Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/284

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tage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe que l’homme ait un peu plus d’intelligence des choses ? S’il en a, il les prend un peu de plus haut. N’est-il pas toujours infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n’est-elle pas également infiniment éloignée de l’éternité, pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux ; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine[1].


25.

Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étoient partis. Mais c’est une ignorance savante qui se connoît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.


26.

On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence. L’étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder ; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre ; et il me semble que qui auroit compris les derniers principes des choses pourroit aussi arriver jusqu’à connoître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l’homme s’étudioit le premier, il verroit combien il est incapable de passer outre. Comment se pourroit-il qu’une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connoître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connoître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’élémens pour le composer, de chaleur et d’alimens pour le nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps ; enfin tout tombe sous son alliance.

  1. La comparaison que nous faisons de nous au fini, c’est-à-dire à un être fini supérieur à nous, est la seule qui nous fasse peine. Nous ne souffririons pas si nous nous comparions à l’infini, parce que, comparés à l’infini, tous les finis sont égaux.