Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/256

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parce que ses études, ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux — contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents) venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne d’autre n’eût jamais connu les Orléans ; elles le faisaient se détacher vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et au milieu desquels j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était profond l’incognito dont il était enveloppé.

Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent à la campagne ; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray ; comme