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AUX RÉDACTEURS DU RAPPEL. 153

mères allaitent leurs enfants pour la tombe j il y a une échéance entre la France et l’Allemagne, c’est la revanche} la mort se nourrit de la mortj on tuera parce qu’on a tué. Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait ce progrès, adosser les patients à un mur au lieu de les coucher sur une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout le terrain qu’on croyait gagné est perdu, et le monstre qu’on croyait vaincu est victorieux, et le glaive règne sous sa double forme, hache du bourreau, épée du soldat $ de sorte qu’à cette minute sinistre où le commerce râle, où l’industrie périt, où le travail expire, où la lumière s’éteint, où la vie agonise, quelque chose est vivant, c’est la mort. Ah ! affirmons la vie ! affirmons le droit, la justice, la liberté, l’idéal, la bonté, le pardon, la vérité éternelle ! À cette heure la conscience humaine est à tâtons } voilà ce que c’est que l’éclipsé de la France. A Bruxelles, j’ai poussé ce cri : Clémence ! et l’on m’a jeté des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons aux hommes cette lumière. La France est un besoin de l’univers. Nous avons tous, nous français, une tendance à être plutôt hommes que citoyens, plutôt cosmopolites que nationaux, plutôt frères de l’espèce entière que fils de la race locale ; conservons cette tendance, elle est bonne $ mais rendons-nous compte que la France n’est pas une patrie comme une autre, qu’elle est le moteur du progrès, l’organisme de la civilisation, le pilier de l’ensemble humain, et, que, lorsqu’elle fléchit, tout s’écroule. Constatons cet immense recul moral des nations correspondant aux pas qu’a faits la France en arrière} constatons la guerre revenue, i’échafeud revenu, la tuerie revenue, la mort revenue, la nuit revenue 5 voyons l’horreur sur la face des peuples, secourons-les en restaurant la France} resserrons entre nous français le lien national, et reconnaissons qu’il y a des heures où la meilleure manière d’aimer la patrie, c’est d’aimer la famille, et où la meilleure manière d’aimer l’humanité, c’est d’aimer la patrie.

Victor Hugo.

Paris, 31 octobre 1871.