Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/59

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l’illusion de sa femme, aussi reconnaissante que si elle avait reçu un cadeau princier.

Trouvez-vous une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ? Si le Mycille de Lucien avait pu continuer à jamais le rêve doré où il était riche, il n’aurait pas eu d’autre félicité à souhaiter. Il n’y a donc pas de différence ou, s’il en est une, c’est la condition des fous qu’il faut préférer. Leur bonheur coûte peu, puisqu’il suffit d’un grain de persuasion ; ensuite, beaucoup en jouissent ensemble.


XLVI. — Or nous savons qu’aucun bien n’agrée s’il n’est partagé. Mais les sages sont en bien petit nombre, si même il y en a : la Grèce, depuis tant de siècles, en compte sept en tout, et encore je parie gros qu’en examinant bien, on ne trouverait pas chez eux la moitié ou même le tiers d’un homme sage.

Parmi tant de bienfaits dont on loue Bacchus, le premier est de chasser les soucis, il est vrai pour bien peu de temps, car ils reviennent au galop, comme on dit, dès qu’on a cuvé sa piquette. Les avantages que je procure sont bien plus complets, bien plus définitifs. En quelle ivresse perpétuelle je plonge l’âme ! Comme je la remplis de joies, de délices et de transports, sans lui demander le moindre effort ! Et je n’écarte personne de mes faveurs, tandis que les autres divinités choisissent leurs privilégiés. Tout pays ne produit point ce vin généreux et doux qui, pour chasser les soucis, se verse avec la riche espérance. » Peu d’êtres reçoivent la beauté, présent de Vénus, moins encore l’éloquence, don de Mercure, Hercule n’accorde pas la richesse à beaucoup de monde, ni Jupiter homérique le sceptre au premier venu. Mavors reste souvent neutre dans les combats. Nombreux sont ceux qui s’éloignent déçus du trépied d’Apollon. Le fils de Saturne lance fréquemment sa foudre, et Phébus quelquefois, de ses traits, envoie la peste. Neptune noie plus de monde qu’il n’en sauve. Véjoves, Plutons, Atés, Châtiments, Fièvres, n’en parlons pas ; ce ne sont pas des êtres divins, mais des bourreaux.

Il n’y a que moi, la Folie, pour partager indistinctement entre les hommes une bienfaisance toujours prête.