Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/255

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berte était venue par la rue Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire des courses pour elle ; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi c’était ma faute ; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse ; car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de visite à la place d’un béret de jeu, devant les « Ambassadeurs » et non entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ses occupations où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue. C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait : « Quel beau soleil, on dirait du feu »), lui parlant avec un sourire timide, d’un air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette existence, personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme Swann — parce que leur fille habitait chez eux,