Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/186

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que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu quelques vilains embusqués, comme l’impérieux jeune homme en smoking que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s’il pourrait avoir Léon à 10 h. ½ « parce qu’il déjeunait en ville », ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. Le maître d’hôtel, pour attiser les inquiétudes de Françoise, lui montrait de vieilles « Lectures pour tous » qu’il avait retrouvées et sur la couverture desquelles (ces numéros dataient d’avant la guerre) figurait la « famille impériale d’Allemagne ». « Voilà notre maître de demain », disait le maître d’hôtel à Françoise, en lui montrant « Guillaume ». Elle écarquillait les yeux, puis passait au personnage féminin placé à côté de lui et disait : « Voilà la Guillaumesse ! »

Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu’elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J’appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n’avait eu moins que lui la haine d’un peuple (et quant à l’empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu’à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus ; les derniers mots que j’avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c’étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en