Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/274

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L’artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passèrent, sans risque, au nombre d’environ quinze mille hommes (12 juin 1672), le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. À peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière pour faire semblant de combattre, ils s’enfuirent l’instant d’après devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie. On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers qui, s’étant écartés du gué, se noyèrent ; et il n’y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l’imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu’ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant : Point de quartier pour cette canaille. Il tua du coup un de leurs officiers. L’infanterie hollandaise, désespérée, reprit à l’instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie nommé Ossembroek[1], qui ne s’était point enfui avec les autres, court au prince de Condé qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français, irrités, firent main basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l’infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l’idolâtrie de ses courtisans ; enfin, le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l’exagération, joint à l’ignorance de la guerre où l’on est dans l’oisiveté des grandes villes : tout cela fit regarder, à Paris, le passage du Rhin comme un prodige qu’on exagérait encore. L’opinion commune était que toute l’armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d’une armée retranchée, et malgré l’artillerie d’une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très-vrai que rien n’était plus imposant pour les ennemis que ce passage, et que s’ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l’autre bord, l’entreprise était très-périlleuse.

  1. On prononce Ossembrouck ; l’oe fait ou chez les Hollandais.