Page:Proust - Albertine disparue.djvu/210

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un moment faire toute seule un intermède, jouer son rôle touchant avec une sincérité complète.

Sans doute, Gilberte n’allait pas toujours aussi loin que quand elle insinuait qu’elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines. Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser, et préférait-elle qu’on les apprît par d’autres. Peut-être croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine qui n’est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu’on souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l’Espoir en Dieu. « Je ne la connais pas personnellement », reprit Gilberte. Avait-elle pourtant, en se faisant appeler Mlle de Forcheville, l’espoir qu’on ignorât qu’elle était la fille de Swann ? Peut-être pour certaines personnes qu’elle espérait devenir, avec le temps, presque tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient chuchoter : « C’est la fille de Swann. » Mais elle ne le savait que de cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant que nous allons au bal, c’est-à-dire une science lointaine et vague, à laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait, ou du moins appartint, pendant ces années-là, à la variété la plus répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans l’espoir, non de ne pas être vues, ce qu’elles croient peu vraisemblable, mais de ne pas voir qu’on les voit, ce qui leur paraît déjà beaucoup et leur permet de s’en remettre à la chance pour le reste. Comme l’éloignement rend les choses plus petites, plus incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu’elle était née Swann.

Et comme on est près des personnes qu’on se