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VIE DE BLAISE PASCAL.

dans les derniers temps de sa vie, où il étoit dans des douleurs continuelles, parce qu’il ne pouvoit écrire ni lire : il étoit contraint de demeurer sans rien faire et de s’aller promener. Il étoit dans une continuelle crainte que ce manque d’occupation ne le détournât de ses vues. Nous n’avons su toutes ces choses qu’après sa mort, et par une personne de très-grande vertu qui avoit beaucoup de confiance en lui, à qui il avoit été obligé de le dire pour des raisons qui la regardoient elle-même. Cette rigueur qu’il exerçoit sur lui-même étoit tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avoit fondé tout le règlement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite, il ne manquoit pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l’obligeoit de renoncer à toute superfluité ; car il retranchoit avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu’il s’étoit réduit peu à peu à n’avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu’il ne croyoit pas que cela fût nécessaire, et de plus n’y étant obligé par aucune bienséance, parce qu’il n’y venoit que des gens à qui il recommandoit sans cesse le retranchement ; de sorte qu’ils n’étoient pas surpris de ce qu’il vivoit lui-même de la manière qu’il conseilloit aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu’à trente-cinq[1] : travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain, et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus ; et on pourroit dire en quelque façon que c’est tout le temps qu’il a vécu : car les quatre années que Dieu lui a données après n’ont été qu’une continuelle langueur. Ce n’étoit pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avoit été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu’enfin il y a succombé ; et durant tout ce temps-là il n’a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu’il avoit entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s’adressoient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit : car ses maux étoient si grands, qu’il ne pouvoit les satisfaire, quoiqu’il en eût un grand désir.

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l’esprit, sans dessein, quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d’une autre, et celle-ci d’une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses, dont il fut lui-même surpris. Mais comme il y avoit longtemps qu’il avoit renoncé à toutes ces connoissances, il ne s’avisa pas seulement de les écrire : néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devoit toute sorte de déférence, et par respect et par reconnoissance de l’affection dont il l’honoroit, cette personne[2], qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardoit que la gloire de Dieu, trouva à propos qu’il en

  1. Il fallait dire quatre ans ; depuis trente et un jusqu’à trente-cinq.
  2. Le duc de Roannez.