Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/248

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chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions, Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain qu’elle nous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui, pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour existait réellement en dehors de nous ; que, en permettant tout au plus que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n’était pas libre de rien changer ; il me semblait que si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu la simulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé d’une des joies dont j’avais le plus rêvé, mais que je me serais fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux et préexistants.

Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées — et que d’abord j’allais pouvoir confronter mon amour, pour lui faire subir les rectifications nécessaires, à sa cause vivante, indépendante de moi — dès que j’étais en présence de cette Gilberte Swann sur la