Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/20

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grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit « clan » prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard, qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait pas, était partie. En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour