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II
ÉMILE NELLIGAN

Que messieurs les poètes se rassurent pourtant ; je ne les condamne pas tous indistinctement à cette fin tragique. Pour beaucoup, je le sais, la poésie n’est qu’un délassement délicat, auquel on veut bien permettre de charmer la vie, mais non de l’absorber ; un frisson fugitif qui n’effleure que l’épiderme de l’âme : un excitant qu’on savoure à certaines heures, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. Cette poésie à fleur de peau est sans danger : elle gîte chez maints messieurs rubiconds et ventrus qui fourniront une longue carrière. Mais pour d’autres — et ce sont peut-être les vrais, les seuls poètes, — la muse n’est pas seulement une amie, c’est une amante terriblement exigeante et jalouse ; il lui faut toutes les pensées, tout l’effort, tout le sang de l’âme ; c’est l’être entier qu’elle étreint et possède. Et comme elle est de nature trop éthérée pour nos tempéraments mortels, ses embrassements donnent la phtisie et la fièvre. Ce n’est plus la poésie dont on s’amuse, c’est la poésie dont on vit… et dont on meurt.

Émile Nelligan a payé son tribut à cette charmeresse adorable et tyrannique. Le papillon s’est brûlé à la flamme de son rêve. Par delà la vision cherchée et entrevue, l’esprit a rencontré la grande ténèbre. Dans sa route vers l’ultima Thule, la nef idéale a subi le vertige du gouffre. Nelligan avait-il le pressentiment de ce naufrage quand il nous décrivait ce

… Vaisseau d’or dont les flancs diaphanes,
Révélaient des trésors que les marins profanes
Dégoût, Haine et Névrose, ont entre eux disputé.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu’est devenu mon cœur, navire déserté ?
Hélas ! il a sombré dans l’abîme du rêve…

Il est certain qu’il l’eut, ce pressentiment : et plus d’une fois, sous l’assaut de quelque songe obsédant, de quelque idée dominatrice, se sentant envahir d’une fatigue étrange, il nous a dit sans euphémisme : « Je mourrai fou. » « Comme Baudelaire, » ajoutait-il en se redressant, et il mettait à nourrir cette sombre attente, à partager d’avance le sort de tant de névrosés sublimes, une sorte de coquetterie et de fierté. Il semblait croire qu’un rayon eût manqué sans cela à son auréole de poète. Et qui sait, après tout, s’il avait tort absolument ? Qui sait si l’hommage suprême à la Beauté n’est pas le silence ébloui de l’âme dans la nuit de la parole et de la