après elle, les garnements !…

Entre la grand’mère Moan, toute courbée en avant comme qui va tomber, sa coiffe de travers, sa robe pleine de boue. Des gamins apparaissent à la porte, derrière elle. Gaud sort de la chambre de son père.
LES GAMINS, riant.

Ah ! ah !… elle en a bu, un bon coup, la vieille !

MADAME TRESSOLEUR, courant à la porte.

Quoi ! Quoi ! Pour l’amour du bon Dieu, allez-vous vous taire ! Allez, dehors, mauvais drôles.

Elle les rejette dans l’escalier par les épaules et ferme la porte.
LE GUILLOU.

Saoule, la grand’mère Moan ! Oh ! ma Doué Jésus, une pauvre sainte vieille qui n’a jamais bu que de l’eau toute sa vie !

La grand’mère Moan, agitant en avant ses nains tremblantes, va se jeter sur le canapé, la tête contre le mur.
GAUD.

Mais qu’est-ce qu’il y a, bonne grand’mère !… Mais quoi ?… Au moins, parlez-nous ! (La grand’mère Moan arrache sa coiffe, qui lui était tombée sur les yeux, la jette à terre ; elle reste en serre-tête, avec une queue de cheveux gris qui lui descend sur les épaules.) Oh ! répondez-moi, bonne grand-mère, qu’est-ce qu’ils vous ont dit ? Les lettres que vous avez là, dans votre poche de tablier, donnez que je les…

Gaud veut lui prendre les lettres, qui sortent à moitié de sa poche, elle les retient, de sa main crispée.
GRAND’MÈRE MOAN, comme une vieille femme en enfance.

Mon petit-fils qui est mort, ma bonne… Et les voilà ses lettres, ses papiers, sa médaille, tout ! (Elle jette les lettres à Gaud, une médaille militaire roule sur le plancher. Elle continue, menace du doigt des êtres invisibles.) Mon dernier de tous, ils me l’ont fait tuer là-bas ! (Elle commence à marmotter tout bas, doucement, des prières latines, les yeux égarés :) Pater noster, qui es in cœlis, exaudi nos… in die…

GAUD, lisant un des papiers qu’elle a déplié.

Moan, Jean-Marie-Sylvestre, folio 213, numéro matricule 2091… décédé à bord du Bien-Hoa, le 14… Oh ! mon Dieu ! (Elle se jette à genoux, la tête appuyée sur le tablier de sa grand’mère. Un silence. Elle reprend, relevant la tête vers la vieille femme.) Je viendrai, moi, ma bonne grand’mère, demeurer avec vous… Je vous garderai, je vous soignerai, vous ne serez pas toute seule… Vous m’aviez recueillie quand j’étais petite fille… Vous me recueillerez encore cette fois, plus abandonnée et plus pauvre — et je ne vous quitterai plus…

La grand’mère Moan, les yeux toujours perdus, promène des mains tremblantes sur la tête de Gaud, en continuant de marmotter ses prières.
LE GUILLOU.

Vous l’avez entendue ?… ce qu’elle a dit ?

MADAME TRESSOLEUR.

Oui !… Oh ! on s’en doutait bien ! Pauvre fille ! Pauvre petit Sylvestre… un si beau petit, et un si brave !…


TROISIÈME TABLEAU
LA MER D’ISLANDE

Au milieu la Marie projetant sur la mer une ombre qui est très allongée, comme le soir et qui est verte. À bord, tout est mouillé. Un gros tas de poissons est par terre, les pêcheurs, en bottes et en « surouat », sont accoudés sur le plat-bord, regardant tous dans la même direction. L’un d’eux a une longue-vue. Un chien de Terre-Neuve est couché sur je pont. — Le ciel et la mer sont d’un gris blanchâtre ; l’horizon confus, sans contours, au fond, un soleil pâle et trouble entouré d’un halo.

YVON, regardant au loin.

Ah !… il est mouillé, le croiseur ! Entends sa chaîne, donc, comme elle file !

TUGDUAL.

Eh bien, il en avait, de la vitesse !

KERAEZ.

S’il est venu de ce train-là depuis France…

YYON.

C’est que c’est taillé, ça, c’est fin ! Regarde-moi c’t’avant. donc : on dirait… un bec de cigogne, ma parole.

TUDGUAL.

Y en a-t-il, y en a-t-il, des canots autour de lui.

KERAEZ.

Pardi ! Tout ce qu’il y a de goélettes de pêche est ici de ce moment : pas rien que celles de chez nous, celles de Saint-Malo aussi, celles de Boulogne, et les Dunkerquoises, et toutes !… Et ça en envoie des embarcations, vous pensez, tant de monde que nous sommes !

YVON.

C’est tout de même notre canot, à nous, qui sera de retour le premier… Ce qu’il souquait sur ses avirons, le grand Yann au départ ! Faut croire qu’il avait hâte d’en avoir, des nouvelles de sa belle.

TUGDUAL.

Ah ! ouatte ! sa belle !… S’en est-il assez fichu de sa belle, ce grand coureur-là, hein ! Elle aurait pourtant été cossue, sa mariée, me semble…

KERAEZ.

Oh ! lui, le mariage, c’est pas sa partie… Tantôt l’une, tantôt l’autre… Suivant que c’est sa fantaisie, il change de mouillage.

UN MOUSSE, qui met en ordre des filins, sur le pont, chante tout le temps du dialogue ci-dessus :
Jean-Francois de Nantes,
Jean-François.
On voit passer dans le lointain des pelites voiles blanches, qui vont toutes dans la direction du croiseur.
YVON, toujours avec sa longue-vue.

Ah ! voilà ceux du Samuel-Azénide qui emmènent le grand Corentin — pour qu’on le mette aux fers à bord du croiseur, je devine ça… L’an dernier aussi, il en avait fait huit jours de broche.

KERAEZ.

Oh ! dam ! une forte tête comme lui !

TUGDUAL.

C’est toujours pas la Marie qui en fournira, des clients pour la broche de fer…

YVON.

Oh ! avec un bon diable comme le capitaine Guermeur…

KERAEZ.

Et qui sait choisir son monde ! Car enfin, nous pouvons nous dire des gens de conduite, ici, tous tant que nous sommes !…

YVON, toujours avec sa longue-vue.

Ah ! voilà notre canot qui revient ! — Bonne affaire ! {Il passe sa longue-vue à Tugdual et s’en va ouvrir le couvercle de la chambre. Par le couvercle soulevé, il crie, en se penchant :) Oh ! là ! hé ! capitaine Guermeur !… Les lettres du pays ! Ralliez un peu ici, sur le pont ! Voilà notre canot qui arrive !

Les autres sont restés accoudés sur le bord, à regarder arriver le canot.
LE CAPITAINE, passant la tête par le trou entr’ouvert comme qui sort d’une boîte.

Où sont-ils ? sont-ils loin ?

TUGDUAL.

Les voilà qui vont accoster !

Guermeur disparaît dans le trou, le couvercle se referme.
YVON, venant s’accouder sur le bord.

Ils ont de la chance, eux, les canotiers, ils lisent leurs lettres en route, ces forbans-là !

TUGDUAL.

Et le grand Yann en aura reçu une qui le chagrine, pour sûr : il met de la mollesse à son aviron, — et, ce qu’il a l’air de mauvais poil !…

GUERMEUR, montant par le panneau.

Il y en à d’entre nous qui vont apprendre que leur petite famille s’est augmentée de quelque nouveau-né, hein, je suppose ! Pas trop tôt qu’on nous en apporte des nouvelles du pays, depuis quatre mois qu’on est parti.

Le canot accoste. Six hommes qui étaient dedans montent à bord. Yann, repliant une lettre qu’il serre dans son maillot de laine, s’en va, sans rien dire à personne, déployer sa ligne et commence à pêcher, en tournant le dos aux autres marins. Un autre des canotiers remet un petit paquet de lettres au capitaine Guermeur.
YVON, désignant Yann.

Eh ! bien, en voilà un qui est pressé de reprendre son travail, au moins, — et pas causeur par exemple…

GUERMEUR, riant.

Ah ! il a déjà lu ses lettres, lui… (Il fait l’appel de ses lettres qu’il tient à la main et les remet à mesure.) Yvon !… Keraez !… Tugdual !… Kerhoul !… Le Floch, Jean-Marie ! Le Gall, Francois ! Le Gall, Jean-Pierre !

Les hommes lisent leurs lettres. Le mousse continue de chanter : Jean-François de Nantes. Yann pèche un poisson qu’il jette tout grouillant sur le tas des autres.
YVON.

Moi, ma femme me marque qu’elle vient d’avoir son petit que nous attendions : ça va nous en faire la douzaine tout à l’heure.

KERAEZ.

Eh ben, moi, j’ai mieux travaillé que toi, mon vieux ! La mienne me marque qu’elle vient d’avoir deux petits jumeaux.

GUERMEUR, lisant sa lettre.

C’est bien, ça, mon fils ! Faut pas qu’elle se perde, l’espèce des Islandais, ça serait trop dommage… (Lisant toujours.) Oh ! par exemple, en voilà aussi du nouveau dans Paimpol ! (Il lit.) « Je te dirai aussi que la petite mademoiselle Gaud est bien dans la peine. Son père est décédé, dix jours après le départ des bateaux pour Islande. Et il paraît que toute sa fortune a été mangée, à de mauvais jeux d’argent qu’il avait faits cet hiver à Paris. On a vendu sa maison et ses meubles. C’est une chose à laquelle personne ne s’attendait dans le pays… »

YVON.

Dans ma lettre aussi, on me marque la même chose. (Il lit.) Elle a quitté le pays pour aller demeurer à Ploubazlanec et soigner la vieille Moan, sa grand tante. Elle s’est mise à travailler à présent en journée chez le monde, pour gagner sa vie…

TUGDUAL, désignant Yann.

Est-ce qu’il le sait, ce grand-là ?

KERAEZ.

Oh ! tout probable.

Tous regardent Yann.
YANN, sombre et dur.

Eh bien quoi ! Quand vous me regarderiez tous, vous autres !

GUERMEUR.

Allons, Yann, c’est pas pour te fâcher, mon garçon… C’est seulement pour te dire… (Avec élan.) J’avais toujours eu dans l’idée, moi, que c’était une brave fille, et une courageuse, malgré ses airs de demoiselle et ses falbalas… C’est bien, ce qu’elle a fait, de se mettre au travail, cette petite !… (Il continue de lire sa lettre et tourne le feuillet.) Oh ! Seigneur Jésus !… Oh !…

TOUS.

Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a, capitaine ?

GUERMEUR.

Oh ! en voilà une pauvre vieille qui a trop de malheur, par exemple ! Oh ! notre pauvre petit Sylvestre, notre pauvre petit ! Les sales Chinois nous l’ont tué, mes enfants !…

Il frappe du pied.
TOUS, consternés.

Oh !… (À voix basse, regardant Yann.) Est-ce qu’il le sait, lui ?

GUERMEUR, affectueusement.

Tu le savais, mon pauvre garçon ?…

YANN, toujours dur et la tête détournée vers la mer.

Oui, on me l’a marqué sur la lettre que j’ai reçue.

Il continue de pêcher, relève sa ligne et jette un autre poisson vivant dans le tas.
GUERMEUR, lisant. Les autres font cercle autour de lui, à l’exception de Yann.

« … Le petit-fils de la pauvre vieille Yvonne Moan a été frappé d’une balle de Chinois, près d’un pays appelé Hong-Hoa. On dit qu’il s’était battu comme un vaillant ; il a eu la médaille militaire, et même on avait demandé la croix d’honneur, pour son courage. Mais il est décédé des suites de sa blessure dans la poitrine, à bord du bateau où on l’avait mis pour le rapporter à Toulon… » (Un silence. Guermeur replie lentement sa lettre, très songeur.) Eh ! bien, mes enfants. on ne peut pourtant pas dire que je suis un homme qui craint la mort, ni un homme qui soit toujours dans les oremus et les prières, ni rien de tout ça, n’est-ce pas ? On le sait, dites, que je n’ai pas peur, moi qui ai déjà fait mes dix-huit voyages, dans ce pays d’Islande où le bon Dieu n’a sûrement jamais mis les pieds… C’est égal, pour notre petit Sylvestre, nous allons dire une prière, hein, une fois, tous ensemble… ici, tenez… sur ce pont de bateau, où il a passé avec nous la moitié de sa vie ! Si c’était un bon et un brave, ce petit-là, et un comme on n’en fera bientôt plus, nous le savons tous… Et je suis certain que le grand Yann, là-bas, a beau faire son dur, de ce moment-ci… il s’approchera bien pour dire les répons avec nous.

YANN, s’approche lentement, le regard fixe, serre la main à Guermeur et aux autres.

C’est moi qui la dirai, la prière, si vous voulez, capitaine Guermeur… Ça me ferait plus de plaisir, si vous permettiez…

GUERMEUR.

À ton idée mon garçon… Dis-là, la prière, si c’est ton idée de la dire… et pour sûr, de tout cœur, nous te suivrons tous.

Ils ôtent leurs bonnets et leurs surouats.
YANN, fait le signe de croix et commence, très calme :

Pater noster… qui es in cœlis… sanctificetur… nomen tuum… (Sa voix s’étrangle peu à peu.) adveniat… regnum… tuum…

Il éclate en sanglots et se détourne pour se jeter à genoux contre la muraille du bateau appuyant sur le plat-bord sa tête découverte, qu’il tient dans ses deux mains.

ACTE TROISIÈME

Ploubazlanec. — La chaumière de la grand’mère Moan, posée de biais, occupe tout le côté droit de la scène ; la rue du village occupe le côté gauche et s’ouvre, au fond, sur la lande et sur la mer. La chaumière de la grand’mère Moan est surélevée d’un mètre ou deux au-dessus de la petite rue ; elle est bâtie sur une sorte de tertre, qui forme jardinet d’un mètre de large tout autour, et qui est enclos d’un vieux petit mur de granit, très bas. La chaumière d’en face est ornée d’un grand calvaire et d’un christ en bois, adossés à la muraille. C’est le soir et le ciel est très sombre. — Au lever du rideau, la grand’mère Moan, debout sur les marches d’entrée de son jardinet, menace du bâton un groupe d’enfants, qui se tient devant elle dans la rue.

GRAND’MÈRE MOAN, toute tremblante de colère sénile.

Attendez, mes mauvais drôles, attendez-moi !… Ah ! si j’en attrape un !… (Elle descend les marches de son jardinet. Les enfants se reculent devant son bâton, avec des éclats de rire.) Mais qu’est-ce qu’ils ont donc à regarder là, dans ce coin… qu’est-ce qu’ils m’ont fait encore ?…

Les gamins, revenus sur leurs pas, tapent avec des bâtons sur quelque chose qui est par terre : un chat mort.
UN GAMIN.

C’est votre chat, la mère Moan ; on dirait qu’il s’est trouvé mal !…

AUTRE GAMIN.

Oh ! il couve quelque mauvaise maladie, votre chat, bien sûr !…

GRAND’MÈRE MOAN.

Mon chat ! Mon chat !… Il est là, mon chat ?… Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous lui avez fait ?… (Elle est descendue et se penche vers le chat mort. Les gamins se reculent en riant.) Oh ! mon Dieu Seigneur ! (Elle le ramasse et le retourne dans ses mains tremblantes.) Son œil est tout sorti ! Mais c’est qu’il me l’ont tué, les vauriens !… Oh ! mon Dieu, c’est qu’ils me l’ont tué !

UN GAMIN.

Par exemple ! Si l’on peut dire… Un coup de sang qu’il aura eu, voyez-vous !

GRAND’MÈRE MOAN, caressant le chat mort.

Mon Dieu, mon Dieu ! Ah ! s’il avait été ici, lui, mon pauvre garçon, s’il avait été ici, vous n’auriez pas osé, bien sûr, mes vilains drôles !…

AUTRE GAMIN.

Allons, vous boirez un coup de plus, la mère Moan, pour vous consoler.

Rires des gamins. La grand’mère court sur eux, comme une folle, tenant d’une main le chat mort, de l’autre son bâton levé pour frapper. Les cris et les rires redoublent.
YANN, accourant par le fond, aux gamins.

Vous n’avez pas honte !!… (Mouvement de recul général des gamins devant les poings levés de Yann…) À une pauvre vieille femme comme ça, si c’est Dieu possible !

UN GAMIN, se tenant à distance.

Elle est saoule, on vous dit !

YANN, frappant du pied.

Ah ! foutez-moi le camp, tous, et vite !… Je serais capable d’en assommer quelqu’un de vous autres, et ça ne traînerait pas !

Tous les gamins se sauvent effarés.
GRAND’MÈRE MOAN.

Ah ! te voilà, mon Yann ! Ah ! tant mieux que tu sois venu, toi au moins ! Regarde un peu ce qu’ils m’ont fait… les vauriens !… (Pendant que la grand’mère parle, Gaud apparaît entre les deux maisons de gauche, accourant par un petit chemin ; elle est vêtue comme une fille de pécheur et porte à la main un paquet de robes enveloppées dans un drap noir, comme une couturière. Elle fait un mouvement de recul en apercevant Yann, qui a le dos tourné, puis se décide et s’avance. La grand’mère continue de parler :) Ah ! mon Sylvestre, mon pauvre garçon, s’il était encore de ce monde, on n’aurait pas osé me faire ça ; non, bien sûr… (Yann aperçoit Gaud ; il fait, comme elle tout à l’heure, un mouvement de recul, puis il touche son chapeau, pour un salut que Gaud lui rend d’un signe de tête. Ils se regardent et Gaud baisse les yeux. La grand’mère Moan aperçoit Gaud :) Ah ! toi aussi, te voilà, ma fille… Ah ! les vauriens… C’est avec un bâton qu’ils me l’ont tué, vois-tu ! (Elle montre-la tête du chat à Gaud ; Gaud lui redresse son petit châle, qui est tout de travers, lui rajuste sa coiffe qui est tout de côté.) Depuis six ans qu’il était avec nous, notre chat, ma bonne fille…

YANN, à Gaud, très doux et du ton d’un enfant.

Si c’est possible, mon Dieu, que des enfants soient si méchants ! Faire une chose pareille à une pauvre vieille femme !…

GAUD, agitée, les yeux détournés.

Depuis là-bas, depuis la croix de Plouézoc’h, j’avais vu ces mauvais petits sauter autour d’elle… Je ne savais pas que vous étiez arrivé à son aide… Je la croyais toute seule, et j’ai couru… (Elle regarde la robe de la grand’mère, qui est pleine de boue, puis continue, plus bas :) C’est qu’elle sera tombée pour être si sale ; sa robe n’est pas bien neuve, c’est vrai, car nous ne sommes pas riches, monsieur Yann ; (La vieille s’achemine lentement pour rentrer dans sa maison, emportant le chat mort : Yann et Gaud la suivent.) mais je l’avais encore raccommodée hier, et, ce matin quand je suis partie en journée, je suis sûre qu’elle était propre et en ordre.

YANN.

C’est que sa pauvre tête n’y est plus, je crois bien… depuis la mort de son petit-fils.

GAUD.

C’est selon… Par moments ses idées lui reviennent tout à fait claires. D’autres fois, elle divague et elle chante. Aussi les gamins du village ont entrepris de s’amuser d’elle, et vous savez quand une fois c’est commencé !… C’est tous les jours, à présent, qu’il y a des rires, ici devant notre porte, à la sortie de l’école. Ils disent qu’elle boit, et Dieu sait !…

YANN.

Oh ! pour ça ! Pauvre vieille.

Ils marchent toujours, à tout petits pas, derrière elle ; Yann regarde constamment Gaud.
GAUD.

Depuis bien des jours, ils lui en voulaient, à ce vieux chat qu’elle soignait tant, et ça devait arriver, je m’y attendais…

YANN.

Seigneur ! S’il avait pu se douter, lui, notre pauvre Sylvestre, que sa grand’mère Yvonne finirait ainsi en dérision et en misère…

GAUD.

Eh ! oui… Je fais ce que je peux, pourtant… Mais dans le jour, je suis bien obligée de la laisser seule pour aller en journée à Paimpol ; alors… (La grand’mère se retourne et leur jette un coup d’œil à tous deux.) Tenez, elle a ses yeux clairs, à présent ; c’est que toutes ses idées lui sont revenues : je le connais à son regard.

La grand’mère monte lentement les marches de son petit portail. Après une hésitation, Gaud la suit, sans se retourner vers Yann. Et Yann monte aussi derrière les deux femmes. Dans le jardinet, la grand’mère se laisse tomber sur le petit banc adossé au mur et pose le chat mort à côté d’elle. Yann et Gaud restent debout, embarrassés.
GRAND’MÈRE MOAN, à Gaud.

Ah ! mon Dieu, ma bonne fille, comme tu es rentrée tard ce soir…

GAUD, qui est toujours tranquille et sombre, les yeux baissés, comme depuis le commencement de l’acte.

Mais non, grand’mère. Il est la même heure que les autres jours et je suis venue tout droit, après ma journée finie.

GRAND’MÈRE MOAN.

Ah ! me semblait à moi, ma fille, me semblait qu’il était plus tard que de coutume.

GAUD.

Et je vais vous laisser encore un moment ; il faut que j’aille chez les Bouëzec, vous savez bien, pour la robe de Jeanne-Marie…

GRAND’MÈRE MOAN, de plus en plus éveillée et lucide.

Chez les Bouëzec… pour la robe de Jeanne-Marie ? Mais tu iras demain, ma bonne fille. Ils m’ont dit à moi que ça n’était pas pressé…

GAUD.

Pardon, grand’mère, c’est au Contraire un ouvrage qui presse, et j’y vais bien vite, avant que la nuit ne tombe (Elle s’en va et dit très bas :) Bonsoir, monsieur Yann.

YANN, touchant son chapeau.

… Mademoiselle Gaud…

Il la regarde s’éloigner, appuyé au mur de la chaumière, à côté du banc où la grand’mère est assise.
GRAND’MÈRE MOAN.

Me semble pourtant que ça n’était pas pressé, de tailler cette robe… Des histoires, tout ça… C’est toi qui lui fais peur, vois-tu, c’est toi, mon garçon… Et toi de même, c’est à cause d’elle que tu as oublié le chemin de notre pauvre maison. Il va y avoir des quatre mois, des cinq mois passés, que tu es de retour d’Islande… Eh ! bien, on t’a vu chez nous une fois, le lendemain de ton arrivée, mon garçon, et jamais depuis. Oh ! je comprends, va, que c’est par rapport à ce qui s’est passé entre vous, dans le temps ; mais elle n’y a plus l’idée, tu penses bien, la pauvre petite, à l’heure d’aujourd’hui où il ne lui reste plus que ses mains pour travailler ; ni le monde non plus, n’y a plus l’idée, et pas de danger à présent que l’on jase sur vous… C’est pour te dire que tu pourrais bien, des fois comme ça, entrer quand tu passes, en mémoire de Sylvestre… Sans ce pauvre chat, tiens, dans six semaines d’ici, je parie que tu serais encore reparti à Islande sans seulement venir me dire le bonjour… Ah ! nous sommes bien abandonnées, va…

YANN. Il a écouté, appuyé contre le chambranle de la porte, tête baissée en regardant à l’intérieur de la chaumière, et tourmentant entre ses mains la tige d’une plante qui croit contre la porte. Il jette un regard à l’intérieur et demande, du ton d’un enfant :

C’est à elle, ce lit qui est là ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Ah ! pas vrai que ça surprend de voir une chose pareille, un si beau lit à la mode de la ville, avec de la dentelle tout le long des rideaux, chez une vieille pauvre comme je suis… Oui, c’est à elle, ce lit. Avec une de ses robes de demoiselle, qu’elle ne veut plus porter, c’est tout ce qu’on lui a laissé ; paraît que les messieurs de la justice n’avaient pas de droit là-dessus. Ah ! si je ne l’avais pas, cette bonne fille, qu’est-ce que je serais devenue, Seigneur. Mais dam, c’est triste pour elle, de demeurer ici, à présent… Entre chez nous, mon garçon, entre si tu veux voir… (Ses yeux se troublent peu à peu et son expression devient égarée ; avec son bâton et le bout de son pied, elle commence à battre un rythme de chanson qu’elle suit bientôt en dodelinant de la tête.) Oh ! il n’y a rien de changé va, chez les Moan ; sauf que les hommes n’y sont plus… Et dire que, dans les temps passés, il y en a eu tant là, des braves marins, mes frères, et mes fils, et mes petits-fils… Non, il n’y a rien de changé chez nous ; les filets de mon défunt mari, et ses avirons, et tout, restent toujours là-haut pendus au plancher : mais ça se perd, tu comprends, par la poussière, par la moisissure, par les souris… Oh ! ils ne s’en servent plus, personne, à présent… Ils ne viennent plus, aucun d’eux, jamais. Entre chez nous, mon garçon, entre…

YANN.

C’est sa médaille, à lui, grand’mère, qui est accrochée là, avec ses couronnes, au-dessous de son portrait ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Sa médaille ? Sa médaille à qui, dis-tu ?… Il n’avait point jamais eu de médaille, lui, mon pauvre mari, quoiqu’il l’avait méritée, bien sûr, la médaille de sauveteur et plus d’une fois…

YANN.

Non, sa médaille militaire, à lui, à Sylvestre.

GRAND’MÈRE MOAN, l’air tout à fait d’une folle.

Sylvestre, Sylvestre, qui ça ?

YANN.

Grand’mère !… Sylvestre, votre petit-fils.

GRAND’MÈRE MOAN, battant plus fort le rythme de sa chanson.

Ah ! dam, j’en ai eu tant, moi, des garçons et des filles, des filles et des garçons… j’en ai eu tant… (Elle chante.)

Mon mari vient de partir
Pour la pèche d’Islande,
Mon mari vient de partir.

Yann la regarde avec un peu d’épouvante. Puis il entre dans la chaumière, en se découvrant par respect. — Le jour baisse. La grand’mère continue de chanter, en battant la mesure de la tête, du pied et du bâton.

Pour la pèche d’Islande.
Il m’a laissé sans le sou,
Mais trala lala lalou,
J’en gagne,
J’en gagne.

Gaud reparaît, à l’angle de la maison derrière laquelle on l’avait vue s’en aller. Elle regarde, voit la grand’mère seule, et monte les marches, rentre dans le jardinet.

GAUD, à la grand’mère Moan.

Il est parti ?

GRAND’MÈRE MOAN.

Qui ça ?

GAUD.

Lui !…

GRAND’MÈRE MOAN.

Qui ça, lui ? Ah ! le fils Gaos, tu y as toujours l’idée au fils Gaos, ma bonne fille. — Mais tu sais bien qu’il ne vient point ici chez nous, le fils Gaos, non, tu sais bien qu’il ne vient jamais.

Elle chante :

Mon mari vient de partir
Pour la pêche d’Islande…

GAUD.

Grand’mère, bonne grand’mère, regardez-moi, parlez-moi… Je n’aime pas vous entendre chanter comme ça, vous savez bien !…

GRAND’MÈRE MOAN.

Hein, quoi ? Quoi, ma bonne fille ? J’ai ma pauvre tête qui me fait bien mal ce soir… (Machinalement elle déchire sa robe avec sa main gauche.) Oh ! je faisais comme un mauvais rêve… Je parie que je viens d’avoir encore quelque absence d’esprit, pas vrai ma fille ?…

GAUD, lui retenant doucement la main.

Oh ! votre robe, grand’mère !… (Yann, sorti sans bruit de la chaumière, s’appuie dans l’embrasure de la porte où il était tout à l’heure et, debout, contemple Gaud qui est penchée sur la grand’mère. Moan.) Allons, venez vous reposer, rentrez… J’essaierai encore de vous la raccommoder ce soir, quand vous serez couchée.

Elle aperçoit Yann et se lève toute droite, comme épouvantée. Elle et lui se regardent, puis elle baisse la tête. — Un silence. Is sont de chaque côté du banc de pierre où la grand’mère est assise, Yann faisant face au public, Gaud un peu tournant le dos.
YANN, à demi-voix, très grave.

Gaud… Gaud, si vous voulez toujours… (La grand’mère Moan dresse la tête, reprend ses yeux clairs et son air d’intelligence.) Si vous voulez toujours… La pêche s’est bien vendue cette année et j’ai un peu d’argent devant moi… Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud,… si vous vouliez toujours…

Gaud s’appuie des deux mains sur le seuil de la fenêtre, comme anéantie. — Un silence. — On entend le grillon chanter dans la nuit.
GRAND’MÈRE MOAN, qui s’est levée.

Eh ! bien Gaud, réponds donc ! Vois-tu, ça la surprend, mon garçon ; il faut l’excuser ; elle va réfléchir et te répondre tout à l’heure. (Elle a pris la main de Yann et la main de Gaud, et les rapproche très doucement, très doucement… Tout à coup Gaud relève la tête vers Yann, lui prend la main dans ses deux mains à elle, et fond en larmes.) Allons, Dieu vous bénisse, mes enfants. Et moi, je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d’être devenue si vieille, pour avoir vu ça avant de mourir… (Ils restent l’un devant l’autre, se regardant.) Embrassez-vous, au moins, mes enfants… Mais c’est qu’ils ne se disent rien ! Ah ! mon Dieu, les drôles de petits-enfants que j’ai là par exemple ! Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille… De mon temps, à moi, me semble qu’on s’embrassait, quand on s’était promis.

Yann ôte son chapeau, se penche, avec un grand respect pour embrasser Gaud. Gaud lui rend son baiser, sur la joue, puis retombe assise sur le banc, Yann lui tenant toujours la main.
GRAND’MÈRE MOAN.

Rentrez à présent mes bons enfants, rentrez… Je m’en vais allumer pour vous une flambée de branches, et vous vous conterez vos petites affaires au coin du feu… Le froid tombe sur les épaules, — et ça n’est pas sain, voyez-vous, de rester dehors, comme ça, si tard…

YANN, qui s’est assis sur le banc à côté de Gaud.

Froid, vous dites, grand’mère ? — Oh ! il fait doux au contraire, tout à fait doux, je vous assure…

GAUD, comme en rêve, un peu égarée.

Mais oui, grand’mère, il fait doux… on est bien dehors… un petit moment, laissez-moi assise là, voulez-vous…

GRAND’MÈRE MOAN, sur la porte, prête à rentrer et les menaçant tous deux du bout de son bâton.

Ah ! les voilà, les voilà bien, les amoureux. S’asseoir ensemble sur les bancs, devant les portes, quand la nuit tombe… Dans les temps, je me souviens, c’était tout pareil… Ah ! dans les temps, elles en ont entendu, des douces paroles, ces pierres où vous êtes là… Mes frères, mes fils, y ont fait leur cour, à leurs promises… Oh ! tant de douces paroles, qu’elles ont entendues ! Et ils sont dans la mer, à présent, tous, tous, ceux qui les ont dites, les si jolies paroles, les paroles d’amoureux…

Elle est rentrée dans la maison quand elle prononce les derniers mots, qui s’en vont, se perdant. — Un silence, pendant lequel on entend le grillon chanter.
YANN, à Gaud.

Vous entendez, dans le mur, le grillon qui chante… Chez nous, on dit que c’est signe de bonheur. (Il prend la main de Gaud.)… C’est pour nous, vous savez, la musique qu’il fait…

GAUD, abandonnant sa main.

Oui… Tout l’hiver il a chanté… toutes les nuits d’hiver. Et je n’y croyais pas, en ce temps-là, au bonheur que sa petite voix voulait sans doute me prédire… Oh ! non, le bonheur pendant tout ce long hiver de souffrance que j’ai passé ici, — le bonheur de ce soir, (Elle pleure.) mon Dieu, j’étais bien loin de l’attendre !

YANN, lui serrant les deux mains.

Pardon, Gaud !… Dites, à présent, pardonnez-moi !…

Il se jette la tête sur les genoux de Gaud ; en sanglotant, il se roule, les cheveux sur sa robe. — Gaud pose une main sur la tête d’Yann, et de l’autre fait un signe de croix, en regardant le ciel, et remuant les lèvres pour une prière. Un silence, puis elle se dégage brusquement et se lève, souriante.
GAUD.

Allons, il faut rentrer maintenant, venez !

YANN.

Non… il fait trop beau ici… C’est le premier soir où on sent le printemps dans l’air… Restons un peu…

GAUD, essayant de l’emmener par la main.

Oui… Mais c’est pour grand’mère Moan, vous voyez bien…

La nuit est tombée de plus en plus ; crépuscule finissant.
YANN.

Et comme ils ont allongé, déjà, les jours !… Oh ! et ce buisson d’épines, là, sur le mur, on dirait qu’il est fleuri, regardez !

GAUD, toujours un peu égarée, parlant elle aussi comme un enfant.

C’est vrai ; ces petites touffes blanches partout, on dirait. des fleurs.

YANN, emmenant Gaud par la main.

Allons le toucher, pour voir. (Il touche le buisson d’épines. Avec une joie d’enfant.) Oh ! Gaud, il est tout fleuri !

GAUD.

Mais comme il est en avance !

YANN.

Sûr !… Nulle part dans le pays, au bord d’aucun chemin on n’en trouverait un pareil. (Il tire de sa ceinture un grand couteau de pêcheur, attaché par une corde.) Oh ! nous allons en cueillir par exemple ! (Il coupe un petit bouquet de fleurettes blanches et enlève soigneusement les épines.) On croirait qu’il a fleuri pour nous, exprès pour notre fête d’amour… (Il met le bouquet au corsage de Gaud.) — Là ! comme une mariée !

Il se recule un peu pour regarder si cela fait bien ; puis ramène Gaud par la main et la fait rasseoir à côté de lui sur le banc.
GAUD, très grave, posant la main sur le bras de Yann.

Yann, laissez-moi vous demander… Si vous voulez, vous ne me répondrez pas et j’accepterai votre silence, comme j’accepte tout ce qui vient de vous… Autrefois, j’ai accepté vos refus en baissant la tête ; aujourd’hui vous revenez à moi, vous dites un seul mot, et, voyez, je vous tends la main avec autant de confiance que si j’étais déjà votre femme… Mais laissez-moi vous demander : qu’aviez-vous contre moi, pourquoi m’aviez-vous tant repoussée ?…

YANN, comme un enfant.

Oh !… c’est fini, ça, à présent…

GAUD.

Qu’est-ce que c’était, Yann ?

YANN.

Puisque c’est fini…

GAUD.

Mais, quoi ? Dites… De méchants propos qu’on avait tenus sur mon compte ?

YANN.

De méchants propos ! Oh ! pour ça, on en a tenu beaucoup, dans Paimpol et dans Ploubazlanec… Mais ce n’est pas encore pour ces choses, — quoique je n’aime guère, moi, entendre jaser les langues dans le pays…

GAUD.

Alors ?… C’était ma toilette, Yann ?

YANN.

Pour la toilette… oui, il y a peut-être un peu de ça… C’est sûr que vous en faisiez trop, pendant un temps, pour devenir la femme d’un pécheur.

GAUD.

Était-ce parce que dans ce temps-là, nous passions pour être si riches ? Vous aviez peur d’être refusé… par mon père ?

YANN, un peu présomptueux.

Oh ! non, par exemple.

Gaud sourit. Un silence.
GAUD.

Ce n’était rien de tout cela, Yann, alors, quoi ?…

Elle le regarde dans les yeux, avec le sourire de quelqu’un qui vient enfin de deviner. — Lui, détourne, la tête en riant tout à fait.
YANN.

Mais voilà aussi, on m’avait tourmenté avec ce mariage !… Tout le monde s’y était mis, mes parents, Sylvestre, mes camarades islandais… (Très doux.) et vous aussi un peu, dam !… Alors, j’ai commencé à dire non. Mais, tout au fond de moi, c’était bien toujours mon idée, allez, qu’un jour, quand personne n’y penserait plus, ça finirait par être oui…

GAUD.

C’est vrai, cela, Yann ? c’est vrai ?

YANN.

Oh ! par la Sainte Vierge, je vous le jure !… Est-ce que vous croyez que j’ai jamais pensé à une autre fille qu’à vous… Mon Dieu, je ne dis pas, une fois par hasard, pour passer un moment : vous vous doutez bien que les marins, n’est-ce pas… Mais tout le temps, je n’étais occupé que de vous, ainsi !… Et, tenez, je pourrais vous raconter tout ce que vous avez fait depuis le premier jour que nous nous sommes vus, et toutes les paroles que vous avez dites chaque fois que nous avons seulement passé l’un près de l’autre, et toutes les robes que vous avez portées, — et tout, quoi… Jamais je n’ai pu retirer vos yeux de ma pensée, jamais…

GAUD, lentement, avec une nuance de reproche.

Et alors, c’est bien cela : simplement vous faisiez votre têtu, comme Sylvestre disait, et voilà tout…

YANN, riant.

Les Bretons, vous savez…

GAUD.

Et c’est pour cela que j’ai langui, si abandonnée, pendant presque deux ans. — Ah ! si abandonnée, mon Dieu, si désolée, si tentée de mourir…

YANN, toujours naïf, mais grave maintenant.

C’est mon caractère qui est comme ça, Gaud… Chez nous, avec mes parents, c’est la même chose. Des fois, quand je fais ma tête dure, je reste pendant des huit jours comme fâché avec eux, presque sans parler à personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je finis toujours par leur obéir dans tout ce qu’ils veulent, comme si j’étais encore un enfant de dix ans… Si vous croyez que ça faisait mon affaire, à moi, de ne pas me marier ! Non, cela n’aurait pas duré longtemps, dans tous les cas, Gaud, vous pouvez me croire… Oh ! des soirs, depuis que vous habitez ici, je vous ai suivie, sur la lande… des soirs, je vous ai croisée dans le chemin, et cela me faisait du mal de vous voir si triste, dans vos yeux — et de voir votre robe noire toute simple ; oui, des soirs, j’ai été bien près, bien près de venir, tenez… Mais vous me pardonnez, dites… Allons, vous voilà des larmes à présent, pourquoi ?…

GAUD.

Rien, mon Yann… c’est le reste de mon chagrin d’autrefois, qui finit de s’en aller, en écoutant ce que vous venez de me dire… Et puis, au commencement, j’avais un peu cette frayeur… d’être épousée par pitié… et cela me gâtait ma joie… Oh ! si je vous pardonne ! Et même, je crois que j’aime mieux avoir connu ce temps d’épreuve : il me rend l’heure présente plus douce…

GRAND’MÈRE MOAN, montrant sa tête à la lucarne du mur.

Vous aurez froid, mes bons enfants, vous attraperez du mal… Ma Doué, ma Doué, rester assis dehors si tard…

GAUD.

Encore un moment, grand’mère ; tout de suite nous allons rentrer…

GRAND’MÈRE MOAN.

Ma Doué, ma Doué, si ça a du bon sens.

Elle disparaît.
GAUD, à Yann.

Pour ce qui est de moi, vous le savez bien, n’est-ce pas, que je n’ai jamais songé qu’à vous, Yann… Mais, voyez, j’ai quand même une joie à vous le répéter… Oh ! tant de choses amassées, pendant des mois de ce silence entre nous deux… Tout au fond de moi-même, malgré votre dureté, malgré votre refus sauvage, malgré tout, je n’ai jamais cessé de croire que vous aviez du cœur, que vous étiez bon… Bien des fois pourtant j’ai essayé de me persuader que rien de vous ne me regardait plus, que tout était fini, puisque même vous paraissiez oublier notre pauvre petit Sylvestre, dont le souvenir au moins aurait dû vous rapprocher de nous ; oublier le chemin de sa maison, et, si près de sa mort, mener joyeuse vie avec vos camarades d’Islande…

YANN.

Non, Gaud, ne me dites pas ces choses ! Des apparences, voyez-vous… Si vous vous figurez que je suis bien content de moi, quand je fais mon têtu et mon mauvais comme ça… Alors je m’amuse, pour semblant, je cours d’un bord et de l’autre pour m’étourdir… Les marins, bien souvent ça leur arrive, et on croirait que, dans le cœur, ils n’ont plus de pensées…

GAUD.

Oh ! ces nuits d’hiver, ici, auprès de cette pauvre vieille en enfance, qui chantait dans son lit des refrains comme une folle, — et tout le temps le bruit du vent, tout le temps le bruit méchant de la mer, — et les dimanches soirs, vous entendre, vous, passer dans le chemin, devant la porte, avec des marins de Ploubazlanec ou avec des filles ; reconnaître votre voix, à vous, parmi les chansons des autres… Pardon de vous dire cela, Yann ; pardon d’avoir l’air de vous faire des reproches un tel soir… Vous m’avez repoussée autrefois ; vous me prenez à présent que je suis abandonnée et pauvre, soyez béni !… (Yann l’attire contre lui et elle se laisse appuyer sur son épaule enlacée par son bras.) Eh bien, malgré tout, obstinément, je vous considérais comme une sorte de fiancé,… lointain, inaccessible, que la mer me gardait et que je n’épouserais jamais si ce n’est peut-être après la mort… Mais toujours, toujours, ma pensée, c’était vous…

Leurs têtes se sont rapprochées peu à peu ; leurs joues s’appuient l’une contre l’autre. La nuit tombe de plus en plus. La grand’mère Moan apparaît dans l’embrasure de la porte et les regarde.
GRAND’MÈRE MOAN.

Alors, c’est au retour d’Islande que vous allez faire votre mariage, mes bons enfants ?

GAUD, comme se réveillant d’un rêve, d’une voix lente.

Ah ! c’est vrai, mon Dieu… il y a l’Islande… Entre nous deux, il y a cette Islande qui fait peur…

YANN.

Au retour d’Islande ! Comme ce serait loin.

GAUD.

Encore tout un été d’attente inquiète…

YANN.

Oh ! oui, ce serait trop loin, ce retour… Voyons ! (Il frappe du pied, à petits coups rapides, et compte sur ses doigts.) Pour les papiers, pour réunir tout, huit jours, mettons même dix. Pour les bans à l’église, quinze jours… Nous sommes le 2… Cela ne nous mènerait que jusqu’au 20 ou 25 du mois pour nos noces, — et, si rien n’entrave, on aurait encore une grande semaine à passer ensemble, après, tous les deux… (Il se lève, brusquement.) Je m’en vais toujours prévenir le père… C’est bien par là qu’il faut commencer pas vrai ? (Il rit.) Quoique, — je pense du moins, — il n’y aura pas d’obstacle de son côté, bien sûr. Et puis, dès ce soir, nous écrirons la lettre à Saint-Brieuc, pour les papiers de la mairie… C’est qu’il faut nous presser, Gaud ; justement les armateurs disent que le départ pour Islande aura lieu cette année encore plus tôt que coutume… Oh ! ils sont bien comptés nos jours, allez… Une semaine ensemble, c’est tout ce que nous pouvons espérer de plus, et encore, hou ! en nous dépêchant bien. — (Il touche son chapeau, fait quelques pas pour s’en aller en hâte.) Sitôt que j’aurai parlé au père, je reviendrai, et alors, quand il nous aura dit son oui, nous serons tout à fait des fiancés.

Il descend deux marches du petit escalier, puis se retourne, prend Gaud dans ses bras et l’embrasse. — Il s’en va, Gaud reste appuyée sur le mur du petit jardin pour le regarder partir. Il se sauve bien vite, dans le crépuscule assombri.

ACTE QUATRIÈME

Il faut pour cet acte un grand décor circulaire, un fond de mer, qui sert pour les trois tableaux, avec changement des premiers plans seulement.

PREMIER TABLEAU

La pointe de Pors-Even. Partout alentour, l’horizon de la mer. Aux premiers plans, des rochers, des broussailles de genêts et d’ajoncs. Dans le coin de droite, sur le devant de la scène, un rocher formant une sortie de voûte et d’abri. Au milieu du tableau, mais très loin, sur un cap avancé, une petite chapelle, qui est la chapelle des naufragés ; et, plus loin encore, à l’extrême lointain, un calvaire.

Au lever du rideau, la noce d’Yann et de Gaud, avec un violon en tête, arrive sur la scène, par la droite, et remonte les rochers comme revenant de la grève. Yann et Gaud, qui marchent les premiers, ont à la main et sur la poitrine des bouquets de fleurs artificielles. Dans le cortège qui suit, le père et la mère Gaos, la grand’mère Moan, Le Guillou, Guermeur, Tugdual, Yvon, Keraez, etc.

La mer fait grand bruit. Le Lemps est sombre et un gros nuage noir est suspendu au premier plan du ciel, très rapproché et très menaçant. Le violon joue une petite marche qui se perd dans le bruit du vent et de la mer.

YANN, au joueur de violon.

Ramasse ta musique, mon ami ; la mer nous en joue d’une autre qui marche mieux que la tienne.

Le cortège continue d’entrer en scène. Yann et Gaud, qui le guident, tournent sur leur gauche et viennent contre le rocher qui forme abri, à la droite de la scène. Des mendiants, des estropiés à longs cheveux sont accroupis çà et là parmi les pierres ; ils tendent leurs mains ou leurs chapeaux et on leur jette des sous.
LE PÈRE GAOS, très gaiement.

Halte !… Et par le flanc gauche, tout le monde. (La noce s’arrête, un peu à la débandade, avec des rires.) Oh ! non, c’est qu’ils marchent, ils marchent, les jeunes !… Faut penser que, dans la compagnie, il y a aussi des grand’mères, pas fâchées de se reposer un peu…

YANN, montrant le ciel noir.

C’est à cause du grain, père ; regardez un peu ce qui va tomber.

LE PÈRE GAOS.

Bast, nous sommes sûrs de l’attraper avant de rentrer chez nous… Donc, ici ou ailleurs…

Débandade complète ; les couples jeunes cherchent à s’isoler parmi les rochers. Les mendiants, estropiés, béquillards, se mêlent aux gens de la noce. Yann et Gaud, au bras l’un de l’autre, se parlent à voix basse.
TUGDUAL, qui a une fille au bras, à Yvon.

C’est égal, moi, à leur place, j’aurais peur que ça me porte malheur de n’avoir pas pu aller jusqu’à la Trinité… Cette chapelle-là, vois-tu bien, c’est depuis des cent et des cent ans, que tous les marins du pays de Ploubazlanec y vont le jour de leurs noces…

YVON.

Dam, aussi, par un temps pareil… et une chapelle qui est aux trois quarts dans la mer ! La Notre-Dame doit pourtant bien comprendre, si elle nous regarde de là-haut… Eh ! les lames nous auraient emportés, tous tant que nous sommes…

TUGDUAL, regardant le ciel et l’horizon.

Oh ! pour un fichu temps… le fait est que…

ENSEMBLE
YVON.

Ce que ça va venter, ce soir, et pleuvoir, et grêler ! avec des apparences de ciel comme ça !

TUGDUAL.

Voilà bientôt vingt-six ans que je les connais, nos petits coups de vent du mois de mars, eh ! bien, de ma vie, je n’ai vu une sacrée houle pareille ! Ah ! mes enfants, quelle secouée du diable !

UNE VOIX D’HOMME.

C’est une barque, moi, qui m’inquiète. Je quitterai plutôt le dîner tout à l’heure, s’il faut, pour aller la rentrer, dam !

AUTRE VOIX D’HOMME.

Un temps de chien qui se prépare pour cette nuit, c’est sûr ! Ces pauvres mariés, dans leur lit, ils ne pourront seulement pas fermer l’œil, avec le branle-bas que ça va faire ! (Il rit.)

YANN, qui tout en causant avec Gaud, les a entendus, se retourne en riant vers ceux qui parlent :

C’est la mer, voyez-vous, qui n’est pas contente, parce que je lui avais promis le mariage…

GAUD, se serrant à son bras.

Oh ! mon Yann, non, ne dis pas de ces choses…

ENSEMBLE
LE PÈRE GAOS, arrivé sur le devant de la scène et montrant les mariés à la femme qui est à son bras.

Eh ! dam oui, ça va en faire encore des Gaos… On n’en manquait pourtant pas dans Ploubazlanec !… Pensez donc, chez mes pauvres défunts parents, nous étions onze enfants, — tous mariés dans le pays… Quant à moi, j’ai épousé une de mes cousines, une Gaos, — et nous en avons fait encore quatorze à nous deux… Ça en est, du monde, tout ça, malgré les disparus d’Islande…

UNE FEMME, qui s’est assise sur une pierre, au premier plan, ses jupes relevées, à son cavalier également assis :

C’est chez la grand’mère Moan, qu’ils vont demeurer, les mariés ?

L’HOMME.

Pour le moment, il paraîtrait que oui. Faut bien, d’ailleurs. Ça été si vite bâclé, leur mariage, à ces enfants !

LA FEMME.

D’ailleurs… c’est-y pas mardi prochain, je crois, qu’il s’en va, le grand Yann ? sur sa Léopoldine ?

L’HOMME.

Oui. — Ils s’installeront au retour d’Islande. Pour cinq ou six jours qu’ils ont devant eux à être mari et femme, pas la peine de monter ménage…

LA FEMME.

Et pas le temps de se fatiguer l’un de l’autre, hein !


TUGDUAL.

Alors on va coucher ici, — ou quoi ?

YANN, riant.

Ab ! j’espère bien que non, par exemple ! Non, c’est le père qui a demandé une petite halte, pour reposer les anciennes…

TUGDUAL.

C’est que… regarde un peu, donc, ce qui nous arrive là-haut !

YANN, riant.

Oh ! pour sûr que ça va tomber !

Il tombe tout à coup pluie et grêle. Débandade complète. Les femmes se sauvent, avec des cris et des éclats de rire, relevant leurs jupes par-dessus leurs coiffes. Les hommes les poursuivent.
YANN, entraînant Gaud vers le rocher abri qui est à la droite du théâtre.

Ici, Gaud ! C’est nous qui serons les mieux ! Avec le vent qui fouette de l’Ouest, nous n’aurons pas une goutte d’eau.

Ils se blottissent ensemble, à l’abri du rocher, La scène se vide, sous l’averse, et le temps devient de plus en plus noir. Il ne reste que deux couples, qu’on aperçoit un peu loin, abrités contre des rochers — et deux ou trois des mendiants estropiés, à longs cheveux, qui se sont tapis dans des creux de pierre.
YANN, riant.

Oh ! regarde-les, regarde-les courir, les autres !… (Gaud, silencieuse, se serre contre lui.) Qu’as-tu, Gaud ? Tu ne dis rien. Tu n’es pas mécontente de moi, dis ?

GAUD.

Oh ! non, mon Yann ; non, mon bien-aimé…

YANN, très naïvement.

On n’est pas bien ici, tu trouves peut-être ?

GAUD.

Avec-toi, si ! avec toi, on est bien partout…

YANN.

Alors, pourquoi es-tu triste ?

GAUD.

Mon Yann… C’est tout, qui me serre le cœur, dans ma joie pleine d’angoisse ; c’est ce temps, ce ciel trop noir, — et c’est ton départ pour mardi prochain, — et puis aussi ce que je vois, tiens, là-bas… (Elle désigne du doigt la petite chapelle qui est à l’horizon.)

YANN.

Quoi ?… Ah ! là-bas, la chapelle des naufragés ! Oh ! si tu as l’idée à ces choses, un jour comme aujourd’hui, par exemple !…

GAUD.

Il est bien sombre, ce jour, sur nos noces, mon Yann… Sur les pauvres mariés, ce ciel est bien noir… (Souriant.) Et pourtant, tiens, je crois que je bénis cette mauvaise ondée, qui nous isole des autres, à l’abri dans ce petit coin. Avec tant de monde autour de nous, c’était presque comme si on n’était pas ensemble… Et ils sont si courts, hélas ! les jours qui restent en avant de nous !… On est bien ici, pour causer tous deux ; attendons tranquillement la fin de la pluie, ne parlons pas tout de suite, veux-tu, mon Yann ? (Elle se rapproche de Yann, qui la serre davantage dans ses bras.) Ton Islande, qui m’effraie rien que par son nom… ton Islande, je voudrais que tu m’en parles encore, pour qu’au moins je me représente mieux ce pays qui va t’enlever à moi… C’est vrai, qu’à minuit vous voyez le soleil là-bas ?

YANN.

Le soleil, mais oui ! Tu comprends, Gaud, il fait tout le tour, tout le tour. (De son bras il indique le tour de l’horizon.) Il reste toujours bien bas, parce que, vois-tu, il n’a pas du tout de force pour monter ; à minuit, il traîne un peu son bord dans la mer, mais tout de suite il se relève et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la lune aussi paraît à l’autre bout du ciel : alors ils travaillent tous deux, chacun de son bord, et on ne les connaît pas trop l’un de l’autre, car ils se ressemblent beaucoup, dans ces fiords où l’on n’y voit jamais bien clair.

GAUD.

Des fiords ! Qu’appelles-tu des fiords, mon Yann ?

YANN.

Les fiords, des grandes baies, comme ici celle de Paimpol par exemple ; seulement, tout autour, il y a des montagnes si hautes, si hautes, qu’on ne sait jamais où elles finissent, à cause des nuages qui sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t’assure. Des pierres, des pierres, rien que des pierres, et les gens de l’île ne connaissent point ce que c’est que des arbres. À la mi-août, quand notre pêche est finie, il est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent, et elles allongent très vite : le soleil tombe au-dessous de la terre sans pourvoir se relever, et il fait nuit chez eux, là-bas, pendant tout l’hiver.

Et puis, il y a aussi un petit cimetière, sur la côte, dans un fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui sont morts pendant les saisons de pêche, ou qui sont disparus en mer ; c’est en terre bénite aussi bien qu’à Pors-Even, et les défunts ont des croix en bois toutes pareilles à celles d’ici, avec leurs noms écrits dessus. Les deux Goazdiou, de Ploubazlanec, sont là, et aussi Guillaume Moan, le grand-père de Sylvestre… (Se levant tout à coup.) Mais Gaud, tu me fais parler de choses, un jour comme aujourd’hui !… Oh ! non !…

GAUD, l’attirant à elle pour le faire rasseoir.

Oui, tu as raison, n’en parlons plus, mon Yann, des choses tristes, — et surtout essayons de n’y plus penser… Alors, là-bas, tout le temps, tout le temps pêcher, sans se reposer jamais ?

YANN.

Tout le temps. Et puis il y a la manœuvre à faire, car la mer n’est pas toujours belle par là. Dame ! on est fatigué le soir, ça donne appétit pour souper, et, des jours, l’on dévore.

GAUD.

Et on ne s’ennuie jamais ?

YANN, avec conviction.

Jamais ! À bord, au large, moi, le temps ne me dure pas, jamais !

GAUD, baissant la tête comme vaincue.

Jamais ! Oh ! comme tu dis cela ! Si je pouvais espérer qu’à présent tu t’y ennuieras un peu, seulement un peu… parce que je n’y serai pas… Mon Yann, cette fois, te retenir, je sais bien que c’est impossible… Mais l’an prochain, dis, tu partiras aussi ?…

YANN.

Pour l’Islande ? Bien sûr, Gaud !… mais c’est mon métier ça. Nous ne sommes pas riches, tu sais. Eh ! comment ferions-nous, tu vois bien. Ils sont courts, va, les étés — et nous aurons pour nous tous les hivers. (Il lui prend la tête à deux mains et se penche pour l’embrasser sur les lèvres. Gaud essaie doucement de se détourner, regardant du côté des gens qui sont par là, dans les rochers. Yann, en riant :) Et puis après ? Tu es ma femme, tu sais, Gaud… (Il l’embrasse longuement.) Eh ! bien sûr, les autres années il faudra que je parte aussi ! (Riant.) Est-ce que tu voudrais m’en empêcher, par hasard ?

GAUD, très grave.

J’essaierai, mon Yann ! Oh ! je le comprends, va, que c’est difficile de te disputer à la mer. Mais j’y mettrai toute ma volonté, toute mon intelligence, tout mon cœur. (Il la prend dans ses bras, en faisant : non, de la tête, avec un sourire.) Mon Dieu, être femme d’Islandais, voir s’approcher chaque printemps avec tristesse, passer tous les étés dans l’anxiété douloureuse… Et, cette fois, cinq jours seulement devant nous… et ensuite, ton départ… et puis attendre, attendre, attendre…

Il lui ferme la bouche avec des baisers.

DEUXIÈME TABLEAU

Encore la pointe de Pors-Even, mais plus près de son extrémité. L’horizon de la mer décrit sa grande ligne au fond du théâtre, enveloppant tout. Une pointe de terre, couverte de genêts ras et de pierrailles, s’avance en promontoire sur la Manche ; un grand calvaire, le même qu’on a vu à l’extrême lointain dans le tableau précédent, est planté au bout et se dresse sur le ciel. À gauche, au premier plan, sous de vieux arbres tordus et effeuillés, la chapelle des naufragés ; une sorte de vestibule de granit, ouvert comme un porche, avec, sur tous les murs, des plaques funéraires noires ; au fond de ce porche, une grille laisse voir, à travers ses barreaux, l’intérieur de la chapelle et l’autel de la Vierge. — Au lever du rideau, Gaud, Marie et le père Gaos, debout sur un rocher, à la droite du théâtre, regardent l’horizon de la mer, ça tenant une main sur leurs veux. Marie est en deuil de Sylvestre. Gaud à gardé sa coiffe blanche, et une robe de couleur brune.

LE PÈRE GAOS, regardant au loin. Il parle d’un ton qui n’indique pas grand espoir.

Un liston rouge, un hunier à rouleau… C’est vrai, que ça leur ressemble ! Et pourtant, elle est plus effilée que ça, la Léopoldine, à ce que je crois me rappeler du moins…

GAUD.

Faites, Seigneur, faites que ce soit eux.

LE PÈRE GAOS.

Eh ! non, tiens, nous nous trompons encore, ma pauvre fille : le bout-dehors n’est pas pareil et ils ont un foc d’artimon… C’est quelque bateau de Saint-Malo, sans doute, qui sera venu jusqu’ici pour chercher le vent ! Le diable l’emporte, celui-là, qui nous a donné la courte joie ! (Il se détourne de la mer, découragé.) Allons, rentrons !… Pas eux encore pour cette fois-ci ! (Très doucement à Gaud, qui est angoissée :) Oh ! mais, bien sûr, ma fille, ils ne tarderont pas… Et, regarde un peu, la Marie-Jeanne n’est rentrée que d’avant-hier, me semble.

GAUD.

La Marie-Jeanne est rentrée, il y aura huit jours demain, mon père, et ce sont eux, les derniers, et nous voici le 10 du mois de septembre.

LE PÈRE GAOS.

Bast, c’est tout naturel ce retard… Est-ce que ça ne se voit pas chaque année, à chaque saison d’Islande, des bateaux qui tardent des dix jours, des quinze jours, des trois semaines… Oh ! d’abord, de si bons marins comme ils sont là tous, et un si bon bateau tout neuf comme elle est, la Léopoldine

Ils ont fait quelques pas vers la droite, pour rentrer tous trois ensemble.
GAUD, s’arrêtant.

Rentrez avec Marie, mon père. (Désignant la chapelle de gauche :) Je vais m’arrêter un peu ici, moi, pour prier.

MARIE.

Mon père, je resterai aussi, auprès de Gaud.

LE PÈRE GAOS.

À votre idée, mes pauvres petites.

il s’en va par la droite. Gaud et Marie entrent sous le porche de la chapelle des naufragés. Des feuilles mortes tombent des vieux arbres et courent par terre[1].
GAUD.

Les feuilles mortes ! Déjà l’automne… ce matin, comme on le sent venir ! La tombée des feuilles, et ils ne sont pas encore là !… (S’approchant d’une des inscriptions funéraires plaquées au mur, sous le porche de la chapelle.) Marie, qui était ce Gaos ?

MARIE, s’approchant aussi.

Gaos, Jean-François !… Pauvre garçon, il nous était cousin germain ; nos pères étaient frères.

GAUD, lisant :

En mémoire de Gaos, Jean-François, perdu en mer aux environs de Norden-Fiord, à l’âge de vingt-trois ans. Qu’il repose en paix ! (Elle s’approche d’une autre plaque :) Marie, et celui-ci ?

MARIE, s’approchant tout près.

Gaos, Yvon, âgé de vingt-quatre ans, disparu en Islande, le… C’est effacé… c’est qu’il y a bien longtemps… Un oncle à nous, mais je ne l’ai jamais connu… Il aurait à peu près l’âge de notre père aujourd’hui.

GAUD, regardant d’autres plaques.

Gaos, encore !… Gaos, partout ce nom !… Marie, nous allons prier, n’est-ce pas ?… (Elles se mettent à genoux, toutes deux. Les feuilles mortes voltigent autour d’elles. — Puis Gaud se relève, effarée :) Quelqu’un qui vient ! Écoute ! (Elle se cache derrière un pilier.) Qui est-ce, regarde, Marie ! Je ne veux pas encore qu’on me voie agenouillée ici, comme une femme de naufragé, moi.

MARIE, elle va regarder quelle est la personne qui arrive par derrière la chapelle. Puis répond, plus effrayée :

C’est Fante Floury, la femme du second de la Léopoldine !

GAUD.

La femme du second ! Elle aussi, elle vient à cette chapelle… Oh ! mon Dieu… Marie, cela me fait plus peur, qu’elle ait eu l’idée, elle aussi, d’y venir…

Entre Fante Floury, en robe noire, apportant un cierge. Elle fait un mouvement de recul, en apercevant Gaud et Marie, puis se décide à s’avancer.
GAUD, bas à Marie.

Oh ! regarde, ce cierge… Un vœu ! Je n’y avais pas songé, moi, encore, à ce moyen des désespérées… Mais est-ce que nous en sommes-là, dis, Marie ? Alors, vous me trompez, tous…

MARIE.

Mais non, je te jure… Gaud, ma sœur… Elle est folle, cette femme… ou bien, je ne sais pas, moi, elle vient pour autre chose…

Fante Floury s’avance vers Gaud. Les deux femmes croisent des regards sombres, presque haineux. Un court silence.
FANTE FLOURY, brusque et comme une égarée.

Tous ceux de Tréguier et de Saint-Brieuc sont rentrés, eux aussi, depuis plus de quinze jours… (Gaud baisse la tête sans répondre. Fante passe son cierge à travers la grille de la chapelle, le plante dans un chandelier de fer qui est là, l’allume et s’agenouille. Puis se retourne vers Gaud, avant de commencer sa prière :) Vous ne priez pas, vous ?

GAUD.

Quand vous êtes venue… je priais.

Elle s’agenouille tout à côté de Fante, le dos tourné aux spectateurs, faisant face à la grille de la chapelle. Marie s’agenouille à quelques pas en arrière. Elles prient un instant à voix indistincte. Les feuilles mortes voltigent autour d’elles. Peu à peu, les épaules de Gaud sont secouées de sanglots.
FANTE, achevant sa prière à voix plus distincte.

Sed libera nos à malo. Amen. (Elle se redresse, s’aperçoit que Gaud est restée agenouillée et qu’elle pleure. Alors, radoucie tout à coup, elle la relève dans ses bras :) Allons, ma pauvre petite… La Sainte Vierge nous les ramènera… On en a vu, des fois, qui s’attardaient, pour des avaries, jusqu’à la mi-octobre. Ceux de la Paimpolaise, tenez, on avait déjà fait dire des messes pour eux dans tout le pays… (En parlant, elle arrange avec tendresse la coiffe de Gaud et secoue la poussière qu’elle a prise sur sa robe, en s’agenouillant.) À présent, vous allez rentrer, toutes deux… Vous prendrez par le chemin bas… et moi, je men irai par derrière, par la lande, comme j’étais venue…

GAUD, très égarée.

Oh ! oui… qu’on ne nous voie pas rentrer ensemble… et venant d’ici…

Elle regarde avec effroi les plaques funéraires, puis s’éloigne, avec Marie, vers la droite, tandis que Fante disparaît par derrière la chapelle.

TROISIÈME TABLEAU.

Encore la pointe de Pors-Even, mais plus près de son extrémité. Le même fond de mer que pour le décor précédent, seulement la chapelle des naufragés et ses vieux arbres ont disparu, il n’y a plus que les genêts ras : et le calvaire des précédents tableaux, très rapproché, se dresse seul, beaucoup plus haut que tout à l’heure, au milieu du théâtre. C’est le soir, au crépuscule. Un sentier, dans les genêts, mène, du côté gauche du théâtre, jusqu’au pied du calvaire. — Au lever du rideau, Gaud, toujours avec sa même robe brune et sa même coiffe blanche, mais traînée et échevelée, est à genoux sur les marches de granit du calvaire, entourant de ses bras la base de la croix. — Arrivent lentement, par le sentier de gauche, le père et la mère d’Yann ; ils marchent courbés, tête basse, et le père s’appuie sur un bâton. Ils se dirigent vers Gaud, avec des temps d’arrêt hésitants. À quelques pas derrière, marchent grand’mère Moan et Marie.

GRAND’MÈRE MOAN, tout bas à Marie, du ton d’une pauvre vieille en enfance sénile.

Oh ! bien sûr, bien sûr, que sa raison finirait par se perdre, à être comme ça tous les jours, tous les jours à regarder… Alors, on va tâcher de la ramener chez nous, dis ma bonne fille ?

MARIE.

Mais oui, grand’mère.

LE PÉRE GAOS, s’arrêtant à quelques pas de Gaud et poussant sa femme en avant.

Allons, femme, va !

LA MÈRE GAOS, fait deux pas vers Gaud, puis s’arrête.

Non, je ne pourrai pas, vois-tu… Toi, parle-lui, mon pauvre homme. La force me manque.

Le père Gaos s’approche très lentement.
LA GRAND’MÈRE MOAN, tremblante.

Alors, on va tout lui dire, n’est-ce pas, ma petite Marie, et on va l’emmener chez nous. Eh ! oui, ça vaut mieux, bien sûr…

MARIE, toujours bas.

Oui, grand’mère… (Très douce.) Grand’mère, restez en arrière, je vous en prie. Vous auriez dû me croire ; vous n’auriez pas dû venir ; tout cela vous fait du mal et vous épuise.

GRAND’MÈRE MOAN, prenant le bras de Marie, et s’appuyant complètement sur elle, épuisée.

Ah ! ma bonne fille !

LE PÈRE GAOS qui s’est rapproché de Gaud toujours agenouillée, la tête sur le granit du calvaire.

Gaud, mon enfant !…

GAUD, se redresse, effarée.

Mon père ! Quoi, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Vous voilà tous ici, pourquoi ?…

LE PÈRE GAOS.

Rien… rien de plus, ma fille… mais il faudrait rentrer, vois-tu… Que fais-tu là, tous les jours… maintenant ?…

GAUD.

Maintenant ! Pourquoi dites-vous, maintenant ? Alors, il y a quelque chose de plus aujourd’hui qu’hier… D’ailleurs, pour être venus tous…

LE PÈRE GAOS.

Oh ! mon Dieu, rien de plus, non…

GAUD.

Oh ! si, parlez ! J’aime mieux… Parlez… S’il est mort, au moins qu’on ait la pitié de me le dire… Comme dernière grâce, je le lui demande, à la Vierge tant priée, qu’au moins, s’il est perdu, elle m’en avertisse, par un signe, par un rêve… Ce que vous savez, dites-le !

LE PÈRE GAOS.

Rien, ma fille… Nous n’avons rien appris, je t’assure… Non… Et, sans doute, nous n’apprendrons plus rien de lui… jamais, tu m’entends bien, ma pauvre petite, jamais…

Les trois femmes, restées à l’écart, prient tout bas, en égrenant leurs chapelets.
GAUD.

Oh ! mais vous m’aviez parlé, vous-même, mon père… de cette relâche, qui était encore possible… dans ces îles là-bas… Vous m’aviez dit…

LE PÈRE GAOS.

Aux îles Féroé… Eh ! mon Dieu, le jour où je t’ai conté ça, je n’y croyais guère… et, depuis, trois longues semaines ont encore passé. Sais-lu que nous serons demain le premier du mois de novembre… Songe bien et compte toi même… Et vois, la mère, depuis bien des jours, a déjà mis une robe noire… (Il essaie de la prendre par la main pour l’emmener.) Allons, finis ta prière, que tu disais pour lui, — et puis rentre avec nous, Gaud, ma fille, — et prends ta coiffe de deuil et ta robe de veuve…

GAUD, répétant, avec une lenteur égarée.

Ma robe de veuve… Ma coiffe de deuil, vous dites, mon père, et ma robe de veuve !……

Elle jette un cri, puis tourne sur elle-même, les bras tendus en avant, et s’affaisse à la renverse, au pied du calvaire. Rideau.


  1. Des éventails placés dans la coulisse, font voltiger des feuilles mortes pendant toute cette scène.