Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/186

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m’est bien égal », c’était parce qu’elle était persuadée qu’elle ne se tuerait pas. Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus que l’ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par l’intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyions, moi ses actions, elle l’importance de sa propre vie, c’est-à-dire ces croyances que nous ne percevons pas, mais qui ne sont pas plus assimilables à un pur vide que n’est l’air qui nous entoure ; composant autour de nous une atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles mériteraient d’être relevées et notées avec autant de soin que la température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont leur originalité, physique et morale. La croyance, non remarquée ce matin par moi et dont pourtant j’avais été joyeusement enveloppé jusqu’au moment où j’avais rouvert le Figaro, qu’Albertine ne ferait rien que d’inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au sein de la première par l’inquiétude qu’Albertine renouât avec Léa, et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles allaient, comme cela me semblait probable, applaudir l’actrice au Trocadéro, où il ne leur serait pas difficile, dans un entr’acte, de retrouver Albertine. Je ne songeais plus à Mlle  Vinteuil ; le nom de Léa m’avait fait revoir, pour en être jaloux, l’image d’Albertine au Casino près des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des séries d’Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés ; aussi ma jalousie se confinait-elle à une expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui l’avaient amenée sur la figure d’Albertine. Je me rappelais celle-ci quand, à Balbec, elle était trop regardée par les deux jeunes filles ou par des femmes de ce genre ; je me rappelais la souffrance que