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XIII
PRÉFACE

Nelligan n’est plus rien qui vaille quand il n’est pas pleinement lui-même.

Je coudrais dans ce sac, pour les vouer au fleuve d’oubli, cinq ou six bergeries qui semblent procéder de Laprade, et la bonne moitié de ces « intérieurs » ayant la prétention de nous ouvrir, dans le moindre bahut ou la plus banale horloge, des mystères sans fond. Cette poésie du mobilier a pu inspirer de jolies pièces, mais elle est artificielle et bien usée. Nelligan ne l’a pas toujours rajeunie. Toutefois, il a dans ce genre une Vieille armoire passable, un Potiche suffisamment égyptien, et surtout un Éventail de facture achevée, qui, à lui seul, ferait pardonner tous les autres :

Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.
Tout peint de grands lys d’or, ce glorieux chiffon
Survit aux bals défunts des dames de lignée.

Mais, ô deuil triomphal ! l’autruche surannée
S’effrange sous les pieds de bronze d’un griffon.
Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.

C’est pittoresque comme détail et impeccable comme prosodie : le plus scrupuleux des parnassiens signerait cela.

Je regrette que Nelligan n’ait pas au moins démarqué la part imitative de son œuvre en donnant un cachet canadien à ses ressouvenirs étrangers, ou, plus généralement, qu’il n’ait pas pris plus près de lui ses sources habituelles d’inspiration. Sa poésie y eût gagné, certes, en personnalité et en vérité. Pourquoi tous ces bibelots de Saxe, et tous ces vases étrusques, et toutes ces dentelles de Malines ? Pourquoi sa tristesse même est-elle toujours hantée du souvenir de Baudelaire, de Gérard de Nerval et autres « poètes maudits ? » S’il fallait imiter ces grands hommes, c’était en chantant, à leur exemple, la nature et les âmes qui l’entouraient, et avant tout son propre cœur. L’essai d’un art indépendant et franchement national n’a pas encore été, chez nous, sérieusement tenté. Nous avons des artistes qui font rouler les strophes avec une belle majesté, d’autres qui sertissent les syllabes en orfèvres patients et habiles ; mais que n’emploient-ils leur talent à dire notre nature canadienne, la beauté typique de nos fleuves, de nos forêts, la grâce