Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/266

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raconter, comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle avait faites dans l’après-midi, rien qu’en disant : « À ce propos, devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies : Swann », fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine !

— Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je.

— Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de Mme Swann qu’elle ne voulait pas connaître. C’est lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.

— Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ?

— Brouillés ? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés, répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un « rapprochement ».

— Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.

— On n’est pas obligé d’inviter tout le monde ; est-ce qu’il m’invite ? Je ne connais pas sa femme.