Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/139

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seul péché originel suffit pour faire mériter les flammes de l’enfer ; quoique ce sentiment soit bien dur, pour ne rien dire de plus. Quand je parle ici de la damnation et de l’enfer, j’entends des douleurs, et non pas une simple privation de la félicité suprême ; j’entends poenam sensus, non damni. Grégoire de Rimini, général des augustins, avec peu d’autres, a suivi saint Augustin contre l’opinion reçue des écoles de son temps, et pour cela il était appelé le bourreau des enfants, tortor infantum. Les scolastiques, au lieu de les envoyer dans les flammes de l’enfer, leur ont assigné un limbe exprès, où ils ne souffrent point, et ne sont punis que par la privation de la vision béatifique. Les Révélations de sainte Brigitte[1] (comme on les appelle), fort estimées à Rome, sont aussi pour ce dogme. Salmeron [2]et Molina, après Ambroise Catharin[3] et autres, leur accordent une certaine béatitude naturelle ; et le cardinal Sfondrat, homme de savoir et de piété, qui l’approuve, est allé dernièrement jusqu’à préférer en quelque façon leur état, qui est l’état d’une heureuse innocence, à celui d’un pécheur sauvé ; comme l’on voit dans son Nodus praedestinationis solutus : mais il paraît que c’est un peu trop. Il est vrai qu’une âme éclairée comme il faut ne voudrait point pécher, quand elle pourrait obtenir par ce moyen tous les plaisirs imaginables ; mais le cas de choisir entre le péché et la véritable béatitude est un cas chimérique, et il vaut mieux obtenir la béatitude (quoique après la pénitence) que d’en être privé pour toujours.

93 Beaucoup de prélats et de théologiens de France, qui sont bien aises de s’éloigner de Molina, et de s’attacher à saint Augustin, semblent pencher vers l’opinion de ce grand docteur, qui condamne aux flammes éternelles les enfants morts dans l’âge d’innocence avant que d’avoir reçu le baptême. C’est ce qui paraît par la lettre citée ci-dessus, que cinq insignes prélats de France écrivirent au pape

  1. Sainte Brigitte, née en Suède, de famille royale, en 1302, morte à Home au retour d’un pèlerinage en terre sainte en 1373. Ses Révélations, par le moine Pierre, prieur d’Alvactre, et par Mathias, chanoine de Linkoping, ont été vivement attaquées par Gerson. Le cardinal Turre-Cremata les lit approuver par le concile de liàle. Elles, furent imprimées à Home en 1475 et 1488 et traduites en français en 1536, P. J.
  2. Salmeron, né en 1516, jésuite de Tolède, l’un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, assista au concile de Trente, et mourut en 1585. Ses écrits ont été publiés en seize volumes. P. J.
  3. Catharin, d’abord jurisconsulte sous le nom de Lancelol Politus, puis théologien, est né à Sienne en 1487, mort à Home en 1553. Il passe pour un théologien indépendant et assez hardi dans ses opinions. Son Traité du la grâce avoisine le luthéranisme. P. J.