Pêcheurs de perles/XV

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Albin Michel (p. 180-191).


XV

DEUX LETTRES




Aden est un décor où l’on s’étonne de ne pas voir des diables se promener avec leur fourche. Les uns dévaleraient des rochers, les autres y grimperaient. De temps en temps, ils piqueraient un damné récalcitrant et, le lançant par-dessus leur épaule, l’enverraient se refondre dans une chaudière.

Les chaudières d’Aden sont sept dents géantes et creuses qui, comme des marches, escaladent une immense masse volcanique. Dans l’espoir de tromper je ne sais qui, les historiens de l’Arabie les appellent des citernes. Et si l’on dit qu’elles datent de la reine de Saba, c’est pour ne pas avouer que, bel et bien, elles sont l’œuvre de Lucifer.

Sur une terre en feu, hérissée de hautes aiguilles de pierre, les chemins, pour sortir de ce chaos, montent, tournent, virevoltent, dégringolent à pic, s’enfoncent sous des tunnels, se brisent sur des rocs. Aux pointes, quelques maisons ; aux bases, beaucoup plus, aucune sur les flancs. Coiffée et chaussée, la ville est nue du front aux chevilles. Il y faudrait débarquer muni d’un toboggan.

C’est là que les deux voyageurs se regardèrent dans le blanc des yeux. Allions-nous être forcés de déchirer notre plan de bataille ? Rien ne nous conduisait à l’île Bahrein. Nous comptions sur un pétrolier signalé de loin et pour lequel, subitement, nous avions hissé la voile à Djibouti. Le pétrolier devait aller à Bender-Abbas (Perse), il n’y allait plus. De Bender-Abbas, en louvoyant, nous aurions atteint Linga-la-Perle, puis Doubai-la-Pirate, puis Bahrein-la-Reine. Je ne pouvais tout de même pas m’offrir un yacht, quoique, une fois, j’eusse bien acheté un cheval — borgne il est vrai ! Passer par l’Inde ? Attendre les courriers à Aden, à Bombay, à Karaki ? On ne serait pas à Bahrein avant un mois ! Le malheur était bien dans notre maison. Pauvre conquistador ! On t’avait prévenu de ne pas toucher aux perles !

Un cargo allemand arriva. La rumeur courut qu’il allait au golfe Persique. Il ne prenait pas de passagers, mais avec du charme… Le cargo s’appelait Neidenfels. Il est des noms que l’on n’oublie pas.

Avez-vous essayé de séduire un commandant de cargo allemand ? C’est du sport ! J’en ai encore les membres rompus. En effet, il se rendait dans le golfe, mais non à Bahrein ; seulement à Bassorah en touchant au large de Doubai et de Bushire. Il ne voulait pas de nous. Nous voulions de lui. L’agent terrestre de la Hansa, la compagnie du cargo, soutenait notre cause ; nous mangerions du potage aux confitures, et même, nous coucherions avec les moutons si le règlement l’exigeait. Nous étions prêts au pire.

— Je les prends, finit par dire le bouledogue, mais jusqu’au large de Doubai seulement.

— Que feront-ils à ce large, demandait le bon agent ?

— Accepté ! fis-je. À ce soir. Serrons-nous la main.

Nous redescendîmes dans la ville des diables. M. l’agent consulaire de France ayant eu des bontés à notre égard, nous allâmes lui faire part de notre bonheur :

— C’est fait. Le vieux est séduit. Nous partons pour Doubai.

— Impossible.

— Il nous y conduit.

— D’abord, le bateau ne va pas à Doubai, mais au large. Les pirates enverront leur barque prendre la marchandise à bord. Vous ne faites pas partie de la marchandise attendue.

— Chérif Ibrahim leur fera un discours.

— Il ne pourra débarquer non plus. La côte est fermée, aussi bien aux musulmans étrangers qu’aux roumis.

— Eh bien ! nous serons tout de même dans le golfe Persique. L’Allemand ne nous jettera pas à la mer, je suppose.

— Attendez ! Mon collègue le consul d’Italie m’a parlé ces temps-ci d’un courtier en perles de Doubai de passage à Aden, en route pour Massaouah. Il est un personnage, paraît-il, dans son pays de bandits. Peut-être est-il encore ici.

Un toboggan nous projeta du consulat de France sur le consulat d’Italie. Un peu plus, nous y entrions par le toit !

— Mais oui ! fit l’Italien, le seigneur doit être encore ici. Il est venu, voilà trois jours, prendre un visa pour l’Érythrée.

Un serviteur se mit à sa recherche.

L’échappé de la côte des Pirates s’appelait Hadji Ahmed Béchir ben Yacoub.

Le serviteur le retrouva au quartier indigène.

Quand je parle de toboggan, il ne s’agit, bien entendu, que d’automobile. L’automobile consulaire, fanion au vent — ce vent de la saison des dattes — redégringola à travers le chaos. Et puis, soudain, le terrain devint plat. Dans le fond d’un cirque grandiose invisible de la ville de mer, le grand village indigène est calmement assis. Le décor est pour quelque chose dans l’impression farouche que ce lieu produit sur vous, sans lui, cependant, les femmes suffiraient à vous faire croire que vous pénétrez dans un deuxième monde. Elles sont vertes. Exactement vertes. Ni blanches, ni jaunes, ni noires : vertes ! Leur visage est de la couleur des plumes du perroquet. Ce sont des trieuses de café qui, pour avoir moins chaud, se barbouillent la figure d’orod. L’orod, paraît-il, est une espèce de safran. Or le safran est jaune. Je n’y comprends donc plus rien. En tout cas, elles sont vertes et c’est suffisant !

Nous sommes arrivés. Cela se voit. Devant la porte d’une maison, six hommes forment un triangle. Un homme à la pointe, deux sur les côtés, trois à la base. L’homme de la pointe est notre homme : Hadji Ahmed Béchir, les deux autres sont ses amis les maîtres du lieu, les trois derniers sont les fils. Quel honneur aussi, que la visite d’un consul !

La chambre de réception est prête. Nous y voilà tous installés. L’homme croit que nous venons acheter des perles. Nous avons de la peine à lui faire rentrer ses calicots rouges dans ses poches.

Voici, en deux mots, ce qu’il entendit :

« Nous sommes deux Français en voyage. Notre but est d’aller à Bahrein voir les pêcheurs de perles.

Demain un cargo allemand part pour le large de Doubai.

Nous descendrons à Doubai. Là, nous prendrons une barque pour Bahrein. »

Hadji Ahmed Béchir, peu haut, très large, nous regarda avec stupéfaction.

— Alors, nous venons te demander premièrement des renseignements, ensuite ta protection. Trouverons-nous, à Doubai, un sambouk à moteur ? Combien exigera-t-il pour nous conduire à Bahrein ? Quel temps mettrons-nous de Doubai à Bahrein ? Peux-tu nous annoncer à tes amis ?

Le peu haut et très large courtier en lou-lou balbutia quelques mots.

— Que dit-il ?

— Il dit : « Dans mon cœur il y a de la peur. »

— Pour qui ? Pour nous ?

Chérif le lui demanda.

— Non pour nous, mais pour lui. Il dit qu’il ne nous connaît pas.

— Le consul répondra de nous. Dites-lui que nous ne faisons ni politique ni commerce, mais que nous envoyons seulement aux journaux des nouvelles de la vie des pêcheurs de perles.

Chérif Ibrahim lui expliqua ces choses longuement, et au nom de Dieu, et avec tous les gestes convenables. Et la peur sortit du cœur de Hadji Ahmed Béchir. Nous trouverions deux sambouks à moteur à Doubai. Cela nous coûterait entre cent vingt et cent cinquante roupies. Il nous faudrait trente-cinq heures pour gagner Bahrein. De plus, le courtier nous donnerait deux lettres, l’une pour Ternir Abbas, l’amiral de la mer, l’autre pour le frère du sultan, tous les deux ses amis.

Ces lettres devaient être écrites « sa tête dans sa main ». Il allait se mettre au travail, après il nous les ferait porter au consulat.

Chérif Ibrahim l’embrassa. Je me levai pour en faire autant, le compagnon me retint.

— Entre musulmans seulement, voyons !

Je rentrai mon baiser.

À deux heures, les lettres nous parvinrent. En voici la traduction :


« D’Aden, le 1er safar 1349,
à Doubai.

« Monsieur l’honoré, le respecté, le généreux, l’aimé, le cher Saïf ben Sagar, que Dieu le garde en paix.

« Après avoir appelé le salut sur vous et la miséricorde de Dieu et sa bénédiction,

« Après cela,

« Ceux qui arrivent par le vapeur allemand sont le Chérif Ibrahim et l’Albert Londres.

« Leur désir est de se rendre à Bahrein.

« Ensuite, après les avoir regardés, vous prendrez livraison de la lettre qui est entre leurs mains, lettre adressée au frère, le cheikh Gioumah ben Maktoum, et vous la lui ferez parvenir, dans les meilleures conditions, en courant.

« Parce que la lettre en question contient ce qu’il faut.

« Et ne la retardez pas, et soyez pour eux comme je serais pour vous, ô père de Sagar.

« Que votre présence leur soit un bienfait. Amin ! (Amen ! )

« Et mettez-vous à leur, disposition. Et recevez-les par la réception la plus aimable, car ce sont les gens les meilleurs qui sauront apprécier,

« Ceci pour votre gouverne.

« Et nous sommes honoré de toujours pouvoir vous saluer.

« Salut !

» Et saluez pour moi S. M. le cheikh Say ben Maktoum et le cheikh Hachr ben Maktoum et tous ceux qui demanderont de mes nouvelles.

« Et toujours saluant.

« Et le salut.

« 1349, 1er safar. »
« Ahmed Béchir ben Yacoub. »

Deuxième lettre :

« Au nom du Dieu puissant et miséricordieux,

« D’Aden, le 1er safar 1349,
à Doubai.

« À Sa Seigneurie, monsieur l’honoré, le grand, le respecté, le généreux, le valeureux (parfum de louange sur lui), le frère, le chéri, le cheikh Gioumah, fils de feu Maktoum le Respecté.

« Que la paix de Dieu règne et que règnent sa puissance et son éternité. Amin !

« Après le salut sur vous, et la miséricorde et la bénédiction de Dieu toujours sur vous, et le pardon des offenses que j’invoque d’en-bas, et l’honneur d’être aux ordres de Dieu, que Dieu fasse descendre sur vous la santé et la joie. Amin !

« Ensuite, nous apprenons à Votre Seigneurie que nous avons fait connaissance des deux personnes ci-dessous nommées :

« Ce sont le Cherif Ibrahim et l’Albert Londres.

« Et leur désir est de parvenir à Bahrein.

« Et ces deux personnes sont des Français très gentils, de la famille journalistique, allant aux nouvelles des perles. Et pas autre chose.

« Et mon désir est qu’arrivant par ce vapeur allemand, qui n’est pas bon pour eux, ils aillent tout de même à Bahrein.

« C’est aussi ma supplique.

« C’est pourquoi, par votre faveur, ô père de Maktoum, et sans retard, vous donnerez les ordres à l’un de vos fartafs de leur préparer un steamlanch jusqu’à Bahrein, rapidement, parce que les intéressés sont de la famille de ceux qui impriment les nouvelles. Et leurs remarques sur vous seront dans les journaux français, et ils se souviendront de vous, la plume à la main, comme moi, dans mes prières, je me souviens de Votre Seigneurie.

« Et ces deux gentils en question ne s’occupent pas des choses de la politique. Qu’aucun soupçon n’entre dans votre esprit à ce sujet.

« Des perles seulement, et même pas pour en acheter ou pour en vendre.

« Que Dieu vous assiste pour les aider rapidement !

« Il faut aller pour eux comme va le sloughi.

« S’il plaît à Dieu, vous serez comme je désire que vous soyez.

« Ceci pour votre gouverne et pour que chaque chose soit dite.

« Et veuillez faire connaître notre salut à Sa Majesté le cheikh Sayd ben Maktoum et au frère le cheikh Hachr ben Maktoum et au frère le cheikh Mohammed ben Ahmed et à l’oncle chéri, à l’Hadj Youssef Abdallah, et au frère aimé le cheikh Ayssa ben Alam Abdalati et, au-dessous, à l’hadj Mohamed Saleh Galouy, et au frère Moubarik.

« Salut.

« Et toujours saluant.

1349, 1er safar.
« Ahmed Béchir ben Yacoub. »

Avec ça !…