Souvenirs poétiques de l’école romantique/Préface

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Illustrations par 4 Portrails sur acier par M. Nargeot.
Souvenirs poétiques de l’école romantique 1825 à 1840Laplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs.


PRÉFACE


On pourrait dire de l’ère poétique, dont les œuvres se déroulèrent avec tant de retentissement et d’éclat de 1825 à 1840, ce que Tacite disait d’une période, égale en longueur, pendant laquelle s’étaient passés, en son temps, les événements les plus considérables : quinze années peuvent tenir une large place dans un siècle, Quindecim anni grande ævi spatium.

À quelle époque, en effet, a-t-on pareil essor, éveil plus subit et plus éclairé, mouvement d’idées plus ardent, plus unanime, lutte d’un plus vif et plus sincère entraînement contre les vieilleries routinières, rénovation plus complète dans les choses de l’esprit, refondues toutes, et remaniées sur une base plus fière, avec une forme de la plus rayonnante hardiesse ?

Sous cette forme peu à peu conquise, près de laquelle l’ancienne, qu’on délaissait, ne paraissait plus être que lambeaux et haillons, quel infatigable vol, même dans le ciel des autres — celui de Shakes

peare et de Byron, de Schiller et de Gœthe — vers les splendeurs du plus lumineux idéal, sans que la terre en fût presque effleurée, si ce n’est dans ce qui la rattache aux choses d’en haut : la Foi, la Mélancolie et l’Amour !

Quels coups d’aile, même dans le doute et le désespoir !

Ainsi, de l’inspiration en pleine flamme, de l’élévation sans trêve et d’un élan continu en montant, excelsior ; du génie souvent, du talent toujours, de la jeunesse partout : voilà ce temps béni, ces quinze années prédestinées, pendant lesquelles chacun, soit qu’il fit partie de l’ancienne noblesse, comme Lamartine, Vigny, Musset, Rességuier ; soit qu’il fût fils de soldat, comme Victor Hugo et Dumas ; soit qu’il fût sorti de la bourgeoisie, comme Auguste Barbier, les Deschamps, Sainte-Beuve, Gautier et tant d’autres ; soit qu’il appartînt au monde des ouvriers, comme Reboul, Poney, Magu, etc. ; apporta sa part de la grande moisson de poésie.

Les femmes n’y furent pas les dernières. Jamais époque ne vit un plus grand nombre de ce qu’aux siècles derniers on appelait des dixièmes Muses. Plusieurs : Élisa Mercœur, Madame Tastu, etc., en méritèrent vraiment le nom.

Les vers semblaient être à ce moment la langue universelle. Aussi ne faut-il pas être surpris de voir

que l’usage n’en était pas étranger à ceux même, tels que Chateaubriand, Balzac, Soulié, Eugène Sue, Georges Sand, dont on pouvait penser que la prose était le langage exclusif.

Notre choix, dans cette foule de génies ou de talents, n’a pas été difficile. Nous l’avons fait aussi large que l’exigeait leur nombre.

A l’exception de quelques-uns, qui n’ont pas suffisamment marqué, ou de quelques autres d’une fougue et d’une fantaisie trop excentriques : Lassailly, par exemple , Philothée O’Neddy, Petrus Borel, etc., tous y ont trouvé place pour des extraits de leurs œuvres, dans la proportion à laquelle leur donnait droit leur renommée.

La notice sur chacun a été écrite avec autant de soin que possible et contient assez de détails pour que l’on puisse avoir ainsi, par fragments, l’histoire du Romantisme et de ses Cénacles : le grand qui siégeait chez Victor Hugo, à la place Royale ; l’autre, moins magistral, qui faisait son joyeux tapage à l’impasse du Doyenné, chez Théophile Gautier. C’étaient des écoles irrégulières : on en faisait partie un jour, on s’en échappait le lendemain, pour y revenir à sa fantaisie ; et, somme toute, on ne cessait pas d’être indépendant.

Il était donc malaisé, pour nous, d’en bien fixer les groupes. Nous ne l’avons pas tenté. Afin de laisser à chacun la liberté qu’il se donnait lui-même , nous avons admis, pour le classement de ces talents émancipés, une classification qui n’en est pas une : l’ordre alphabétique le plus commode de tous et le plus élémentaire.

On n’aura qu’à feuilleter jusqu’à la lettre où se trouve le nom du poète avec lequel on veut se remettre en communion de pensée ; du fond de la page il répondra à l’appel, vous apportant idéales et spiritualisées quelques-unes de ces inspirations aujourd’hui presque entièrement désapprises.

On s’était élevé trop haut, on est retombé trop bas.


29 septembre 1879.